LE FRANÇAIS, CONTRE-LANGUE

 

JEANNE HYVRARD 1985

 

 

Ce texte est la formule initiale de l’article dont La Quinzaine Littéraire a, en 1985 dans son numéro sur la francophonie, publié une version inexacte. Il a été republié intégralement à Bruxelles dans le N°18 de La Revue et Corrigée.

 

 

 

Née à Paris comme mes parents, je n’ai jamais connu d’autres langues que le français, sa gloire, ses pompes et ses œuvres. L’apprentissage de ma langue matricielle m’a valu mille conflits de l’école communale au lycée. Je ne pouvais me résoudre à faire confiance à une grammaire comportant plus d’exceptions que de règles. La requête en suspicion légitime tourna à la condamnation pour allogisme et la rupture fut consommée. J’accumulais les zéros et les commentaires désagréables. On me reprochait surtout de faire un usage abusif du mot ambiance.

 

Bien que je sois française, hexagonales et blanche comme tous mes ascendants, des thèses linguistiques à l’Encyclopédie Bordas, on me présente comme un écrivain « typiquement représentatif de la littérature antillaise ». Plus étonnant encore, cette rumeur persiste alors même que la vérité est largement connue. Ce fait mérite qu’on s’y attache, non dans une perspective biographique, mais comme signe d’une nouvelle donne culturelle. Au fait de la situation et conscience du paradoxe, La Quinzaine Littéraire m’a demandé aujourd’hui de m’expliquer. Son intuition est juste, car je suis dans la francophonie comme une écharde dans la plante du pied.

 

D’où vient cette réputation d’antillanité ? Enseignant l’Economie Politique à Fort de France pendant deux ans, j’ai été frappée par une particularité dont ne suffisaient pas à rendre compte les concepts en vigueur en 1970, à savoir la colonisation, l’acculturation et la perte d’identité. A l’époque cette perception était inconsciente, et c’est sans doute pour cela qu’elle a donné naissance à l’écriture. Je sentais confusément que l’espace mental des Antillais n’était pas l’île de soixante kilomètres, mais un lieu lointain, une Afrique maternelle et une France tutélaire, un ailleurs qui mythique pourrait être qualifié de hors-lieu. De retour en France, j’ai voulu rédiger une étude qui témoigne de la situation économique et sociale de nature encore profondément coloniale. J’ai fait sans le savoir œuvre de littérature, je dirais presque malgré moi. Ainsi s’est écrit (et non j’ai écrit) Les prunes de Cythère. J’accédais à la littérature en parfaite sauvage. Ma langue littéraire n’était pas le produit d’une recherche mais le résultat de l’impossibilité de m’exprimer autrement. La syntaxe était pour moi un cauchemar et sa méconnaissance une humiliation. C’est peut-être en cela que je suis une francophone… par le malheur du langage….

 

Ma réputation d’antillaise a pris corps par l’absence de photographie. Je déteste toujours leur caractère réducteur et mensonger. A aucun moment de l’écriture du livre, je n’avais pensé à cette mystification. Elle s’est faite en dehors de moi et sans ma complicité. C’est par la suite que j’ai découvert que Les prunes de Cythère témoignaient à travers et au-delà de moi. Il n’y a pas eu de démenti non par tromperie, mais parce que l’apparition de cette légende montrait de façon éclatante, l’absurdité de cette notion d’identité. Cette démonstration par le vécu s’avérait à mes yeux plus efficace que tous les écrits théoriques. C’était la preuve de mon engagement dans l’écriture puisqu’on confondait le texte et la personne.

 

Pourquoi ne pouvait-on pas envisager que ce texte ait été écrit par une blanche ? On peut s’interroger sur le sens d’une folie consistant seulement à ne pas tenir le discours correspondant au rôle social. Appréhender mes textes en termes de rupture d’identité, c’est faire référence à des concepts en voie de péremption. L’ordre mental classique ne peut pas rendre compte du temps qui vient. L’explosion cybernétique et la révolution biotechnique conduisent à l’intégration de l’espèce dans un univers mondialisé. Il n’y a pas dans mes textes d’identité éclatée, mais l’anticipation d’une identité planétaire nouvelle. En me disant antillaise, la rumeur publique ne s’est pas trompée, elle a seulement inauguré une nouvelle nomenclature qu’il reste à décoder.

 

Aujourd’hui, antillais veut dire transnational. Autrefois on disait apatride ou cosmopolite avec les nuances péjoratives que l’on connaît. Ces termes faisant encore référence à la nation, qu’on soit sans patrie ou s’accommodant de toutes. La transnationalité pose le problème autrement, traversant les nations, elle organise le décloisonnement et la faillite des problématiques ne l’intégrant pas. Il n’est pas étonnant que ma réflexion ait pris naissance aux Antilles dans la mesure où les Antillais étaient bien placés pour amorcer la transnationalité. En effet, aucun d’entre eux, ni les Blancs, ni les Noirs, ni aucune part d’eux-mêmes, ne peut se réclamer d’un droit plus ancien à l’espace puisque les Indiens aborigènes ont été exterminés. Cela arrive dans de nombreux pays, mais ce qui est moins fréquent et peut-être unique, c’est que cette extermination n’ait pas permis aux nouveaux habitants (émigrés et déportés) de construire une nation. C’est peut être la seule contrée au monde qui soit dans cette situation. Personne n’est indigène et personne n’en maîtrise l’espace. En ce sens les antillais seraient les prototypes des hors-lieu-hors-terre-hors-espace, des émigrants permanents, une catégorie nouvelle : les hors-migrants en hors migration.

 

J’ai eu confirmation de cette hypothèse lorsque la réputée deuxième génération d’immigrés notamment les Antillais installés dans l’Hexagone se sont reconnus dans mes livres. A l’origine je ne parlais pas d’eux, mais des colonisés du Tiers-Monde, du moins le croyais-je. Le fait qu’ils se sentent concernés alors même que la problématique de l’identité est obsolète, m’a permis de comprendre que mes textes exprimaient l’avènement des transnationaux dont eux et moi, faisions partie. Pendant les dix années de mon écriture, j’avais cru ma littérature et mon enseignement totalement séparés. Je découvrais le rôle que mes élèves immigrés avaient joué dans la genèse de mon écriture. Ces voix des sans voix, c’étaient dans mes classes, la leur et la mienne. Celle d’un peuple en rupture d’espace, transitant d’une époque à l’autre, d’une terre à l’autre, d’une culture à l’autre. Eux et moi inventions avec bien d’autres, la tierce culture, celle de la transition.

 

Les protectionnismes culturels sont impuissants à enrayer la mondialisation. Une langue ne se décrète pas. Dans la transnation, les francophones parlent français non par référence à une identité culturelle qui se dissout d’autant plus qu’est niée la nouvelle donne, mais par anticipation. Exclus de l’ordre ancien, les transnationaux sont de plain-pied dans le monde qui vient.

 

Cette grille explique les phénomènes nouveaux. Des millions de terriens parlent français sans aucune référence à la France. N’ayant plus aucune raison d’écouter une métropole en déroute, ils ne sont plus francophones, mais francoglottes. La France doit faire son deuil de son empire et comprendre qu’elle partage son véhicule sémantique avec d’autres groupes qui ne la considèrent plus comme un modèle. C’est ce que nous disent tous les jours les Canadiens étonnés d’être considérés dans la zone d’influence française, alors qu’ils sont déjà dans la mosaïque culturelle du XXIe siècle. C’est aussi le cas d’écrivains camerounais, algériens, libanais, persans qui utilisent cette langue sans référence à un système colonial qui ne les concerne pas.

 

Cette nouvelle grille explique aussi le mouvement Convergence 84. Au mois de décembre, cette manifestation a rassemblé de très jeunes adolescents, voire même des enfants issus de l’immigration. Ils ont revendiqué un droit à la citoyenneté sans rapport avec la nationalité. Les juristes ont déclarés forfait et les politiciens de gauche se sont sentis très mal à l’aise… C’est que cette nouvelle catégorie mentale remet si profondément en cause nos institutions et nos coutumes qu’on ne peut (à tort ou à raison) que la percevoir comme une menace. Sans porter de jugement sur la légitimité de cette demande, il faut admettre qu’un profond bouleversement culturel est à l’œuvre. La crise n’est pas seulement un mauvais moment à passer dans l’attente du retour de la croissance mais surtout un changement accéléré dans les outils conceptuels.

 

Pourquoi l’évidente mondialisation de l’économie n’est elle pas encore prise en compte par les intellectuels ? C’est que les réseaux sont étanches et que la France s’est transformée en Fort Chabrol. Le dépassement de la problématique nationale est la nouvelle réalité historique. La transmutation de l’écriture en espace transnational n’est pas imaginaire.

 

Comment dire autrement l’impossibilité pour les Canadiens de former un melting pot parce que leur espace ne ferme pas, mais surtout parce que l’évolution technique ayant empêché la rupture des liens avec les pays d’origine, ils sont dès le départ situés dans la transnationalité ? Ainsi on ne dit jamais simplement canadien, mais italien canadien, ou canadien anglais selon ce qu’on veut exprimer. L’identité ne se crée plus par rapport à l’espace mais par rapport à la langue qui refuse d’être nationale et maternelle.


On assiste à des phénomènes langagiers nouveaux. L’apparition de translangues qui ne relèvent plus des phénomènes de colonisation mais de synthèse tels que le Texican (dans le sud des Etats-Unis) ou le Portunol (parlé par les Cubains en Angola) proclamant ouvertement le décloisonnement et non le sous-produit. Quant à la contrelangue, je l’entends comme la langue qu’on parle non pas en raison d’un pays ou d’une appartenance à un groupe ethnique (cas courant du bilinguisme des pays pluricommunautaires) mais comme une revendication culturelle d’opposition aux valeurs dominantes en ce lieu. Ainsi me semble-t-il du français parlé par les Canadiens Anglais ou des Américains eux-mêmes. Ce français là n’a plus rien à voir avec les phénomènes coloniaux ou d’identité nationale recherchée, il s’agit de bien d’autre chose. La contrelangue permet de créer la faille pour éviter l’enfermement. Elle est le témoignage du décloisonnement se situant d’emblée dans la mondialité, la terre hors migration. C’est ainsi qu’on voit des revues multilingues, refuser de traduire les textes publiés en provenance du monde entier ou des cours se tenir dans les mêmes conditions.

 

La langue du XXIe siècle n’est pas Babel la confusion. A la marge se réinvente toujours une nouvelle séparation. A la limite peu importe laquelle. C’est pourquoi les boucs émissaires sont nombreux en temps de crise, quand le magma menace. Pourtant à l’aube du prochain siècle, l’autre ne peut être que l’autre langue puisque la colonne vertébrale du temps qui vient est la communication. Non seulement comme lieu d’échange, mais aussi comme menace totalitaire dans le sens de mise en communication comme ne pouvant plus se protéger ou s’isoler de. Cet aspect de la question n’a pas encore été suffisamment perçu. La révolution de la communication n’est pas seulement idéologie branchée pour publiciste ayant du vague à l’âme, mais aussi une réalité nouvelle au carrefour de la technique, de la sémantique et de la biologie qui n’a jamais été séparée de la culture. Cette (mise en) communication totale permettant de façon efficace l’intégration de l’espèce à un pallier supérieur. Elle serait alors en situation de s’autogérer avant de s’élancer vers les étoiles. La communication entre les membres de l’espèce fait partie intégrante désormais de ce nouvel organisme en voie de constitution. Le désordre n’est qu’apparent… Une autre organisation surgit et avec elle le nouveau groupe social des communicateurs.

 

Dans cette perspective s’ouvre un espoir. Le totalitarisme n’est jamais fatal. L’avenir du français est peut être de servir de contrelangue à l’américain. Non par regret de la Louisiane, du Québec ou de l’Indochine, mais pour transmettre au monde qui vient, les acquis historiques que sont la métaphysique et l’humanisme. Encore faudrait-il pour cela que la France renonce à vendre des bébés-éprouvettes au nom d’une modernité qui n’est dans ce cas là que la trahison des valeurs.

 

 

Jeanne Hyvrard

 

 

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Mise à jour : juillet 2009