POUR ALLEGER LE FARDEAU

Jeanne Hyvrard

Récit 2005-2014

 

 

Ce n’est pas la première fois que j’ai tenu - durant une année entière - un agenda sur un thème déterminé, comme on se tient à la rampe pour ne pas s’affaler dans l’escalier un peu raide, alors qu’elles-mêmes les forces déclinent. Le tout premier exercice de ce genre a concerné la marche et s’est ouvert à l’automne 1989 - peut-être à cause de la chute du Mur de Berlin et de la réorganisation du monde qui semblait devoir rapidement en découler. Ainsi est né le texte dit du Marchoir publié lui-même en complément d’un autre texte trop court, une dizaine d’années après.

Depuis bien d’autres exercices de ce genre ont suivi, toujours selon le même procédé qui m’amenait à rédiger au propre les premières notations une fois l’année écoulée, le travail se résumant souvent à une simple opération d’écriture, au sens où ce qui avait été simplement inscrit au jour le jour, ne pouvait pas être considéré comme écrit.

C’est qu’écrire est une toute autre affaire. Il s’agit alors d’une mise en forme dont les notes se passent aisément. Quant à la création d’un texte – opération elle même au-delà de l’écriture – c’est une autre paire de manches. Quant à ce qui fait l’œuvre – à savoir la littérature elle-même – elle est par delà tout cela un horizon qu’il faut éventuellement un certain courage - accompagné de détachement et d’ascèse - pour essayer de ne serait-ce que l’approcher.

Ainsi recherchant - plutôt que retrouvant - ce petit agenda de 2005 ai-je d’abord pensé qu’il en serait de même pour celui-là comme pour tous ceux qui l’avaient précédé en donnant lieu à des textes qui m’avaient satisfaits comme Au présage de la mienne à partir de celui de 1994 ainsi que La formosité publiée en 2000 sur le thème de la beauté chaque jour rencontrée - voire même au pire pour le meilleur - recherchée.

Titré à l’origine Au bonheur du livre, cet agenda conservé depuis une dizaine d’années avait retenu comme contrainte, comme thème structurant, la rencontre quotidienne avec la réalité des livres. Il prétendait de surcroît remplacer une chronique tenue à la Mi-Octantes pour être envoyée à une amie.

Chronique que j’avais finalement renoncé à publier d’une part parce qu’elle n’avait pas été écrite pour cela mais plutôt comme une simple correspondance dont néanmoins la conservation d’un double signait tout de même l’ambiguïté, mais également parce qu’elle s’était avérée d’une densité insuffisante, trop lâche comme on pourrait le dire d’un tricot mal ouvré s’apprêtant à bailler de tous les côtés. Doubles dont j’avais fini - comme pour toutes mes correspondances - par me débarrasser.

Mais en réalité, lors de cette mise au propre, il s’est passé l’inverse de ce qui était à chaque fois jusque là, survenu. L’objectif s’est dévoilé comme n’étant pas cette fois seulement l’amélioration d’un travail déjà commencé mais une opération d’une toute autre nature.

L’objet n’était pas du tout là de peaufiner un manuscrit démarrant par une simple prise de notes mais plutôt de se débarrasser d’un carnet qu’il n’était pas plus question que dans les cas précédents, de conserver. Mais si pour les œuvres déjà achevées la destruction de l’original était un effet secondaire de la mise au propre qui le rendait de mon point de vue inutile, la destruction du premier texte était dans ce nouveau cas, le vrai but.

Au point même que le sous-titre Pour alléger le fardeau rajouté après la traditionnelle relecture de fin d’année, opération simplement destinée à la correction des fautes d’orthographe, des simples coquilles ou des propos incompréhensibles m’avait néanmoins semblé de prime abord bizarre avant de s’avérer ex post, fournir la clé de l’affaire !

L’objet de l’agenda n’avait pas du tout été comme je l’avais cru lors de sa réalisation matérielle, de collationner chaque jour le bonheur du livre, mais presque à l’inverse de masquer le drame dont il était alors l’objet, voire l’enjeu. L’année 2005 il s’était bien agi de faire face au nouvel ordre qui émergeait de la Révolution Cybernétique : une globalisation qui nous était à nous en tant que nation de plus en plus défavorable voire même franchement hostile.

C’était sur cette toile de fond déjà porteuse de difficultés inédites que devait de surcroît s’effectuer une restructuration personnelle. A l’inverse de la globalisation elle n’était en rien une surprise, ma mise à la retraite et la mort de mes deux parents quasiment au même moment me projetant dans un nouveau cadre m’obligeant à inventer de nouvelles façons de faire.

Sur le plan formel ce petit agenda de 2005, cadeau des Editions Opales qui devaient me publier bientôt un recueil de poèmes Carafe d’eau à volonté, présentait une spécificité qui n’avait existé dans aucun des cas précédents. Si la page de gauche avait bien la disposition traditionnelle réservant une case datée à chaque journée, il n’en était pas de même de la page de droite qui portait en haut la citation d’un auteur suivie d’un grand espace qui tenait presque toute la page et dont les raies imprimées avaient manifestement pour but d’encourager le détenteur de ce petit objet à inscrire à cet endroit là, sous sa houlette, son parapluie, sa verrière, son magistère, sa protection, son exemple, ses propres réflexions.

L’importance de la place qui leur était réservée interdisait de la considérer comme uniquement symbolique. Il y avait de quoi faire. La transcription de la page de droite a du coup dû s’intégrer au texte. Ce ne fut pas la plus mince des surprises et d’autant plus qu’à la relecture des dites citations, elles ne recouvraient en rien mes souvenirs. En conséquence les réflexions qu’elles m’avaient inspirées à l’époque, dix ans auparavant ont dû être reconsidérées.

Au point même qu’à l’opposé de l’ordre habituel de la lecture, c’est par la citation de la page de droite que de fait s’est ouverte la mise au propre de ce petit carnet à la couverture orange et au papier crème joliment assorti comportant également à la fin un petit glossaire, une réflexion sur les lettres de l’alphabet et sur certains mots, avec de ci de là des petits dessins évoquant les gravures sur bois en noir et blanc de l’époque d’avant guerre.

 

*****

 

Ecrire pour soustraire des instants de vie à l’érosion du temps. C’est cette citation de Charles Juliet qui ouvre les pages de droite de l’agenda de 2005 cadeau des Editions Opales, présent du présent qui comme toutes les offrandes si simples soient-elles m’ont réjouie. Pourtant je ne partage pas ce point de vue, car non seulement je ne crains pas le temps, mais il est au contraire mon bouclier et mon épée. Je comprends néanmoins qu’il puisse être à la racine d’une œuvre. Sans doute celle de Proust.

Demeure la question de savoir - ou de comprendre - pourquoi je commence la mise au propre de ce carnet par la première page de droite, qui sera selon mon choix suivie par toutes les autres, alors que j’aurais pu tout au contraire l’afficher comme une pause après le déroulé de la première semaine qui - occupant la page de gauche - se réfère au contraire à mes propres activités concernant cette année là, le thème du carnet : les livres.

C’est parce qu’il me faut d’abord me référer au monde, à la culture et à mes prédécesseurs, car affligée dès le départ d’une absence de reconnaissance de ma mère sans que cela ait pour autant abouti à son indifférence et à sa distance tout au contraire, mais bien plutôt à l’autorisation qu’elle s’est donné à elle-même de me considérer comme une matière dont elle avait la propriété pleine et entière pour en faire tout ce qui pouvait lui passer par la tête, je suis demeurée et encore au jour d’aujourd’hui toute une vie après, dans l’absolue nécessité d’un cadre fortement organisé, obligation qui s’était dès ma petite enfance fait sentir. Ainsi n’ai-je cessé d’inventer pour toute chose le correctif de cette malformation originelle en produisant un instrument optique ayant la double capacité et fonction de relier et de tenir à distance. Un redresseur d’inceste en quelque sorte.

Lundi 27 Décembre : Je termine Je m’appelle Anna Livia de Marie Susini (1979) et le Journal de Catherine Robbe-Grillet. Tout est dit ! Sauf que le premier est un chef d’œuvre et que le second me hérisse le poil au-delà de toute mesure.

28 Décembre : Impossibilité de me mettre à la lecture d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad que j’avais pourtant insisté pour qu’on me prête. Mais ce qu’on y raconte est bien en dessous de ce que je connais déjà du monde de la colonisation, ses stéréotypes, ses préjugés et ses réalités.

Le 29 : Un livre de Cusset que je rends à qui me l’a prêté, il y a plus de six mois !

30 Décembre : Face à la déroute, le rangement de la bibliothèque pour la rendre la plus compacte possible puisque c’est désormais, mon obsession.

Le 31 : J’ai enfin réussi à trouver le temps d’aller chez le libraire de la rue Poncelet - celui que j’aime - pour lui acheter un nouveau dictionnaire. Il m’a fallu un an pour mettre ce projet à exécution ! A propos d’une pile de livres bien en évidence parce qu’on en a parlé dans la presse et dont j’achète l’exemplaire du dessus, je lui dis que je prendrais bien l’ensemble du lot si je savais à qui le distribuer. Ce qui n’est bien sûr pas le cas eu égard au caractère subversif de l’ouvrage considéré dont l’auteur est une iranienne en révolte. Du coup nous engageons la conversation sur le fond. Il me propose dans la même veine Ma brillante carrière paru en 1901, le récit d’une australienne dont je n’ai bien sûr jamais entendue parler, Miles Franklin. C’est pourtant l’une des ancêtres du féminisme.

 

Premier Janvier 2005 : Je porte à la campagne Le secret de Philippe Grimbert édité chez Grasset l’année dernière, acheté et lu la veille. Je l’avais fait parce qu’il m’avait été pathétiquement recommandé par Florence, mais j’ai été déçue.

Dimanche 2 : Je range à Paris la petite dizaine de livres que je rapporte de la campagne. Ces chassés-croisés de livres peuvent apparaître le fruit de la confusion. Mais c’est loin d’être le cas. C’est au contraire le commencement de la métamorphose dans laquelle geste le nouvel ordre qui cherche à s’établir.

Mon rêve c’est un livre qu’on lirait en oubliant que sa matière est le langage. On oublierait qu’on est en train de lire. Cette espérance de Paul Auster est toujours mon expérience car si je n’oublie pas que je lis lorsque je lis, le livre me tombe des mains et je le laisse effectivement choir. Ce qu’un anonyme m’avait verbalisé un jour en me disant On ouvre un livre et on s’envole !

Lundi 3 Janvier 2005 : Pour fuir ostensiblement les contacts et la menace, je m’absorbe dans le livre de Régis Debray Journal d’un petit bourgeois.

Le 4 : Dans cette arrière salle de café où je déjeune parce que la cantine a fermé en prévision de la transformation du réfectoire en self-service, je lis Debray d’une main. Cette restructuration nous a été présentée comme une modernisation à l’écoute de ce que souhaitent les élèves. Personne ne dit qu’ils ne sont même plus capables de manger à plusieurs autour du même plat. On découvre du coup à quel point les manières de table sont le produit d’un aménagement de la vie collective.

Le 5 : Je vois que vous lisez, je vais vous donnez un marque page ! Perfection du fond et de la forme dans la bouche de l’agent de la RATP qui dans l’autobus est venu souhaiter la Bonne Année aux voyageurs ! Je me demande tout de même si cette politique de Relations Publiques forcenées va réussir à faire oublier qu’on attend de plus en plus aux arrêts, ce qui ne garantit en rien contre les services décrétés partiels sans préavis, lorsque le temps de travail du chauffeur est dépassé. On peut alors être débarqué n’importe où, n’importe quand et sans un banc pour s’asseoir …

Le 6 : Je termine La rupture de Gabriel Matzneff et le range avec Debray dans la bibliothèque.

7 Janvier : Dans Le Monde des Livres de hier soir, la reconnaissance de la grandeur de Modiano. Photographié d’ailleurs en tenue d’intérieur - comme les Grands - c'est-à-dire en robe de chambre ! L’habit de lumière des écrivains ou plutôt de l’anti-lumière.

Samedi 8 : La conviction qu’il va falloir – pour éviter le naufrage – me débarrasser matériellement de certains livres. Qui trop embrasse mal étreint ! Nous ont transmis nos prédécesseurs. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit car l’esprit fait de lui-même le tri et hiérarchise les informations qu’il regroupe dans des catégories qui lui sont propres et qu’au besoin il invente, mais d’une question d’encombrement matériel.

Elle est moins superficielle et superfétatoire qu’on pourrait le croire. Le ménage prend du temps, beaucoup de temps et ne pas le faire génère un fourbi dans lequel on risque de s’engloutir. Rappelons cette phrase de Valéry : Deux périls menacent le monde : l’ordre et le désordre. Il faut avoir été confronté aux formes extrêmes et brutales de l’un et de l’autre pour découvrir à quel point, c’est vrai ! Ils sont l’un et l’autre potentiellement des moyens d’anéantir totalement l’individu.

Dimanche : Mon plan de rangement des livres n’a pas abouti. Trop de fatigue et de tristesse. Que faut-il en déduire ? Le démantèlement est-il d’ores et déjà plus avancé que je l’avais perçu ? Ce n’est pas tant le démantèlement qui est mortel que l’incapacité de s’y opposer lorsque ce qui est en voie de l’être, est ce qui normalement doit relever de son action à soi.

Le corps est comparable à une phrase qui vous inviterait à la désarticuler, pour que se recomposent, à travers une série d’anagrammes sans fin, ses contenus véritables. Je crois que l’auteur de cette phrase, Hans Bellmer n’a aucune connaissance des états crépusculaires du corps dans lesquels la désarticulation n’est pas désirable. C’est le cas de la chimiothérapie, de la folie et aussi de ce qui survient lorsqu’on est malgré soi pris dans les fantasmes de l’autre.

En tous cas lorsqu’on connait son œuvre plastique – notamment la poupée - il donne envie de fuir. Ce qu’a en vain tenté Unica Zurn sa femme, verrouillée sans doute par son propre inconscient. Errante de folie en asile, elle a fini par se suicider. Que n’avait-elle avec elle cette citation d’Edmond Jabès qu’a pourtant largement édité celui qui m’a offert l’agenda : Charniers, je connais tous vos noms putréfiés dans les abysses du nom. J’ai connu un psychanalyste qui l’avait, recopiée sur son bureau et moi-même y ait souvent eu recours, comme l’ultime rempart contre la mort, ma marâtre.

Lundi : Je reprends plus sérieusement les nouvelles d’Henrich Böll déjà parcourues. J’en ai fait l’acquisition d’occasion sur la renommée de l’auteur dont La grimace - un vrai chef d’œuvre - m’avait emballée. J’y avais discerné comme dans L’espèce humaine de Robert Antelme, L’établi de Robert Linhart, L’hôpital d’Alphonse Boudard, les traités de la véritable économie politique, comme celui de mon livre Le corps défunt de la comédie pourtant tout entier en proie à la littérature.

Mardi : Nécessité de résister à l’idée de me débarrasser au Lycée dans lequel je gagne ma vie de mes manuels scolaires sous prétexte qu’on nous supprime la Salle des Professeurs. Notre directeur est un grand entrepreneur de travaux divers. L’appartement de la concierge célibataire, ne faisant que soixante mètres carrés, il a décidé – à sa décharge à la demande d’icelle – de lui attribuer également notre local situé juste au-dessus. Pourquoi les élèves devraient ils pâtir de la prise d’une décision discutable qui en fait ne les concerne en rien ?

12 Janvier : Les nouvelles de Böll seraient certainement meilleures en allemand, car il semble là que le style fasse écran. C’est sans doute une question de traduction, sinon comment expliquer mon enthousiasme pour La grimace ? Néanmoins je n’exclue pas l’hypothèse des fonds de tiroir qui trouvent parfois des issues. Mon esprit sérieux m’oblige lors de la mise au propre dix ans après, à retrouver sur Internet le titre exact de ce qui ne devait pas s’appeler seulement Nouvelles.

Je me souviens de l’image qu’il y avait sur la couverture et c’est cela qui me permet de l’identifier, grâce à La Toile. Il s’agissait de Loin de la troupe dans une collection de poche. Il est émouvant de découvrir comment un livre qui pourtant a déçu peut néanmoins demeurer dans la mémoire. Du moins la couverture, car pour le contenu, néant. Néanmoins publié en 1964 – toujours selon La Toile – à une époque où l’auteur n’avait pas encore eu le Prix Nobel, l’hypothèse fonds de tiroir ne tient pas. Je ne l’observe en général que lorsqu’une célébrité vient de décéder et qu’on racle dans ses papiers ce qui n’a pas encore été publié.

Jeudi : La tentative de faire le point sur les livres d’Histoire de France qu’il y a dans la bibliothèque pour en offrir un à un jeune homme méritant. Si j’ai réussi à retrouver le nom du recueil de Böll – grâce il est vrai à La Toile – impossible de me souvenir de quel jeune homme méritant il pouvait bien s’agir… Pour ce genre de questions la cybernétique n’est d’aucun secours.

14 : A l’hôpital, cette impossibilité de lire en attendant l’examen médical, je la connais depuis maintenant vingt trois ans. Voilà un fardeau que je voudrais bien parvenir à alléger, mais dans ce dramatique cursus au long cours dans le labyrinthe sanitaire au fil des années, il n’a jamais été possible de mobiliser d’autres ressources que la presse et surtout les magazines. Même les vieux dépenaillés laissés en tas dans les coins apparaissant alors comme d’authentiques trésors.

15 Janvier 2005 : En pleine nuit à la Télévision lors d’une mes très rares insomnies, rediffusion d’une émission sur les camps de concentration et d’une série de livres à leur sujet. Entre effroi et effarement, je constate que les ai presque tous lus.

La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation ? Sans l’avoir jamais théorisé il y a longtemps que je pratique cette façon de faire qu’évoque André Breton. Ainsi ai-je enchanté sinon le monde, au moins mon monde à moi par la magie de ma propre parole, ce qui énerve parfois autrui, à juste raison.

Lundi : Au restaurant indien à côté du Lycée, une jeune femme déjeune en lisant son livre posé à plat sur la table. Je ne la connais pas et ne vois pas non plus le titre de l’ouvrage. De toute façon si j’avais été assez près pour le faire, j’aurais détourné les yeux. Les lectures me paraissent aussi intimes que la sexualité et devoir être protégées de la même façon.

Mardi : Je fais à Alexandre le récit des difficultés récurrentes de mes publications. Jusqu’à l’overdose ! Lorsqu’on en voit la quantité et la liste, on ne l’imagine pas forcément. Et pourtant… Je constate que mes confrères et sœurs sont peu prolixes sur ce sujet qui est pourtant d’intérêt public. La vie des écrivains n’est pas ce qu’on croit… Etre habité d’une œuvre qui s’impose à vous n’est pas une sinécure… Et si ce n’est pas le cas, est-on réellement un écrivain ? Question de définition sans doute... J’ai entendu une fois Alain Finkielkraut dire à la Radio qu’il ne fallait pas les confondre avec les fabricants de papier imprimé.

Le 18 : Quoi cela ?

19 Janvier 2005 : Dans le délabrement du Lycée dans lequel j’exerce depuis trente ans et la perspective de ma mise à la retraite l’été prochain, les manuels scolaires que je range encore dans mon casier - puisque l’année n’est pas terminée - commencent à m’apparaitre comme des loques dont il urge de se débarrasser. Il est indispensable de ne pas céder à cette pulsion. Si ceux des classes de l’enseignement supérieur m’appartiennent en propre et que j’en ai donc la libre disposition, ce n’est pas le cas de ceux de ma classe de Première qui ont été fournis par la Région. Enfin je veux dire par le contribuable. Je crois me souvenir qu’il y avait autrefois la notion de Domaine Public. Qu’est elle devenue ?

Le 20 : Jour de grève tous azimuts. Vaut-il mieux emporter un livre pour pallier les diverses attentes qui ne manqueront pas de se produire ou plutôt s’en abstenir à cause du poids aggravant encore mes difficultés physiques difficilement supportables. J’ai les muscles des jambes si contracturés par l’angoisse que je peux à peine marcher et pratiquement plus monter les escaliers.

Au Monoprix de la rue de Courcelles, Vendredi comme je passe avec mon caddy devant le rayon des livres pour me rendre au fin fond du sous-sol au service des livraisons, ma main saisit au passage presque sans y faire attention Pedigree de Modiano, On dirait qu’il va neiger de Pascal Sevran, Suite française d’Irène Némirovsky et SAS : Otages en Irak de Gérard de Villiers. Ce n’est pas tant que mes goûts soient éclectiques - même si de fait ils le sont - que la nécessité de faire avec les moyens du bord, c'est-à-dire d’acheter les livres que j’ai l’occasion de rencontrer. Faut il admettre que je n’ai pas le temps ni la force d’aller spécialement dans une librairie, ou bien que celles-ci ont quasiment disparu ou encore que les livres dont parlent les médias ne sont pas nécessairement ceux que je recherche.

Samedi : Il suffit de lire à la suite On dirait qu’il va neiger et Pedigree pour comprendre ce qu’est un écrivain.

Dimanche : Le SAS Otages en Irak que je me prépare à lire au Lycée demain. On a les remèdes qu’on peut, et d’ailleurs je n’ai pas honte. Il est écrit quelque part Tu choisiras la vie ! Dans le Deutéronome je crois. Grâce à Internet je peux vérifier, c’est bien le cas, avec même la précision : 30,19.

Marguerite Duras : On ne peut pas lire dans deux lumières à la fois, celle du jour et celle du livre. Je ne suis décidemment pas d’accord avec cette citation imprimée sur la page de droite de mon petit agenda, car pour moi ce déchirement ne se produit jamais tant le livre m’aspire comme un gouffre qui me sait céder au vertige. Sinon je laisse tomber.

Lundi : Surveillant en classe une interrogation écrite, je lis SAS Otages en Irak. Accoudée au bureau, la tête sur ma main, je m’endors plusieurs fois de suite, mais me réveille aussitôt ! Miracle de la conscience professionnelle bien soutenue par les lois de l’équilibre.

25 Janvier : Le livre aujourd’hui, c’est de nouveau son absence ou presque en dépit d’une page de Gérard de Villiers, lue en mangeant. Aux grands maux, les petits remèdes. Et du coup dans la mise au propre de l’agenda dix ans après le livre en voie de disparition a néanmoins réapparu, même ou plutôt grâce à une seule page.

Mercredi : Réception du numéro des Moments Littéraires, une revue à laquelle je suis abonnée et qui me plait beaucoup !

Le 27 : Dans le taxi qui me porte plutôt qu’il ne me mène au Lycée, la lecture du poète Peter Bakowski découvert dans la revue Traversées. C’est un australien qui donne envie d’apprendre l’anglais pour le lire dans sa langue originelle.

Vendredi : Le bonheur du livre aujourd’hui, c’est l’annonce au séminaire de Paris VIII que mon dessin de 1975 appelé La Cosmation va paraître dans celui qu’on nous donnera la prochaine fois.

29 Janvier : Au sein du groupe, un livre d’art qu’on fait circuler de main en main pour qu’on puisse le voir et même le regarder.

Dimanche : Je rapporte de la campagne à Paris Les Mémoires de Robert Hossein ainsi que celles d’Elena Bonner.

Sur la page de droite de l’agenda, une phrase d’Antonin Arthaud dont je me suis toujours sentie si loin. Ceux qui valorisent la folie ne savent pas ce que c’est. Ou ne veulent pas le savoir.

Je ne sais pas quoi faire ce lundi de L’homme qui penche, un livre de Thierry Metz. Il échappe à tous les sorts. Expérience curieuse qui me met mal à l’aise.

 

Le livre est en train de disparaître de la société. Il n’y a pourtant pour moi pas d’autre futur que lui. Fussent en dernier recours ceux que j’ai encore à écrire. Mon ancre de miséricorde.

Je n’oublie pas d’emporter le livre que je lis en ce moment et le laisse sur place pour que mon sac soit moins lourd. L’impression d’une tragédie.

Le 4 Février, je décide de garder tout de même l’Henrich Böll à Paris.

J’ai beau compter et recompter dans un sens et dans l’autre, dans la version finale de ce texte, il me manque un jour. Une erreur d’inattention à coup sûr. Je ne peux plus rechercher le manuscrit pour déterminer ce qu’il en est car je me suis dépêchée dès la première mise au propre de le jeter ayant bien compris que c’était là l’enjeu de cette opération. Il est également impossible d’inventer n’importe quoi. Que faire ? aurait dit Lénine…

Accepter ce dysfonctionnement signe qu’aucune gestion de bibliothèque ne peut être rigoureuse et qu’il y a toujours des livres qui s’égarent ou restent là où ils sont lorsque leur propriétaire déclare forfait. Ainsi me suis-je trouvée une ou deux fois en position de devoir conserver des livres prêtés par des gens qui étaient décédés. D’une autre façon certains des miens ont été volés, mais finalement assez peu. Dans la balance métaphysique du dernier jugement l’un peut il compenser l’autre ? Non ! Plutôt admettre que les livres sont des objets qui ont plus que tous les autres, leur vie propre.

Samedi : Finalement ce sont les livres de cet auteur que je décide de regrouper dans la boite à chaussures disponible. Ma façon à moi de ranger, et surtout de préserver de la poussière, de la lumière et des divers accidents toujours possibles.

Dimanche à la campagne : Je rapporte à Paris un livre de Françoise d’Eaubonne.

Sur la page de droite, la citation est si longue et si complexe qu’elle décourage. De surcroît je ne m’y reconnais pas.

Lundi 7 Février : Leger mécontentement concernant le livre d’Irène Némirovsky qui ne tient pas ses promesses et que je suis trop fatiguée pour continuer étant donné son poids à transporter …

8 Février : Les livres aujourd’hui, ils ne sont qu’à l’état virtuel et encore avec beaucoup d’espérance. Ce sont surtout les noms de leurs éventuels éditeurs Stock ou Galilée accompagnés de leurs adresses que j’écris sur les enveloppes de mes manuscrits envoyés.

Mercredi 9 : Avec Jonathan, lecteur au Lycée, une vraie conversation sur la littérature.

Jeudi 10 : En Salle des Professeurs au Lycée, je lis le Bottin. Une façon comme une autre de rêver. De toute façon je le peux à partir de n’importe quoi et heureusement. Voire même à partir de rien…

Vendredi 11 Février : J’entends à la radio cette citation de Françoise Giroud Modiano écrit avec une gomme ! Voilà ce qu’on pourrait appeler la critique littéraire paradoxale. C’est assez bien vu …

Le 12 : Le livre ce jour, c’est celui qui est en projet dans le contrat que je reçois de Barcelone. Je le signe avec joie.

Dimanche : Déception d’Au cœur des ténèbres que je suis bien décidée à rendre à qui me l’a prêté sans l’avoir même vraiment lu. Le conserver encore pour n’en rien faire serait sans-gêne. Voir de mauvais goût. Ce dont j’ai horreur presqu’autant que de la méchanceté. D’ailleurs cela va souvent ensemble… Dans un cas comme dans l’autre, l’inattention au monde, disons à sa nécessité de le préserver.

Sur la page de droite de l’agenda une citation un peu compliquée qui me fait penser à celle de Nietzsche Qui croit à la grammaire n’est pas complètement athée. Je me souviens d’un homme qui a beaucoup compté dans ma vie et qui disons même me l’a sauvée. Lorsque j’étais jeune et que je n’avais encore que quelques intuitions sur les chemins qui me menaient à découvrir ma propre philosophie plutôt qu’à l’élaborer, il m’avait raconté que…

Lundi, je commence la lecture de L’invitée de Simone de Beauvoir acheté(e) un euro cinquante chez le bouquiniste du bas de la rue de Maubeuge en rentrant du Lycée. Son côté désuet me ravit. La désuétude du roman. Mais elle s’applique aussi bien au magasin… pour ne pas dire à la rue toute entière qui s’efforce de conserver un air de quartier alors qu’elle est d’ores et déjà devenue un comptoir commercial, tête de pont du nouvel ordre mondial globalisé.

Le 15 Février : Exceptionnellement - parce que je dois corriger un devoir le concernant - je rapporte à la maison le manuel d’Economie Générale de la classe, que je laisse pourtant habituellement au Lycée.

Le 16 : J’offre ma dernière publication Ordre relativement chronologique à Jonathan Jacobska, le lecteur de Madame Tran presque aveugle A la mise au propre de l’agenda dix ans après, impossible de retrouver le visage de ce jeune homme. J’ai bien fait de noter au moins son nom…

Jeudi : Je tente de préserver les manuels scolaires qui sont dans mon casier, du chaos ambiant. Cela a beau être la fin de ma carrière professionnelle, disons plutôt de mon anti-carrière, je tiens à faire cours du mieux possible, avec les moyens du bord. On a les élégances qu’on peut, mon père appelait cela l’honneur.

Vendredi 18 Février : Le livre aujourd’hui, c’est la pause que je décide de faire dans l’écriture des miens.

Le 19 : Situation ridicule. Je lis par devoir Suite française qui m’ennuie. J’avais été séduite par la lecture de David Golder dans la Collection du Livre Moderne Illustré acheté pour rien sur un trottoir à cause justement des illustrations. J’adore ces gravures sur bois de l’entre deux guerres.

Dimanche : Mes démêlés avec mon imprimante, comme le maçon avec les fondations. La Révolution Cybernétique en cours est en train de bouleverser l’écriture et la lecture. Ce n’est certainement pas un hasard si j’ai la même année 2005 tenu en parallèle un autre agenda sur cet autre sujet-là. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment un autre sujet. Seulement une des modalités de la clarification pour éviter toute confusion.

Mon moi comme d’ailleurs le moi de n’importe quel écrivain, n’existe que dans les manuscrits dit Vassili Rozanov sur la page de droite. J’avais répondu à l’époque que c’était faux et désagréable, car si être édité est sans importance morale et métaphysique, il est quand même vrai que l’être, stimule la création.

Par ailleurs la conservation des manuscrits n’est pas sans danger. Elle peut être le produit de l’exhibitionnisme, pire de la mise en scène voire du goût de la posture. Elle oblige à confondre l’écume des choses, en l’espèce les mouvements de la pensée, chaotiques, en proie aux pulsions approximatives quand ce n’est pas aux malentendus et les réflexions sur les chemins de l’édification, si ce n’est pas encore sur celui de l’achèvement.

Par rapport à la mise au propre d’une œuvre définitivement achevée, il y a le même danger que de vouloir percer à jour le mystère de la gestation. C’est en effet utile pour en détecter les malformations mais cela ne veut pas nécessairement dire que tout un chacun doit être admis à tout savoir des amours et de la vie de tous. Or c’est un peu la pente qui s’esquisse.

Plutôt que de lire les écrits que l’auteur à mis en forme, la tendance va désormais à se faire une gloire de connaitre les anecdotes croustillantes et spectaculaires de sa vie, et d’autant mieux qu’on peut toujours les utiliser pour rabaisser l’artiste plutôt que de se laisser emporter avec lui et par lui dans ce qui peut – faute de mieux – tenir lieu de paradis.

Lundi 21 Février : A la Coupole où nous prenons le café avec Jacqueline, les trois livres qu’elle m’a prêtés. Considérant la beauté des lieux, je regrette que Maman n’ait pas été plus formelle lorsqu’elle m’avait raconté que son père ornementaliste – autant dire plâtrier d’art et d’essai – avait travaillé à sa décoration. Elle ne savait plus exactement si c’était là ou en face à la Rotonde. Pour l’Histoire de l’Art et la généalogie familiale, cela ne change pas grand-chose, mais lorsqu’on est dans ces endroits là et qu’on considère l’environnement en s’abandonnant peu à peu à sa contemplation, ce n’est pas tout à fait la même chose.

Je peux bien sûr me consoler au souvenir d’avoir pendant des années conservée dans ma propre salle de bains une grande glace dont il avait – et là c’était sûr - fabriqué de ses mains la moulure, mais elle avait fini par être hélas maladroitement cassée. Finalement c’était encore sa photographie en tenue de 14-18 qui tenait le mieux la route et dans mon esprit, le souvenir que comme j’étais petite et délaissée, il s’était intéressé à moi suffisamment pour que je trouve dans cette rencontre le désir de vivre. Il ne me restait plus qu’à le transformer en volonté.

Mardi : Parmi les trois livres en dépôt provisoire, le premier que je lis ne m’enthousiasme guère… Dans l’expression dépôt provisoire pléonasme qui a surgi au moment de la mise au propre une décennie après, faut-il considérer que le terme important est le dépôt et donc qu’on en a une jouissance qui doit être précautionneuse certes, mais enfin qui est bien réelle ou au contraire que l’adjectif provisoire permet de ne pas se considérer encombré à vie par quelque chose- car un livre est aussi ou d’abord un objet – qui ne convient pas.

Mercredi au restaurant : Je trouve de l’agrément au Désobéir de Martin Melkonian contrairement au livre d’hier. Ils me sont arrivés pourtant tous les deux par la même voie et même avec un troisième qu’il reste encore à explorer. Pour les livres qu’on n’a pas souhaités et qui nous parviennent ainsi de façon inattendue, explorer est bien le mot. En tous cas c’est dans cet esprit là que je les aborde.

Jeudi : Avec Florence au téléphone, nous faisons le point de nos lectures.

Vendredi 25 Février : Retour exténuée après une visite aux Parents à Fontenay en Parisis. Sieste. Sommeil et lecture de L’invitée, délicieusement obsolète .

26 Février : Rangement des livres dans mes boîtes de plus en plus rationnelles, formant ainsi pour les sauver, une arche multiforme. Le rangement de la bibliothèque est-il la métaphore centrale de ce texte ? Quelles relations y a-t-il entre le rangement et l’évacuation ? Le classement des préoccupations lorsque le temps se couvre et que les forces diminuent nous obligeant d’une façon ou d’une autre à renoncer à un certain nombre de choses qui jusque là avaient tenues à cœur. Nous forçant finalement au sacrifice. Je ne perds pas de vue qu’en hébreu le terme renvoie à des connotations de rapprochement qui m’ont toujours troublée en raison de la difficulté de compréhension de cette liaison qui recèle pourtant une part de vérité.

Dimanche : La parole en action, c’est le théâtre. Là, la pièce Doux oiseau de jeunesse dont le texte est inséré, à l’intérieur du programme. Cela rappelle le TNP de Jean Vilar. Tennessee Williams est loin de me laisser indifférente. Au-delà de la puissance de Marlon Brando au service d’Un tramway nommé désir évoquant une époque dans laquelle La Chose – contrainte de partout - n’était pas si facile et mobilisait tous les soins, je garde à cet auteur une reconnaissance distante pour la mise qu’il m’a sauvée lors d’un voyage en bateau qui me ramenait d’Israël vers la France, l’été de mes dix neuf ans.

Je n’avais plus rien à lire dans ma propre langue, mais la boutique du bord m’avait permis d’acquérir un texte de ce dramaturge qui était peut être bien La nuit de l’iguane… Mais en anglais ! Langue que j’étais loin de maitriser. J’ai dû faire un effort absolument inouï et j’en garde la blessure lumineuse de ceux qui ont dû transgresser pour passer…

Sortant là en 2005 de ce théâtre du Centre ville pour lequel j’avais - évènement rarissime - trouvé encore le moyen de louer des places d’avance, je suis déçue. La pièce a horriblement vieilli, du coup le jeu est en porte à faux et la mise en scène n’a pas permis de relever le défi. De plus comme à la sortie de la représentation, je m’approche pour faire compliment à un acteur qui a tout de même par sa vertu professionnelle, réussi à tirer son épingle du jeu, j’ai la désagréable surprise de me faire envoyer promener.

Dois-je en conclure que cela ne se fait plus ? Ou que les femmes âgées doivent s’arranger pour passer inaperçues et ne prendre aucune initiative ? Ou plus tragiquement encore si c’est possible que l’atmosphère de ratage gagne de proche en proche toutes les relations de la ville, comme quelque chose qui se défait irrémédiablement ?

Je subodore que cette chose n’est pas sans rapport avec tous ces mauvais traitements infligés aux livres. Comme pour les femmes âgées dont on ne supporte plus en public la présence, le temps en étant dans l’un et l’autre cas la dimension principale qu’on veut néanmoins contre toute raison, éliminer. L’époque est persuadée de vivre un éternel présent sans avenir ni passé.

On comprend alors la haine qu’elle peut éprouver envers le livre et qu’elle cherche à propager en l’appelant désormais bouquin puisqu’il réussit lui le prodige de témoigner tout ensemble du passé et de l’avenir, tout en étant en même temps – et l’expression prend là tous son sens - capable face à n’importe quel potentiel lecteur se présentant, d’inventer avec lui non un éternel, mais un perpétuel présent.

Par voie de conséquence mon action - le mot poème conviendrait alors là assez bien en le rétablissant dans son sens grec originel – ma tentative d’en sauvegarder un certain nombre de ceux qui m’apparaissent les plus importants, comme ma volonté de fournir à chacun des autres - en tant qu’objet - le meilleur destin possible en leur évitant la déshérence, relève-t-elle purement et simplement d’un comportement moral ? On peut soutenir ce point de vue ! Impossible pourtant d’aller jusqu’à dire que l’Histoire tranchera. J’ai appris à l’Université qu’elle était écrite par les vainqueurs. Il est peu probable que j’en sois …

En mettant au propre cet agenda, je découvre avec stupéfaction une dizaine d’années après que la plupart des citations d’écrivains qui sont sur la page de droite ne me conviennent pas. Cette fois j’ai franchement répondu Faux ! La mécanique du monde m’est limpide. J’ai bien dit la mécanique et non les gens. Se tient là tout ensemble ma faiblesse et ma force.

Lundi, je m’inquiète de ne pas retrouver l’un de mes livres chéris. Je voulais pour le préserver, le cacher plus profondément encore… Il appert au bout d’un moment que la cachette est déjà bien suffisante. Je suis rassurée. Je sais qu’il n’est pas perdu. Je ne perds jamais rien. Pas même la boule contrairement à ce qu’on pourrait croire, ni non plus mon temps comme mon auguste prédécesseur dont j’ai la photographie sur mon réfrigérateur. C’est lui que je contemple le matin au petit déjeuner, pour me mettre en route, ou pas !

 

Premier Mars. Dans une librairie militante, l’achat des quatre derniers livres d’une ancienne comparse. Il vaudrait mieux parler de brochures.

Mardi : Il y a deux sexes d’Antoinette Fouque, feuilleté au lit pour en humer le contenu et en constater la profondeur. Je ne regrette pas de l’avoir acheté ! Je n’apprends rien que sur le fond je ne sache déjà. Mais dans ces temps de confusion et de propagande furieuse pour une androgynie totalitaire, il n’est pas mal séant de voir rappeler - parce qu’elles sont là imprimées noir sur blanc - quelques évidences biologiques. Même si le transhumanisme est la nouvelle doctrine à la mode. Et d’ailleurs, il l’est.

Cette amie canadienne à qui je parle des Territoires perdus de la République, ouvrage collectif rédigé sous la houlette d’Emmanuel Brenner et qui a fait du bruit dans le Landernau de la bienpensance, cette locution étant pertinente pour nommer le petit monde qui fait l’opinion dans cette époque de mensonge et de lâcheté. Elle me dit l’avoir déjà lu. Impossible de savoir si c’est vrai, elle ment comme elle respire. Mais de toute façon cela n’a aucune importance. Le 3 Mars.

Vendredi 4 : Lecture de L’invitée pendant une sieste entrecoupée de sommeil. Je n’ai jamais été une fanatique de ces moments de repos qui entrecoupent les journées. Ils sont trop liés pour moi à la maladie et j’ai trop fait d’efforts toute ma vie pour essayer - sans y parvenir tout à fait - de vivre normalement.

5 Mars : Sur Internet, je suis l’évolution du parcours des Territoires perdus de la République ce livre qui en 2002 a porté à la connaissance du public, l’état réel de l’institution scolaire dans les nombreux lieux dans lesquels il n’était plus possible d’enseigner le corpus républicain. Ce qui a mis brutalement à l’heure les pendules des mouvements de l’Histoire n’a pas fini de faire couler de l’encre, dans un sens et dans l’autre. On n’entrevoit en filigrane des oppositions avérées à ce jour, les nouveaux clivages qui se sont constitués ces dernières années pour ne pas dire la matrice des guerres civiles de demain. Ce livre a eu dans sa vertu de pavé dans la mare, l’efficacité de faire comprendre à quoi était brutalement confrontée – en dépit de ses diverses dénégations – ce qu’autrefois on aurait appelé la patrie…

Dimanche : J’entends à la Radio, Alain Finkielkraut qui parlant de son dernier livre fait une autocritique en acceptant de retirer le mot pogrome antirépublicain qu’il a employé dans une interview à propos d’un article le concernant. Cela tout en en annonçant tout de même la venue. Je n’en reviens pas ! Et pourtant je me souviens avoir moi-même appris le mot aux élèves, soulagée de retour chez moi de découvrir dans le dictionnaire que j’avais questionné à ce sujet, qu’il pouvait s’écrire avec ou sans « e » car je m’étais brutalement prise de court, découverte – et heureusement – ignorante de son orthographe…

Sur la page de droite de l’agenda 2005 offert par les Editions Opales, Julien Gracq nous parle de l’extinction de certains livres, comme de celle de la lumière des étoiles. Je réponds que c’est sans compter les brocantes dans lesquelles, j’ai tant de fois eu le bonheur de les voir incongrus et inconnus, ressurgir. C’est ce qui fait la force de cet objet fait pour rouler pour son compte même en dehors des soins de son auteur et de son éditeur.

Lundi 7 Mars : Le bonheur de continuer à lire L’invitée tout en mangeant au restaurant.

Mardi : La stupéfaction de découvrir Simone de Beauvoir meilleure romancière que j’avais crû. Comme quoi la notoriété ne joue pas forcément en faveur des écrivains, surtout lorsqu’une partie de la société leur a déjà taillé un costume en sapin et l’autre les a élevés au rang de divinité.

9 Mars : L’obsession récurrente d’avoir vu dans un Club littéraire, mes livres exposés avec dessus du café renversé.

10 Mars : Au Canada, l’éditeur de mes nouvelles veut alléger son stock. Il me demande si je veux en racheter une partie. Le problème pour moi comme pour lui, c’est la place...

Vendredi : Ayant terminé L’invitée, je n’ai plus rien à lire. J’essaie Topographie idéale pour une agression caractérisée de Rachid Boudjedra mais je ne suis pas très convaincue. J’avais pourtant beaucoup aimé son précédent livre La répudiation qui défendait courageusement la cause des femmes. Ce qui est somme toute assez rare et notamment par le biais de la littérature, un art qui n’est déjà pas si facile…

Samedi : Un paquet de bons livres que je rapporte de la campagne pour les offrir à un jeune collègue qui aime lire.

Dimanche 13 Mars : A la brocante de Fontenay-en-Parisis, petite commune dans laquelle je vais chaque semaine visiter mes parents dans une assez belle maison de retraite construite dans le parc d’un château, j’ai acheté Brumes de Francis Carco. Pour m’encourager à la transaction, le vendeur m’a dit : C’est avec Michèle Morgan ! Cet argument m’a ravie mais je n’en avais pas besoin.

Le nom de l’auteur et la vénération absolue que j’ai pour les livres de poche à la couverture illustrée – ceux du début qui enchantant mon adolescence m’ont sauvé la vie auraient largement suffi à emporter ma décision. Elle était d’ailleurs déjà prise lorsque surgit ce commentaire de cinéphile. Sur la lancée j’ai de surcroit acheté Sartori de Faulkner envers qui j’ai le même tropisme car je lui reconnais la même créance, ainsi qu’un essai d’Henri Alleg sur l’Asie Centrale Communiste. J’en ai eu au total pour quatre euros cinquante.

A la vérification sur La Toile une décennie après, concernant dans cette affaire le rôle de Michèle Morgan, pour ne pas propager des erreurs qu’on aurait pu éviter il appert - comme on dit dans la langue juridique - que c’est plutôt dans Quai des brumes que Jean Gabin a dit à l’actrice son fameux T’as de beaux yeux tu sais… tiré lui-même non d’un livre de Carco mais d’un de ceux de Mac-Orlan.

Ce n’est pas grave, moi-même je les confonds souvent. Mon père qui ne se reconnaissait pourtant pas comme un amateur de littérature puisqu’il accusait même Dostoïevski de m’avoir brouillé la tête, me les a d’une façon ou d’une autre transmis tous les deux. Du coup, c’est ensemble qu’ils brillent dans mon panthéon personnel dans lequel s’entassent nombre de mes prédécesseurs.

Sur la page de droite, Lautréamont égal à lui-même. Qui n’en a pas lu au moins une page ne sait pas ce qu’est la littérature française. Heureusement dans son chef d’œuvre Soigne-ta-droite, Jean Luc Godard lui a rendu justice en se servant de ses textes comme d’une bande - son à l’égal de la musique des Rita Mitsouko. Je n’en ai retenu qu’une injonction Et sois cet océan… En exagérant juste un peu je pourrais dire qu’elle ne me quitte pas. Au premier abord, en période d’effondrement de la société, on pourrait penser que ce n’est pas nécessairement le meilleur conseil à suivre, et pourtant… Liquidation pour liquidation…

Lundi : Lecture passionnée et passionnante du fameux Brumes

15 Mars : Je termine le livre de Francis Carco, furieuse qu’il ne soit pas plus long ! C’est un signe qui ne trompe pas… C’est la lecture au ras du trottoir, celle des colporteurs dans leur grande malle noire, celle qui permet de faire face à l’ennui et de conchier finalement toutes les réalités, sans pour autant s’en débarrasser puisque c’est impossible…

Le 16 : Je donne le paquet de livre préparé à Jonathan, il est content et moi aussi.

Jeudi 17 Mars : Un peu de tristesse d’avoir décidé de ne pas aller cette année au Salon du Livre. J’avais tout de même réussi l’opération à la Mi-Nonantes comme je commençais pourtant à me paralyser. Je m’étais pour cette expédition - aussi ahurissant que cela me paraisse maintenant - appuyée sur des béquilles. Mais là je suis vraiment trop fatiguée.

Je n’ai depuis que partiellement retrouvé l’art de la marche en Russie au bord de la Volga ou à Annecy le long du lac et finis ma carrière professionnelle sur les genoux. Il est vrai que je ne me suis et n’ai pas été, ménagée. On ne peut pas être et avoir été nous ont transmis nos prédécesseurs. C’est déjà bien d’avoir été ! Oserais-je ajouter Voilà une bonne chose de faite !

18 Mars : Un constat satisfait. Ma politique consistant à donner des livres porte ses fruits. J’en ai en effet de moins en moins. Si c’était le but j’y suis ! C’est grâce à des succès de ce genre que le taux de réalisation de mes entreprises est aux alentours de cinquante pour cent. D’aucuns disent que je me contente de peu, ils n’ont pas tort… Qu’y puis-je ? Née morte il faut constater que j’ai depuis bien récupérée !

Samedi : De nouveau un paquet de livres rapportés de la campagne, seul moyen d’éviter la déshérence qui menace cet établissement qu’on ne peut plus maintenir. Du moins que je ne peux plus soutenir dans la perspective et donc le cadre pour lequel de mon point de vue, nous en avions fait l’acquisition.

Dimanche 20 Mars : Du coup connaissant un autrui encore en état d’aller au Salon du Livre et bien décidé à s’y rendre, la décision de lui passer commande d’acquérir pour mon compte à moi, un livre que je souhaite vraiment me procurer. Lors de la mise au propre de cet agenda, impossible de retrouver le titre de cet ouvrage qui si cela se trouve ne valait pas qu’on se donne tant de mal. Cent fois déjà j’ai fait l’expérience qu’en matière de livres, les vrais trésors n’étaient pas nécessairement ceux qu’on avait espérés. Ce côté pochette surprise est finalement tout à l’honneur des objets en question. La liberté de chacun en est ainsi préservée. Pour certains, c’est sans doute une des causes de la haine qu’ils en éprouvent…

Blanchot sur la page de droite prophétisant la phase terminale de la deshumanisation par la perte du visage et du langage. Je me demande si ce n’est pas ce qui est en train d’arriver. La chirurgie qui se croit esthétique a quasiment plastifié les faces interdisant par cette artificielle paralysie tout signal expressif, quant au langage il ne fonctionne plus non plus à force de diverses malversations et confusions.

Lundi : Au Floréal – la grande brasserie à côté du Lycée, Place Frantz Liszt - je donne Les Territoires Perdus de la République à la Monique que je rencontre une fois l’an. Celle de la Côte Pacifique. Il ne s’en suit aucun débat. Notre amitié au long cours à toutes sortes d’autres détours. Un constant émerveillement et un grand remerciement. Elle m’a une fois demandé de lui répéter que l’Amérique m’avait sauvé la vie. J’ai répété.

22 Mars : Dans le livre d’Henri Alleg concernant l’Asie Centrale, j’apprends qu’Avicenne était de Boukhara et avait vingt ans lors de l’An Mille. Le fait est que je ne m’étais jamais posé la question. Connaître son nom était déjà pour moi une sorte de bout du monde.

Mercredi : Lecture de De la colonie en Algérie de Tocqueville que du coup je découvre plus largement puisque je le connais déjà. Son anticonformisme et sa liberté de pensée font par moment merveille. Il gagne à être sérieusement lu. Ce n’est pas forcément le cas de tous ceux qui ont pignon sur la rue intellectuelle.

24 Mars : Cette collègue qui vient d’arriver au Lycée et me parait un peu déjantée. Internet me permet de découvrir qu’elle a déjà publié deux livres. Cela arrive à des tas de gens mais elle a l’air d’avoir du mal à s’en remettre. Ou plutôt de se trouver en raison de ses publications, déclassée dans un pareil établissement. J’ai bien fait de tenir fermement mes positions et de refuser de déserter le poste sur lequel la République m’avait d’abord nommée avant qu’il devienne un fortin qu’il fallait défendre au péril même de sa vie. Et ceux qui avec moi l’ont vécu savent bien qu’il ne s’agit pas là d’une métaphore.

Vendredi : Dans les boites d’un bouquiniste de la rue des Ecoles, je découvre mon Ordre relativement chronologique. Je ne sais pas quelles réflexions baroques cela pourrait m’inspirer car déjà, en ce qui concerne les affects par cette publication déclenchés, c’est loin d’être clair. Concernant ce livre lui-même étrange – finalement comme chacun des miens à chaque fois une pièce unique - j’ai reçu une lettre d’un professeur de New-York qui l’avait fait étudier à sa classe et qui me disait que cela avait marché du tonnerre. Cet unique écho remplace à lui seul tout le reste virtuel et potentiel.

26 Mars : Lecture des Cahiers Bleus d’Annie Cohen, acheté hier chez le bouquiniste en question.

Dimanche 27 Mars : Cette fois, c’est la ferme décision d’en finir avec les livres inutiles. A la guerre comme à la guerre. Puisque l’utilité devient la valeur dominante de cette société qui démolit consciencieusement tout ce qui tient encore debout, tirons en le meilleur parti possible…

Comme les masques sont le signe qu’il y a des visages, les mots sont le signe qu’il y a des choses. Et ces choses sont des signes de l’incompréhensible nous dit Marcel Scwob. De mon point de vue cela est faux. Tout cela m’est limpide. Je lis à livre ouvert dans le livre du monde… Rançon rationnelle de n’avoir jamais pu – faute de lien avec la mère – entrer dans l’Humanité !

Lundi : Nouveau rangement d’un paquet de livres rapportés de la campagne. Les petits ruisseaux font les grandes rivières, cette bibliothèque annexe est en voie de liquidation. Non seulement un signe des temps, mais plus crûment encore de la nécessité de hiérarchiser les fronts de lutte.

29 Mars : C’était pour la beauté plastique du livre de Patrick Combes que j’avais acheté deux Euros son Au bord du fleuve. A la lecture, j’avais ensuite été séduite par son étrangeté !

Mercredi : Des nouvelles de Maupassant qui – je persiste depuis longtemps à le dire - n’a pas la place qu’il mérite. L’épave, Mademoiselle Perle, L’ermite. Peut-être est il trop révolutionnaire pour entrer dans le Corpus. Tant pis ! Et finalement tant mieux.

31 Mars : Je prépare les livres que je distribuerai Dimanche à la famille.

 

Vendredi Premier Avril. Rangés dans la même boite, Maupassant et Modiano. Un effet de l’ordre alphabétique mais attention parmi ceux qui sont par priorité protégés. Les véritables écrivains. Le fait est que sur mes rayonnages, ils ne sont pas tous logés à la même enseigne. Et que dire du Saint des Saints au fond du cagibi cet entassement de grands cartons en carton constituant pour ma progéniture un trésor à conserver éternellement comme il était écrit du temps de l’URSS sur les emballages des manuscrits confisqués par le KGB. Qui peut croire que j’ai dû me séparer d’une partie de mes vêtements pour faire place à deux containers pleins de récits de voyages ? Au motif que ces intrépides navigateurs avaient été mes maîtres en anthropologie à une époque où déjà la pensée binaire me paraissait louche, sans que j’ai encore les moyens de rationnellement, la contester.

2 Avril : Je continue à vider la bibliothèque rurale. Une obsession de fourmi. C’est bien des insectes qu’enfant délaissée, j’ai appris la grammaire du monde.

Dimanche : Le sac de livres que je vais distribuer à la parentèle. Que je demeure le plus longtemps possible la provende de ma progéniture !...

Je lis sur la page de droite cette citation de Michel Leiris : Ecrire, c’est être présent : être là et vivre pleinement cet instant qui fait exister le mouvement de ma plume ! Ce n’est que partiellement vrai, car il convient souvent de s’abstraire du présent si on veut œuvrer au long cours et de façon indépendante. Ce n’est certainement pas donné à tout le monde. Dans ce domaine comme dans d’autres, beaucoup d’appelés et peu d’élus. Le mouvement de la vie, la pulsion germinative et formante n’est pas avare de gaspillage. On a parfois l’impression que c’est même son premier principe. L’essai est à la base de toute chose. Il comporte en lui-même son inaboutissement.

Lundi au restaurant indien, je continue les excellentes nouvelles de Maupassant. Mademoiselle Parisse, Les chats, Rosalie Prudent.

Mardi : Avec passion la suite. Cette fois Le père Aimable.

Mercredi : Je continue avec La Petite Roque. J’ai envie d’acheter le reste des œuvres de Maupassant dans cette édition illustrée de 1903 sur laquelle je suis tombée comme d’habitude par hasard, au petit bonheur de mes chaotiques cheminements dans la ville. En la ville.

7 Avril : Sans aucun intérêt, un recueil de poèmes sorti de je ne sais où. Du coup je le jette dans la corbeille de la salle 11 du Lycée. Cela peut paraître un sacrilège, mais sa source est dans l’impression en forme de livre de ce qui se prend à tort pour de la poésie. Un abus, un leurre, une escroquerie. Trois formes de violence juridique, psychique et sociale auxquelles répond la mienne dans un œil pour œil, dent pour dent, dépourvu de culpabilité. Les représailles ne doivent pas être confondues avec la vengeance. Elles font partie de la guerre, ni plus ni moins. On dira que j’exagère. J’entends cela depuis que je suis née et si je ne n’avais pas exagéré, je serais morte. Que cela irrite ceux qui m’ont depuis longtemps rayée de la carte, comment s’en étonner ?

Le 8 : A mon séminaire à Paris VIII, je recommande la lecture de La loi de Thomas Mann, en quelques pages un véritable chef d’œuvre. C’est de mon point de vue ce qu’il a écrit de meilleur. Je n’ai pas été tellement convaincue par les Buddenbrook lu pendant le voyage de 2002 dans les Pays Baltes, et franchement déçue par La Montagne Magique. Je me fais ensuite envoyer sur les roses par un conférencier un peu inquiétant. J’ai l’intuition que c’est l’invocation de La loi qui ne lui a pas plu, mais comment le prouver ? Impossible ! Seule l’expérience des nihilistes permet de détecter les signes avant-coureurs des conflits et de savoir qu’il ne faut pas sous estimer les dégâts qu’ils peuvent faire.

Samedi : Le Fort de France de Pierre Benoît parce que Maman aimait bien cet auteur là et aussi pour la mémoire de mon séjour de deux années à la Martinique. Auteur facile à lire avec ce qu’il fallait d’exotisme à une époque où les voyages étaient encore difficiles, cet auteur est resté dans ma mémoire avec mon nain jaune, ma dinette et mes poupées. Après les livres du Père Castor qui avaient illuminé mon enfance, Pierre Benoît fut la passerelle d’entrée dans la littérature des adultes. Juste avant Dostoïevski et Camus. L’envers et l’endroit du monde…

Dimanche au Courte Paille de Goussainville, tout en déjeunant, lecture du même dont Maman m’avait fait remarquer que toutes ses héroïnes avaient des noms qui commençaient par des A. Si mon prénom d’usage civil commence lui aussi par cette lettre qui n’est surement pas par hasard l’origine de l’alphabet, est-ce parce qu’elle me rêvait en héroïne de ce romancier à succès ? Débordée par la brutalité dont j’ai usé pour parvenir à mener à bien mon émancipation d’où vient qu’elle a alors perdu de vue que c’était elle qui m’avait mis le pied à l’étrier ?

Michel Leiris : Exister par et dans les mots, faute d’existence réelle. Encore une fois je ne suis pas d’accord avec la page de droite de l’agenda. Mais peut être était ce vrai pour lui et sans doute aussi pour d’autres. En tous cas pas pour moi. Il s’agit au contraire de délester par la force des mots, du style et de la grammaire, une vie réelle saturée.

Lundi : Fort de France de Pierre Benoît ne me plait qu’à moitié.

12 Avril : Je me demande vraiment s’il faut acheter le livre de Frédéric Mitterrand dont parlent les médias, au risque d’être une fois de plus victime de la critique. Cela fait déjà plusieurs fois qu’en suivant ses conseils, j’ai été l’objet d’une odieuse manipulation.

Le 13 : L’émotion de découvrir en Pierre Benoît, ce qui plaisait tant à Maman. Le commencement presque d’une réconciliation avec elle. Grâce à la lecture ! Je n’ai heureusement pas tout à fait oublié comment elle nous lisait le soir à ma sœur et à moi dans Le livre de la jungle de Kipling l’histoire de la petite mangouste Rikitikitavi qui affrontait courageusement les serpents.

14 Avril : Rangement partiel de la bibliothèque. Balzac avec Vailland. Deux regards sur la société. Je réalise là le vœu d’une petite annonce lue autrefois dans le métro lorsqu’on envisageait encore des réformes dans la société : Borgne de l’œil droit cherche borgne de l’œil gauche pour confrontation des points de vue. Je réalise ce challenge en logeant ces deux-là dans le même contenant. Ils ont tout le temps devant eux pour tenter la synthèse. En tous cas dans ma tête, elle est faite depuis longtemps d’avoir observé enfant les insectes et les batraciens.

Je continue le 15, la densification de ma bibliothèque. Ne garder que les livres pour lesquels j’éprouve de l’amour et même pour qui comme je le relis dans la version de l’agenda écrit n’importe comment à la main, à l’encre ou au stylobille, les dates séparées par un trait de couleur, pour mettre un peu d’ordre dans ce chaos calligraphique survenu naturellement au jour le jour.

Le 16 : L’éblouissement, finalement de ce modeste chef d’œuvre Fort de France. La perfection de la description de la rivière de l’Alma. J’y suis d’autant plus sensible que lors de mon séjour, c’était un des endroits qui m’avait bouleversée.

Dimanche : Le tambour du bief de Bernard Clavel. Je le couvre pour protéger sa qualité bibliographique et peut être pas seulement. Dans cette époque obscène qui se vante d’être sans tabou – comme si c’était le comble de l’intelligence et de la distinction - il y a encore des choses qui se doivent d’être protégées… Du moins pour ceux et celles qui croient à l’existence et la nécessité d’une transcendance. D’une ou de la ? C’est toute la question ! Comme aurait dit un certain comparse de l’Ancien Temps !

Sur la page de droite j’abandonnerais bien une citation de Breton pour une de Jabès si je ne l’avais pas déjà utilisée. Quant au réputé fondateur du surréalisme je n’ai lu de lui que Martinique charmeuse de serpents ce qui est tout de même un peu court pour se faire une opinion. Surtout si on prend en compte le contexte dans lequel cet ouvrage a surgi. A ce qu’en dit La Toile et dont j’étais loin moi-même de me douter.

Lundi 18 Avril : Au milieu d’un chaos croissant qui vire à la bagarre, je censure le mot baston que j’ai lu dans le manuscrit et me rabats si je peux dire, sur la lecture du Tambour du bief.

Le 19 : A la lumière de la désinvolture d’aujourd’hui concernant la prétendue euthanasie dont toute référence à la mort semble même avoir disparu, Le tambour du bief m’apparait comme un livre sacré !

Mercredi 20 : Ce Théâtre d’Alfred de Vigny qu’une collègue me montre, au motif que l’auteur l’a dédicacé à l’un de ses ancêtres. C’est un moyen pour elle de protester contre ce qu’elle croit sa déqualification personnelle, alors qu’il s’agit seulement – si j’ose dire – d’un effondrement historique de ce qu’on aurait autrefois appelé La République.

21 Avril : De nouveau dans la Salle des Professeurs, les livres de la firme Citadelles et Mazenod en quête de clients. J’en ai déjà plusieurs, mais je m’en paie encore un…pour ne pas manquer de biscuits dans ma vieillesse.

Le 22 : Pas de livre aujourd’hui, je vais au Printemps acheter un nouveau matelas et n’y emporte qu’un mini sac.

Samedi 23 Avril 2005 : Pas de livre aujourd’hui, jour de mes soixante ans. Il est écrit sur le gâteau Bon anniversaire. Nous t’aimons. J’adore ces fêtes rituelles si joliment mises en scène. Je les ai inventées et elles se sont d’elles-mêmes transmises, vérifiant ainsi le projet de propagation du vivant.

Dimanche : Je relis avec plaisir le livre de Salim Jay Les écrivains sont dans leur assiette. L’idée est originale et la réalisation adéquate. Même s’il n’y a pas de quoi se coller au plafond comme disent les jeunes, cet embryon de recherche du temps perdu donne quand même à penser. La preuve dix années après, lors de la mise au propre du texte qui déborde de toutes parts et ne cesse d’enfler à chaque relecture, je me souviens encore de cette réussite.

Louis Aragon laisse de côté la dialectique lorsqu’il écrit ce que je lis sur l’agenda : Je crois encore qu’on pense à partir de ce qu’on écrit et pas le contraire. Abondamment traité de crapule stalinienne par des révolutionnaires jeunots qui croient que le monde a commencé avec eux, il apporte là la preuve que la philosophie marxiste a encore quelques secrets pour lui. Comment s’en étonner de l’auteur de ce Je vous salue ma France aux yeux de tourterelles ? En voilà un qui a réussi à échapper au réalisme socialiste et au peloton d’exécution sans renoncer pour autant à l’espérance d’un monde meilleur en écrivant Je chante pour passer le temps/ Petit qu’il me reste de vivre/ Comme on dessine sur le givre/ Comme on se fait le cœur content…

Lundi 25 Avril : Consultation de mes livres sur les oiseaux pour identifier un nouvel hôte que je viens de repérer la veille à la campagne. Aucun doute il s’agit bien de la bergeronnette grise. Je ne pouvais pas le deviner car je n’en connaissais que sa variété colorée.

Retrouver le 26 dans ma boîte à trésors Louis Pasteur, l’immortel bienfaiteur, le prix que j’ai reçu à l’Ecole Communale de la rue des Moines Paris 17e et dont j’ai toujours gardé un vif souvenir. Avant lui on étouffait les malades de la rage entre deux matelas. La preuve dans la planche couleur fixée au milieu du livre.

Mercredi : La représentante des Editions Citadelles et Mazenod qui m’apporte à mon domicile Les abbayes d’Europe dont j’ai fait l’acquisition dans la Salle des Professeurs quelques jours auparavant. Elle est devenue presque une amie, tant ses livres dans le pire m’ont sauvé la mise. Elle m’appelle Le petit soleil et même si c’est un argument commercial dont je suis la preuve vivante de l’efficacité, c’est toujours plus agréable que les collègues qui menacent de me claquer la gueule ou me traitent de grosse et moche !

Le 28 : Bien que ma bibliothèque soit déjà saturée, je réussis quand même à y faire entrer ma dernière acquisition. Je suis devenue experte dans l’art d’utiliser l’espace ! En matière de livres, on n’imagine pas le nombre de recoins vides dans lesquels on peut en caser ! Quand je considère l’ensemble, force m’est de constater que j’ai quasiment inventé une nouvelle discipline de l’art domestique et heureusement!

Rétroactivement lorsque je pense à la masse de livres que j’ai distribués de tous les côtés, j’en ai froid dans le dos. Si je ne l’avais pas fait, l’appartement aurait depuis longtemps été absolument submergé. Et nous avec. Accumuler n’est pas forcément un atout et d’autant moins qu’on ne peut plus y avoir accès. Cela devient alors un enlisement. Du coup le sol se dérobe sous soi, on tombe dans le fourbi, on ne parvient pas à se redresser et pour finir on étouffe.

N’empêche qu’il ne m’échappe pas que la liquidation de ma bibliothèque n’est pas sans m’évoquer le livre d’Elias Canetti Autodafé à la lecture duquel je n’avais sur le coup rien compris. Ma lanterne a commencé à s’éclairer comme de mon côté j’ai commencé à me débarrasser d’une partie de mes livres, ce que je n’aurais jamais fait auparavant.

Est-ce à dire que le livre a cessé d’être sacré ? En cas de besoin on peut toujours répondre à côté de la question ! Ou bien citer Olivier Clément. Il n’y a pas de profane, mais seulement du profané ! Et encore je ne suis même sûre que cela s’applique à la situation. Mais c’est plutôt que le sacré nomade n’est pas celui du sédentaire… Il n’y a pas que la République qui ait perdu quelques uns de ses territoires. Moi aussi… Comme le mariage n’a plus rien signifié…

Vendredi : Encore une fois je ne prends aucun livre pour ne pas surcharger mon sac. J’en suis là, je le constate ! Il y déjà plus d’un an que le médecin traitant voulait m’arrêter au motif que je n’étais plus en état de travailler. Et comme je lui opposais mon sens du devoir et de la nécessité professionnelle, il m’affirma que beaucoup de mes collègues l’étaient pour bien moins que ce dont j’étais affectée… Tomber raide n’est pas l’idéal, mais au moins on sait où on en est.

Samedi 30 Avril : L’archibonheur de la redécouverte du style extrême de Pierre Brasseur dans son livre Ma vie en vrac. C’est inattendu ! Comme quoi la littérature n’est pas toujours là où on croit. Le savent bien tous ceux qui en lisent effectivement, ce qui n’est pas tout à fait une sinécure.

 

Dimanche : Le chaos dans ma tête. Déjeuner en solitaire. Pas même un livre. Est-ce dû au Premier Mai ?

Ces mots-là, comme les enseignes et les affiches à lettres énormes échappent à l’observateur par le fait même de leur excessive évidence. Je réponds à Edgar Poe que s’il y a quelque chose de vrai dans cette idée, il faudrait l’affiner. Comme il y a ce que j’ai appelé un défaut de représentation que j’ai conceptualisé en observant mes élèves à la fin de ma carrière, il y a peut être aussi un excès de représentation. C’est une idée qu’il faudrait développer et d’autant plus que la société en proie à une médiatisa  tion hystérique fait dans ce domaine flèches de tout bois qui passe à sa portée sans tenter ni classement ni mise en perspective, ni hiérarchisation. Elle répand ainsi un aplatissement qui se généralise tous les jours davantage…

Lundi 2 Mai : Le livre est ce jour en voie de disparition dans une insoutenable cacophonie ambiante.

Mardi : Un cher ami me dit qu’il me faudrait trouver à lire un résumé de la pensée de Jacques Lacan. Il a certainement raison mais il ne mesure pas à quel point le sieur en question a défrayé la chronique à un tout autre moment de l’Histoire alors qu’il n’était pas lui, en état de s’y intéresser.

4 Mai : Pour appuyer la feuille de papier dont je me sers encore au mépris de tous les effets de mode, lors d’une prise de notes comme je suis assise sur le lit, je saisis à portée de main sur les étagères, un livre au hasard. C’est Mort de la famille... D’un certain David Cooper, pape de l’Antipsychiatrie…

Jour de l’Ascension : Enfin des nouvelles du livre qu’on doit écrire à plusieurs et qui s’appellera Le manteau rouge. J’ai la conviction qu’il se fera. Dix ans après, force est de constater que non seulement le projet a été abandonné mais que j’ai été effrayée par la volonté de capitalisation de l’une des protagonistes.

Vendredi : A Goussainville dans le restaurant où j’ai mes habitudes après la visite rendue à mes parents, je constate que je n’ai rien à lire. Cela arrive. Cela n’est ni un accident, ni un évènement, mais l’un des avatars de la vie quotidienne résultat elle-même d’une grande quantité de facteurs difficilement maitrisables.

Outre cette réalité qu’on peut qualifier d’au ras du terrain, au choix des pâquerettes ou du trottoir, se trouver un moment sans avoir un livre à lire alors qu’on le souhaite est une nécessité. Non seulement métaphysique pour éprouver le manque qui permet la formation du désir, mais aussi pour qu’il y ait un espace vide dans lequel va pouvoir émerger du nouveau. Chacun connaît l’anecdote selon laquelle après avoir conquis Jérusalem, Alexandre Le Grand demanda à voir ce qu’il y avait dans l’Arche. On la lui ouvrit, et elle était vide…

Samedi 7 Mai : Réflexion collective sur le choix du livre qu’on va offrir dans quelques jours à ma belle-sœur, pour son anniversaire.

8 Mai : Par commodité, par habitude, par plaisir, je feuillette le livre sur lequel mon voisin travaille. Il se trouve qu’il porte sur les problèmes fonciers des Gitans. Voilà une question sur laquelle je n’aurais pas eu sans cette opportunité, l’idée de me pencher. Or elle se pose bel et bien.

Ecrire pour être moins seul dit Charles Juliet. Malheureusement ou heureusement j’écris pour moi ou plus exactement, cet œuvre est le produit de mon activité cérébrale autonome qui fonctionne elle-même pour son compte. Je l’ai souvent et très tôt dit : Cela se fait en moi ! Peut-être même sans moi ou au moins contre moi.

Les livres d’aujourd’hui, ce sont les manuels d’économie de mes élèves et pourtant dans mon sac, j’ai bien Le songe de Gabriel d’Annunzio.

Mardi 10 Mai : Choisi parce qu’il était mince et ne surchargeait pas mon sac déjà difficile à transporter, un livre sur Alexandre Blok. Très mince même ! Du coup j’en reste un peu sur ma faim. J’aimerais en savoir davantage sur le Siècle d’Argent et ce qui s’en est suivi. On a oublié de m’instruire sur cette civilisation de la Baltique répartit sur tous les pays à l’entour.

C’est par moi-même que j’ai découvert là une autre méditerranée – entendons par là mare nostrum - matrice d’une autre Europe. J’ai failli tomber par terre à la vue de tableaux dont j’ignorais tout, en occupant par moi-même un après-midi laissé libre dans un emploi du temps, en entrant de mon propre chef au Musée des Beaux Arts d’Helsinki. Pour ceux qui l’ignorent, je précise qu’il s’agit alors du syndrome de Stendhal, reconnu par la médecine.

Le 11 : Je termine mon cours en première année de Techniciens Supérieurs Comptables. Quoique contrastée dans ses comportements, cette classe là n’a pas été la pire. Du coup je suis en situation d’y distribuer huit prix que pour l’occasion et par opportunité, je dénomme de sérieux. Il s’agit de très beaux manuels que je viens de recevoir en spécimen. Après tout, les éditeurs de livres scolaires ne sont pas nécessairement informés que je pars en retraite, cet été.

Le 12 : Cette fois j’achève mon enseignement en première année Assistance de Gestion dans un échec presque total. Il faut noter qu’il ne l’est jamais complètement, quoi qu’il se soit passé effectivement, même le pire. C’est que de toute façon, l’auditoire est toujours varié, c’est la contrepartie de l’hétérogénéité.

De retour dans la Salle des Professeurs - suivant le protocole que j’avais prudemment d’avance programmé, je jette dans la poubelle le manuel dont je viens de me servir avec une véritable impression de soulagement. J’ai bien fait il y a des années d’en demander l’installation car j’en avais dès cette époque découvert l’impérieuse nécessité. Sans vouloir ni me vanter ni surestimer mon rôle concernant l’aménagement de cette pièce aussi essentielle aux collègues que la Salle de Garde des médecins à l’hôpital, je n’hésite pas à signaler que je suis aussi à l’origine de l’installation de l’horloge et du groom permettant de ne pas laisser inutilement ouverte, la porte menant au local des toilettes.

Vendredi 13 : Alors que ma vie professionnelle est quasiment terminée, je reçois quand même le nouveau manuel pour les élèves de Première Sciences et Techniques Tertiaires. En couverture, une photographie du nouveau Viaduc de Millau, le plus haut pont du monde.

Samedi : L’agenda n’est pas clair ! Soit je me suis trompée, soit j’ai reçu deux fois le même spécimen dont il est encore fait mention cette fois là. Ce n’est pas impossible, cela arrive quelquefois. Les éditeurs n’ont pas toujours leurs fiches à jour et de toute façon dans ce cas-là, on les donne aux nouveaux arrivants qui n’ont pas encore pu être immatriculés. La gratitude qu’ils en ont est à mettre au versant lumineux du monde, d’autant plus que non seulement cette redistribution ne nous coûte rien, mais mieux encore, elle nous débarrasse. Donc contrairement à ce qu’on dit il y a des cas où le bonheur des uns fait aussi le bonheur des autres.

Dimanche : Je retrouve un des deux spécimens en question sur le bureau d’un comparse. Je m’en étonne…

Sur la page de droite de l’agenda que je persiste à tenir contre vents et marées, François Caradec nous tient tout un discours sur la notion de maquettiste. Cela me donne à penser que si ma santé se rétablissait après avoir quitté le Lycée - car je termine à moitié invalide - je me mettrais sérieusement à l’infographie. Un joli métier, utile de surcroît. Particulièrement lors de cette Révolution Cybernétique tellement sauvage.

Lundi 16 Mai : Pour ne pas perdre mon temps dans cette journée dont le programme est incertain, j’emporte du travail à faire et un livre à lire mais nobody is perfect, j’oublie mes lunettes !

Mardi : Cette fois j’ai bien le livre et les lunettes mais je manque complètement d’énergie. Force est de constater que la lecture n’est pas une activité qui va de soi. C’est sans doute ce qu’a compris la jeune génération qui installe sur son site son portrait en lecteur avec cette mention parodique Tu t’es vu quand t’as lu ? En remplacement bien sûr du slogan phare de la campagne contre l’alcoolisme : Tu t’es vu quand t’as bu ?

Le 18 : Les livres d’aujourd’hui, ce sont ceux dont parle La Quinzaine Littéraire : Celui de Goux et celui d’Hélène Lenoir aux Editions de Minuit. Le feuilletage de cette revue papier est tout de même le moyen le plus rapide de se tenir au courant. A condition de ne pas perdre de vue qu’il y a plus de quatre cents prix littéraires…

19 Mai : Réception en espagnol d’un recueil de nouvelles d’écrivains antillais. Je suis dedans. J’en pleurerais… L’esprit souffle où il veut. Là apparemment il s’agit de l’Amérique centrale.

Le 20 : Les livres de Cook, La Pérouse et Bougainville dont je parle avec un des pensionnaires de la maison de retraite où je vais visiter mes parents lesquels - nonagénaires hélas - ne sont plus du tout en situation de tenir une conversation quelconque. De toute façon, même auparavant, cela n’aurait pas été possible. Pourtant, ils ont toujours aimé les voyages et je leur ai de la reconnaissance de m’avoir - dès l’enfance - emmenée avec eux.

Samedi : A la brocante de la rue de Courcelles, des livres que je n’ai hélas pas les moyens de regarder, ma polynévrite me commandant de rentrer. Ce n’est pas en option !...

Dimanche : Le petit carton des Editions Vents d’Ouest qui du Canada m’envoient vingt exemplaires de mon recueil de nouvelles Grand choix de couteaux à l’intérieur. L’émotion de lire mon nom et mon adresse sur l’étiquette de ce paquet qui a tout de même fait un long parcours..

Gérard de Nerval s’explique dans le petit agenda que m’a donné l’un de mes éditeurs sur ce que peut être une politique volontariste de la typographie. Je le sais bien ayant rendu grâce en leur temps à ceux qui matériellement imprimaient mes livres et qui étaient venus au Salon du temps où - en majesté - il se tenait sous la verrière du Grand Palais. Vous écrivez beaucoup m’avaient ils dit, on parle souvent de vous et on voulait vous voir !...

Lundi 23 : à Monoprix, l’étonnement de constater que – pourtant si petit - le rayon librairie au sous-sol propose quand même trois ouvrages différents sur la Constitution, à cause bien sûr des débats de l’actualité à savoir le nouveau Traité Européen. Je la connais très bien puisque même je l’enseigne. J’achète donc pour m’en distraire, les Mémoires d’outre-mère de Guy Bedos.

Le lendemain j’en achève la lecture et profondément déçue, l’offre en cadeau à une collègue présente dans la Salle des Professeurs. J’ai de plus en plus souvent recours à ce genre de procédé pour éviter un encombrement que je combats énergiquement. On peut dire que cela manque de délicatesse mais ce n’est pas certain.

Le 25 Mai, dans l’attente de la séance d’acupuncture qui a lieu en face du Lycée, dans la Salle des Professeurs que je vais définitivement quitter le 6 Juin, je lis un manuel de Français laissé là sur la table. En cette période de fin d’année scolaire, il est courant d’en trouver ainsi en déshérence sinon encore à l’abandon. Ils sont potentiellement à qui les veut, mais je ne suis pas intéressée. J’ai programmé la rupture complète avec l’Education Nationale, seul moyen de surmonter ce qui dans ce cadre là m’est arrivée. Sinon une tragédie au moins un drame. La tragédie aurait été de donner suite à l’idée folle de me faire brûler devant la porte de l’établissement pour protester contre le naufrage en cours. Heureusement j’ai résisté à la tentation.

Le 26 : Je rends à l’élève concerné, le manuel de Droit que je lui avais autrefois confisqué car il en faisait mauvais usage. Manuel payé par les contribuables puisque c’est désormais la Région qui les fournit.

J’ai enfin dans les mains le 27, la belle revue du Séminaire Traverses dans laquelle Monserrat Prudon m’a publié mon article Histoires du cinéma concernant la série de films de Jean Luc Godard, constituant tous ensemble ce que j’ai appelé un opéra-chaos.

Samedi 28 : La fatigue et la lassitude à l’idée qu’il serait opportun de réorganiser les bibliothèques de la campagne. Point trop n’en faut ! Je me souviens du proverbe inventé avec mon père Quand Rome croule, qu’importe le Transtevere ! Il arrive que comme le corps physique, la raison elle-même - dont le siège peut être parfois volatile - ait parfois besoin de jachère.

Dimanche : Il faudrait mettre en ligne sur mon site Internet, les références de mes livres édités mais je ne les ai pas. Je pourrais bien sûr chercher à les collecter. On n’imagine pas la quantité d’efforts qu’il faut fournir pour le moindre résultat.

En résumé un beau livre est sur toute chose une parfaite machine à lire. Signé Paul Valéry. Voilà ce que je lis à l’emplacement consacré. J’ajoute que les beaux livres déclenchent en moi l’extase alors que je me méfie des librairies qui souvent me provoquent une certaine panique dont j’ai analysé la cause, à savoir l’homogénéité du produit qu’elles proposent dans leur magasin…

Lundi 30 Mai : Le Proviseur m’invite à déjeuner à l’occasion de ma mise à la retraite. J’ai en effet refusé la cérémonie officielle prévue qui ne pouvait - eu égard à la situation - qu’être une caricature du rite républicain. De mon côté, je lui offre mon recueil Grand choix de couteaux à l’intérieur. En feuilletant mon ouvrage – sans que je sache s’il s’agissait de politesse, de conformisme ou d’un réel intérêt pour mes activités - il tombe sur la phrase concernant l’ours, métaphore du poète libertaire Peu arriviste, il n’arrivait pas… et a un petit rire gêné.

31 Mai : Des livres qu’on m’offre, mais comme la relation n’a pas eu lieu, ils ne me font pas vraiment plaisir. Je suis étonnée de trouver cette notation dans l’agenda original et ne retrouve absolument pas à quoi cela peut bien renvoyer…. Etant donné que de toute façon, les livres sont les livres… La preuve que non !

 

Mercredi Premier Juin : Je rends à l’aide documentaliste, les manuels d’Economie et de Droit qui appartiennent à la Région qui nous les a prêtés. Y compris ceux dont je me suis moi-même en tant que professeure, servis.

Jeudi 2 : Le livre des nouvelles en espagnol que j’offre à la collègue qui m’a ces dernières saisons, traduit les lettres de la maison d’édition qui me les adressait dans cette langue.

Vendredi : Le livre Les Campeurs de la République, de la sociologue Martine Lefeuvre Déotte dont je me demande s’il est sorti. Son auteure est venue à mon domicile me questionner puisque j’avais - aux premières loges - participé à cette aventure. Le fait est que le Groupement des Campeurs Universitaires - fondé par des brigadistes de la Guerre d’Espagne - m’a mis le pied à l’étrier en matière d’autogestion. Dans la langue contemporaine, on dirait que c’est mon ADN.

Samedi 4 Juin : Prise de bec chez le marchand de journaux en raison, déraison plutôt d’un malentendu concernant le mot bouquin appliqué à tort à des magazines grand public. Dans la crise de la culture qui ronge la société, j’ai vécu cela comme la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Disons plutôt déborder la vase. Du coup j’ai tout laissé en plan et suis partie.

Dimanche : Le livre aujourd’hui, c’est le dictionnaire. Mais je n’en suis pas complètement satisfaite car les sens qu’il donne pour le mot mignonnette ne sont pas suffisants. On s’étonne tout de même toujours de constater à quel point un seul vocable peut avoir autant de significations sans rapport les uns avec les autres. La lecture du Littré est à cet égard, édifiante…

Quand on parle aujourd’hui de culture, les gouvernements pensent à ouvrir des écoles, à faire marcher des presses à livres, couler l’encre d’imprimerie, alors que pour faire murir la culture il faudrait fermer les écoles, brûler les musées, détruire les livres, briser les rotatives des imprimeries. C’est ce qu’affirme avec culot Antonin Artaud presqu’au milieu de mon petit agenda. Encore un propos inconsidéré ! Les quinze dernières années ont quasiment réalisé ce projet cauchemardesque et on en voit bien le résultat : Une barbarie sans nom.

Lundi 6 Juin : On m’informe qu’un ultime spécimen de manuel pour les élèves m’attend à la Documentation du Lycée. C’est mon dernier jour au Lycée et je ne vais pas le chercher. J’entrevois déjà dans cette désinvolture qui ne m’est pas habituelle, le surcroît de liberté qui va résulter pour moi du fait de quitter cet établissement dans lequel j’ai pendant trente ans gagné le prix de ma liberté hors de prix.

Le 7 : Il serait bien de préparer mes propres livres pour le Colloque de Paris VIII Vincennes - Saint Denis lors duquel je dois faire une communication sur le thème de l’impossible représentation et de penser la fusion. Mais je n’en ai ni le courage, ni la force, ni l’envie !...Une sorte d’électroencéphalogramme plat. Après tout au bout de quarante ans au service de l’Education Nationale sans ménager ma peine dont le dernier quart dans une terreur croissante, il y a bien de quoi et du coup, pas matière à s’en offusquer…

8 Juin : Chez le pharmacien dans un présentoir, des livres de médecine. Rien à dire ils sont bien là à leur place. A condition d’admettre qu’on n’a pas seulement à faire à un épicier spécialisé comme s’efforce de me le faire croire quelqu’un de mon entourage…

Jeudi 9 : Les livres ce jour, ce sont ceux qu’à la tribune de l’Université tiennent entre leurs mains, les lectrices de poésie. Ce ne sont pas toujours les leurs. Mais ce qui me chiffonne un peu c’est que la confusion entre les deux n’est pas systématiquement pourchassée. Il ne s’agit pas de malversations programmées, mais plutôt d’un climat de manque de rigueur en quête d’opportunités.

Vendredi 10 Juin : Sur la table d’accès à la salle du colloque, des piles des livres des intervenants. N’ayant rien apporté, les miens n’y sont pas. Finalement c’est logique, il n’y a pas à s’en plaindre… Et d’ailleurs je ne m’en plains pas. Je constate simplement une fois de plus à quel point il m’est difficile de me mobiliser pour ma propre réussite. C’est même une quasi impossibilité. En fait je ne comprends même pas de quoi il pourrait bien s’agir.

Le 11 Juin : C’est le jour où j’interviens. Cette fois ils y sont bien mes chers livres apportés par les Editions des Femmes qui les ont édités. J’ai de la gratitude pour leur action. Cela me fait plaisir de les voir. Et les livres et les Femmes.

Dimanche : Aujourd’hui, le livre est en projet. Ce sera celui des Actes de ce colloque. Toute la différence entre serait et sera. Du coup cela justifie largement la peine que j’ai prise à la rédaction intégrale de mon travail. Je ne prends pas ce travail à la légère et c’est une litote.

Sur la page de droite, du Jabès encore ! Si ma liberté n’était pas dans le livre, où serait-elle ? Si mon livre n’était pas ma liberté, que serait-il ? Elle est là certes, mais aussi ailleurs. Et pour moi plus spécialement, elle est dans tout. Potentiellement dans tout ! C’est ce qui m’a sauvée mais tout aussi bien ce que j’ai sauvé. Non que je l’ai a priori pensé et souhaité. Mais refusée par ma mère, une fois que j’ai eu décidé de vivre quand même, il a bien fallu que j’en organise au quotidien, l’application.

Lundi : Dans un téléfilm américain qui se passe en prison, les livres de la bibliothèque de l’établissement de rétention et plus spécialement toute une série de recueils juridiques que peuvent – principalement pour argumenter leur défense - consulter les détenus. C’est du moins ce que j’imagine à partir de ce que je sais.

14 Juin : L’un de mes livres que je tiens à la main pour me faire reconnaître lors du rendez vous où je vais retrouver Eliane perdue de vue depuis quarante six ou quarante sept ans. Concernant la vie intellectuelle, d’une certaine façon à Hélène Boucher – à Paris le meilleur lycée de jeunes filles - c’est elle qui m’a mis le pied à l’étrier lorsque j’étais adolescente. Ou du moins est-ce à l’étrangeté de son contact que j’ai commencé à m’interroger sur les spécificités culturelles de chacune.

15 Juin : Aujourd’hui les livres en cause, ce sont de nouveau les miens qui reviennent de tour en tour comme les éléments d’un manège puisque je rédige enfin ma communication pour la faire publier.

Jeudi dans la splendeur du Café de la Paix, un homme à qui je parle de mes deux livres philosophiques Canal de la Toussaint et La Pensée Corps. J’admets bien volontiers que ce sont des livres difficiles et j’ai de la reconnaissance pour celle qui a bien voulu les éditer. Mais avec suffisamment de temps devant soi et une absence de dogmatisme et de préjugés de l’autre côté de la table, on peut tout de même parvenir à se faire comprendre et avancer un peu.

17 Juin 2005 : Aujourd’hui le livre a complètement disparu. Par épuisement, aboulie et désespoir de la dureté de ma condition, autant subjective qu’objective. Ce genre d’état ne m’impressionne pas. J’en ai depuis longtemps la familiarité. J’envisage même - si un jour j’en ai le temps - d’écrire tout un ouvrage recensant tous les états crépusculaires que je connais. Un catalogue des états psychiques mortifiés et partant mortifères pour aider les praticiens à mettre de l’ordre dans tout ce fourbi. J’en connais au moins une douzaine que j’identifie sans difficulté. Expérience due à l’âge mais aussi à la nécessité de déclencher le plus rapidement possible la contre-offensive qui convient. Je dis bien contre-offensive et non thérapeutique.

Samedi dans mon sac, un livre que je trimballe sans le lire. Ce mot d’argot m’apparaît un peu déplacé lors de la mise au propre de l’agenda. Je pourrais effectivement le remplacer par colporter ou transporter mais je ne suis pas sûre qu’ils rendent compte de la même façon de cette action qui n’en est pas vraiment une mais tout au contraire un commencement de démantèlement.

Dimanche : Le choix d’un livre en prévision de la surveillance du Baccalauréat que je dois assurer demain. Les nouvelles de Daniel Boulanger globalement dénommées L’enfant de Bohème.

Gombrovicz se plaint de l’excès de publications de livres et craint qu’ils ne s’entredévorent. Je n’irais pas jusque là mais il y a peut être là dedans un peu de vrai ! Néanmoins là où cette menace se précise et génère sur les rayons une certaine dysharmonie, il est toujours possible d’y parer en en réorganisant l’aménagement.

Lundi je commence les nouvelles de Boulanger, enthousiasmée par le style.

Le 21, Jour de l’Eté : Je rêve au livre de montagne que je pourrais offrir à mon père qui en a toujours été un amateur fervent. Même s’il n’est plus en état de lire, il peut encore regarder les images, dans ce cas disons plutôt, les photographies.

Mercredi : Au restaurant des Buttes Chaumont, bonheur de lecture de L’enfant de Bohème. Bonheur aussi de tous ces lieux parisiens enchanteurs parce que paisibles et esthétiques, renvoyant toujours à des tableaux qu’on a par ailleurs, ailleurs déjà vus.

Jeudi : Retour des surveillances du Baccalauréat. Dans l’autobus PC plein à craquer je me délecte du style de Boulanger, c’est déjà ça ! C’est déjà énorme aurait dit ma belle mère bien aimée reconnaissant par cette formule quasiment magique la difficulté de la vie ainsi que toute la sagesse nécessaire pour y faire face et espérer s’en arranger. Je ne peux pas dire que je tiens d’elle puisque notre lien n’est né que de l’alliance, mais nous nous sommes reconnues et aimées dans notre volonté commune en tant que femmes de faire au mieux pour le mieux, quelle que soit la situation…

24 Juin : L’idée de contacter les Editions Godefroy pour l’édition de mon manuscrit Sommes nous bien loin de Montmartre ? A la mise au propre de cette notation je me demande tout de même comment j’ai pu avoir une idée pareille ! La réponse est pourtant simple. En dix ans la société française s’est bouleversée, euphémisme même d’un certain anéantissement et le monde littéraire encore bien plus que le reste.

Le fait est que pour l’observation de ce phénomène j’ai été aux premières loges. Pas seulement ces dix dernières années mais tout aussi bien les quarante de ma vie de publication. Je suis quasiment un cas d’école, et d’ailleurs lorsqu’on lit sur Internet les commentaires que nos voisins font sur la vie littéraire française, c’est ainsi qu’on m’y présente. Ce n’est pas la mince consolation qu’on pourrait croire. Tout au contraire, la période historique ayant été et étant ce qu’on sait, il s’agit plutôt là d’une gloire.

Samedi au Marché de la Poésie, aucune nouvelle de mes livres qui doivent paraître. De toute façon mes éditeurs ne sont même pas là. Autant dire que l’affaire est mal engagée. Heureusement, on s’habitue à tout !

Dimanche : Une flopée de livres rapportée du Marché de Saint Sulpice. De nouveau la problématique de l’argot qui n’a pas son équivalent dans la langue académique. Il pourrait paraître faux d’écrire qui n’a pas son équivalent en français car l’argot fait partie du français. J’admets surtout pour l’avoir expérimenté par moi-même - ayant récemment mis en français académique une vingtaine d’années de récits et commentaires sur l’évolution de la société – activité qui n’est pas de tout repos ! Force m’a été de constater, lorsqu’a été achevé ce travail dénommé par référence à la Prose du Transsibérien de Blaise Cendras Sommes nous bien loin de Montmartre que le passage de l’argot à la langue académique lui avait fait perdre la moitié de son intérêt.

Thomas Bernhard évoque une anecdote traitant de la folie. De mon côté je sais qu’il m’a fallu en guérir lorsqu’elle s’est attaqué aux livres… Je n’aime guère me souvenir de tout cela. D’ailleurs je l’ai déjà à moitié oublié comme toute la face noire de ma vie. Comme je l’ai écris quelque part, je n’ai pas seulement le goût du bonheur, j’en ai aussi la vocation et la manie. Ou quelque chose comme cela.

Lundi : Lecture de Mourir à Vukovar un livre de Tristan Cabral publié chez Cheyne et acheté hier à la presque millénaire Foire Saint Germain Rue Bonaparte. Un pur chef d’œuvre ! Je persiste à penser que la destruction de la Yougoslavie a signé la fin de l’Europe en tant qu’idéal humaniste. Il n’est pas certain qu’elle s’en remettra…

Heureusement en ce qui me concerne, ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai été marginalisée…

29 Juin : Achat au Supermarché de tout un paquet de livres en prévision de la toujours difficile période des vacances. Mais il se peut que je les ai déjà lus avant même leur commencement.

Jeudi 30 : La mauvaise vie de Frédéric Mitterrand. La campagne de France de Goethe que j’évoque avec un ami pour lui raconter qu’à la bataille de Valmy, l’auteur y découvre les tracts français en faveur de l’Egalité. Il faut le lire pour le croire ! Quel dommage que personne n’ait pensé à nous raconter cela.

Premier Juillet : J’ai presque déjà terminé la lecture de La mauvaise vie avec une fois de plus la désagréable impression d’avoir été trompée par des agents commerciaux déguisés en critiques littéraires.

Samedi : Je m’interroge sur le sort à attribuer à ce livre peu convaincant voire moins en raison du manque d’affinités. Il ne suffit pas de transgresser pour tutoyer les dieux.

3 Juillet : Le projet de terminer un recueil de nouvelles pour le Salon. Je mesure à cela à quel point la simple publication du Fichu écarlate à la demande des Editions des Femmes et la participation de ce fait à leur reprise a renforcé non le courage - qui n’a jamais manqué puisque l’écriture elle-même s’est poursuivie en continu – mais donne un point d’appui qui permet d’engager l’action. Une digue, un sceau, un cachet quelque chose qui clôturant met fin à la divagation errante, ou du moins la fait espérer en en rappelant l’existence et permet ainsi l’établissement de la forme. Je m’en suis déjà largement expliquée dans mes œuvres précédentes.

Sur la page de droite, la règle n’a pas été respectée. Il ne s’agit pas cette fois de l’habituelle citation d’un écrivain suivie de la place largement nécessaire pour y noter ses propres réflexions, mais d’une information transmise par le journal Le Monde en 1998. On y apprend qu’à cette époque, la Douma russe n’avait pas assez de papier pour imprimer ses propres lois. J’en conclus que la réalité est toujours plus triviale qu’on l’imagine ! Je le sais depuis déjà un bon petit moment et c’est un élément de ma sérénité.

Lundi : Lecture du livre d’un certain François acheté lui aussi à ce qu’on pourrait en effet appeler le Marché des livres. J’en avais entendu parler dans une association de promotion en faveur de la poésie et lui en avais écrit des compliments. Non pas une formule de politesse, mais ce que j’en pensais vraiment…

5 Juillet : L’enfant d’eau de Tristan Cabral. Je le lis en attendant pour les interroger, les candidats que le jury évite de m’envoyer. Je crois comprendre qu’on se méfie de mon absence d’accommodements avec la fraude et l’ignorance… Je n’y ai aucun mérite, j’ai été élevée dans l’Ancien Monde…

Mercredi 6 : La traduction allemande de ma Pensée Corps qu’il est question de publier à Vienne ou à Zurich. Cette idée m’excite terriblement.

7 Juillet : Je calcule le nombre de pages existant déjà pour s’intégrer dans le recueil de nouvelles dénommé La galerie des reptiles est fermée à l’heure du déjeuner pour savoir si il a d’ores et déjà atteint une épaisseur suffisante pour en envisager la publication ou bien si je dois impérativement continuer à en écrire.

Je parcours le livre de Frédéric Pottecher sur les grands procès. Le 8 Juillet. Je me souviens que dans le poste de radio de mon grand père, sa voix redonnait forme au monde et me gardait de m’abandonner à la terreur ambiante qui m’aurait sinon décomposée. Il fut à cause de cela l’un des phares qui m’ont permis de ne pas sombrer dans l’expérience inouïe de mon enfance.

Heureusement je n’ai eu conscience de cette vie exceptionnelle que beaucoup plus tard pour ne pas dire au seuil de ma vieillesse. C’est sans doute à cause du mécanisme bien connu de nos prédécesseurs, phénomène qu’ils ont résumé pour nous tous dans le proverbe A brebis tondue, Dieu mesure le vent. Ainsi me suis-je trouvée mentalement équipée d’une naïveté à toute épreuve et pour tout dire, elle a même résisté à l’avènement de la vérité à savoir la prise de conscience de la réalité.

Samedi 9 Juillet : Pas de livres aujourd’hui. C’est le premier jour de ma retraite après quarante ans au service de l’Education Nationale. Je décide une pause. Jachère et tricot !

Dimanche : A la Radio, Alain Finkielkraut interrogé sur ses propres changements depuis la publication de son livre Le juif imaginaire. Il ne se dérobe pas. C’est l’une des raisons de son succès. La nature a horreur du vide. Ainsi détient-il désormais le magistère de la parole. Il fallait bien que quelqu’un s’en charge.

Curieuse citation de G. Haddad : A quoi ressemble un enfant dans le ventre de sa mère ? A un livre plié. Voilà une bien haute idée de l’être humain et de l’existence ! Hélas, ce n’est pas toujours le cas. Maman de son côté le comparait à une feuille et c’est d’elle que je tiens ce goût forcené de la botanique. Est-ce à cause de cela que j’ai écrit Ton nom de végétal ? Ce n’est pas impossible ! Ma philosophie personnelle ayant pris racine dans l’observation de la nature, je sais qu’il n’y a pas forcément autant de différence entre ces deux conceptions qu’on pourrait le croire à la lecture de ces lignes.

Lundi : Avec une amie du temps de mes études secondaires une conversation sur La mauvaise vie. Dans cette catégorie – car cela en est aujourd’hui une et disons même, à la mode - je lui dis préférer l’ouvrage que de son côté vient de publier Gabriel Matzneff. En débattant des raisons pour lesquelles l’une et l’autre nous préférons l’un des livres, je me rends compte qu’en fait l’un agit et pense en bourgeois et l’autre en aristocrate. Comme j’en fais part à mon amie, celle ci pousse des cris d’orfraie. Impossible de lui faire comprendre ce que je veux dire et pourtant cela me parait parfaitement exact. Mais les prérequis n’y sont pas. Comment faire comprendre que l’utilité peut n’être pas un horizon indépassable à quelqu’un qui ne sait pas à quel point la beauté est l’apogée du monde.

12 Juillet : Consultation du dictionnaire sur l’orthographe exacte de kaléidoscope. En vue de saisir une opportunité de publication, j’envisage de l’utiliser dans une version courte de mon texte La totalnité. A la guerre comme à la guerre !... Pas de possibilité de vie littéraire sans un minimum de compromis. C’est déjà très bien de réussir à éviter les compromissions, surtout lorsqu’on est comme moi sans arrêt en proie aux pressions des uns et des autres, tout à fait convaincus qu’ils sont en droit de diriger ma vie. Pas moyen - sans grossièreté - de les dissuader d’un tel projet. La leur ne leur apparaît à aucun moment !...

Mercredi : Conversation avec Alexandre qui découvrant La peste d’Albert Camus me dit que c’est exactement ce qui se passe. Je lui en cite de mémoire la première phrase, sans pour autant garantir l’exactitude du mot à mot. Heureux ceux dont la joie est partagée entre ceux qui l’ont créée !

Fête Nationale : Je repère une émission littéraire sur Europe N°1. Mais je ne parviens pas à l’identifier tout à fait. Du coup il me sera difficile de la retrouver. Il est sidérant de constater le temps qu’il faut pour s’habituer à bénéficier d’une séquence pourtant régulière. C’est d’autant plus dommage que dans la désertification ambiante et ma quasi impossibilité de déplacement, les ressources étant rares, il me faut bien faire flèche de tout bois.

Le 15 Juillet : Histoire d’une vie d’Aharon Appelfeld que m’offre Florence. De mon côté je lui ai préparé mon recueil de nouvelles Grand choix de couteaux à l’intérieur. Un prêté pour un rendu mais néanmoins il y a tout de même des degrés dans l’horreur.

Samedi : La douleur et la grandeur d’un écrivain. Point barre. Beaucoup d’appelés et peu d’élus…

17 Juillet : Pour surmonter les difficultés, je commence à lire le livre que je voulais pourtant me réserver pour les vacances. Cela ne m’étonne pas, c’est souvent comme cela. Du coup je garde une certaine distance par rapport à mes propres projets. C’est sans doute un trait de caractère commun à tous ceux qui n’ont pas pour des raisons sociales et culturelles - sans compter l’oppression des femmes - la pleine maîtrise de leur vie.

Sur la page de droite, Gustave Flaubert sur qui on peut toujours compter. Là Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps. C’est assez bien vu et je ne suis pas loin de penser la même chose. Enfant je m’abîmais déjà dans la contemplation des brins d’herbe. L’habitude d’ailleurs ne m’a pas quittée.

Lundi 18 Juillet 2005 : Le livre d’Applefeld dans lequel on s’enfonce comme dans la mousse d’un sous bois….

Mardi les livres d’art achetés pour ma progéniture. Je les feuillette goulûment. C’est toujours cela de pris. On ne sait pas de quoi demain sera fait. Ou plutôt on le sait trop bien !...

Le 20 : Les livres emballés en paquets cadeaux. Ma joie au carré, dans tous les sens du terme. Mon père disait avoir rêvé d’être magasinier. Je dois tenir de lui. L’hérédité n’est pas nécessairement génétique. J’ai surtout baigné dans son saint-simonisme dont il n’avait pas lui-même, conscience. Le projet de ranger le monde. J’en ai même fait un livre.

Jeudi 21 : Sur les Boulevards, dans le passage des Panoramas, l’un des lieux parisiens dont j’ai longtemps été familière à la sortie de mon rude travail, avec le traducteur allemand. Les livres dont il est alors question sont les miens. Nous sommes avec sa femme.

Le 22 : Dans le supplément du journal Le Monde, l’évocation d’Un tramway nommé désir. Tennessee Williams me remue toujours au plus profond. Marlon Brando n’y est pas pour rien.

Samedi : Pour le voyage vers la villégiature, quel sera le livre emporté dans le sac à main ? Epineuse question ! Ce choix est loin d’être anodin. Ce voyage est depuis toujours une épreuve pour toutes sortes de raisons. Pour qu’il ne tourne pas au drame, je dois mettre toutes les chances de mon côté. Le viatique de la lecture n’est pas - loin de là – suffisant pour assurer le succès de l’entreprise, mais disons que c’est un adjuvant qui rend supportable ce qui sans cela ne le serait pas !...

Le 24 Juillet : Je laisse à Paris le livre d’Applefeld parce que décidemment trop c’est trop. Je le reprendrai au retour.

Frantz Kafka : Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. D’après ce qu’on m’en dit, c’est l’effet que font mes livres. Mais de mon côté je n’éprouve pas cela car rien en moi n’est gelé, tout au contraire, tout est toujours en mouvement. A chaque nouvelle information, je recalcule tout le logiciel.

Lundi 25 Juillet : Les livres d’aujourd’hui ce sont au rebord du Causse Rouge, les leçons de peinture que je donne à mes petits enfants, en m’appuyant sur Van Gogh et Monet. Impression, soleil levant. Il a fallu soixante dix ans à l’auteur de cette initiative hors du commun pour qu’elle entre comme une date décisive dans l’Histoire de l’Art.

Qui donc a dit L’Humanité marche du pas du plus lent… et d’autant plus qu’il n’y a pas de marche du tout ni même une évolution, mais plutôt un chaos de pulsions, de mutations, d’affrontements, de dérive, de déshérence et de déréliction. Des œuvres d’art surnagent dans cet océan de matières diverses comme des amers qui me permettent de ne pas perdre ma route. Grâce notamment à mes classifications à la hache mentale.

Il y a celles A tomber par terre. Ce que la Faculté de Médecine a elle-même nommées Le syndrome de Stendhal après en avoir constaté la réalité des symptômes physiologiques. Et les autres que je qualifie d’un sans appel On s’en remettra ! Toutefois depuis quelques temps, il me semble qu’émerge une troisième catégorie résultant purement et simplement de l’escroquerie ambiante à laquelle s’ajoute l’excès des liquidités provenant elle-même d’une plus value qui ne trouve plus à se réinvestir dans des activités productives faute de rencontrer le pouvoir d’achat qui permettrait son écoulement.

Mardi : La femme sans que je jette à la poubelle tant il est mal écrit, prétentieux et toxique. Inutile d’en nommer l’auteure. Je ne néglige pourtant pas toute cette production de livres qui sans ressortir de la catégorie franchement littéraire alimentent plaisamment les moments de loisirs. Encore faut il qu’on y trouve son agrément et qu’on en ait pour son argent. Ce qui d’ailleurs chez cette auteure là est habituellement le cas. Il faut du coup s’étonner des maisons d’éditions qui les salarient et n’ont pas à l’égard de ces employées aux écritures, l’exigence qu’un patron quelconque - soucieux du client et de la réputation de la firme - aurait envers les siens.

Le 27 : Passage au crible de la bibliothèque du second étage de la maison de vacances pour y rassembler tous les livres auxquels je tiens. Je veux continuer à densifier la question. Le terme n’est pas vraiment approprié mais il est difficile d’en trouver un autre. Il s’agit d’une activité nouvelle qui est en rapport non seulement avec l’émancipation au long cours que je poursuis depuis ma naissance et que j’ai - il y a déjà quelques temps - résumé d’un Née esclave je veux mourir libre mais aussi de la perception de plus en plus claire de la catastrophe qui sans qu’on en connaisse encore l’échéance apparait de plus en plus inéluctable !...

Le 28 : Nouveau dépôt dans la poubelle de ce que le magazine féminin dont j’ai exceptionnellement fait l’acquisition appelle pompeusement un livre en l’offrant sous cellophane à ses clientes, mais qui n’est en fait qu’un petit fascicule à lire au mieux en surveillant une casserole en pleine action.

Vendredi : Lecture attentive du Bottin de l’Aveyron dans l’espoir de trouver un ostéopathe à Millau. L’expérience m’a montrée que c’était cette discipline là qui pouvait le mieux me soulager, surtout celle des Anciens lorsque c’était encore l’activité sauvage de certains kinésithérapeutes qui mettaient en pratique leurs plus folles intuitions.

30 Juillet : Le livre de Bollardière Bataille d’Alger, bataille de l’homme (1972) que mon alter ego vient de racheter à l’endroit même où il avait déjà fait l’acquisition du précédent. Nous ne sommes jamais à l’abri de ce genre de doublon. Après tout pas si grave !... On peut toujours considérer qu’il s’agit là d’une subvention exceptionnelle aux courageux de l’écriture et de l’édition. Sans compter pour commencer à ceux de l’action. Je ne perds jamais de vue que l’étymologie grecque du poème, c’est l’action. Il faut lire sérieusement l’article du dictionnaire pour le croire…Et pourtant aucun doute, c’est bien le cas !... 

Dimanche aux Puces : Douze livres d’occasion pour quinze euros ! Une véritable réjouissance ! Fouiller dans ces boites de hasard est déjà un vrai bonheur. Mais y trouver de quoi alimenter sa faim quotidienne est une grâce. Mon contentement est total lorsque je retrouve les livres de poche à la couverture dessinée ceux qui ont illuminés ma jeunesse.

Ma joie est moins nette lorsque ces jeunots se débarrassent par cageots entiers de la bibliothèque de leurs parents et que j’y trouve les auteurs qui faisaient dans ma génération, ce qu’on appelait pas encore le buzz et qui pourtant l’était déjà…Le mieux pour ce genre d’expédition dominicale, c’est encore le sac à dos ou tout du moins, celui qu’on peut porter en bandoulière…

Une citation que je n’aime pas et d’un auteur que je n’ai pas lu. Laissons tomber et d’autant plus le titre de cet agenda là. Son sous-titre plutôt, substitué à l’autre au moment de la mise au propre, propice à toutes les transmutations. La seconde version sait ce qu’elle doit à la première, ce qui ne l’empêche pas d’exercer toute sa liberté.

 

Lundi Premier Août : Lecture en diagonale d’un livre bâclé par un journaliste. Avec le développement des moyens électroniques, l’affutage des techniques de mercatique moderne, tout cela dans le cadre d’une économie financière devenue folle furieuse d’avoir l’œil constamment rivé sur le niveau de rentabilité et de dividendes distribués a accéléré la fabrication rapide de produits qui ont peu à peu remplacé les objets en perdant de vue leur fonction, une contrainte gênant la liberté d’entreprendre.

Cela est apparu bientôt comme une rigidité à laquelle il fallait mettre fin si on voulait être moderne, ce qui n’était pas négociable. Ainsi a-t-on peu à peu été envahi par des livres qui n’en étaient plus. L’adaptation à cette nouvelle réalité consistant à les utiliser comme des magazines servant à meubler un moment. Et après tout en vacances, il n’est pas malséant de se laisser vivre. A l’âge que j’ai, ce n’est pas si grave, l’essentiel est déjà fait !... Etant donné l’état d’épuisement dans lequel je suis, cela peut même être considéré comme une activité positive.

Le Mardi, j’enchaîne distraitement sur celui de Bruno Cremer que je crois être de la même veine. Je me souviens surtout de lui en 1975, interprétant Lucien Sampaix dans le film de Costa-Gavras Section spéciale. Loin de ces livres écrits au magnétophone, c’est au contraire un ouvrage plein d’intérêt. Cet acteur méritait une carrière qu’il n’a pas vraiment eue. Il n’est pas le seul !

3 Août : Au château de Saint-Izaire – au bord du Dourdou que j’aime tant parce qu’il exprime la douleur et l’espérance du monde - le livre d’or sur lequel j’écris simplement et directement mon émotion. Toutefois j’évite d’y écrire que cette rivière sans prétention me rappelle furieusement la Yougoslavie. Quant à parler des Balkans cela n’irait pas non plus. C’est la Yougoslavie que j’ai aimée. Et la différence en a été acté par cette modernisation du proverbe inventée par une jeune femme de ma connaissance : Noël aux Balkans, Pâques en Iran. On dira que c’est un peu élitiste, ce qui n’est pas faux, mais il n’est pas non plus forcément donné à tout le monde de comprendre en temps réel - c'est-à-dire paradoxalement instantanément - les bouleversements du monde à l’œuvre.

Le 4 : La mise en ordre continue. Cette fois ci, elle concerne la littérature pour la jeunesse. Il y déjà plusieurs années - n’ayant plus de destinatrice en âge d’en faire son profit - je l’avais globalement regroupée dans la grande malle noire de la chambre bleue. Une malle de colporteur achetée chez Emmaüs. Laquelle servait même carrément de meuble comme de l’autre côté du lit, celle de corsaire couverte de peau de sanglier au poil raide avait un couvercle bombé. C’était même leurs visibles différences qui m’avait amenée à étudier les variétés de ces objets pas nécessairement d’un usage courant.

Celle du corsaire avait fait partie de mes tous premiers achats en salle des ventes à l’automne 1971 à une époque où elles n’étaient pas encore à la mode. Elle avait été vendue pour rien dans celle de Soissons au bord de l’Aisne. Elle contenait pour le prix de ce rien une photogravure de la firme Goupil représentant Milton aveugle dictant le Paradis Perdu à ses filles dans un encadrement noir avec des restes dorés, un grand plat rond et quatre assiettes assorties d’un service de table vieillot et charmant ainsi qu’un pot de confiture rustique en verre épais. Tout cela avait fini par croitre et multiplier.

Non seulement j’avais dans les brocantes reconstitué pièce par pièce la totalité du service Marie Louise de la fabrique de Saint Amand des Eaux mais avait réussi à le dater et à signaler son existence à la conservatrice du musée qui m’avait à la main répondu d’en prendre grand soin eu égard à son caractère précieux.

J’avais également découvert que le gendre Goupil avait en prenant appui sur les nouveautés techniques, développé l’atelier de son beau père en inventant l’imagerie industrielle et que le cadre noir déglingué était Second Empire. Je n’avais néanmoins pas été jusqu’à me dire que cette couleur noire à la mode à l’époque renvoyait à la Révolution Industrielle, au charbon, au fer, au rail et à ce qu’on n’appelait pas encore la pollution. Creusant encore un peu plus la question j’avais appris que cette œuvre datant de 1878 était une reproduction d’un tableau de Munkacsy.

Vendredi 5 : Installée sur la cheminée du salon qui leur sert de chambre lorsqu’ils sont avec nous, à portée de main, une bibliothèque spécialement à l’intention des petits enfants. Il y a bien sûr à gogo les livres de la Bibliothèque Rose et de la Bibliothèque Verte. Je reconnais certains titres qui m’évoquent encore quelque chose. Mais force est d’admettre qu’ils ont tout de même perdu une partie de leur charme dans leur version modernisée de couvertures colorées et glacées.

A la limite la magie n’opère plus. Je n’ose pas être déçue. Il serait de bien mauvais goût de refuser les améliorations en faveur des plus jeunes. J’avais bien décidé dans mon adolescence de traiter correctement ma future progéniture. Leur donner le meilleur en faisait partie. Même en ce qui concerne les couvertures de la Bibliothèque Rose et de la Verte qui avaient enchanté mon enfance. J’ai d’ailleurs eu raison. C’est ce que j’entrevois en filigrane en lisant ce chef d’œuvre dont le titre m’a depuis longtemps frappée : Le crime des justes.

Samedi : Je termine ce livre d’André Chamson qui me fait une forte impression. Publié en 1931, j’y vois à tort ou à raison l’annonce de la montée des périls. Si on se penche sur le sens du mot inceste, on découvre qu’autrefois il avait un sens beaucoup plus général et du coup tout s’éclaire. Il s’agit alors d’une souillure généralisée. Sans doute ce que l’une de mes amies appelait la confusion. En tous cas, l’absence de tous repères anthropologiques. L’abandon de toutes les règles et toutes les structurations. L’absence de tabou dont se vante ingénument l’ultra modernité qui sans toute ignore tout de Lao Tsé disant Celui qui préfère le vice à la vertu est un néophyte dans le vice et dans la vertu.

Il faut le vivre pour le croire et pourtant cela est. C’est ! L’Incestus latin signifie bien sacrilège mais quel sens cela peut il avoir pour qui n’a aucune idée du sacré ? Comment s’étonner alors de la germination du pire ?… Et en effet il a bien suivi la relative prophétie d’André Chamson…

Dimanche à la brocante de Saint Jean de Bruel un stand de livres. Je n’ose pas dire un bouquiniste tant il apparait que c’est un amateur qui vide son grenier… Il a classé sa marchandise en trois catégories Eau de rose, Policiers, Gros livres. Force m’est de reconnaître qu’en matière de rangement - bien que je sois loin d’être une débutante - j’ai trouvé mon maître !

Sur la page de droite, une phrase faussement profonde, presque sans signification comme c’est souvent le cas dans ce genre de choix. La forme seule ne peut rien contre le fond. Je me souviens de celui qui me disait Vos formules, ce n’est pas de la pacotille. Est-ce à dire qu’il faudrait que je me décide à constituer mon propre agenda ? L’affaire est loin d’être gagnée tant mon insertion dans la société telle qu’elle est - notamment celles des horaires sociaux - demeure précaire… Même au bout de toutes ces années pleines à craquer…

Lundi 8 Août 2005 : De Pasternak l’ Essai d’autobiographie qui s’ajoute à son Sauf conduit que j’ai déjà lu. C’est à la fois trop et pas assez. On reste sur sa faim alors qu’il amorce quand même le débat. Sans doute par crainte de la censure. C’est aussi une question d’époque. En se penchant plus sérieusement sur la question, il appert que Sauf-conduit date de 1931, alors que son Essai d’autobiographie termine son œuvre en 1958, l’année de son prix Nobel. Année également de l’attribution au Festival de Cannes de la Palme d’Or au fameux film soviétique Quand passent les cigognes.

Ce n’est pas un hasard, mais un tournant dans l’histoire de nos relations avec nos voisins orientaux. Peut être dû au lancement l’année précédente du premier satellite artificiel s’arrachant à l’attraction terrestre par cette réputée grande puissance qui ne l’était pourtant pas autant qu’on avait pu le croire – ou plutôt qu’on nous l’avait fait croire – comme la suite l’a montré.

Le 9 : D’Alphonse Boudard - que je lis depuis longtemps - Les grands criminels. Ses deux premiers livres La cerise et L’hôpital étaient de véritables chefs d’œuvre puis le succès en a fait un écrivain professionnel, ce qui n’est pas toujours sans danger ! Je l’ai découvert dans une grande surface de province, témoignage à verser au dossier de la démocratisation culturelle.

Un prêté pour un rendu, je l’ai signalé à une amie professeure qui l’a enseigné dans ses classes et l’a même invité à y intervenir. Je le tiens pour un maître de la langue française et de la littérature au motif qu’il a décrit l’ambiance des salles communes de l’hôpital par la simple formule Ca calenchait par ci par là ! Difficile de faire mieux. Nos petits maîtres de Centre Ville ont encore du pain sur la planche…

Mercredi 10 : De Georges Perec, encore un chef d’œuvre - absolu celui là – Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? ayant relevé avec succès dans cet ouvrage, le challenge absolu de ne pas parler de la Guerre d’Algérie, pour en fait ne parler que de cela. Plus qu’un cas d’école, sans doute un cas unique. Mais le 10 Août 2005, les livres du jour sont aussi celui de Virginie Wolf et de Marie Chaix.

Le 11 : A la villégiature d’été, débat sur le réaménagement éventuel de la bibliothèque. Installation d’un nouveau local.

Vendredi 12 : Virginia Wolf m’ennuie, même si elle a tout à fait raison dans ce qu’elle dit. Notamment dans Une chambre à soi ! Peut-être n’est ce qu’une question de style, voire même de traduction. Cela m’est déjà arrivé avec d’autres auteurs comme Kafka ou Boulgakov. Je me réserve pour Les lauriers du lac de Constance de Marie Chaix. Le chef d’œuvre de l’exploration d’un angle mort non seulement de notre histoire, mais de la société française. On en est saisi.

Samedi et dimanche du retour. Des livres rapportés du Rouergue et que faute de place je dépose à la campagne… Cela peut apparaitre une politique de Gribouille. Je ne le nie pas mais je suis bien placée pour savoir que de Gribouille en Gribouille, les choses finissent quand même par s’éclaircir. La méthode n’est pas sans rapport avec la logique de l’homéopathie. La clé du succès est elle de ne prendre en compte que ce qui peut être assimilé sans gaspiller l’électricité de l’activité dans des antagonismes sans issue ? Après tout c’est aussi le principe de la non-violence qui colle au terrain.

Sur la page de droite du Paul Celan complètement hermétique. Je n’ai jamais réussi à savoir - même en m’en ouvrant à un autrui censé être compétent – si c’était là aussi une question de langue ou bien si sa renommée était surfaite à cause de son histoire. Je n’ai même pas pu élucider la question de la qualité de la traduction car le livre que j’avais prêté pour l’expertise m’a purement et simplement été volé. Je ne suis pas sûre que les adverbes purement et simplement soient là pertinents.

Le 15 Août 2005 : Jour de la mort de mon père. Sa vie est écrite, reste à faire le livre.

Mardi : Je songe au Livre des Morts égyptien. Mais en fait c’est inapproprié car le décès de notre géniteur tourne à la farce. On frise le scandale.

Mercredi : En plein délire, quelqu’une menace de transformer la vie en livre de comptes.

Le 18 Août : La lecture de la revue Les Moments Littéraires comme un grand soulagement. Miracle de la littérature, cet art subtil de la survie…

Dans la série des Horizons Aquitains, la lecture d’une entrevue dont je connais l’auteur : Observer n’est pas jouer.

Dans Les Moments Littéraires N°14, la lecture du texte de Marie.Hélène Lafon. Comme toujours dans cette revue, une heureuse surprise.

Dimanche en allant et revenant de la piscine, toujours Les Moments Littéraires.

Edmond Jabès encore sur la page de droite. Je crois l’avoir complètement assimilé et même dans cette catégorie de pensée qui m’est depuis longtemps familière, en avoir rajouté.

Lundi : Pas de livre aujourd’hui, il n’y a pas de place pour eux. Les vêtements de mon père mort occupent toute la place. Il me faut pour eux trouver le meilleur destin. Cela requiert la mobilisation non seulement de l’intelligence et de la sensibilité mais aussi de la capacité d’innover. Ce constructivisme du progrès métaphysique n’est pas donné à tout le monde, je l’admets. Pas à moi non plus d’ailleurs. Toute mon éducation s’y opposait et il m’a fallu un bon moment pour inventer cette pratique et l’appliquer non seulement à mes propres affaires mais aussi à la vie domestique.

Mardi 23 Août : Vissortsky acheté au Marché de la Poésie. De l’avoir entendu chanter ses propres textes absolument déchirants. A l’écouter, on a envie de parler russe. Ce n’est pas d’aujourd’hui. C’est l’inverse. C’est parce que j’aime tant la langue russe que j’aime Vissortsky. En fait ce n’est pas séparable. C’est sans doute ce qu’on appelle l’âme russe. Je dois hélas me contenter de l’esprit français. Comment s’étonner que je sois tout le temps malade ?

24 Août : L’annonce des six cents soixante trois romans de la Rentrée Littéraire. Comment croire qu’il y ait autant d’écrivains ?... Qu’il y a ou qu’il y aurait ? Aucune possibilité de tirer au clair cette affaire, car qu’appelle-ton exactement un écrivain ? Quelqu’un qui peut mourir de ne pas écrire ?

Le 25 : Je découvre dans ma bagnole deux livres interlopes dont j’ignore la provenance. Evitons l’enquête, se serait une faute de goût. L’argot suffit à signaler qu’on a changé de registre. Glissons !

Vendredi 26 : A pleine page dans toute la presse, l’orchestration de la sortie imminente du dernier livre de Houellebecq. Voilà une affaire qui marche. De toutes façons ce n’est ni le génie que certains essaient de nous vendre ni la nullité que les autres s’acharnent à démolir. Qui donc disait Le gouffre de l’Histoire est assez grand pour tout le monde… Bien que cela ne soit pas vrai, faisons comme si il y avait de la place pour tout le monde. C’est une question d’hygiène mentale, de morale, et de générosité.

Samedi : Stupéfaction d’entendre Frédéric Mitterrand interviewer Pascal Bruckner au sujet de son livre Pour l’amour du prochain apologie de la prostitution des gigolos par un énarque.

Dimanche 28 Août : L’un de mes recueils de chansons folkloriques entonnées à tue tête pour tenter de revivre. Un recueil de chanson peut il être considéré comme un livre ? C’est l’avenir qui le dira ! Je verse au dossier le rôle des chants dans la résistance des Pays Baltes à leur écrasement. Auprès de ma blonde, A la claire fontaine, et Quand le marin revient de guerre peuvent ils ranimer la société française dans le plus total coaltar ?

Avec des mots, un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir. Sigmund Freud. Bien vu, bien dit, on nous l’apprenait déjà à l’Ecole Communale pendant les quotidiens cours de morale qui me servent encore de boussole dans la tempête contemporaine.

Lundi 29 : Dans une pièce classique, on l’appellerait mon confident, nom de code de l’interlocuteur intime. Pour y chercher une référence, il a posé sur la table du bistrot, un livre de ou sur Benoit XVI. Dans son discours, c’est tout un !

Mardi, je tente de reprendre le livre d’Applefeld, mais il y faudrait pour poursuivre dans cette tache, une sérénité que je n’ai pas.

Mercredi : De nouveau le livre s’estompe dans la terreur qui croît à nouveau. Du verbe croitre et non croire…

 

Jeudi Premier Septembre : L’ambiance est si détestable qu’il n’est même plus possible du tout de lire. Cela empêche de croire que comme disent certains, la lecture est le remède à tous les maux. Malheureusement bien qu’elle m’ait sauvé la vie, je sais néanmoins qu’elle n’est pas l’universelle panacée.

Vendredi : Les velléités de rangement de la bibliothèque s’enlisent. C’est qu’il n’est pas si simple de détecter dans le chaos d’aujourd’hui, les lignes de forces de l’ordre nouveau en train d’émerger… Or le rangement a pour but de permettre de retrouver ce qu’on cherche parce qu’on en a besoin. L’Ecole Communale nous l’avait sérieusement enseigné : Une place pour chaque chose, chaque chose à sa place. Grâce à cela non seulement je retrouve ce que je recherche, mais je n’ai jamais rien perdu. Petit bénéfice secondaire : Ma mère qui me traitait de souillon n’avait pas raison.

Samedi : Dans la chambre de campagne, tout de même une petite bibliothèque dans le meuble art nouveau qui était celui de ma belle mère lorsqu’elle était jeune fille. J’ai longtemps caressé le projet de le restaurer mais je crois que le moment en est passé. Cela me crève le cœur. Mais sauver ce qui peut l’être est le B.A. de la gestion quotidienne en période de cataclysme. Cela implique nécessairement de faire des choix. Et comme disait l’une de nos comparses de mon association de poésie On n’a pas toujours le choix, mais il y a toujours des choix. Même et surtout lorsqu’on n’est pas dans une position dominante, ce qui pour le meilleur et pour le pire s’applique à mon cas.

Dimanche je reçois une nouvelle traduction du Devisement du monde de Marco Polo par Kosta-Théfaine. Depuis des décennies ce terme de devisement ne cesse de me fasciner à cause de la multitude de portes qu’il ouvre.

Une citation hermétique que la fatigue et le découragement me poussent à laisser tomber. Ainsi entre en désuétude des choses, des lieux et des auteurs sans même qu’on en ait vraiment conscience. Quant aux gens et aux évènements, c’est le processus même de l’oubli. C’est aussi ainsi qu’on se perd, ne concentrant peu à peu plus son énergie que sur l’essentiel. Faire autrement requiert une force de la nature et une vigilance contre nature. C’est dans ce paradoxe que racinent les œuvres irrécupérables.

 Je rêve un moment que les poèmes inspirés par la mort de mon père soient assez nombreux pour pouvoir constituer un recueil correctement édité. Cette expression recouvrant la publication sur papier. Je ne méprise pas l’électronique – loin de là – mais il y a dans l’objet papier une sensualité qui fait peut être partie de la lecture elle-même, du moins en ce qui concerne la littérature au long cours.

Le choix de quelques livres à donner de nouveau à Alexandre pour désengorger encore un peu plus la bibliothèque dont Un monde de pierre et Les mémoires d’un lion. Si je retrouve grosso modo ce que pouvait bien être ce monde de pierre et le genre d’auteur de ce témoignage, il n’en est pas de même de cette histoire de lion qui ne m’a laissée aucune trace.

Dans la salle d’attente du médecin du Faubourg Poissonnière, un exemplaire du magazine Lire. On y parle de livres, c’est déjà cela ! Même si c’est un peu conformiste, on arrive tout de même à y trouver des ouvertures sur des secteurs dont jusque là on ignorait tout. Ce n’est pas si mal…

Jeudi 8 : Mon recueil de nouvelles Grand choix de couteaux à l’intérieur dont je fais cadeau à l’Eliane retrouvée après plus de quarante cinq ans d’absence lors desquelles j’ai bien souvent pensé à elle.

Le 9 Septembre : Rencontre avec cette autre amie du lycée de ma classe de Mathématiques Elémentaires. Ce jour là, les livres en question sont les miens, tous ceux dont je ne peux pas parler. Elle me piétine allègrement, me reprochant – eu égard à mon poids - de manger un gâteau. Elle piétine ma personne et ma pensée, mais elle n’ose pas s’attaquer à mon œuvre. Je le constate avec une certaine satisfaction. Néanmoins à la limite, la rencontre est sans objet. J’entrevois qu’elle ne se reproduira pas. Tous les fleuves vont à la mer. Toutes les relations ont elle une fin ?

Le 10 : Le palmarès des ventes de livres, publié dans le magazine Le Nouvel Observateur. S’y dessine en filigrane la nature du monde qui vient. Ce n’est pas d’aujourd’hui, mais il semble qu’on ait atteint un point de non-retour. Le montant des ventes est désormais devenu le critère d’appréciation des publications. Après tout pourquoi pas, au moins c’est clair !

Dimanche, la décision tragique de liquider ma bibliothèque pour alléger le fardeau. Je n’en reviens pas !... Et pourtant depuis le début de cet agenda, il ne parle que de cela. L’idée n’est pas venue d’un seul coup, mais elle a cristallisé brutalement.

Louis Aragon : Il ne savait pas ce qu’il allait dire, c’est de le dire qui le lui a fait dire. C’est tout à fait cela et c’est ce que j’ai autrefois expliqué en commentant le néologisme inventé par André Chouraqui qui - nouveau traducteur de la Bible - proposa pour son premier mot Entête en remplacement du traditionnel Au commencement. La pensée à l’état naissant, c’est la parole !

Lundi. C’est dans L’exégèse des lieux communs de Léon Bloy que je trouve l’explication de la gueule d’enfer de certains cohéritiers. Dans la rubrique On dirait qu’il dort. Celle qui renvoie à la mort.

13 Septembre : J’ai enfin terminé le livre d’Applefeld. Ce n’est pas un livre ordinaire, il faut le lire comme une encyclopédie. Ce n’est pas le cas de tous les récits, mais plus souvent qu’on ne le croit. A commencer par les récits des navigateurs, ces prédécesseurs des anthropologues, comme tous ceux qui racontèrent sincèrement leurs voyages à ceux qui étaient restés. La science est plus vieille qu’on ne croit. Les Lumières ne sont pas nées armées tout d’un coup de la cuisse de Jupiter, ni même de la tête casquée de Minerve sa fille pas préférée du tout… Elles le sauraient si elles étaient moins prétentieuses et un peu plus observatrices. Les deux vont d’ailleurs peut être ensemble.

Nouveau transfert le 14 du même mois, en faveur d’Alexandre. Je forme le projet de continuer l’opération d’une pleine valise au bénéfice de ma progéniture… L’opération prend de l’ampleur. Il y a anguille sous roche.

Jeudi 15 : Faute de place hélas, le nouveau délestage en faveur de la plus chère. Plus jeune que moi, elle est nécessairement moins encombrée. Dans mon enfance comme nous allions en visite chez les amis de mon père, je me demandais toujours pourquoi ils avaient eu la mauvaise idée d’installer des bibliothèques dans les couloirs qu’ainsi ils rétrécissaient. Personne n’avait pensé à me l’expliquer. Sans doute ceux qui avaient le gouvernement de mon éducation ne s’étaient ils jamais posé ce genre de question. Et puis gouverner une éducation n’est pas gouverner l’instruction. Cela n’a peut être même rien à voir. On peut même se demander en ce qui concerne les filles si ce n’est pas antagoniste !... A l’époque cela l’était et rien ne prouve que cela ait radicalement changé.

Nouveau tour des différentes étagères le 16 pour voir si je ne peux pas me débarrasser d’un ou deux ouvrages supplémentaires. Et c’est en effet bien le cas. Il s’agit cette fois d’une certaine Madame de Staël que je transmets donc à qui de droit.

Samedi 17 Septembre : Acheté sur le titre Les yeux de mon père – comme souvent - chez un bouquiniste, lecture enfin du livre publié en 1992 par POL. De Marc Le Bot. Je l’avais conservé pendant plusieurs années dans l’attente que survienne le moment adéquat. Comme on stocke des provisions d’épicerie à l’annonce de troubles sociaux, voire de guerre puisque non seulement elle est redevenue possible, mais le fond de l’air. J’y suis ! C’est la perte de mon géniteur. Celui qui m’a mis le pied à l’étrier. La genèse dans toute la force du mot. Il m’en a appris la puissance en me répétant à tort et à travers la blague J’ai vu le couvreur, il m’a parlé de vous.

Dimanche : Il m’est de plus en plus difficile de lire et j’entrevois que cela va cesser. Ou au moins pourrait bien cesser tout à fait. Ce n’est pas en vain qu’on a peaufiné la grammaire grâce aux temps des conjugaisons. Un vrai trésor ! Mais je ne m’affole pas, je connais trop la musique. Lorsque je cesse de lire, c’est qu’un livre à moi va surgir et qu’il est alors en gestation.

Sous la plume de Gérard de Nerval, une phrase que je ne peux que contresigner. Retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante et nous prendrons force dans le monde des esprits. Sur la page de droite de l’agenda de 2005 mon commentaire est lapidaire en dépit du fait que le maquettiste a pourtant laissé plusieurs lignes disponibles. Cette fois j’ai écris en majuscule ET COMMENT ! La majuscule étant chez moi une sorte de contreseing de ce qui demeure dans le monde à venir. Demeure ou doit demeurer ? Ce n’est pas tout à fait la même chose… C’est à la mise au propre de cet agenda une décennie après que je commence à m’en apercevoir.

Lundi : Il y a bien en effet l’émergence d’un livre. C’est l’informatique qui en a permis la naissance. Un titre s’impose. Celui lu sur l’un des bâtiment du Jardin des Plantes que j’ai depuis toujours aimé fréquenter à cause de sa recherche architecturale La galerie des reptiles est fermée à l’heure du déjeuner. Quelle promesse de soulagement dans un monde tout entier adonné à la grande dévoration !

20, 21, 22 Septembre: Je tente de me tenir au livre que j’ai commencé. Je l’ai dans mon sac à main et l’emporte dans les transports. Ce n’est pas pour cela qu’il sera effectivement lu, mais du moins, grâce à cette procédure, il augmente ses chances. Procédure, procédé ou protocole ? Ce triangle méthodique serait il la base de l’action dans la société d’aujourd’hui ?

Le vendredi je décide de ne pas le conserver. C’était prévisible étant donné le temps qu’il est resté à traîner. Comme je le fais souvent je le remets gratuitement dans le circuit collectif. J’ai ainsi pris depuis longtemps l’habitude de déposer ceux que j’estime surnuméraires sous les abris d’autobus ou encore plus simplement et de façon plus sécurisée, de les laisser dans les véhicules.

L’idée m’était venue d’avoir oublié dans l’un d’eux, un des tomes du journal de Montherlant auquel je tenais beaucoup – sans doute Aux fontaines du désir – et d’avoir eu la stupéfaction en en faisant la demande en tête de ligne de constater que les employés questionnés l’avait retrouvé mais conservé. Ils me l’avaient d’ailleurs rendu, à regret m’avait il semblé.

Cette fois je glisse Les yeux de mon père entre le siège et la paroi. Il n’est pas assez prenant pour que je le conserve, et à quoi bon l’emporter à la campagne qu’il faudra sans doute bientôt débarrasser, puisqu’il n’est plus temps. Au sens que donne l’Apocalypse de Saint Jean à cette locution, à savoir le dépassement historique d’une époque, sa clôture et partant de ce constat, du mode de vie qui lui a été ponctuellement associé.

Samedi 24 Septembre : La satisfaction de mes boites à et de livres qui me permettent de prendre et de rendre compte de mes préoccupations d’aujourd’hui. Ainsi je peux ranger ensemble Marguerite Duras et Nathalie Sarraute qu’un classement alphabétique aurait irrémédiablement et à tort, séparées. Retrouver ce que l’on cherche à travers une pareille construction n’est peut être pas très facile. Il reste à comprendre que la lecture, cela se mérite et que c’est un élément de l’acte de lecture lui-même !

A savoir, aller rechercher dans des lieux invraisemblables de soi et des autres des intuitions enfouies dont les évènements présents révèlent d’une façon ou d’une autre, brutalement, par à-coups, ou progressivement que non seulement on était sur la bonne piste, mais mieux encore qu’on savait déjà tout à fait ce dont il était question.

Dimanche : Le trésor de mes rangements appliqué à Mourir à Vukovar. Ce terme à lui seul me bouleverse intégralement. Comme je persiste à me souvenir de la nuit passée chez un habitant de Mostar qui nous avait loué une chambre de son très modeste logis. Absolument sidéré, il nous avait regardé nous laver les dents au dessus de l’évier de sa toute petite cuisine. J’y pense encore.

Le plomb lui est rigide. C’est ainsi qu’un certain Pierre Faucheux fait l’apologie du système traditionnel d’imprimerie par opposition à la photocomposition dont il n’attend semble t-il rien de bon. Je trouve qu’il exagère quand même un peu. Le progrès technique réserve parfois - voire souvent - d’agréables surprises. Néanmoins il me faut la mise au propre de cet agenda et la lecture d’Internet pour découvrir qui est ce monsieur dont je n’ai jamais entendu parler…

Au cours de cette recherche qui n’est peut être pas d’utilité publique – encore que - j’apprends qu’il a révolutionné le graphisme français et pour le meilleur. Notamment en ce qui concerne le livre de poche. Du coup je lui pardonne ses excès de langage contre la photocomposition, excès de langage que j’ai censuré dans la version finale du texte, autant par décence que par paresse car il faut bien le dire, désormais dans ma soixante dixième année, je commence à fatiguer. Ce n’est pas mal séant et d’autant moins lorsqu’on a compris ce qu’avait d’obscène cette injonction publicitaire pour les vieux, de rester jeunes et en forme à moins de relever ipso facto d’un coup de pouce pour une fin dans la dignité.

Lundi : Boulevard de Grenelle en allant chez l’ostéopathe, des livres dans les boîtes d’un bouquiniste !... Habituellement je les fréquente ! Si on n’y trouve pas toujours les trésors qui bouleversent la vie et laissent un souvenir immarcescible, il y a toujours du grain à moudre ou au moins du foin à mettre dans le râtelier. Mais cette fois, cette activité là n’est pas à l’ordre du jour, le voyage dans cet autre côté de la ville n’étant déjà pas complètement anodin et je ne suis pas en situation – eu égard à ma dégradation physique - de me disperser. Je crois d’ailleurs ne l’avoir jamais fait ayant toujours vécu dans une sorte d’état d’urgence de la nécessité.

Mardi 27 Septembre : En quête d’un contenant adéquat pour y ranger mes livres courants. Entendons par là mes propres livres- ceux dont je suis l’auteure - puisqu’il faut bien admettre que c’est la situation réelle. Les livres de celle qui s’est pour elle-même nommée Jeanne Hyvrard choisissant ainsi ce que certains critiques ont conceptualisé en mère adoptée ou diagonale, je ne me souviens plus exactement.

Le 28 : Les trois Pléiade(s) de Stendhal que je déballe de leur cellophane pour les abriter faute de mieux dans une sacoche en plastique. Je n’ai pas toujours sous la main les boîtes nécessaires. Je ne les ai même jamais, car dès que la vie quotidienne m’en procure une, je lui trouve quasiment séance tenante, une affectation.

La meilleure possible non seulement pour elle-même, mais pour ce qu’elle va désormais contenir. Il n’est pas rare que de transfert en transfert, toute une partie des rangements soient affectés par la nouvelle arrivée. On peut trouver cela ridicule, c’est l’inverse. C’est le plus sûr moyen d’avoir un logiciel d’action adéquat à l’époque considérée. A savoir celle du présent vécu au présent.

Le 29 : Les manuels de langue étrangère qui réapparaissent tout à coup parce qu’on a déplacé le bureau informatique. Je les avais rangés dans les bat-flancs de ce meuble d’autant plus attachant qu’il fleure bon l’Administration des années d’Après Guerre et a été acheté chez un brocanteur de Soissons juste à côté d’une maison très aimée dont j’avais un moment pensé pouvoir faire l’acquisition.

Le 30 Septembre : Je décide de porter à ma moniale de belle-sœur, un livre sur les jeunes Saints de Vendée. Me l’avait donné un vieux pépé rencontré lors de ma croisière sur la Volga l’été 2000. Je ressemblais m’avait il dit - en compagnie de sa femme - à leur fille morte. J’avais été saisie de ce hasard non seulement des voyages, mais finalement de la vie même. C’est sans doute pour cela que j’ai attribué le livre au monastère où pour raison familiale, nous avons nos habitudes.

 

Samedi : Jour traditionnel de la visite des familles au couvent, la joie de la visitée nous faisant la démonstration d’un livre d’enfant qui se déplie. Joie partagée ! Il ne faut pas négliger les petits bonheurs. Entassés les uns sur les autres, ils finissent par rendre la vie sinon acceptable, du moins vivable. Ce n’est déjà pas si mal pour une aventure qu’on ne saurait en aucun cas dire contre nature – la preuve étant faite par elle-même – mais au bas mot mystérieuse, violente étrange et surtout paradoxale.

Dimanche : Je ne sais pas quoi faire de ces livres concernant les langues étrangères. Cela paralyse la suite de mes rangements. Et impossible de les remettre là où ils étaient. Cela ne correspond plus à la situation et l’espace est désormais occupé par autre chose. La question des langues étrangères n’a jamais pu être maîtrisée.

J’ai toujours dit qu’ayant eu tout ce mal avec ma propre langue maternelle, il n’y avait jamais eu de place pour autre chose. C’est surtout qu’à l’intérieur du Français il y a déjà plusieurs langues, outre celle de mon père et celle de ma mère, celle de l’Ecole, celle des mancêtres, celle de l’Administration et je ne dis rien de la littérature qui a elle seule en abrite déjà une foultitude. C’est son principe même. Ce qui me contrarie dans les langues étrangères, c’est lorsqu’il devient obligatoire de les parler. De paradis potentiels, elles s’avèrent alors des Chevaux de Troie dont du coup, il faut se défendre.

Sur la page de droite du carnet, qui revient récurrente chaque semaine, une citation poussive dans laquelle un auteur inconnu compare les livres de petits formats à des bécasses. Je ne suis pas convaincue de la pertinence de cette métaphore considérant les livres comme des oiseaux, il y a bien longtemps que moi-même, j’en use. Je crois même avoir écris quelques poèmes autour de ce thème. Mais les bécasses pourquoi ?

Lundi : Le désespoir d’acquérir pour dix euros six livres Place Pereire chez un bouquiniste alors que je n’ai réussi samedi à me débarrasser que d’un seul. Je ne suis pas prête d’en finir avec le rangement de la bibliothèque! Je ne suis même pas sûre que la rédaction de ce texte ait d’un iota fait avancer la question en dehors de la nécessité d’acter publiquement ce geste qui par certain aspect peut être considéré comme contre nature. Une transgression. Je l’ai souvent expliqué, socialement celle ci n’est acceptée que lorsqu’elle est victorieuse.

Mardi 4 Octobre : Villa Jasmin. Inattendu !

5 Octobre : Dans le bus à l’aller comme au retour pour me rendre chez l’acupuncteur, encore la lecture de Villa Jasmin de Serge Moati.

Les 6, 7, 8 : Toujours avec Villa Jasmin dans lequel il y a de vrais bonheurs d’écriture mais dans un tissu de texte un peu trop lâche. Je pense un moment donner le livre à Florence puis le range dans la petite bibliothèque de campagne.

Dimanche : Protection de quelques uns de mes livres d’art dans les pochettes en plastique récupérés de mes achats de draps en lin. L’association de ces deux éléments évoquent irrésistiblement le surréalisme d’Isidore Ducasse évoquant la fameuse rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie, sur une table d’opération.

D’autant plus que je ne suis pas persuadée et de loin que l’emballage plastique – même transparent – soit l’oméga de la conservation des livres. Depuis presque toujours je connais un homme qui fait la guerre au plastique. Il y a cinquante ans lorsque je l’ai rencontré, j’en avais été d’autant plus choquée que ma mère tenait cette matière pour le comble du progrès technique, mais avec l’expérience, force a bien été de constater que c’est bien lui qui au finish, avait raison !

Un livre est un objet qui devrait être goûté ou jugé dans un isolement de nomade, comme un témoignage perdu, une bouteille à la mer, un fragment d’humanité sans nom, en dehors du temps, du lieu, de la personne. Signé Pierre Drieu de la Rochelle. Je suis d’accord avec lui, mais j’ai du mal à me faire entendre. A cette aune on découvrirait que quoique ratés, ses livres à lui, ne sont pas si mal. Je me suis longtemps demandé pourquoi ce ratage était chez lui quasiment systématique, et j’ai fini par trouver que c’était par goût de la mort ou plutôt de l’anéantissement. Ce n’est pas tout à fait la même chose. La mort n’est pas toujours un anéantissement. Ne peuvent l’admettre que ceux qui ne sont pas à un paradoxe près et qui ont de surcroît réfléchi à la question.

Lundi : Avec l’ostéopathe qui essaie de rétablir le fonctionnement rationnel de mon pied et de ma cheville nous évoquons le bonheur fou d’avoir chacun de notre côté lu dans notre jeunesse L’Astragale. Albertine Sarrazin avait là, dès 1965 fait - par son écriture - souffler un vent de liberté qui nous avait tous les deux, soulagés d’un milieu social par trop rigide. Du coup il n’est pas étonnant qu’on se soit même, lui en tant que praticien et moi en tant que sa patientèle, trouvés des similitudes dans l’art d’aborder la vie, cet ensemble de toute sorte de luxations, cassures enchevêtrements et autres nécessaires - quoique souvent malaisés - étirements.

11 Octobre : Contemplation enamourée de mes livres d’Art. Ni avarice ni goût de la collection. Provision pour les temps difficiles à venir, l’isolement de la vieillesse, il n’y a aucun doute. Aucun doute non plus sur le fait qu’on meurt en dehors, au mieux à côté de ce qu’on avait prévu. Mais organiser au mieux ce dernier âge de la vie permet d’en diminuer la crainte et c’est déjà bien.

Le 12 : Dans la bibliothèque de mon compagnon depuis si longtemps, les anomalies ne me bouleversent plus. C’est un des bénéfices de l’âge. Je ne sais pas si c’est dommage. L’agenda manuscrit dit oui, mais à sa mise au propre dix ans après il est bien évident que c’est non, tout au contraire.

Jeudi : Achat du Bel Aujourd’hui, l’un des tomes du Journal de Julien Green qui en comporte dix sept. Il y a de quoi faire. Faisons ! Faisez ! Ou plutôt Faites ! Mais il semble que l’orthodoxie révoltée passe là à côté de quelque chose d’essentiel. Faisons, faisez n’est pas du tout la même chose que faisons, faîtes ! C’est la victoire de la littérature sur l’Académie.

Vendredi 14 : Lecture du Bel aujourd’hui, pour moi un vrai trésor ! Et faute de lumière, avec une lampe de poche dans les WC. Sans doute pour ne pas réveiller la personne qui dort dans la grande pièce. Difficile de pousser plus loin l’amour du texte et le respect de l’hospitalité. Les deux ne sont pas sans rapport. Se donner à la lecture d’un texte ressemble à l’hospitalité accordée à l’auteur.

Samedi : Je poursuis cette lecture. L’auteur décrit remarquablement bien les affres de la création.

Dimanche 16 Octobre : Le soulagement du livre qui s’achève. Cette fois c’est d’un des miens qu’il s’agit La galerie des reptiles est fermée à l’heure du déjeuner. Tout entier construit comme un système optique autour d’une exhibition masquant un objet caché. Le fétiche contrepoids de la monstration !

Une citation absconse de Thierry Metz. Je la laisse de côté pour ne pas me compliquer une tâche que j’ai déjà du mal à remplir. Il est vrai que j’ai retrouvé ce petit agenda que j’avais perdu de vue et que c’est une conversation avec un revuiste au Salon des Blancs Manteaux qui a décidé sa mise au propre dix ans après. Auparavant je n’y aurais jamais pensé, la matière m’ayant semblée lors de son premier rangement dans le sac en cuir noir qui me tient lieu de tiroir, franchement insuffisante voire carrément répétitive.

Mais ne nous méprenons pas. La mise au propre a comme fonction - dans ce cas là - de me débarrasser effectivement de l’agenda en question. Ce que j’ai bien entendu exécuté dès la toute première transcription achevée. Au risque assumé de ne pas pouvoir même en cas de besoin procéder - en le consultant - à des vérifications ou à la recherche de complément d’informations. Peut-être n’y a-t-il de création que si on accepte de sauter dans le vide. Un vide tout relatif dans l’exemple considéré. Ou plutôt exactement la création est en elle-même un saut dans le vide, ce n’est pas tout à fait la même chose…

Lundi sans conviction, nettoyage d’un petit bout de ma bibliothèque.

18 Octobre : La découverte étonnée du sens profond et caché du titre de mon dernier livre La galerie etc … Les reptiles en question sont ceux de la tête de Méduse dont chacun sait bien que c’est Persée qui en vint à bout, marchant vers elle à reculons, après avoir pris soin d’user de l’avers de son bouclier comme d’un miroir, échappant ainsi - si on ose ce néologisme nécessaire - à la médusation. Si on ajoute que c’est du sang de ce monstre qu’est né Pégase, le cheval sur lequel le héros parvient à s’enfuir, on comprend aisément qu’il s’agit là d’une métaphore de la création artistique qu’on peut du coup définir comme l’action d’échapper à la médusation. Et de fait c’est bien cela. Sans fascination, pas de création mais à condition tout de même de parvenir à s’en arracher…

19 : Le bonheur de réussir à travailler de nouveau dans les transports en commun, parce que mon livre urge.

Jeudi 20 : Julien Green pour se redresser.

Vendredi : La déception soupçonneuse que la Maison de la Presse de l’avenue des Ternes cherche à empêcher la diffusion du livre de Vincent Nouzille Les empoisonneurs. Au milieu de toute une série de piles de toutes sortes, on me dit qu’ils n’en ont reçu que deux exemplaires. Après tout, c’est peut être vrai ! Cette question des polluants imbibant peu à peu tout l’environnement n’intéresse finalement pas nécessairement grand monde. C’est trop abstrait et il y a d’autres priorités.

Samedi : J’attaque dans le désordre le livre d’Olivier Todd Cartes d’identité. Le style tranche avec ce qu’on connaît. C’est déjà cela.

Dimanche 23 Octobre : Je commence à lire Todd, dans l’ordre. La première plongée dans le désordre est destinée à déterminer le braquet de lecture nécessaire pour ce genre d’ouvrage. Ils ne se lisent pas tous de la même façon. Et c’est tant mieux parce qu’il en faut pour toutes les situations. De fait le prétendu livre de chevet est en réalité plusieurs. Et d’autant plus que la pensée est complexe et la vie compliquée.

L’alphabet est une source nous dit notre Victor national. Voilà un penseur résolument démocratique. Et pourtant c’est le point de vue de la coccinelle qui croit que le fondement du monde, ce sont les points noirs sur fond rouge. D’une certaine façon elle a raison de le croire, mais il ne faut pas s’y cantonner, à peine de finir par être tout à fait à côté de la plaque.

Lundi : A la Procure, je trouve enfin le livre Les empoisonneurs. Je suis prise de vertige en redécouvrant le gigantisme de cette librairie que je connais pourtant !

Le 25 : Le livre d’Olivier Todd s’avère une véritable œuvre littéraire très attachante.

Mon alter ego rentre de province ayant lui aussi acheté Les empoisonneurs. Nous en voici deux. Qui se ressemble s’assemble, l’adage est bien connu mais complique un peu la rationalisation de la gestion. On ne peut pas tout avoir ! La liberté n’a pas de prix, mais elle a un coût.

Jeudi : Je suis choquée qu’Olivier Todd déballe dans ses souvenirs la sexualité des autres. C’est difficilement pardonnable ! A moins d’invoquer le psaume 130 Si tu retiens les fautes qui donc subsistera ?

Le 28 : La question ce jour est de trouver à qui je vais bien pouvoir donner le deuxième exemplaire des Empoisonneurs qu’on vient de me rapporter. Il n’est pas avéré qu’il faille absolument conserver ce livre en double. Cette façon de faire n’a de sens que dans de très rares cas. Par exemple les manuels utilisés chacun de notre côté par mon contemporain privilégié à l’Université avant même de nous y être rencontrés.

Ainsi avons-nous dû garder avec nous deux fois le même volume de L’Histoire des Institutions du malheureux Professeur Lepointe décédé en pleine action. Si j’osais, je les exposerai ensemble dans le coin rouge de la maison, comme les dieux lares de l’intelligentsia que nous ne savions pas à l’époque, avoir constituée.

Mais l’espace n’est pas extensible quelles que soient les intuitions des pataphysiciens validées par les scientifiques eux-mêmes. Le principe de réalité finit par s’imposer. Encore que de façon différente chez les uns et chez les autres… Faudrait il ajouter par les temps qui courent au principe de réalité celui de subjectivité différent lui aussi de celui de plaisir…

Samedi 29 : Accepter de laisser de côté la question des livres et récupérer un peu. Ménage et aménagement ne sont pas sans rapport, il y a déjà un petit moment que je l’ai remarqué. Nettoyer, réparer, ranger sont les éléments de base de la lutte contre la déshérence, l’un des fronts sur lesquels il n’est pas question que je cède ne serait ce qu’un pouce voire même simplement un iota. Le juste milieu entre l’ordre et le désordre est l’un des piliers de l’art domestique, discipline de genre qu’il n’est pas nécessaire de déboulonner pour interdire toute les discriminations. L’aménagement repose sur la discrimination, c’est l’idée même de l’ordre ou de la forme. Au choix. La forme c’est l’ordre dans la pensée complexe.

Dimanche : Je consulte le Bottin des Editeurs. Il y a anguille sous roche...

Les paroles on ne les dit pas, on les donne. On procède de ce qu’on a dit. Vincenzo Cardarelli. Cet optimisme dénote une profonde méconnaissance des fonctionnements sociaux dont moi-même très naïve pourtant, je me rends compte. C’est tout dire !

Lundi : Le livre aujourd’hui, c’est l’Atlas offert par l’agence de voyage Arts et Vie avec laquelle il y a trois ans s’est effectuée la visite des Pays Baltes.

 

Toussaint 2005 : Choisir pour le restaurant le livre le plus mince, pour qu’il tienne dans mon sac à main. La récurrence de cette notation dans un si petit agenda me sidère. Aucun doute j’ai vraiment terminé ma carrière professionnelle dans un bien triste état. Le médecin voulait m’arrêter, c’est moi qui ai refusé. Un vieil ami que j’ai connu autrefois aurait dans cette situation répétée jusqu’à plus soif Tu l’as voulu Georges Dandin. Il m’a fallu bien du temps pour en comprendre la signification.

Jour des Morts : Alexandre me dit que Le chercheur d’or de Le Clézio est au programme de sa classe de Mathématiques Supérieures. Je reconnais bien là l’enseignement français et ne regrette pas de l’avoir poussé à reprendre ses études. Assistant d’un collègue presqu’aveugle, il était venu à moi parce que dans la Salle des Professeurs, au milieu du tohu-bohu, je lisais.

Le 3 : Mon recueil de nouvelles La galerie etc deviendra t il un livre en 2006 ?

Vendredi 4 : Lecture d’une page de L’exégèse des lieux communs de Léon Bloy. Ce livre est une pharmacie à lui tout seul et pourrait à ce titre être remboursé par la Sécurité Sociale. Mais où trouver le corps médical décidé à le prescrire avec le sérieux nécessaire à la réussite de cette thérapeutique ?

Samedi : Je continue à vider la bibliothèque de la campagne. Témoignage paradoxal de mon espoir de survivre. N’avoir avec moi que les affaires que je peux maîtriser pour ne pas me créer de soucis inutiles. Est-ce ce que j’appelle Alléger le fardeau ? C’est que les livres sont pour moi des objets sacrés dont il se trouve que j’ai momentanément la garde et qu’il ne s’agit pas de laisser à l’abandon mais de fournir à chacun d’entre eux, le meilleur destin possible. A savoir le conduire là où il a une chance d’être lu. Ou au moins feuilleté puisque c’est cela qui le ramène à la vie à intervalles irréguliers.

Dimanche 6 Novembre : Les émeutes urbaines en cours défient le livre. On est sidéré ! Et pourtant cela est. C’est ! Amen en latin. D’où vient que cette simple traduction se met dans ce contexte à prendre une toute autre signification ? Je cherche en vain à quelle œuvre littéraire raccrocher ce qui là survient. Ce besoin d’alléger le fardeau n’est ni un luxe, ni un caprice mais une nécessité absolue. C’est en général ce qui fait œuvre. En général et en particulier d’où la forme spécifique de chacune des dites œuvres. C’est ainsi que la mienne a pris ce que j’ai par ailleurs appelé A la recherche du temps présent et qui en tant que genre - si on s’en tient à la nomenclature littéraire en vigueur dans mon pays - relève des Commentaires. Définis dans la taxinomie comme le récit d’évènements auxquels l’auteur a été mêlé…

Je crois comprendre au fil des jours - comme je mets au propre cet agenda rempli il y a déjà dix ans - qu’il n’a pas comme je le croyais en le faisant, comme contrainte de trouver chaque jour à parler du livre, mais plus brutalement d’envisager – de biais car la mort ne peut se regarder en face- sa disparition. Au commencement je voulais simplement remplacer la chronique que j’avais autrefois tenue pour une amie très chère, chronique écrite chaque jour pour lui sauver la vie. J’avais décidé de ne pas la publier, et n’en ai même pas conservé les doubles que j’avais un moment - dans le doute - gardés. Cette décision était bien la conséquence de toutes les préventions habituelles que j’entretiens contre la confusion des genres intimes et publics.

Mais de fait, ce texte qui apparait là n’a plus rien à voir avec les projets précédents. C’est qu’entre temps le temps a coulé et que la société s’est tellement transformée qu’il est difficile d’y trouver une continuité. Les citations de la page de droite me paraissent de plus en plus hermétiques lors de la mise au propre, ce qui n’était pas forcément le cas lors de la première rédaction de l’agenda. Elles servent alors de ce que les géologues appellent les buttes témoins. Je m’achemine doucement vers leur abandon que je n’aurais pas cru d’abord possible car c’est ce qui m’en avait paru être une étonnante originalité.

Pour alléger le fardeau, est-ce l’opération qui consiste d’une façon ou d’une autre à me débarrasser de tout ce qui n’est pas moi ? Une nouvelle étape de la désaliénation ? Dois-je encore reporter là l’étonnant propos que j’ai vu un jour jaillir de ma plume Née esclave, je veux mourir libre ? Faut-il admettre que toute œuvre est une sortie d’Egypte ? Même les œuvres plastiques qui n’ont étrangement aucune part dans mes textes, et encore moins les œuvres-minute – rapidement réalisées – qui pourtant peuvent à n’importe quel moment difficile, me sauver la mise ?

Lundi : Le fils du chiffonnier. J’ai beaucoup apprécié ces mémoires de Kirk Douglas – acteur qui m’a toujours attirée – Je n’ai pas oublié dans le film Les Vikings, ce morceau anthologie visuelle où l’on voyait son corps gracieux danser sur les rames du bateau. Je recolle le cahier central qui comporte les photographies.

Mardi 8 Novembre : Au fur et à mesure que j’avance dans le livre d’Olivier Todd, la séduction qu’exerçait le style ne parvient plus à cacher le côté règlement de compte. Un exercice dont j’ai horreur. A cause du mot compte. Appliqué à des choses aussi graves, le terme est obscène. De mauvais augure. C’est l’étymologie elle-même. Vengeance ne serait guère mieux. Ce qui se fond dans l’Histoire transcendant les destins individuels, c’est l’explication. Le dépliage du pli. On pourrait même inventer le dépli, il aurait alors comme rôle de s’opposer au déni.

Mercredi 9 : L’extravagante idée d’aller faire la lecture aux résidents de la maison de retraite dans laquelle est encore Maman après que mon père nous ait déjà quittés. Je leur lirais alors - plutôt au conditionnel qu’au futur – car il ne faut tout de même pas trop présumer de ses forces A la recherche du temps perdu, ce guide de voyage dans les hautes classes de la société.

Le 10 : La conscience se précise que la fin approche et qu’il me faut vraiment parvenir rapidement à la mise en ordre finale.

Le 11 : Je n’ai pas retrouvé la notation.

Samedi : Finalement la toxicité du livre d’Olivier Todd me fait le rejeter et le lendemain me prend même l’idée d’en faire un article critique. Cela m’arrive rarement et il faut pour que cela se produise que je sois vivement émue et cherche par cette prophylaxie à me débarrasser des affects. Sinon ils m’envahissent et l’expérience a montré qu’il était nécessaire pour raison médicale - et peut être possible pour raisons philosophiques - de me débarrasser par ce chemin là.

De Jacques Rivière : Toute pensée réussie, tout langage qui saisit les mots auxquels ensuite on reconnaît l’écrivain sont toujours le résultat d’un compromis entre un courant d’intelligence qui sort de lui et une ignorance qui lui advient, une surprise, un empêchement. Cela est vrai et c’est en quoi l’écriture aide à penser. Ce fut en ce qui me concerne l’absolue jubilation de l’année 1984 où comme explosée par la chimiothérapie, j’ai rassemblé les fragments de moi dans mon grand œuvre alchimique Canal de la Toussaint : Une indispensable monstruosité philosophique à jeter – si l’affaire tournait mal - dans la gueule de Cerbère.

Le 13 : Encore une perte !

Lundi 14 : A la Bibliothèque Beaubourg je vais voir mes livres sur les rayons et découvre stupéfaite que désormais je m’en fiche complètement. Je souhaite à chacun un pareil détachement. Une sorte de désobéissance civile de l’aliénation. Malheureusement l’emprise cybernétique augmente presque plus vite que les modifications spirituelles qu’on parvient à conquérir. C’est une course de vitesse contre la déshumanisation. A l’aune de l’analyse de la pensée matérialiste, le pronostic est réservé.

Le 15 : Je lis dans l’autobus Souad, brûlée vive un livre terrible, prêté par un ami. Une femme en me voyant vient m’en parler mais je ne suis pas du tout d’accord avec l’angle sous lequel elle aborde la question. Elle voudrait que les femmes occidentales se découvrant privilégiées se contentent de ce qu’elles ont et en arrêtent avec leurs revendications féministes !...

Le 16 : Je termine Souad brûlée vive absolument épouvantée.

Jeudi 17 : Un critique canadien me demande mon avis sur la préface qu’il envisage de publier à notre entretien sur la poésie, lequel sera intégré dans un ouvrage plus vaste.

Le 18 : La joie de cette amie à qui j’offre Isaïe réjouis-toi! Et la mienne de soulager ainsi ma bibliothèque sans perdre pour autant de vue que c’est le titre de l’hymne religieux qui symbolise le mariage orthodoxe.

Samedi : De nouveau un paquet de livres rapportés de la campagne. Cette noria est elle la métaphore de l’époque et signifiait elle l’annonce d’une pérestroïka à la française ? Il aurait fallu que le projet de datcha n’ait pas échoué et pour cela que la société française ne soit pas ce qu’elle est ainsi que dans la même logique elle n’ait pas été ce qu’elle a été.

Il est historiquement clair que le mouvement d’émancipation des femmes initié dans la foulée de la Révolution Culturelle de Mai 68 a été totalement dévoyé, la brèche faite dans l’étouffement ayant été confisquée par ces Messieurs qui n’en avaient jamais assez.

Désormais il est trop tard, au moins pour cette période de l’Histoire. La messe est dite. Et encore même pas. C’est plutôt Game is over ! Se débarrasser de tous ces livres est ce la tragédie d’Elias Canetti produisant cette œuvre absolument hermétique dénommée Autodafé ? Ouvrage lu il y a bien longtemps et compris seulement récemment. Comme le Cassandre de Christa Wolf dont le sens ne s’est révélé qu’après l’écroulement du Mur de Berlin.

C’est la puissance de la littérature de pouvoir rester ainsi en mémoire même lorsque le sens demeure pendant longtemps une énigme qui finit par se dévoiler au lecteur seulement s’il parvient à prendre sur lui et avec lui la signification de ce qui survient. L’œuvre de l’écrivain fonctionne alors comme un écran sur lequel le lecteur va pouvoir projeter ce qui le hante et dont il ne sait pas encore quoi faire. Si toute œuvre est une sortie d’Egypte faut il admettre que l’écrivain est un passeur qui montre un éventuel chemin entre le EN de l’aliénation et le HORS de la pensée ?

Dimanche 20 Novembre : Je m’interroge sur un choix cornélien. A la campagne, faute de place, pour en faire, dois-je remporter en ville, les livres ou les draps ? Cette interrogation ne paraitra bouffonne qu’à ceux qui méprisent la vie domestique se contentant de s’en servir comme d’une base arrière ou d’un réservoir de potentialités à piller et gaspiller.

Je n’aime pas l’absence de jouissance de la citation de Pierre Naville : Les mots se cherchent et si parfois ils se trouvent, c’est le plus souvent à notre insu ! Si c’était le cas il n’y aurait pas de travail de l’écrivain. C’est un peu difficile à croire. Surtout lorsqu’on le pratique soit même avec acharnement. N’avoir aucun pouvoir sur son œuvre est une chose, ne pas travailler l’écriture du texte en est une autre. Sans compter la coquetterie de l’auteur. Il serait de mauvais goût de dire qu’on sue sang et eau comme les navigateurs solitaires en pleine tempête embarqués dans un tour du monde toujours recommencé…

Lundi 21 Novembre : Je consulte mes dictionnaires encyclopédiques à la recherche de l’astragale et de la malléole, mais sans succès. Le souvenir d’Albertine Sarrazin commence à s’estomper. Force m’est de constater que c’est un effet de l’âge car à l’époque son aventure m’avait vivement impressionnée. Comme celle de Françoise Sagan et de Brigitte Bardot. Même si toutes ces femmes faisaient scandale, elles nous montraient qu’autre chose était possible que le funeste destin qu’on nous promettait.

Mardi : La joie de tous ces livres d’art achetés pour mes cadeaux de Noël. Mon désappointement d’en découvrir l’un écrit en anglais protégé par une cellophane et du coup ne pouvant pas être offert comme je l’avais prévu. Je me résigne à le conserver pour moi. Les reproductions de tableaux sont bien au dessus de ce genre de contingences. Je m’en veux tout de même de m’être laissée prendre à ce piège. L’emballage n’était peut être pas tout à fait le fruit du hasard. Mais comme disait Jacques Brel dans sa chanson La Fanette : On ne nous apprend pas à nous méfier de tout !..

23 Novembre : L’opération bouffonne qui consiste à rechercher sur Internet des nouvelles de mes éditeurs. Une fois n’est pas coutume, mais il me faut veiller à ne pas recommencer cet exercice discutable. Prendre le monde comme il est. Et surtout désormais comme il vient. La Révolution Cybernétique bat son plein.

C’est sans doute là, la genèse de cette idée baroque d’alléger le fardeau en bazardant la bibliothèque. Encore faudrait il se renseigner sur l’étymologie de bazarder. S’il renvoie bien aux souks orientaux, cela ne s’applique pas du tout. C’est tout au contraire une liquidation froide et rationnelle. Non pas le produit d’une rage passionnelle mais d’une détermination sans faille. Non pas le constat d’une désuétude et encore moins d’une faillite mais tout au contraire la volonté acharnée d’installer la nouveauté inéluctable dans un espace qui le lui permet.

Reconsidérer plutôt que bazarder. Alléger le fardeau pour reconsidérer l’affaire. Ou reconsidérant l’affaire découvrir qu’il est possible sans rien perdre ni céder, d’alléger le fardeau. C’est plutôt de cela qu’il s’agit. Sans compter l’aspect pratique. Avec l’âge et ma production en quasi continu tant dans l’écriture que dans les arts plastiques et textiles, je suis en passe d’être matériellement débordée. Je ne dois pas être la seule dans cette situation mais les autres sont peut être voire certainement plus précautionneux d’eux-mêmes. Du moins pour ce que j’ai pu en constater.

Jeudi 24 : Sun Tzu lu dans cette petite oasis de paix que constitue le restaurant du Centre Commercial de Goussainville. C’est un espace que je fréquente souvent comme je sors de la maison de retraite et que défigurée par l’absence de rencontre avec ma mère que je viens tout de même régulièrement visiter, j’ai besoin de m’affilier à nouveau au monde. L’année dernière j’avais été absolument bouleversée que pour le Jour de l’An le gérant soit venu me serrer la main. Ce qu’il faisait d’ailleurs avec tout un chacun.

 Il vous en faut peu ! m’avait dit un jour un chauffeur de taxi à qui j’expliquais à quel point l’avenue de Villiers bordée de ses deux rangées de grands arbres et de palais de pierre me bouleversait. J’avais admis que c’était vrai mais n’avait pas su, pas voulu ou pas pu lui expliquer de surcroit à quel point je considérais qu’il s’agissait là, d’une grâce. J’avais sans doute estimé m’être ainsi fait suffisamment remarquée. L’expérience m’ayant depuis longtemps enseigné la précieuse et subtile connaissance qui manque à beaucoup de rebelles et condamne à l’échec leur entreprise, celui de l’art de savoir jusqu’où ne pas aller trop loin.

Je ficelle l’épais volume du Fils du chiffonnier de Kirk Douglas, car acheté d’occasion, ayant déjà ostensiblement servi, il est maintenant totalement dépenaillé et menace ruine. Pourtant celui là je veux absolument le conserver dans ma propre bibliothèque dans laquelle je lui trouve effectivement une place ou plus exactement sa place. Ce qu’il y raconte est déchirant et un exemple pour tout le monde. Dans ces temps de liquidation, c’est une véritable consécration. Le mot ficeler n’a pas diverse acceptions, mais dans le contexte diverses connotations.

La coutume veut qu’on dise que les Russes aient lancé dans l’espace leurs engins à l’aide de cornichons et de bouts de ficelles – faute de savoir dénommer le constructivisme nécessaire de ces peuples là – mais concernant la ficelle, je ne crains moi non plus personne. Sans doute là aussi à cause de l’enseignement de mon père qui se mettait lui-même en boîte en vantant l’alpha et l’omega du rangement rationnel en évoquant le contenant sur lequel on pouvait inscrire Petits bouts de ficelle ne pouvant servir à rien ! Fanatique de la mise en ordre et de son maintien, on aurait pu qualifier mon géniteur de dangereux, s’il n’avait pas accompagnant ses instructions transmis cette publique autodérision. Du coup j’ai cherché et trouvé des usages nouveaux à ces cordelettes de tous poils…

Samedi au séminaire de Paris VIII, un cinéaste me dit On a tous vos livres à la maison !... J’en suis touchée. Je n’ose pas lui dire c’est trop, or c’est pourtant exactement ce que je pense. Les portes de secours battant sur les étoiles… chante Léo Ferré à qui veut bien l’entendre à force de l’écouter. La totalité n’est pas toujours bonne conseillère. Pour n’être pas clos dans sa propre construction, il faut que quelque chose manque. C’est ce qui permet la mise en route. Je ne le sais que trop.

Dimanche : Les livres aujourd’hui ce sont plutôt les albums que je donne à mes petits enfants… On peut tout de même les considérer comme des livres. En tous cas dans mon esprit c’est ainsi que je les leur remets. Simplement ils sont adaptés à la personnalité des récipiendaires.

Je ne retiens pas la citation de Jean Luc Nancy et lui substitue celle de Kepler que j’aime tout particulièrement Mon livre peut attendre un siècle son lecteur comme Dieu lui même attend depuis six mille ans son témoin. Elle a entre autre, l’avantage de n’avoir pas besoin d’être commentée. De fait, elle va même jusqu’à l’interdire. Une sorte de sacré absolu, le sacré scientifique.

Lundi : Découragement complet concernant la littérature. Cela arrive, mais ce n’est pas fréquent. Il y a longtemps que je sais le tonus variable selon les jours. Je ne connais rien à la physique quantique, mais je ne serais pas étonnée qu’on découvre un jour que la littérature en prise directe sur la physiologie profonde des individus peut l’être aussi. Peut l’être et même l’est vraiment. La vie même.

Mardi 29 Novembre : Le devoir de discernement. Il faut se résoudre lorsqu’on achète des livres à résister à certaines tentations. Même et surtout si ses propres choix ne sont ni ceux de l’époque, ni ceux de son voisin.

30 Novembre : Sidérantes Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence de Montesquieu.

 

Jeudi Premier Décembre : Je recommande ce livre à mon voisin. C’est tout ce que je peux faire.

Le 2 : Au chevet de ma mère en agonie, je poursuis la lecture de ce livre de Montesquieu.

Samedi : Toujours au chevet de ma mère, je suis dans Les voyageurs de l’impériale qu’Eliane m’a recommandé(s) lorsque surgit mon neveu que je n’ai pas vu depuis bien longtemps. Il vient voir sa grand-mère, il fait bien. Au bord du lit de la mourante, la conversation n’est pas facile.

Dimanche : Pas de livre aujourd’hui. Le regard vitreux de ma mère me fait lire directement dans l’au-delà. Non seulement c’est une expérience pas banale mais en fait une lecture absolument sacrée. Je ne regrette pas de l’avoir accompagnée jusque là.

Nul ne peut dire d’où vient un livre, surtout pas celui qui l’écrit. Paul Auster affirme là quelque chose de juste. C’est bien dans ce sens qu’ils résistent tous seuls sans qu’on ait besoin de les aider à le faire. C’est leur côté irrécupérable qui assure leur définitive indépendance. A la transcription de l’agenda, j’avais malencontreusement reporté la formule celui qui écrit mais m’étais rapidement rendu compte d’une anomalie sans pouvoir vérifier sur le carnet original que je m’étais comme pour tous mes manuscrits dépêchée de jeter dès la première mise au propre.

J’ai horreur des brouillons, cela rime trop avec le qualificatif de souillon dont ne cessait de me taxer ma mère. Le sens profond de la citation imposait de corriger la faute de transcription. J’aurais pu le faire d’autorité, mais ce n’est pas mon style. Je suis de formation scientifique, et c’est d’ailleurs cette genèse qui m’a permis de libéraliser la langue en la déverrouillant sur le modèle de la Classification périodique des éléments de Mendeléiev.

Lundi : Au chevet de ma mère un petit bout des Voyageurs de l’impériale. Dans la collection de poche. Elle tient vraiment dans la poche, c’est un autre des miracles qu’a généré le livre.

Mardi dans la même situation, j’écoute la Radio.

Le 7 : L’idée du livre que je pourrais offrir à Eliane pour Noël.

Jeudi : Je continue à vider ma bibliothèque. L’été 36 de Poirot-Delpech et Moi, j’aime pas d’Annie Saumont qui écrit essentiellement des nouvelles paraissant en recueils. Je ne sais pas si c’est un parti-pris ou un fait, en tous cas cette homogénéité me trouble.

Vendredi 9 : Vertige et malaise de tous ces livres entassés à la FNAC. J’y suis allée pour compléter ma série de cadeaux du Jour de l’An. Ce n’est pas une opération à faire à la légère au dernier moment. Il s’agit de la Cérémonie des cadeaux. Extraordinairement sérieuse. Je plains ceux qui croient bon de s’en dispenser en offrant n’importe quoi.

Le 10 : Je prépare un lot de livres que j’offrirais à une thésarde pour qui j’ai beaucoup d’affection. Je le lui remettrai en simulacre de distribution de prix à la fin de sa soutenance.

Dimanche : La satisfaction d’avoir réalisé mon projet. J’ai effectivement remis le paquet à l’impétrante en lui disant à haute et intelligible voix, de telle sorte que chacun en soit témoin : La République Française vous décerne la mention Excellente !

Nous allons conformément et tout d’un train mon livre et moi. Cette phrase ne m’étonne pas de la part d’un Montaigne dont l’absence de transcendance m’a depuis longtemps sidérée chez un écrivain réputé. Peut-être est-ce justement pour cela qu’il a un tel succès. Hélas, chez moi c’est l’inverse ! En allant bien au-delà de moi des décennies durant, mes livres m’ont crevée. Entendons crevée de fatigue !

Lundi 12 Décembre : Le bonheur absolu du don de ma bibliothèque tout autour de moi comme preuve du détachement et de l’amour.

Le 13 : Les voyageurs de l’impériale que j’emporte cette fois encore au chevet de ma mère, mais dont je ne fais rien. A l’impossible, nul n’est tenu. Il est faux que la lecture puisse se maintenir en toutes circonstances. Alors quoi donc ? Le refus de la mort ? La vie même !

Mercredi : Pour ne pas avoir l’air idiot, toujours dans cette situation si particulière de Décembre 2005 où se dénoue enfin ma tragédie, j’achète un numéro de la revue Esprit. On la vend à la Maison de la Presse en haut de ma rue.

15 Décembre : La joie d’Alexandre qui déballe son cadeau de Noël constitué de trois livres. En matière de don, l’ancre de miséricorde. En matière de lien également. C’est peut être d’ailleurs la même chose. Du moins dans mon panthéon de l’émancipation.

Le 16 : Les volumes de la Pléiade en grande quantité dans la bibliothèque de ma voisine chez qui a lieu cette fois, l’annuelle réunion des copropriétaires. L’homogénéité du panorama me crée du coup un léger malaise.

Samedi : Au restaurant de Levallois, la très chère qui m’accompagne se demande si elle va oui ou non, m’offrir le Catalogue raisonné de l’œuvre de Balthus. Le fait est qu’autant pour elle que pour moi, cela mérite réflexion. On dira qu’on a de bien étranges conversations, mais il en est bien d’autres entre plus bizarres, avec elle et avec d’autres. Le fait est que j’ai la langue bien pendue. Nombreux sont ceux qui voulaient me faire taire. Du coup il a bien fallu que je me colle à l’écriture…

Le 18. Hésitation burlesque du sort qu’il convient d’attribuer à un petit fascicule retrouvé sur une étagère et intitulé Tout sur tout. Dans ce cas là en effet on peut parler de désuétude. C’est peu dire que le monde a changé. Mais de là à déterminer ce qui transcende ce changement, c’est une autre paire de manches !

Laisser le livre ouvert sur la table. Jacques Rigaut. Sur la page de droite de l’agenda, en 2005 j’ai écrit surtout pas, les mots s’envolent comme un rien…

Les 19 et 20 l’angoissante et récurrente question de la saturation de la bibliothèque et l’obsession de la vider en faisant des cadeaux autour de moi.

Mercredi : L’idée d’en caser un à un pote que je dois rencontrer demain.

Jeudi 22 : Je le lui case effectivement et il en est très heureux. Je me demande si le mot fourguer ne serait pas mieux venu.

Vendredi 23 Décembre : Emballés l’un au-dessus de l’autre les œuvres de Marx et celles de Matzneff. Il est des rencontres inattendues. Dans la vie aussi, c’est souvent comme cela.

Avenue Niel Samedi, la petite librairie a sur son éventaire installé sur le trottoir, une série de livres peu engageants. Même lorsque je marchais allégrement, elle ne faisait pas vraiment partie de mes parcours.

Dimanche de Noël : L’unique livre qui demeure dans la chambre de Maman que nous sommes allés vider le surlendemain de sa mort.

Lundi : Je range ce seul livre retrouvé dans un carton, pour préparer désormais le partage équitable de l’héritage. M’en tenir à la loi, ma sauvegarde au milieu de toute cette horreur.

Le 27 : L’idée d’offrir le livre de Todd à Jacqueline dans l’espoir qu’elle ne l’ait pas déjà.

Mercredi 28 Décembre : Enterrement de Maman au Père Lachaise. Je me demande dans lequel des cartons que j’apporte à mes collatéraux est le seul livre qui ait été dans la chambre de nos parents désormais tous les deux décédés à quatre mois d’écart et réunis là dans leur tombe. Il ne s’agit pas ici d’une pensée parasite, mais au contraire d’une concentration extrême sur le sujet.

29 Décembre : J’offre effectivement le Todd à Jacqueline, au Rostand où j’ai mes habitudes. Face au jardin du Luxembourg, ce beau restaurant est l’ami des livres. Non seulement il y en a en permanence sur la cheminée mais même un des miens au mur, sous verre dans un cadre doré.

Vendredi 30 Décembre : Grâce à la messagerie électronique l’annonce de l’avancée de la parution de livres collectifs dans lesquels on publie certains de mes textes.

Samedi 31 Décembre : Le bonheur de l’échange des cadeaux du Jour de l’An, de toutes parts des flots de livres…

 

 

Jeanne Hyvrard - 2014 sur un agenda de 2005

 

 

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Mise à jour : décembre 2014