Publié au Seuil en 1982 dans
la collection Fiction et Cie dirigée par Denis Roche
JEANNE
HYVRARD
LE
CORPS DEFUNT DE LA COMEDIE
TRAITE
D’ECONOMIE POLITIQUE
Littérature
Arrache-moi la tête que je ne souffre
plus. Jette-la dans le caniveau. Jette-la au milieu des crachats. Dans l’eau
sale de la ville. Avec la vomissure des chiens. Au milieu des lettres d’amour
déchirées. Emporte-la dans le trou du rocher. Emporte-la dans ton aire.
Emporte-la dans le secret de ton habitation. En haut des hautes terres.
Emporte-la pour que cesse ma souffrance. Les femmes-oiseaux sortent des ravins.
Les femmes-oiseaux chantent dans la montagne. Les femmes-oiseaux m’appellent.
Emporte-moi là où elles ne peuvent aller.
Asile. Asile. Donne-moi asile.
Ouvre-moi les bras. Craque tes murailles. Referme ton corps de pierre sur ma
tête bouleversée. Asile. Asile. Donne-moi asile. Fais-moi place dans ce qui a
été. Fais-moi place avec ceux qui ne seront plus. Fais-moi place avec ceux qui
ne vont pas ressusciter. Au milieu des femmes accouchées. Au milieu des vivants
torturés. Au milieu des enfants suicidés. Au milieu de tous ceux-là qui n’ont
pas pu survivre. Asile. Donne-moi asile. Ouvre-moi le blindage de tes portes.
La surdité de ta parole. L’aveuglement de ton regard. Ta chair de métal. Ton
sol d’enclume. Tes bras de marteaux. Forge-moi que je ne souffre plus.
Forge-moi une carcasse vide. Forge-moi un cœur d’acier.
Laissons les vivants enterrer
les morts. Laissons les vivants pleurer leurs amours. Laissons les vivants
oubliés les morts. Laissons les survivants réciter la prière aux agonisants.
Pour quel corps si mort qu’il ne bouge plus depuis longtemps ? Pour quel
corps si vieillissant qu’il ne bouge plus depuis longtemps ? Pour quel
corps si vieillissant qu’il commence à se dissoudre ? Pour quel corps si
bouleversé qu’il parvient à entendre ? Pour quel corps si tragique qu’il
poursuit sans fin les oiseaux ? Pour quel corps si détruit qu’il ne
parvient plus à aimer ?
Ecoute la prière aux
agonisants. Pour mes amours qui meurent avec moi. Pour mes amours renaissantes
au bout de chaque doigt. Pour mes amours renaissantes au bout de chaque mot.
Ecoute la fin de la parole. La mutité. L’éclatement du langage. Le temps sans
phrases. Le silence des retrouvailles avec la terre.
Aller mourir un peu plus loin.
La chair déchirée par les fenêtres illuminées. Marcher. Marcher vers le langage
perdu. Marcher vers les plaies ouvertes. Marcher parmi le sang qui coule. Pour
quel peuple mourant s’abandonnant au vertige ? Pour quel peuple mourant
consentant à la déraison ? Pour quel peuple mourant renonçant à
survivre ?
Nous marchons dans la nuit. Je
suis ce fleuve de chair dans le petit matin. Cet arrachement au sommeil
lointain. Ce suintement d’immeubles excentriques. Cette gorgée vivante dans la
bouche du métro. Je suis le pas des passants allant au travail. Les corps
cahotés par les trains. Les corps écrasés dans les wagons. Je suis ce corps de
bétail. Ces corps lassés. Ces corps fatigués. Ces corps abîmés. Ces corps sans
mains qui ne peuvent plus se tendre. Ces corps sans pieds qui ne connaissent
plus la terre. Ces corps sans voix qui n’ont plus à parler. Je suis ces corps
de souffrance dans la répétition des heures. Ces corps de nuit. Ces corps de
jours. Ces corps des trois-huit. Ces corps à produire. Ces corps abandonnés
coulant dans le ravin. Ces corps noyés guidés par les murs. Cette coulée de
chair en marche dans le matin.
Apprendre à survivre avec
l’infirmité. Apprendre à écrire avec les mots qui manquent. Apprendre à
conjuguer l’infinitif des verbes imaginaires. Apprendre à dessiner avec les
mains qui tremblent. Nous marchons vers les gares. Vers le premier métro. Vers
le goutte à goutte de la sécheresse. Vers les carreaux cassés de l’hiver. Vers le
laminoir quotidien. Vers les vestiaires réglementaires. Vers le carrelage
encrassé. Vers le lavabo fuyant. Vers la serpillère essorée. Nous marchons vers
la désespérance. Nous marchons dans la nuit. Tu dis que nous allons vers le
jour. Ta tête est pareille au soleil. Tu ne sais pas que c’est d’elle que nous
vient la lumière. Le corps brisé de l’amour de la vie. Le corps de l’espérance
renonçant à survivre. Le corps des rues dans l’attente du réveil. Le corps des
rues de récupérant plus. Les errants. Les passants. Les malvivants. Cohorte
tragique. De passage. De détresse. De dérive. Corps de travail abandonné à la
souffrance.
Traité
d’économie politique
Introduction
Mon corps d’Iran en proie à
l’insurrection. Mon corps de Russie en proie à l’oppression. Mon corps
d’Afghanistan en proie à l’invasion. Les chars de Soviétie à l’assaut de
Mahomet. Les avions d’Ivan Suprême bombardant les minarets. Les mortiers de
Kremlin le Grand détruisant ce qui résiste. L’Empire soviétique annexant les
marches. Les fils de Romanov rêvant du monde. Le corps de glace roulant vers la
mer. Les montages de la terre dans les souffrances de l’écrasement. Mon corps
de roquettes dévastant les habitations. Mon corps de fusils décimant les
populations. Mon corps de Sainte-Russie acheminant les renforts. Les reliques
des bolchéviks enchâssées dans l’histoire. Le catéchisme du dogme enseigné à
tout vivant. La procession des blindés en route vers la croisade. Les témoins
hésitants repoussés par les crosses. Les pèlerins prosternés agitant l’encensoir.
Et dans sa prison saint Zek l’hérétique attendant le martyre. Les marais de la
Terre dans les souffrances de l’assèchement. Mon corps de paroles défigurées
par le mensonge. Mon corps de désunion cimentée par l’angoisse. Mon corps de
scandales étouffés par la peur. Les vœux fomentant les troubles. L’argent
trafiquant la chair. Les princes condamnant à mort. Le consentement refusant la
lutte. La lâcheté reniant la mémoire. La fatigue demandant le repos. L’Europe
de la Terre dans les souffrances du questionnement. Mon corps d’économie
relancée par les armes. Mon corps de révolte étouffée par le malheur. Mon corps
de chômage résorbé par la guerre. Les porte-avions faisant route vers le Golfe.
Les ogives menaçant les cathédrales. Les missiles rompant les relations. Les
peuples d’Afrique dans la désolation. Les peuples d’Asie dans l’extermination.
Les peuples d’Amérique dans l’interrogation. Les femmes de la Terre dans les
souffrances de l’enfantement. Les derniers fidèles récitant la messe. « Je
crois en l’homme créateur des usines et des bateaux, en la femme sa compagne,
et en la raison, leur projet ». Les croyants de la Terre dans les
souffrances du reniement. Mon corps de convulsions à côté des charniers. Mon
corps d’agitation tentant d’avertir. Mon corps de convulsion malade de
déchirement. Les entrailles du passé arraché. Les membres de la pensée
pulvérisée Les viscères de l’avenir décomposé. Une planète en feu. Une planète
en sang. Une planète en larmes. Les inspirés de la Terre dans les souffrances
de l’enfollement.
La fatigue. L’épuisement. Le
désastre. L’impossibilité de vivre. L’impossibilité de mourir. Les mots
toujours. La machine infernale de la transformation. La recollation. La
recollection. La reconstitution. La tête éclatée que plus rien ne peut retenir.
La marche à n’en plus pouvoir. La marche dans l’agonie. La marche à travers la
mort. Marcher. Marcher encore. Aller tomber un peu plus loin. Aller jusqu’au
bout du voyage. Au terme de la recherche. Traverser la muraille. Renverser la
forteresse. Retrouver le chemin de la mémoire. Les ruelles. Les impasses. Les
boulevards. Le dédale des mots. Le lacis des phrases. Les entrelacs de
l’écriture. Trouver le passage. Forcer le passage. Renverser la construction.
Retrouver le fil de la souffrance. Retrouver la mémoire. Retrouver l’oubli.
Marcher dans la ville. Marcher
jusqu’au fond de l’impasse. Marcher jusqu’à ce qu’elle s’ouvre. Marcher jusqu’à
la prairie. Retrouver l’amas de ferraille.
La carcasse métallique. La
matrice des mots froissés. Rechercher la pierre au milieu de la vie défigurée.
La pierre des origines. La pierre polie. La pierre taillée. La pierre sculptée.
La pierre peinte au-dessus de la cheminée. La pierre moulée en haut du trompe
l’œil. La pierre sculptée en haut du chapiteau. La pierre du meurtre jetée au
pourrissoir. La pierre verte gardant la mémoire. La pierre des digues entassées
dans la ville. Renverser l’édifice. Retrouver le passage du chagrin. Détruire
la forteresse. Raser la ville. Retrouver la prairie. Le carrefour où je me suis
noyée. Le bateau échoué sur la pierre de la cheminée. Le bateau peint sur le
chapiteau. Le bateau sur lequel tu étais perché. Le bateau des élus. La nef des
fous. Le galion des conquérants. Le grand voyage vers les temps nouveaux. Le
perroquet. Le corbeau. La colombe. Quel oiseau perché à l’arrière de la grande
souffrance ? La barque bleue du passeur passant l’enterrement. Le corps
dans le fossé. Les mots dans la tôle. La pierre dans le pourrissoir.
L’émiettement. L’enfermement. L’emmurement. Un corps au bord du fossé. Un corps
en détresse. Un corps en agonie. Un corps blessé. Un corps paralysé. Un corps
broyé. Apprenez le geste qui sauve. Le baiser. Le bouche-à-bouche. L’amour mot
à mot.
Ce jeu se joue avec deux dés.
Après avoir versé une mise convenue d’avance, chaque joueur jette les dés à
tour de rôle, et celui qui amène le plus de points commence le premier. Celui
qui du premier coup jette 6 et 3 se place sur le numéro 26 et celui qui jette 4
et 5 va se placer au numéro 53. Le joueur qui arrive à une oie avance d’autant
de points. Celui qui tombe dans le Puits (N°42) paie la mise et retourne au
n°30. Le joueur qui vient dans la Prison (n°52) paie un jeton et attend la
délivrance. Celui qui va trouver la Mort (n°58) doit de nouveau payer la mise et
recommencer au n°1.
Marcher dans la ville. Marcher
à la recherche de cet homme. Retrouver sa trace dans le dédale. Retrouver sa
trace dans le labyrinthe. Retrouver sa trace dans l’impasse. Retrouver la
pierre qu’il a jetée au pourrissoir. La pierre peinte la première contre le
rocher. La pierre du commencement du nom. La pierre du meurtre. La pierre de la
séparation. Retrouver le sens. L’ordonnancement des jours. Le fil du temps. La
grammaire. Les conjugaisons. Cet homme dans la ville. Marcher. Marcher vers
lui. Elle dit qu’elle l’a connu mais qu’il n’habite plus ici. Elle dit qu’il
est parti ailleurs. Elle dit qu’il a déménagé et qu’elle ne sait comment le
joindre. Elle dit que peut être là-bas de l’autre côté de la ville. Marcher
jusqu’à lui. Renverser les murailles de son front. Renverser la cathédrale de
son silence. Renverser la forteresse de l’écrasement. Retrouver l’homme.
Retrouver l’oiseau. Retrouver la trace de son passage à la blessure de mon
front.
Celui qui va trouver la Mort
(n°58) doit de nouveau payer la mise et recommencer au n°1. Le joueur qui vient
dans la Prison (n°52) paie un jeton et attend la délivrance. Celui qui arrive
au Labyrinthe (n°42) paie la mise et retourne au n°30. Celui qui tombe dans le
Puits (n°31) paie la mise et reste jusqu’à ce qu’il en soit délivré par un
autre qui prend sa place.
Celui qui tombe dans le Puits.
Tu ne veux pas de la femme-oiseau. Tu dis qu’elle est monstrueuse. Tu confonds
tous les mots. Viable. Vivable. Vivante. Tu dis qu’elle n’est pas quoi
donc ? Ta voix terrible. Ta voix cimentant la nuit. Ta voix m’emmurant
dans l’égout. Ta voix solidifiant la rivière.
Celui qui tombe dans le Puits
paie la mise. Entends-tu les temps nouveaux ? Pas tout à fait encore. La
grande machine qui s’arrête ? Les pièces usées par la rouille tombant en
poussière. La graisse impuissante ? Le réparateur inutile ?
L’ingénieur muet ? Le contremaître époumoné ? Les ouvriers frappés
d’un mal que les savants n’ont pas encore nommé ? La grande machine qui
s’arrête ? La grève. La crise. La maladie. Le vol des femmes-oiseaux dans
les champs. Les collines de béton. Les ravins d’asphalte. Les chemins de
bitume. Les craquements qui s’ordonnent. Les agonisants glorifiant leur agonie.
Les muets leur mutisme. Les aveugles leur aveuglement. Les bavants leurs
bavures. Entends-tu le rire des sourds suspendus entre la rive et l’eau ?
Les femmes-oiseaux courent dans les marguerites. Elles emportent tout ce dont
tu ne veux pas. Elles emportent leurs enfants pour traverser le soleil noir.
Elles emportent leurs enfants pour repeupler la terre.
Celui qui tombe dans le Puits
paie la mise et reste jusqu’à ce qu’il en soit délivré. Le voyage fou vers toi.
Crier pour que tu viennes. Ne pas crier pour qu’ils ne viennent pas. Le voyage
qui ne finit pas. Le voyage d’autobus. De train. De métro. Le voyage à travers
le travail. Les rues. Les immeubles. Les impasses. Le voyage à travers le
temps. A travers mon corps. A travers la muraille transpercée. A travers les
cris. La souffrance. Les convulsions. Les contorsions. Le voyage à travers tout
ce qui ne veut pas mourir.
Celui qui tombe dans le Puits
paie la mise et reste jusqu’il en soit délivré par un autre qui prend sa place.
La douleur au cerveau. Au cœur. A la mémoire. Au cœur de la mémoire. Au cerveau
de la mémoire. La douleur au front. La trace de la pierre. La mémoire de cet
homme. Le passeur. Le conquérant. L’oiseleur. La mémoire de cet homme sur mon
front. La trace de la pierre. Sur la peau. Sur la chair. Sous le temps. Sous
l’espace. Sous le fond. Le cerveau se tord. Se convulse. Se contuse. Se
confuse. Les mots s’emmêlent. Le cerveau sur son grabat. Le cerveau à l’agonie.
Le cerveau entre ses deux filles : Parole et Courage. Le cerveau moribond
au milieu des siens. La pensée. L’intuition. La raison. Le cerveau alité. Les
oreillers de l’espérance. Les draps blancs de l’oubli. Les couvertures du
raisonnable. Le couvre pied du bon sens. Les tentures de que se
passe-t-il ? La lutte contre la mort. La résistance. La mutation. Le
cerveau en proie à l’écriture. Que se débride la plaie des mots. Que se déchire
la chair corrompue d’angoisse. Que s’ouvre la tumeur du désespoir. Que
s’échappe le pus de l’impossibilité de vivre.
Celui qui arrive au Labyrinthe
paie la mise et retourne au n°30. Le cerveau craquant. Le cerveau mourant
d’effort. Le cerveau se vidant. Dans quelle mer ? Dans quel gouffre ?
Dans quelle dépression ? La mer elle-même tombant dans quel fond ?
Plus profond encore que son propre fond ? Mal au cerveau. Mal aux jambes.
Mal à l’amour. L’aspirine. Contre quelle fièvre ? Quelle douleur ?
Quelle infection ? L’aspirine contre le mensonge. Quelle
contre-indication ? La fragilité ? Le malheur ?
L’exigence ? Ne pas perdre la vie. Ne pas renoncer. La douleur au front.
Aux tempes. A la nuque. La douleur de la vie dévastée.
Le joueur qui vient dans la
Prison paie un jeton et attend la délivrance. Le synthol. Souvenir de la
consolation. Faire passer la souffrance. Mais il n’y a plus de consolateurs.
Plus de consolations. Plus rien que le liquide jaune. Et l’odeur des coups. Des
bleus. Des blessures. Les contusions. Les contorsions. Les convulsions. Le
corps souffrant traversé. La raison perdue. La vie bouleversée. La pensée
renversée. La pensée par moments. La pensée dans ses brumes. Ses bouffées. Ses
voiles. Comprendre la folie pour dire enfin la raison. Banco. Banco la Mort,
comment nomme-t-on ces joueurs fous, tout seuls contre la banque, comment
nomme-t-on ces ponts sans qui les deux rives seraient pour toujours
séparées ?
Celui qui va trouver la Mort
doit de nouveau payer la mise et recommencer au n°1. Tu m’emportes dans le trou
du rocher. Avec les cris. Avec les mots. Avec les fous d’amour. Avec tous
ceux-là que ne veulent pas être nommés. Ils disent maladie. Ils n’osent pas
dire malheur. Ma tête brule. Tu l’emportes avec toi. Il ne restera rien de ma
tumeur. Tu m’emportes pour me sauver. Pour me noyer. Pour me dissoudre. Pour me
résoudre. L’impossible équation de l’amour et du malheur d’être. Je leur
échappe. Tu me tiens dans ton bec. Tu me tiens foliole verte. Tu me tiens pour
que je ne tombe pas. Tu m’emmènes au pays des vivants. Tu m’emmènes au
cimetière des brindilles mortes. Tu m’emmènes au crématoire des feuilles
sèches. Tu m’emmènes au tumulus des voix brisées.
La reconstitution. La réunion.
La refusion. Le retour au tout. Au temps d’avant. Au temps des reptiles et des
poissons. Au temps des algues et des roseaux.
La nuit de la matrice. Les
retrouvailles dans la mort pleine. Tu restes tranquille à côté de moi. Le
regard vague. Le bec tendu. Les ailes repliées. Des mois. Des années. A me
veiller. A m’attendre. A me manger. Une agonie à perdre la mémoire. A perdre
les mots. A perdre toute chose, hormis le sens des choses. Le bateau pour
traverser le naufrage. Les mains pour étreindre les murs. Les cris pour
bâillonner la souffrance. Une agonie à perdre toutes choses hormis la vie. Tu
restes là. Au bord de ma tête éclatée. Au milieu des débris. Tu restes là
grattant mon crâne. Détachant petit à petit cette pièce qui manque. Cette pièce
bloquant la fermeture de la porte. Cette pièce qui va nous rendre libres. La
compréhension du lien. Le pouvoir et l’identité. Le consentement. L’émissaire.
Tu restes là à retourner ma tête pour retrouver le fond du corps. La parole
obscure. Les mots imberbes. Le langage de la nuit. Tu restes là à me regarder
mourir. Impavide. Impassible. Impossible. Tes ailes noires au milieu des
immeubles. Tes ailes noires sur les arcades tourbillonnant dans mes phrases.
Tes ailes noires enlaçant mon agonie. Tes ailes noires m’emportant vers la vie.
Banco. Banco. Comment
nomme-t-on ces joueurs fous, tous seuls contre la banque ? La souffrance
de la tête broyée. Le suintement de la mort envahissant le corps. Le vide et la
détresse. Le mutisme et le hurlement. La paralysie et la chorée. Le pourquoi
pour connaître. Le comment pour agir. Le mécanisme pour soulager. Ma vie
entière abandonnée à l’expérience. A l’expérimentation. A l’espérance. La
maladie mortelle inoculée à soi-même. Quel médecin tentant sur lui-même le
premier vaccin ? Quel cannibale dévorant sa propre chair ? Quelle
mère enfantant une matricide pour se sauver d’elle-même ? Surtout ne pas
guérir avant d’avoir trouvé la source des acides rouges. Pilote d’essai, dis-tu
en caressant ma joue. Cette fois je reste clouée à terre.
L’arrachement. Le
tiraillement. La déchirure. Le travail impossible à cause du flot des mots. Les
mots impossibles à cause de la brisure du travail. Le métier à tisser alternant
les fils pour tisser plus serré. Les mots et le travail. Le flot et la brisure.
La mer et ses barrages. La nuit qui n’est plus elle-même qu’une écriture. Les
jours qui ne sont plus que l’écriture des nuits. Les nuits qui ne sont
plus que l’agencement des mots. Cette fatigue de tous les jours. Le désastre du
corps qui n’en peut plus. Le corps qui renâcle. Le corps qui refuse. Le corps
qui recommence quand même. Pour quel témoignage ? Quelle fidélité ?
Quel invraisemblable pari d’absolu ? La négociation du traité.
Traité
d’économie politique
Leçon
1 : Le sous-développement
Paragraphe premier : Les origines
On voit dans les rivières des
troupeaux de chevaux marins. Ils s’accordent avec les crocodiles et ils nagent
tranquillement les uns avec les autres. On ne peut pas les prendre aux filets
car ils les déchirent. Ils dorment dans les roseaux des marais au bord des
rivières. Le Nil et toutes les côtes depuis le Nil jusqu’au Cap Blanc en sont
remplis. On les entend hennir. Malgré leur férocité, les nègres se hasardent à
les attaquer quand l’eau n’est pas profonde. Ils s’enveloppent les bras d’un
morceau de cuir de bœuf. Prennent leurs sagaies de la main droite. Ils se
jettent sur les monstres. Les transpercent de plusieurs coups au gosier et dans
les yeux. Leur ouvrent la gueule qu’ils empêchent de fermer en la traversant de
leurs armes. Ils n’ont point de langue et suffoquent. L’odeur du musc qu’ils
portent se transmet aux eaux qu’ils fréquentent.
Paragraphe deuxième : La colonisation
Ils viennent terre et étoiles. Parallèles et
méridiens. Latitudes et longitudes. Ils viennent arpentage, boussoles,
sextants. Ils viennent cartographes et géologues dépecer vivante la chair
d’Afrique. Ils ne voient pas les gravures des calebasses. Ils n’entendent pas
le chant des griots racontant la mémoire des peuples. Ils ne goûtent pas les
fruits sanglants de la forêt. Ils sont sourds et aveugles. Ils apportent la
civilisation. La Commission se met d’accord pour répartir les terres entre les
Empires français et britannique. L’Afrique équatoriale française et le
Commonwealth. La tache violette et la tache rose. La Commission franco anglaise
travaille dans la plus complète harmonie. Ils établissent la ligne de partage.
Ils se contrôlent des deux côtés de la frontière qu’ils inventent. Les
cailloux. Les branchages. Les arbres élagués. Bornes de fortune. Bornes d’infortune.
Bornes d’appropriation. Bornes de civilisation. Bornes de colonisation. Ils
dressent les sultans contre les sultans. Les émirs contre les émirs. Les
marabouts contre les marabouts. La savane contre le désert. La forêt contre la
savane. Le fleuve contre la brousse.
Paragraphe troisième : Chanson africaine
Aïe ce monde décline. Aïe le
Pot Mal Cuit, l’homme blanc est arrivé ici. Aïe le Pot Mal Cuit a gâché le
monde. Il a coupé le monde en deux. Yélélé camarade, quand on est vaincu on
mange de la merde. Yélélé le monde je ne le comprends plus comme autrefois.
Yélélé le Pot Mal Cuit manie le monde. Il le tord. Yélélé nous sommes dans la
peine.
Paragraphe quatrième : Les ressources
naturelles
L’accord. Les concessions.
L’emprise. Le racket. Le pillage. Le pétrole, le pétrole surtout. Le cuivre. Le
cobalt. Le zinc. Le plomb. Le nickel. Le platine. Le vanadium. L’uranium. La
bauxite. Le germanium. Le chrome. L’étain. Le tungstène. Le manganèse. Le
molybdène. Le titane. Le zirconium. Le thorium. Le radium. Le mercure. Les
phosphates. La potasse. Le fer. Le silicium. L’argent. L’or. Les diamants.
Paragraphe cinquième : Les firmes
multinationales
Les firmes multinationales
n’en finissant pas de sucer les filons. Les nappes. Les mines. Pour que tous
minerais deviennent objets. Gécamines. Zambia Copper. Société des mines du
Niger. Mais cela ne suffit pas. Elles n’en finissent pas de sucer les plaines.
Les plantations. Les collines. Pour retirer la terre de la bouche de ceux-là
qui n’ont rien. United Fruit. Unilever. Nestlé. Mais cela ne suffit pas. Ce
n’est pas assez. Il faut encore que les firmes enjambent les frontières
inventées. Une main d’œuvre sûre d’être sans sécurité. Souple d’avoir été
cassée. Dure d’être pauvre de la dureté des riches. Ce n’est pas assez de sucer
la terre et les mines il faut aussi que les pauvres travaillent pour leurs
maîtres. Il faut aussi que tout ce qui vit hommes femmes enfants, tisse,
imprime, bobine. Sony Corporation. Général Electric. International Téléphone.
Ce n’est pas assez. Il faut que les pauvres dépensent pour enrichir les riches.
Coca-Cola. Général Motors. Texaco. L’empire du monde centralisant la richesse
pour que les riches s’enrichissent encore. L’empire du monde n’ayant de cesse
de posséder toute la Terre en une main unique. Un profit unique. Un capital
unique. Ce n’est pas encore assez. Il faut aussi qu’elles fassent la loi aux
Etats.
Paragraphe sixième : L’aide
Les collaborateurs. Les
dictateurs. Les tyrans. Les rois. Les empereurs. Majordomes. Laquais. Serviteurs.
Les hommes de paille faisant l’ordre pour le compte de leur maître. Les hommes
de paille faits et défaits au gré des vents. Yélélé le Pot Mal Cuit manie le
monde, il le tord. Yélélé nous sommes dans la peine. Les peuples mourant de
faim. Les tyrans bordés d’hermine. Ce tyran-là usé jusqu’à la corde. Ce tyran
là il faut le changer. Les parachutistes français exécutant les ordres. Les
parachutistes français emportent les archives de l’empire mis à sac. Yélélé
camarade, quand on est vaincu on mange de la merde.
Cette feuille par terre le
long du lit. Cette feuille au milieu des vêtements. Des chaussures. Des
papiers. Des lunettes. Des coussins. Cette feuille en vrac au milieu du
chagrin. Cette feuille laissant semaine après semaine remonter le cadavre. Les
chairs défaites des vérités cachées. Les vêtements maculés des compromissions.
Le visage bouffi des malversations. Cette feuille laissant semaine après
semaine suinter la corruption la concussion la prévarication. La tête tout
entière gangrénée. Le Canard Enchaîné. 16 janvier. Où sont les six mille
diamants emportés avec les archives ? Où sont les six mille diamants du
dictateur sous-développé ? Bangui Bangui j’ai mal. Où sont tous ces diamants
remis aux chefs blancs scellant quelle étonnante alliance ? Et ces peuples
pris de vertige en découvrant l’ampleur du scandale.
Janvier. Marcher à travers le
givre, la grêle, la neige. Les draps sur le lit de la ville. Le matelas blanc
sur les voitures. Le pansement sur ma blessure. Le pavé dérapant. La chaussée
glissante. Le trottoir verglacé. Janvier. Janvier maintenant. Rechercher cet
homme au milieu des passants. La nuit blanche. La nuit sombre. La nuit obscure.
La nuit traversée seulement de la neige sur la ville. Le peuple du sud dans le
petit matin. Le peuple du chagrin se rendant le premier au travail. Le peuple
de l’exil dans le recommencement du jour. Ces fantômes élégants entre pantalons
et chaussures. Ces fantômes grelottants entre pull-over et veston. Ces fantômes
démunis entre cols relevés et mains nues. Les semelles minces minces minces
contre la neige. Noirs et Arabes. Mon corps d’immigration en proie à la
souffrance. Mon corps de froidure en proie dans le chagrin. Mon corps de je n’ai
pas assez de vêtements. Mon corps de quel étonnant pays. Mon corps de je ne
m’adapterai jamais. Mon corps d’il le faut pourtant. Regret de la terre
d’Afrique. Regret du djebel. Regret de la savane. J’ai mal. Givre sur vitres.
Neige sur bitume. Verglas sur asphalte. J’ai froid. J’ai faim. Je suis malade.
Je ne parle pas la langue. Je n’ai pas de papiers. Je travaille pourtant. Le
travail que les Français ne voudraient pas faire à ce prix là. J’habite la
terre des déshérités. Les quartiers pauvres des cités pauvres. Je m’appelle
Mamadou et mon frère Sidi Ben Chagrin. Je m’appelle sans nom et sans voix. Je
m’appelle place d’Italie, cette femme en larmes sur le trottoir. Galaxie
Galaxie tous feux éteints rideaux baissés, stores verrouillés. Galaxie Galaxie
corne d’abondance pour d’autres renversée. Galaxie Galaxie à jamais de moi
séparée.
Ne pas mourir encore. Tenir
coûte que coûte. Tenir dans l’ouverture de l’impasse. Tenir la pièce qui
manque. Le travail contre les flots. La brisure du texte contre la rage de l’écriture.
La digue du livre contre la mer des mots. N’être plus que cette fatigue dans la
hâte du repos. N’être plus que cette fatigue qui n’est jamais le temps des
mots. Tenir coûte que coûte le travail. Entre la pierre et le front. Entre les
cerises et les oiseaux. Tenir coûte que coûte pour que le meurtre ne soit pas
inutile. Tenir contre ton bec déchirant ma vie. Tenir l’absurde pari de la
négociation du traité : l’impossibilité de vivre et d’écrire. L’impasse du
gué. La mémoire de cet enfant bouchant la digue avec son doigt. La mémoire de
ce petit héros sauvant son pays. La mémoire de trou comblé par la chair.
Cantate pour le Roi. Alors
j’ai commencé à crier ton tom. Dans les rues. Dans les trains. Dans les bois.
J’ai commencé à crier ton nom. A temps et à contretemps. Ton nom d’avant. Ton
nom de vent. Ton nom du temps d’avant. La blancheur de ta chemise derrière le
cerisier. Musique. Musique pour sainte Cécile prosternée dans la cathédrale.
Musique pour l’homme dans la prairie. Musique pour le rapace qui me nourrit.
Musique pour l’oiseleur, faucon au poing. Musique pour le corbeau foliole au
bec. Musique pour le perroquet à l’arrière du bateau vaisseau. Musique pour
l’oiseau étincelant au milieu du gué. Musique pour le faisan perdu dans les
broussailles. Musique pour le canard dans le jardin. Musique pour celui-là
surtout les bras chargés de cerises. Musique pour le Roi Forgeron, conquérant
du monde. Tenir les mots dans la digue et faire signe au navigateur.
Vies donc beau marin, guerrier
égaré, voyageur en dérive. Voilier démâté. Croiseur décroisé. Cuirassé démuni.
Tes yeux grands ouverts dans la nuit. Tu déferles sur moi avec tes soutes de
souffrance. Ton fret de doute. Tes ballots d’interrogation. Tes coffres de
valeurs hors d’usage. Tes containers de désespoir. Tes malles de fin d’époque.
Cargo en rupture. Bananier des temps nouveaux. Pétrolier d’avant demain. Le
craquement de ton assurance. L’agitation de la cargaison. La tempête de tes
cheveux. L’orage de tes mains. Le chavirement de ton visage. J’allume toutes
mes lumières. Tous mes phares. Toutes mes dorures. J’allume mon corps flambant
mais c’est pour que tu te brises sur mes rochers. L’étonnement.
L’interrogation. La peur enfin. Je te regarde médusé couler entre mes bras.
Naufragé dans le corps mauve. Rendu à la mort. Noyé dans les eaux. Dissous dans
le corps des mots d’avoir tenté de mesurer la mer.
Musique. Musique dans toute la
ville. Musique pour l’enterrement du Roi Forgeron. Le meurtrier est mort de son
meurtre. Le conquérant de sa conquête. Le géomètre de sa mesure. Les mots ne
retiennent plus rien. La faille dans la digue s’élargit. Le doigt n’a pas
suffi. C’est qu’il y faut le corps entier. C’est qu’il y faut le monde entier.
C’est qu’il y faut le livre entier. Sujet libre.
Cantate
au Roi Forgeron
Leçon
2 : Requiem en aciérie mineure
L’espèce en proie à la
technique. Le minerai de fer. Le coke. Le calcaire concassé. Le mélange dans le
gueulard. La tentative. Le pari. L’alchimie. Un peuple entier dans la
tourmente. Le four des briques réfractaires. La combustion du coke. Mille huit
cents degrés. L’oxygène des lendemains qui chantent. L’oxyde de carbone de la
déception. Le gaz carbonique de la désillusion. Le calcaire de la lutte. Le
soufre de la souffrance. Le fer de la transformation. Le creuset du présent.
L’amertume du laitier surnageant. Le fer en fusion dans les gueuses. Le coke
d’encore un effort. Les riblons du pourquoi quoi. La fonte cent fois recuite.
La coulée de l’espérance. Chauffée au rouge. Fragile aux chocs. Incorruptible à
l’eau. Les poêles. Les foyers. Les tuyauteries. Une fusion encore. Le fer de
forge. Les barreaux. Les ponts. Les bâtiments. Vulcain Bessemer. Martin. La
souffrance de chaque recommencement. Les pas dans le convertisseur de la
marche. La sueur. Les poutres. Les poutrelles. Denain. Nord-Est-Longwy. La
chaleur. Les boulons. Les essieux. Sacilor. Sollac. Usinor. La puanteur. Les
ressorts. Les marteaux. L’espérance de l’espèce coulant dans le désastre.
Progrès technique. Production-tonne-ouvrier. Mon corps de haut fourneau
défiguré d’angoisse. Modernisation. Concentration. Restructuration. Mon corps
de laminoir écrasé de révolte. Concurrence. Surproduction. Crise mondiale. Mon
corps de sidérurgie en proie aux licenciements. Trith-Saint-Léger. Châtillon.
Neuves-Maison. SOS les lettres de feu sur la colline. SOS le terril en larmes.
SOS les villes entières dans l’agonie. Denain. Valenciennes. Longwy. Qui paiera
la maison. Le laminoir des rues à l’abandon. La fonderie du café en marc. La
tréfilerie de l’épicerie en ruine. Des villes entières dans la stupéfaction. La
chapelle ardente de la consternation. Les draperies de la gestion. Le tapis de
la rationalisation : « A la sidérurgie défunte, la Révolution
industrielle reconnaissante » Et les messieurs de la famille. Pardessus et
chapeaux.
Requiem en aciérie mineure.
Cantate pour le Roi Forgeron noyé dans les larmes qu’il a fait couler. Traité
d’économie politique.
Leçon
3 : Les femmes
Tout a été dit. Ne disez plus.
Faisez. Marcher. Marcher encore. Marcher boulevard de l’Hôpital. Marcher
jusqu’à pouvoir dire. Quoi donc ? Le reste. Le petit reste qui n’a pas été
dit. Le petit reste par quoi tout renaît. Le petit reste de l’espérance. La
marche. Le chant d’oiseau au milieu des immeubles. La palpitation de la rue.
L’imperceptible qui permet de continuer. Ce que je ne sais pas nommer. Ce qu’il
ne faut pas nommer. Ce qui ne peut être nommé. Ce qui échappe à la langue.
L’innommable. Le transmis pourtant à travers les failles du langage. Cette
faute. Faute de grammaire. Faute de français. Ne disez plus. Faisez. Osez. Osez
enfin. La faute. La faute de frappe. La faute de conjugaison. La faute de
grammaire. La faute professionnelle. La faute de goût. La faute de temps. La
faute de courage. La faute de détermination. La faute d’amour.
Boulevard de l’Hôpital. La
Pitié. La Salpetrière. Le craquement de la langue. La dislocation de la parole.
La fissure de l’ordre ancien. La faute. La faute toujours la même. Je n’arrive
plus à maîtriser le flot. La charpie des verbes ne pansent plus la déchirure.
Les bandages des mots ne retiennent plus les chairs. Les plâtres des
conjugaisons n’empêchent plus la confusion. La lésion grossit. La tumeur enfle.
La malformation geste. Une grossesse de cauchemar. Un accouchement mortel. Une
gestation d’horreur. Quand vous disez. Quand vous dites. Lequel des deux.
Comment savoir ? Au nom de quoi ? L’usage rien d’autre. L’ordre. Le
maintien de l’ordre. Le maintien de l’ordre à peine de mort. Quand vous disez.
Quand vous dites quoi donc accoudés au comptoir : Les ratons. Les
crouilles. Les sidis ben basculante dans quel chantier du désespoir.
Leçon
4 : La presse
Le Trou dans le Mur. Le café
le long du boulevard. Le café dans la digue. Le comptoir. En inox. Les hommes
accoudés. Le Parisien. Le Meilleur. Minute. L’Aurore. France-Soir. Le papier
ruisselant d’encre. Le gros titre. La photo. Comment dites-vous ?
Qu’est-ce qu’ils ont encore fait les ratons ? Le journal passé de main en
main. Les moustaches. Les musettes. Les salopettes. L’indignation. La colère.
La haine. Les cafés noirs sur le zinc. Les trois hommes. Le patron du Trou dans
le Mur. Son tablier blanc. Son gilet de satin. Sa moustache aussi. Sa moustache
noire. Très noire. Vous avez vu les bougnoules ? Les parasites. La
vermine. La lie. Le déchet. La honte de la planète. Sans sommation, moi je vous
dis. Je me demande ce qu’on attend. Vous disez ? Vous dites on dit. On ne
dit pas tirer dans le tas de bougnoules. On dit condamner à mort les
terroristes qui mettent en cause la sécurité de l’Etat. Quand vous disez. Quoi
donc ? Faute. Objection de conscience ? La conscience n’est pas un
concept grammatical. L’usage. L’usure. L’usurpation. Quand vous disez vous avez
tous les droits. Pour dire et redire. Tous les droits pour ces deux-là
seulement. Vous médisez. Vous contredisez. Vous interdisez. Vous prédisez.
Morphologie du français page 198 nota bene. Le verbe dire et son composé redire
forment irrégulièrement la deuxième personne du pouvoir. Non. La deuxième
personne du pluriel au présent de l’indicatif et de l’impératif. Cette voix que
dit-elle. Tais-toi mais tais-toi donc. Cette voix que dit-elle au présent de
mon désespoir.
Leçon 4 : La presse. La
Cour de cassation rejette le pourvoi du Canard enchaîné dans l’affaire dite des
micros.
Gare d’Austerlitz. Le ferraillement
du métro aérien. L’effort de respiration du corps souterrain. Jardin des
Plantes.
L’impossibilité de rejoindre
le corps du matin. La pensée éclatée. La chair fatiguée. L’être écartelé.
L’impossibilité d’aller une fois encore. Et pourtant si. Une fois encore
l’arrachement à la nuit. Une fois encore la séparation. Une fois encore la
réunion au corps des errants. Au flot des agonisants. Au corps du monde. Dans
les arbres et dans les pierres. Dans les grilles et dans l’asphalte. Dans la
désespérance et le mensonge. Dans la détresse et l’absurde. Dans
l’interrogation et l’habitude. Dans la nécessité et le renouvellement. Dans
l’obstination et le refus. Etre avec eux toujours. La ville gigantesque. La
commune demeure. Le lieu. Le lien. Le partage. L’entassement. Le chantier et le
charnier. La ville de broyage quotidien. La ville d’oiseaux en cages. Des
pigeons sur les toits. De moineaux dans les cours. De fourmis. De blattes. De
termites. D’insectes renaissants. De rats majuscules. De chats cloîtrés. De chiens
impotents. De batraciens aux aquariums minuscules. De volailles aussi par
endroits. De lapins de petites filles. De cobayes héréditaires. De hamsters
complaisants. De souris consentantes. L’impossibilité de rejoindre le corps du
matin. 18 février – à Vitry – Kader 15 ans est abattu par un gardien.
Rechercher cette pierre au-dessus de la cheminée. Cet oiseau à l’arrière du
bateau. Cet homme qui a frappé. On ne dit pas vous disez. Rechercher la tache
de sang au milieu de la peinture. On dit vous dites. La tache sur le vêtement.
La trace sur la pierre. Le corps écrasé entre les tôles. Cette chair déchirée
dans le fossé. Ces élytres broyées sur la pierre. Marcher dans la ville.
Marcher vers le travail. Marcher vers les retrouvailles. Marcher vers le temps.
Marcher vers le recommencement de toute chose. Marcher vers la fin de
l’éternité. Le doigt dans la digue n’a pas suffi. Les secours ne sont pas
venus. Les femmes-oiseaux ont enterré le Roi-Forgeron. Je ne saurai jamais la
grammaire.
Pont d’Austerlitz. Tes ailes
grandes ouvertes au-dessus du fleuve. Ma chair blessée dans le trou du rocher.
Tu m’apportes à vivre. Tu m’apprends à survivre. Tu n’entends pas les
craquements. Les marguerites défoliées tentant de survivre. La traversée de la
mort. Les temps nouveaux. La renaissance. L’eau boueuse. Fétide. Puante. Tenir
quand même. L’eau du fleuve entre tes mains tremblantes.
Leçon
5 : La pollution
Chlore. Phénol. Chrome.
L’amour glacial entre la ville et le fleuve. Ammoniaque. Nitrate. Cyanure. Le
craquement qui s’ordonne. Fongicide. Herbicide. Pesticide. Edulcorants.
Moussants. Astringents. Le rire des poissons sourds. Poissons aveugles.
Poissons rongés. Poissons sans nageoires. Poissons au gré de l’eau. Poissons
mutants. Algues bactéries. Dioxine. Toxine. Désherbant. Nuage de mort. Des
souffrances inconnues. Les maladies nouvelles. Les malformations. Les poumons
déchiquetés. Les lésions incurables. Hiroshima dans l’obscurité de nos corps en
proie aux temps nouveaux. Arrache-moi la tête qu’elle repousse sept fois encore
avec tous ces corps minés. Détruits. Affaiblis. Qu’elle repousse mille fois
encore avec les mutants. Quelle vapeur ? Quelle substance ? Quelle
fumée au dessus de la ville ? Le plomb. Le mercure. L’amiante. La mort
instillée dans toute vie. La terre et l’eau abandonnées au désespoir. Mazout
rassurant. Mazout quotidien. Mazout familier. L’amiante. Le plomb. Le mercure.
Les douleurs inconnues. Les lésions incurables. Les maladies nouvelles. Le
corps de la terre en proie au désespoir. Le corps du vivant en proie au doute.
Le corps des molécules en proie aux mutations. Le corps des marguerites en
proie au soleil noir.
Marcher. Marcher le long du
quai. Marcher sur la rive étroite. Marcher dans la mangrove à l’agonie. Marcher
vers la grammaire perdue. Marcher avec les mots qui suintent. Marcher avec les
phrases défigurées par la nécessité. Aller mourir un peu plus loin. Aller
mourir au bord du fleuve. Aller mourir dans la cage galvanisée. Corbeau évadé.
Perroquet de jungle. Singe d’arbre. Lézard de sable. Couleuvre de sous-bois.
Ecureuil de branchages. Crabe de terre. Chèvre de prairie. Lièvres de talus.
Bêtes de m’as-tu vu. Bête de la mienne est encore plus rare. Bête de comment la
trouvez-vous ma chère. Bête. Bête. Bête au bord du fleuve. Une par une. Deux par
deux. Bête en rang. Bête en tas. Bête de combien de temps encore survivrai-je
hors de la ménagerie ?
Arrache-moi la tête. Mets-moi
dans une cage avec eux. Mets-moi dans une cage au bord du fleuve. Mets-moi dans
une cage avec la grand toucan. Arrache-moi la tête pour faire taire ce cerveau
monstrueux enfantant les mots. Arrache-moi la tête que se taise ce cerveau
rongeant la vie. Arrache-moi la tête que cesse l’accouplement des grenouilles
au milieu de leurs œufs. Arrache-moi la tête que je devienne moi aussi entre
tes ailes une femme-oiseau.
Toute cette eau dans la ville.
Jaillissement de fontaines. Croupissement de fossés. Cheminement de caniveaux.
Pourrissement d’égout. Le canal. Le grand canal. Le canal des rêves. Le canal
d’ailleurs. Le canal de la survie. Le corps défait de la Bastille. Le canal de
l’espérance. Le corps de la ville entrouvert. Le corps de transparence au
passant. La ville ouverte dans sa rivière. Eau de cuisine. Eau de plaisir. Eau
d’usine. Tourbillon noir entre les piles du pont. Déchets le ventre en l’air.
Bouteilles sans autres messages que leurs silences. Bouteilles flottant
quelques temps encore jusqu’à l’enlisement. Bouteilles de témoignage. Reproches
s’en allant vers les plages. Soirées solitaires. Consolidations nécessaires.
Fausse joie partagée. Mensonges quotidiens. Poisons millésimés.
Encore une fois la ville. Le
canal disparu. La ville de l’impasse dans le jardin fermé. Le canal souterrain.
La ville de la grille qui ne peut plus être traversée. Le canal dans le
silence. La ville de cet arbre qui n’en finit pas de refleurir. Le canal
résurgent. La ville traversée quand même. Le canal remontant vers quelle
mer ? Coulant vers quelle source ? Revenant de quel voyage ? Le
canal coulant régulier entre les berges de mon chagrin. Les péniches. Les
écluses. Les piliers. Les ponts d’escalier. Les eaux glauques. Les rambardes de
fer. Le cloaque. Le conduit. L’égout. Le chenal. La gouttière. La noue. Le
canal menant de l’autre côté de la ville. Le bief. Le sas. Les vannes. Toutes
les eaux des larmes réunies. Le déversoir. Le pertuis. Le franc-bord. Jusqu’au
pont le canal de métal. Les câbles. Les poulies. Le renard. Canal Saint Martin.
Canal de l’Ourcq. Grand canal tentant vainement de joindre toutes les mers.
Grandes et petites. La mer Arctique et Antarctique, banquise gelée des corps
qui n’ont pas été aimés. Mer du Sud des encres bleues des lettres d’amour. Mer
Morte lourde du sel des larmes. Mer Blanche des nuits traversées entre angoisse
et déchirement. Mer Baltique des harengs trop longtemps marinés. Mer Rouge de
cette tache de sang que je n’en finis pas de laver. Mer de Sibérie de l’exil
dont je ne peux guérir. Mer de Corail du bijou que tu ne m’as pas offert. Mer
Jaune du rire incoercible de la déception. Mer Caraïbe de l’Indien tentant
encore de résister. Mer Noire de l’échec qui ne peut plus être ressourcé. Mer
de Beaufort de la météo annonçant le commencement de la tempête. Mer de Chine
de l’impossible soleil. Mer du Japon des rêves d’arbres toujours en fleurs. Mer
Méditerranée enserrant dans ses berges toutes mes terres. De l’autre côté du
pont. Le café. La renaissance. Cette rue petite et froide. Rechercher cet
homme. L’oiseleur. Le fauconnier. Le conquérant. Rechercher cet homme tout au
bout du canal. Rechercher cet homme en haute mer. Rechercher cet homme là où la
digue ne retient plus rien parce que le doigt n’a pas suffi.
Tenir coûte que coûte. Tenir
quand même. Trouver une solution. Un pont. Un passage. Joindre enfin la rue et
l’eau. Le renchérissement de l’énergie. Le quadruplement du prix. Le choc.
L’absence. Le déchirement.
Leçon
6 : Le pétrole
Les nouveaux gisements.
Ekofisk. Cod. Tor. L’ingénierie pétrolière. La recherche. Les forages. Edda.
Albuskjell. Eldfisk. La chimère galope dans la rue. La chimère quai de Valmy.
La chimère sang et or. Philips Petroleum Compagny. Total. Elf Aquitaine. La
chimère s’en va tête de lion corps de chèvre queue de dragon. Les flammes des
torchères. Le manque d’énergie. Assister debout à cet écroulement. L’ennui. La
bousculade. Le tumulte. La ruée. Les mots qui ne véhiculent rien. Les
mensonges. Les contresens. Le vide. L’effondrement. Et au milieu du naufrage la
chimère égalité contemplant le lever du soleil noir.
La mer du Nord. La mer froide.
La mer du pétrole. La nouvelle frontière. Les nouveaux gisements. Les
recherches durant depuis si longtemps. La sonde dans le quelque chose qui ne va
plus. La sonde dans le creux. Le derrick de l’effort. Le trépan de l’exigence.
Les rouleaux articulés de la cohérence. Le treuil du redressement. Les tiges
creuses de l’atermoiement. Le carbure de tungstène de l’authenticité. Les
diamants du vivant. Le forage dans le faux. En pleine mer. Entre le ciel et
l’horizon. Entre le ciel et l’eau. Entre le vent et l’eau. Entre le ciel et le
vent. Le fluide de balayage remontant à la surface les débris de la mémoire. Le
bassin de stockage de l’explicable. Le flexible de je n’ai pas encore tout à
fait la force. Le tamis vibrant des terres nouvelles. Le tubage des temps
nouveaux. L’analyse des fossiles. Le carottage des couches anciennes. L’examen
des couches témoins. La résistivité. La radioactivité. La propagation du son.
Le cerveau tentant de comprendre. L’ordinateur entrant en mémoire toutes les
données. La diagraphie. L’interrogation. Le puits qui débite. La fermeture. Le
béton entre cuvelage et paroi. L’engin de perforation. La robinetterie. La tête
du puits. L’arbre de Noël. Les pipelines. Les torchères. Les plates-formes. Les
derricks. Les forages. Les échafaudages. Les chantiers. Les champs de pétrole
sous la mer. Les combinaisons orange. Les casques. Les gants. La rudesse.
L’isolement. L’exiguïté. Les salaires élevés. Les pionniers. La surveillance.
La sécurité. La discipline. L’absence d’alcool. La langue d’avenir. Le
baragouin technique. Les hélicoptères. Le métro aérien. Le taxi de l’air. La
piste d’atterrissage. Plates-formes éparses. Redoutes de fortifications. Tour
de murailles. Portes de quelle enceinte. Les plates-formes. Constellation de
métal dans la nuit marine. Miettes de vivant sur la grande morte. Poussière
d’avoir sur la mémoire de l’océan. Les salaires élevés. La rudesse.
L’isolement. L’exiguïté. La relève toutes les douze heures. Entre mer et
pétrole. Vagues et vent. Ciel et horizon. La plate-forme Aleander-Keilland.
L’hôtel. Le repos. La nourriture. La distraction. Le cinéma même au milieu des
flots. Quel film ? L’étonnante question. Alexander-Keilland. La forteresse
de fer. Les tubes. Le béton. La plate-forme repos au milieu de la tempête. Les
cinq piliers. Les flotteurs. Les câbles. Les ancres. Des structures métalliques
capables de résister à toutes les conditions. Le vent et les rafales. Les
vagues. Les creux et les crêtes. La plate-forme semi-submersible. Un corps
depuis longtemps ballotté entre souffrance et renaissance. La dureté.
L’exiguïté. L’isolement. Un salaire hors du commun. Le retour à terre par
quinzaine. Le liquide noir de la souffrance. Le gaz de la décomposition. Les
torchères de l’avenir. Les gisements sous-marins pour l’espérance de liberté.
Les ancres. Les flotteurs. Les câbles. Les mesures de sécurité. La discipline.
Les exercices d’évacuation. Les gilets de sauvetage. Les embarcations.
Leçon
7 : Les accidents du travail
Celui qui arrive au Labyrinthe
(n°42) paie la mise et retourne au n°30. Quai de Valmy. Un bruit sourd. Ni un
choc. Ni une faute. Ni un attentat. Un accident inexplicable. La rupture d’un
pilier tout simplement. La panique. Le pylône qui dérive. L’affolement.
L’inclinaison de la plate-forme. 30. 40. 45°. Comment mesure-t-on le gîte de la
souffrance ? Les mesures de sécurité. Les plans d’évacuation. Les
exercices de sauvetage. La rupture du pilier était impossible. Techniquement
impossible. La mer en pleine tempête. Le pylône dérivant la plate-forme
s’inclinant. Le cinéma se vidant. Les vivants hurlant. Les hélicoptères
d’envolant. Une souffrance hors du commun. Un salaire hors du commun. Les
signaux de secours. Les navires de sauvetage sombrant eux-mêmes corps et biens.
Les garde-côtes. Les projecteurs. Les fusées éclairantes. L’affolement. La rupture
d’un pilier capable pourtant de résister à toutes les conditions
d’exploitation. Le constructeur ne comprend pas. La Compagnie française
d’entreprises métalliques n’a pas d’explications à donner. La mer glacée. Les
vagues. La nuit noire. La tempête. La catastrophe. Le naufrage. Ni faute. Ni
erreur. Ni attentat. Le constructeur métallique répond non à toutes les
questions. La plate-forme semi-submersible était d’une sécurité absolue.
Quelles que soient les conditions d’exploitation. Quel film projette-ton
Latitude Alexander-Keilland. Longitude 27 mars 17 h 30 GMT ? Je t’aime je
t’aime. La mort aux trousses. Ou autant en emporte le vent ?
Tout à coup le retournement.
Le pilier arraché déstabilise l’ensemble. Jeudi soir. Jeudi noir. Jeudi quoi.
Un pilier rompu. Un accident imprévisible. Un accident incompréhensible. Un
accident irrésistible. La plate-forme dans les flots de la mémoire. Les pieds
en surface. Les échafaudages sous les eaux. Les flotteurs à l’air libre. Une
autre stabilité. Un autre équilibre. Une autre gravité.
Le joueur qui vient dans la
Prison (n°52) paie un jeton et attend la délivrance. Les portes étanches. Les
tôles broyées. Les corps prisonniers. Les vivants enfermés. Rupture d’échange.
Rupture de conversation. Rupture de survie. Les plongeurs sous-marins. Les
sauveteurs des grands fonds. Les appels contre la coque. Le silence.
L’impossibilité de porter secours aux emmurés de l’eau. Les travailleurs de la
mer. Les laboureurs du pétrole. Les pionniers de la nouvelle frontière. Un
accident incompréhensible. L’erreur humaine. Le défaut de la technique. Quoi
donc ? Le forage dans le creux. 123 morts. Les corps enfermés. Les corps
prisonniers. Les corps vivants sous-marins. Celui qui va trouver la Mort (n°58)
doit de nouveau payer la mise et recommencer au n°1.
L’impossibilité de porter
secours à cause de l’étanchéité. Le corps vivant prisonnier sous les eaux. Le
corps vivant dans la tôle. Le corps vivant dans la vie renversée. L’emmurement.
La survie. La poche d’air permettant de vivre encore un peu. L’écriture.
Combien de temps encore avant l’étouffement. L’exiguïté de la matrice. La
rudesse de la gestation. L’isolement de la genèse. Asile. Asile. Donne-moi
asile. Ouvre-moi le blindage de tes portes. La surdité de ta parole.
L’aveuglement de ton regard. La chair de métal. Ton sol de derricks. Tes bras
de trépans. Forge-moi une carcasse d’eau. Un corps d’algues. Un cœur de
poissons.
Accident du travail. Rien de
plus. Les tôles broyées au fond de l’eau. Un pilier rompu. Les tôles broyées au
bord de la route. La plate-forme retournée. Un accident de parcours. Le choc.
Le mur. Le fossé. Le pilier rompu. Cet homme qui dit quelque chose. Les tôles
dans les flots. La plate-forme dans le ravin. La pierre dans la main. Un
accident inexplicable. Erreur humaine. Défaillance technique. Coups et
blessures ayant entrainé la mort sans intention de la donner. Un brasier
d’eaux. Un bûcher d’algues. Un feu de mémoire. Des cendres d’écume. Des flammes
de vagues. Des étincelles d’humidités. La Compagnie française d’entreprises
métalliques ne s’explique pas l’accident. Recherche sur les causes et les
mécanismes du renversement des plates-formes semi-submersibles. Recherches sur
les causes et les comportements des acides rouges quelles que soient les
conditions d’exploitation. Les corps enfermés. Les tôles froissées. La femme
étendue au bord du fossé. Accident de parcours. Quel voyage sur les
échafaudages de la pensée ? Quelle remontée aux sources de la
mémoire ? Quelle exploration dans le ventre de la connaissance ?
Tu m’emmènes dans le trou du
rocher. Je leur échappe. Je t’appartiens depuis toujours dans le rire des
immeubles. Dans la parole des arbres. Dans la plainte des usines. Dans la
cantate du monde. Les pièces de l’être jouant de plus en plus disloquées par
les cahots du voyage. Un accident du travail. Un accident de parcours. Un
accident du terrain. Les caisses s’ouvrent libérant la méduse de mon crâne.
Elle étend ses voiles mauves. Rue Louis Blanc. La Chapelle. La Chapelle ardente
de l’espérance. Retournement de la plate-forme semi-submersible. 123 morts. Je
leur échappe par ce flottement. Ce rêve. Cette rêverie. Cet abandon. Il n’y
aura pas d’autopsie. Tu emportes ma tête pour la dévorer.
Le système dépressionnaire est
en voie de développement près de l’Irlande. Risque calculé. Non respect des
normes de sécurité. Accident du travail. La perturbation évoluant sur la mer
d’Iroise touchera temporairement nos régions septentrionales. La dépression qui
lui est associée. Se déplaçant de l’embouchure vers la source. La Chapelle. La
femme au bord de la route. Les tôles froissées dans le ravin. Le cerisier en
larmes dans le bel été. Une souffrance insoutenable. Evolution probable en
France entre le dimanche 0 heure et le lundi 24 heures. La zone dépressionnaire
de l’Europe occidentale et du proche océan va se déplacer globalement vers
l’est. Le mur. Le fossé. L’amas de tôles froissées. Les perturbations associées
pénétreront sur la France accompagnées de masses d’air maritime instable. S’il
m’arrive quelque chose … . Passage nuageux avec quelques pluies. En cas
d’accident prévenir … La matinée sera
brumeuse sur l’Aquitaine mais les éclaircies deviendront plus nombreuses. Le
corps dans les tôles froissées. Le corps au fond de l’eau. Le corps dans le
caniveau. Le corps entre la rive et l’eau. Le corps décérébré. Le corps
déchiré. Le corps lacéré. Le corps meurtri. Le corps en sang. Le corps
prisonnier. Le corps immobilisé. Le corps matraqué. Le corps quoi donc. Tenir.
Tenir. Tenir coûte que coûte. Ne pas mourir tout de suite. Attendre l’arrivée
des secours. Attendre le grandissement. Ne pas mourir avant d’avoir compris.
Mourir pourtant. Mourir pour renaître un peu plus loin. Au-delà des plaies
sanglantes. Au-delà du fossé. Au-delà des barreaux.
Accident du travail. Bilan
social. Débit et crédit. Perte et profit. Nous avons l’honneur de vous faire
savoir que votre compte est à découvert. Votre déficit d’espérance est tel que
tout redressement … . Décès et naissances. Solde des migrations. Liste des
disparus. Une affectueuse pensée est demandée à tous ceux qui … Veuillez trouver ci-joint la prière
d’insérer. Est retournée dans la maison du Père munie des sacrements de la
féminité. A sereinement quitté la terre dans sa trente-quatrième année. S’est
endormie dans la paix des braves. Souvenez vous dans vos …
Entre la météorologie et le journal officiel. Entre les faits divers et
les sports. Entre les mots croisés et la mode. Veuillez trouver ci-joint le faire-part
de non-lieu. A courageusement quitté
… S’est endormie au milieu des siens
dans la paix. Il a plu à. De rappeler à lui.
Quelle voix au fond de l’eau
pour chanter l’office des Morts. « Donne-leur le repos éternel et que
la lumière brille à jamais pour eux. Le souvenir du vivant demeurera
éternellement. Il n’a plus à craindre aucune condamnation. En ces jours-là
j’entends une voix venant du ciel qui dit : « Ecris : Heureux
les morts qui meurent vivants. Oui dit l’esprit qu’ils se reposent maintenant
de leurs travaux car les œuvres les suivent … » ».
Quel corps au fond de l’eau
pour continuer à vivre même dans le fossé. Délivre- moi de la mort éternelle en
ce jour redoutable. Les eaux et les chairs sont ébranlées. Tu établis ma
demeure de l’autre côté du ravin. Jour de colère que ce jour-là où le monde se
dissout en cendres comme l’ont prédit David et la Sibylle. Quelle voix au fond
de l’eau pour refuser de mourir. Une énergie nouvelle. Les pipe-lines de
l’écriture. Le pétrole noir des mots. Les gaz de décomposition. Les torchères
de l’avenir. Tenir coûte que coûte. Tenir par tous moyens. Y compris et à
l’exclusion des mots. Changer ou mourir.
Le corps dans le lit. Le corps
dans les draps. Le corps dans les montants de fer. Le corps dans le chagrin. Le
corps dans la souffrance. Le corps dans le magma. Le corps gisant. Le corps gestant.
Le corps naissant. Le cercueil de tôle dans les lambris de métal. La
carrosserie capitonnée au milieu du
grand voyage. Les vêtements déchirés entre les verres brisés. Le fossé. Le
caniveau. La ruelle. L’amas de nuit et de lutte. Le corps pris par les mains de
fer. La viande torturée par les tenailles. Le cou serré dans quel monstrueux
outil. La tête contusionnée. La tête matraquée. La tête éclatée. Le visage
défiguré. La cage thoracique enfoncée. L’oiseau ensanglanté. L’oiseau
épouvanté. L’oiseau décérébré. Les ailes sur le talus. Les ailes sur le lit.
Les ailes dans le caniveau. Les ailes lavées. Les ailes délavées. Les ailes
décérébrées. Les ailes et la chair. Les ailes et le métal. Les ailes et les
mots. Le corps détruit tentant de survivre. Le corps détruit tentant de
survivre dans la chair. La chair décérébrée tentant de survivre par tous
moyens. Y compris et à l’exclusion du meurtre. La chair appelant à l’aide. La
chair inventant un nouveau langage. La chair gardant la mémoire. Des mois des
années des jours. Les vêtements déchirés. La peau lacérée. La tête écrasée. Le
pare-brise. Le front blessé. La matraque. La vie déchirée. La mémoire. La vie
traversant le mur. La vie traversant le barrage. La vie traversant l’embrasure.
Marcher. Marcher encore.
Marcher dans la brisure. Marcher dans la fatigue. Marcher dans l’épuisement.
Marcher boulevard de la Chapelle. Marcher à la recherche de cet homme. Ghetto
sur brocards. Menthe sur velours. Plainte contre … Cette anonyme épousaille au bord du fossé.
Plainte contre … Cette odeur du sang.
Cette odeur de mort. Cette odeur d’absurde. Comprendre au mourir. La vie
traversant les murailles à la recherche de l’origine. S’enfuir. S’enfuir très
loin en remontant le cours du fleuve. En finir avec le chagrin. Le rire de cet
homme plein de sang. Plainte contre …
Forclusion. Réclusion. Occlusion. Plainte contre... Pour ce chagrin qui
ne finit pas. Ces mots qui ne finissent pas. Traité d’économie politique. Non.
Le tombeau du Roi Forgeron. Plainte contre … pour ce chagrin qui ne finit pas.
Ces mots qui ne finissent pas. Traité d’économie politique. Non. Le tombeau du
Roi Forgeron. Plainte contre …
Comprendre et mourir. Non comprendre au risque de mourir. Comprendre y
compris et à l’exclusion. Cette voix. Tais-toi. Mais tais-toi donc … La Goutte d’or éternellement sur mes costumes
lamés.
Marcher. Barbès. Marcher dans
l’impasse. Barbès-Rochechouart. Marcher quêtant cet homme qui a sculpté la
pierre du meurtre. La pierre taillée. La pierre peinte. La pierre polie. La
pierre du commencement de toute chose. Je le suis dans le dédale des rues. Je
le suis dans la ville de ma chair bouleversée. Les briques rouges des sanglots.
Les poutres brunes des défécations. Les pierres bistres des vomissures.
L’épuisement. L’écœurement. Le refus. La grève. Grève de la vie. Grève d’être.
Le corps se jetant contre la terre pour être protégé. Le corps se collant
contre la terre pour ne plus offrir prise. Les corps s’arc-boutant pour
survivre. Rien à faire. Au fond du corps. Plus profond que l’effort de vivre.
La mémoire. La mémoire inscrite dans le corps. Plus profond que l’effort de
vivre. La mémoire. La mémoire inscrite dans le corps. La mémoire de l’emprise.
La mémoire de l’oppression. Cette cathédrale qu’il a fait construire pour
glorifier la victoire. N’être plus rien d’autre que cette mémoire. Le refus
d’avancer. Le refus de continuer. Le refus d’exister. N’être plus que la chute.
La statue prostrée sur le pavement de l’église. La blessée abandonnée au
caniveau. Tomber. Tomber encore. Tomber un peu plus loin. Tomber pour enrayer
la marche. Tomber pour le petit moment de mémoire et d’oubli. Tomber pour le
moment de soulagement.
Leçon
8 : Le chômage
Comment maintenir la structure
dans le vide ? Comment maintenir la digue dans l’inondation ? Comment
maintenir les mots dans le corps ? Tomber de ne pouvoir choisir entre mort
et guérison. Tomber entre vide et absolu. Tomber dans l’embrasure. Paragraphe premier : La mesure. Les
statistiques fournies par doivent
être … Je ne peux plus. Quoi donc ?
Serruriers. Tôliers. Plâtriers. Le coefficient empirique. Fraiseurs.
Outilleurs. Mécaniciens. Les demandeurs d’emploi. 47% des chômeurs ont de 15 à
24 ans. Monteur film papier incorporateur. Maintenir le travail. Ne pas céder.
Reprendre les structures. ANPE. INSEE. ASSEDIC.
Traité
d’économie politique
Leçon
8 : Le chômage
Paragraphe
premier : La mesure. Le gouvernement a intérêt à faire
apparaître le chiffre le plus faible possible. Dans ce but … passons. Marcher.
Marcher encore. Les boulevards. L’Union nationale des entreprises de travail
temporaire. L’affiche. L’affiche sur la vitrine. L’affiche aux vivants :
« La grandeur d’un métier est avant tout d’unir les hommes. » Signé
Saint-Exupéry. Tourneurs. Soudeurs. Ajusteurs. Rendre des millions d’hommes et
de femmes propriétaires de leur temps. Papetières. Enliasseuses. Câbleuses OS2.
Les chemins de la liberté. Les formes modernes de l’évolution. Le climat de
solidarité. Rectifieurs P3. Modeleurs OHQ. Le contrat est conclu entre … Conducteur typo. Le salarié signataire … Typo minerviste. Les conditions
particulières. Massicotier. Reprendre son entière liberté … Pas de manœuvres en ce jour. Tenir. Tenir les
structures. Tenir le doigt dans la digue. Tenir au cas où. Tenir quoi donc à la
fin ?
Paragraphe
deuxième : Les causes. Chômage partiel. Chômage technique.
Chômage saisonnier. Chômage fonctionnel. Chômage frictionnel. Chômage
technologique. Chômage structurel. Chômage grève de la vie. Chômage je ne peux
surmonter le chagrin. Chômage une solution : La réduction du temps de
travail : Le temps d’écrire.
La mécanique enclenchée. La
brisure du miroir. Le cassage de la vitre. Le dépolissage de la pensée. Les
mots qui recommencent. La reconstruction du drame. Comprendre. Couler entre les
fragments le sable de l’écriture. Couler entre les barreaux les limes de
l’évasion. Couler entre les lignes l’espace des recommencements. Comprendre.
Comprendre ou mourir. Comprendre pour ne pas mourir. Cette voix. Plainte contre
… Forclusion. Occlusion. Perclusion. Les
mots s’emmêlent. Ne transitent plus. La bouche. La bouche d’en haut. La bouche
d’en bas. La bouche de derrière. Plus rien à faire. Plus rien ne peut être
démêlé. Quatre ans. Tu dis que ça fait quatre ans. Ca fera quatre ans à Pâques.
J’avais quatre ans le jour de Pâques. Elle a eu quatre ans à Pâques. Non. Non.
Tu ne dis rien. Vérité officielle. Il ne s’est rien passé. Pourtant la voix de
cette femme dans le caniveau. La mémoire. Cette femme. Quatre ans. Cette femme
de quatre ans. Cette femme de trois ans qui a maintenant quatre ans. Cette
femme qui a grandi d’un an en quatre ans. Je n’y comprends plus rien. Cette
femme qui fait bouillir l’eau dans les passoires. En 1981 elle aura quatre ans.
Ca ne se peut pas elle a huit ans. Puis douze ans. Manque quatre ans. J’ai
quatre ans puisqu’ils me manquent. Elle en avait huit. Elle en a douze. C’est
que j’en ai quatre. Logique irréfutable. Ces quatre ans là sont bien quelque
part.
Le long silence. La femme
torturée. La chair sur le lit. La pièce vide. Le sang. L’odeur de sang. Le sang
sur le mur. Le sang pour faire des mots. Le sang pour écrire quand même. Les
mots sur le mur. Les mots dans le mur. Les mots avant de sombrer. Recherche
d’identité. Recherche des personnes disparues. Plainte contre … Forclusion. Perclusion. Occlusion. Les deux
langues se mêlent. Le transit ne se fait plus. La translation impossible. La
traduction incomplète. La trahison commencée. Forclusion. Perclusion.
Occlusion. Le corps coupé en deux par la souffrance. La chair distendue. Le
ventre dilaté. L’impossible délivrance du passé. La vomissure du présent.
L’intestin impasse du temps. L’estomac. Carrefour du drame. L’œsophage
boulevard du refus. Anorexie. Boulimie. J’ai faim à en mourir. Je ne sens plus
rien que cette avidité. Ce chagrin. Ce manque. Cette blessure. Ce trou. Ce
cloaque. Cette bouche qui ne peut plus être aimée. La bouche d’en haut. La
bouche d’en bas. La bouche d’égout. Tout se mêle se fond et se confond. Vérité
officielle. Il n’est rien arrivé. Le silence de cet homme minéral. Ce trou
pourtant tentant de survivre au milieu du charnier. Ce trou toutes mémoires
confondues. Ce trou arc-bouté sur sa mémoire. Ce trou tentant de comprendre.
Recommencer. Empiler les faits. Les mots. Les phrases. Les gestes. Empiler.
Empiler tout ce qui peut permettre de comprendre. La mécanique recommence
balayant le temps. L’idée fixe. Le ricanement de l’homme. Il n’est rien arrivé.
Plan Orsec. Article 1 la vie sera maintenue par tout moyen y compris et à
l’exclusion. Rechercher cet homme. Tenter de comprendre le corps décérébré. Le
corps dans la prairie. Le corps dans le lit. Le corps sur le talus. Le corps
dans la carcasse métallique.
Le corps et l’oiseau. Le corps
de l’oiseau. Le corps oiseau. Article 1 le corps sera maintenu en vie par tout
moyen. Y compris et à l’exclusion du meurtre. Rechercher l’homme. La nuit. Le
jour encore. Mais non. Seulement la nuit. Le jour et la nuit confondus. Le
chaos et les rêves. Le matin et la vie. Le commencement. Tenir quatre ans. Elle
a quatre ans. Quand elle aura quatre ans. Elle est née à quatre ans. La vie
doit être maintenue par tous moyens y compris et à l’exclusion. Le passage. La
faille. La jonction. Y compris et à l’exclusion. Le passage entre et et ou.
Penser le contradictoire. Non. Penser la contrairation. Dire la contrairation
pour empêcher la contradiction. A peine de folie. Article 1 la vie doit être
maintenue par tous moyens y compris et à l’exclusion. De quoi déjà ? Nuit
encore. Nuit toujours. Nuit à tout jamais. Le magma. La fusion et la confusion.
Le corps résistant pourtant au milieu du chaos. Un trou qui n’en peut plus de
l’effort de la vie.
Cette pierre sur la cheminée.
Cette pierre verte à côté du lit. Cette pierre peinte. Cette pierre gravée.
Cette pierre taillée. Cette pierre que tu m’as offerte un jour de plein midi.
Le vaisseau des conquérants. Le bateau des élus. La nef des fous. Apprenez le
geste qui sauve. Le corps dans la ruelle. Le corps tombé à terre. La pierre. La
pierre dans la main. La pierre de la séparation. La pierre du meurtre. La
pierre du vivant. Nuit encore au commencement du jour. Jour parfois. Jour
matin. Jour la grande famine quand tu me rassasiais. Jour tes bras. Jour ton
sexe. Jour tes plumes balayant mes joues.
Arrêter un temps. Juste un
temps. Un moment d’amour. Ton ventre humide sur mes cheveux. Sur ma peau. Sur
mes lèvres. Sur mon corps. L’amour bienheureux. Le pansement sur la vie
déchirée. La reconstitution. Ton odeur. Ta peau dure. Ta barbe. Tes moustaches.
Tes poils. Ton corps de muscle. Ton corps couleur de vent. Mon beau cerisier
dans la prairie. Je ne vais pas mourir. Pourtant ma tête me fait si mal. Ma
tête bloquée. Ma tête détruite. Ma tête en larmes. Je ne sais plus si on dit
vous disez ou vous dites … Je ne sais
plus parler et je ne peux pas me taire. Le harassement. Le vide. La broyance.
Continuer quand même. Ton remuement au fond du lit. Nos jambes entrelacées. Nos
paroles dans la nuit. Les gisants en bronze que je voudrais sur notre tombe.
Statue de l’amour éternel. Les gisants en bronze ma tête sur ton épaule. Tes
bras autour de ma chair. Mes cheveux contre ta joue. Ma bouche contre ta peau.
Tu me caresses la tête. Tu crois que je vais survivre. Il suffirait seulement
que je reste dans cette chambre à écrire, la petite pièce bloquant la fermeture
de la porte. Demain. Demain tout à fait. Demain seulement. Demain. Le temps
d’achever de comprendre. La pièce qui manque. La pièce entre le pouvoir et
l’identité. Le fonctionnement de l’émissaire. Le consentement à être ensemble
la séparation et la jonction.
Tu ne dors plus depuis
longtemps. Moi non plus. Tu ne dors plus depuis que j’arpente la ville toutes
les nuits à la recherche de cet homme. Je ne dors plus depuis que je tiens la
digue pendant que tu erres dans les rues. Tu ne dors plus. Je ne dors plus.
Nous avons confondu la nuit et le jour. Pour toujours. Mon doigt n’a pas suffi.
Mon doigt s’est engourdi. Tes murailles s’écroulent. Entre mes chairs noyées.
Nous n’avons plus que le bateau de cette pierre, mémoire du grand midi. Nous
n’avons plus que cette pierre verte à corps d’oiseau. Nous n’avons plus que
cette pierre peinte un jour qu’il faisait jour. Le corps abandonné. L’océan du
lit. Quelques moments encore. La sonnerie du réveil. Vendredi 6 heures. La
perforation de nos tympans. Le désastre dans les profondeurs du rêve. Le
déchirement de nos cœurs réunis. L’assèchement. L’arrachement à la nuit. Nos
vies goutte à goutte dans le sablier. Le réveil. Pas une horloge. Ni une
pendule. La mécanique solitaire mesurant l’agonie. Le cadeau lumineux à côté de
la plante verte. Tu ne dors plus depuis longtemps. Tourmenté de quelle
angoisse ? Détruit par quel écrasement quotidien ? Rongé par quel
malheur ? Tu n’es plus que ces yeux grands ouverts sur ma nuit. La tension
de la désespérance. Le corps immobile dans le trou noir. Le corps douloureux.
Le corps las. Le corps cassé. Le corps dans l’assèchement. Le corps de bitume.
Le corps d’asphalte. Le corps de ciment. Le corps de refus. Le corps de
gémissement. Le corps de détresse. Le corps de nuit s’arrachant à la nuit.
L’impossibilité du mouvement. La désespérance des chairs soulevées. Les archets
de la fatigue sur les cordes de nos bras. La brisure de nos violons dans la
cantate de la souffrance. L’arrachement impossible. Le désespoir de nos épaules
retombées. La plainte de nos genoux contrariés. La protestation de nos chairs
fatiguées. Le vêtement abandonné. Le coussin sur le bureau. Les journaux sur le
parquet. Nos vies goutte-à-goutte dans le sablier. L’assèchement de nos vies à
la gagner.
Journal d’agonie. Vendredi 6
heures. Le vrillement du réveil dans les oreilles du désespoir. Lève-toi mais
lève-toi donc. Tes jambes enlacées aux miennes. Ton odeur ton odeur surtout.
Corps et rire. Poils et chair. Plumes et mot. Nos jambes enlacées. Les bras aussi.
Lève-toi. Mais lève-toi donc. L’arrachement au jardin. A la prairie. Les
marguerites dans le vase. Les fleurs que tu m’as apportées. Les chats assis
autour. Lève-toi mais lève-toi donc. Tu me pousses en bas du lit.
L’effeuillement des fleurs. Les femmes-oiseaux dans la prairie. Je t’aime un
peu beaucoup passionnément. Le temps qui passe. Rien à faire. La nuit encore.
L’oiseau dans la cour. Dans le commencement du jour. Comprendre. Comprendre le
pourquoi de l’émissaire. Le meurtrier et le meurtri. Le séparateur et le
séparé. L’action et l’état. L’oiseleur et l’oiseau. Comprendre l’arrachement à
la gangue au magma à la fusion. Comprendre l’impossibilité de l’arrachement. Le
fusionnel. Le totalitar. Comment. Comment dire le totalitarel. Comprendre cette
pièce qui manque. Les acides de la folie. Le consentement à l’émissaire. La
perte de l’identité. L’identité elle-même. Comprendre ensemble le totalitarisme
et la folie. Mourir de fatigue. Mourir d’économie politique. Mourir
d’épuisement. Mourir du long voyage. Ma chair brisée contre tes plumes. Mon
corps écrasé au fond du lit.
Journal d’agonie. Cette femme
hurlant au fond de l’eau. Au bord de la route. Dans le caniveau. Dans le fossé.
Cette femme hurlant déchiquetée. 6 heures. 6 heures au commencement du matin. La
sonnerie du réveil. Son hurlement dans la ville. Sa chair en larmes dans le
lit. Ne plus l’entendre. Oublier. Me rendormir comme si de rien n’était. Cette
femme en larmes l’épaule arrachée. La tache rouge. Le sang. Le vêtement. Les
cerises renversées. La chair écrasée. Le velours. La ceinture. Le lacet. Le
foulard. Les bandages. Les sangles. Les liens. Les filets. La résille. La table
renversée. Le lit ravagé. La voiture déchiquetée. La tôle froissée. Le mur.
L’accident. La pierre peinte. Oublier. Faire taire la sonnerie du réveil. Me
rendormir. Contre ton corps. Contre ta chair. Contre ta chaleur. Journal
d’agonie. Vendredi 6 heures. Tes plumes noires effleurant ma joue. Je t’aime
depuis le commencement du jour. Je t’aime dans le recommencement de chaque
matin. Je t’aime à n’en plus pouvoir. Tenir. Tenir quand même. Ce travail de
plus en plus difficile. Intenable. Infaisable. Invraisemblable. La langue qui
se dérobe. Les concepts qui ne fonctionnent plus. Le monde nouveau qui apparaît
dans la fracture mélangeant toutes choses pour les partager autrement.
Leçon
9 : L’automobile
La crise. La baisse du pouvoir
d’achat. Les incertitudes concernant l’avenir. Les achats d’anticipation. Le
nombre des immatriculations. Renault. Peugeot. Talbot. L’agence pour les économies
d’énergie. Les prototypes du milieu de gamme. La course à la sous-consommation.
Le prix du litre de carburant. Le tour à décolleter. Le banc de réglage. La
valve rotative de direction. Les usines Ford compte tenu du marasme du marché
américain. Chômage partiel dans les transmissions automatiques du 19 au 31.
Dans les transmissions mécaniques du 16 au 29. Dans l’avant-bloc moteur du 26
au 29. Le joint d’étanchéité. La barre de torsion. Le corps pignon. Le
contingentement des voitures japonaises. L’effondrement de. Renault en tête
grâce à ses accords avec. L’usinage. L’ébarbage. L’ébavurage.
Leçon
9. La
croissance touchée au cœur. L’infarctus. Partager autrement. Changer ou mourir.
Il manque encore une pièce. Toujours la même. Recommencer le travail. Ne pas
céder. Chercher à comprendre. Nos jambes enlacées. Ma tête en larmes sur ton
épaule. Ma tête en bronze sur la muraille. Ma tête dans le brasier des temps
nouveaux. Tes plumes noires contre ma joue.
Leçon
10 : L’aérospatiale
L’amortisseur de nutation pour
météosat. La micro-vanne de pilotage. La fibre de carbone. Le câblage imprimé
multicouches à liaisons souples. Cette fois je n’y comprends plus rien. Le
verre époxy stratifié. L’aube de soufflante. Le turboréacteur en titane. Le
carter d’échappement. La structure de la contrefiche. Le drame de ces métaux
qui n’ont plus de nom. L’AU4GI forgé et l’AU2GN matricé.
Rien à faire cette fois je ne
peux pas. Faire taire le réveil. Me rendormir. La main étendue dans le
demi-sommeil. Le sang qui coule dans le commencement de la fêlure. Le mensonge
entendu dans la demi-mesure. Je vais me rendormir contre ton épaule. Cette
femme qui hurle au fond du lit. Cette chair bouleversée dans le creux du fossé.
Cette viande écrasée sous la pierre. Ce corps bouleversé dans le métal. La
carrosserie. La matraque. Le sang. La peau. Les plumes. La chair verte
pourrissante. Le corps social en déstructuration. Cette femme agonisant, visage
en sang. Rechercher l’autre côté du miroir. Rechercher cet homme de l’autre
côté de la ville. Rechercher cet homme de l’autre côté de la mémoire.
Recherchée cette femme accidentée. Les pompiers. Les policiers. Les gendarmes.
La femme dans le caniveau. La femme dans le ravin. La femme dans la fracture.
La mécanique des mots enclenchant seule la pensée. La navette des idées tissant
des théories. Les pas de chaque jour balisant les temps nouveaux. Cette femme
qui hurle. Oublier. Oublier ou mourir. Oublier et mourir. Cette femme qui hurle
dans le lit. La chair blessée dans le fossé. La femme assommée au fond du lit.
Un drame. Un accident. Un attentat. Cette bouillie de mots et de cris. De peau
arrachée et de bras mutilés. Cette bouillie d’amour et de désespoir. Tenir
coûte que coûte. Théorie générale du chagrin d’amour. Tome 676. Surmonter ou
mourir.
La vaisselle abandonnée sur la
table. L’épluchure des concombres dans l’évier. Les fourmis sur la paillasse.
Le torchon sur le tabouret. Les feuilles flétries au fond du saladier. Les
noyaux sur le carrelage de la cuisine. Las allumettes. Les miettes de pain. Les
ordures dans le sac en plastique. Les casseroles. Les assiettes. Les couverts.
Tant d’objets. Tant d’amour. Tant d’histoires. Les corps abandonnés à la
confusion. Les portes de placard entrouvertes. La serviette sur le radiateur.
Le plateau contre le mur. Le corps des choses abandonné à l’amour. Le désordre
et la nuit. La fatigue. Le désespoir. L’écrasement. L’impossibilité. Le refus.
Non. Le pas des passants. Les poubelles renversées dans la benne. L’appel des
muezzins au minaret des cageots. Le chant des griots dans la brousse des
ordures. La parole des marabouts dans la savane des papiers gras. Notre Dame de
la Déconfiture Priez pour nous !
Marcher. Marcher encore. Aller
tomber un peu plus. Boulevard Rochechouart. Le métro aérien s’enfonçant. Le recommencement
de la confusion. Marcher dans le dédale des rues. Rechercher le corps brisé de
la prairie. Apprenez le geste qui sauve cet amas de chair brisée. Broyée.
Bouleversée. Cet amas de chair défigurée. Cet amas de chair dans le fossé. Le
corps défiguré. Anvers. Vendredi 6 h 10. Renouer le temps. Réinventer le fil.
Retrouver le sens. Retourner au travail. Remplir le bâillement de la vie.
Rejointoyer la digue. La césure du corps. La fracture des phrases. Le ravin du
temps. Ecrire pour reconstituer. Ecrire pour constituer. Ecrire pour ester.
Ecrire pour être.
Traité
d’économie politique
Leçon
11 : La monnaie
S’adapter ou mourir. Le plan
anti-inflationniste. Le retour à l’équilibre. Le maintien au travail. Le retour
à la … Mais les outils manquent. Les concepts
se dérobent. Les mots n’ont plus de sens. Révolutionner la langue pour qu’elle
me fraie un passage. Rien à faire. L’impasse. Impasse de la grammaire. Impasse
de la syntaxe. Faute de goût. Faute de temps. Faute de français.
La grammaire. La langue. L’impasse
du gué. Les mesures anti-inflationnistes. La discipline budgétaire. La
restriction des dépenses publiques. L’augmentation des recettes. L’encadrement
du crédit. L’encadrement du désir. L’encadrement de la mémoire. Reconstruire
les digues. Circonscrire les marais. Juguler la mer. La hausse des dépôts à la
réserve fédérale. Le retour au travail. A la société. Aux vivants. Rien à
faire. Ca recommence. Les effets publics traversent les digues. Les
coefficients de trésorerie diluent les terres. Les liquidités s’effondrent sous
le poids de la mémoire qui se répand. Mouillant les abris. Inondant les
jardins. Submergeant les îles. Continuer quand même. Revivre. Recommencer à
écoper. Les interveneurs institutionnels. Les bons du Trésor. L’assainissement
de la situation. Travail alimentaire. L’opération vérité des tarifs publics. La
politique d’économie d’énergie. La taxe sur les importations de pétrole.
L’augmentation de la productivité. Ne pas lâcher prise. Tenir coûte que coûte.
Le blocage des salaires. Le plan anti-inflationniste du président comment
déjà ? La mémoire entre les colonnes. La mémoire entre débit et crédit. La
mémoire qui n’a pas de poste. Le découvert du manque. Le dépôt de bilan. L’agio
du corps épuisé par la lutte. La commission de la vérité. L’écriture pour solde
de tout compte. L’escompte de l’espérance. Le plafond de réescompte du
recommencement. Le billet à ordre de ne pas se laisser aller. Le récépissé
warrant du bonheur à recycler. La lettre de change de l’amour éternel. L’argent
liquide des phrases. L’effet de commerce de la littérature. La monnaie
scripturale des mots qui font les livres. La monnaie fiduciaire de tes bras
ouverts. La monnaie divisionnaire de tes caresses. L’encaisse de la
transformation. Les devises de l’échange. Les eurodevises d’un continent en
détresse. Le déficit affectif comblé en plaque de chocolat. La hausse du taux
d’intérêt. L’escalade. Surmonter ou mourir. Ce monde qui meurt n’est pas le
nôtre. Marie-Galion la fuyante d’avoir été fuie. Et Elise aussi dans la nuit.
Elise qui s’en va pour ne pas payer le prix. Elise qui ne sait pas qu’elle a
déjà payé le payé le prix. Toutes ces autres encore. Les anonymes. Les
pseudonymes Les patronymes les sans-noms de la révolte. Toutes ces femmes qui
s’en vont. Elise et Marie Galion et tant d’autres encore dans cet envol. Quelle
migration pour un nouveau continent ? Quel vol d’hirondelles ? Quel
vol d’essaim vers une nouvelle ruche ? La femme de Lazare qui ne le peut
de n’avoir pas de nom. La femme de Lazare qui ne le peut de ne pas savoir
séparer. La femme de Lazare qui ne le peut d’avoir trop d’amour. Et moi qui le
peux encore moins. La plus petite la plus vieille d’entre toutes. Tu m’emmènes
dans le marais pour me perdre avec toi. Je n’entends plus que ta voix terrible
qui dit quelque chose que je ne comprends pas. Les mesures
anti-inflationnistes. L’encadrement du crédit. La hausse des taux d’intérêt. La
crise financière. La crise économique. La crise monétaire. L’oiseau traverse le
carreau. Tu m’emmènes en bateau sur les canaux. Le cheval ailé laboure les
temps nouveaux. Les nénuphars. Les saules. Les peupliers. Tu m’emmènes me
perdre dans les bois pour que je ne t’échappe pas. Les canards. Les faisans.
Les sarcelles. Tu m’emmènes dans le marais. Oiseau débusqué en proie au
chasseur. J’entends les cloches qui sonnent. Je sens l’odeur. La chasse. Le
sang. La nourriture. J’entrevois la terre ferme. Nous sommes de plus en plus
loin de la rive. Les berges s’écroulent au souvenir de l’ancien. Je ne peux
plus croire. L’effort de la survie. Pourtant la hausse du taux d’intérêt.
Surmonter ou mourir. Ta barque m’emmène de plus en plus loin au milieu du
marais. Les oiseaux morts flottent sur la rivière. Je n’entends plus que ta
voix terrible entre les cloches. Je ne comprends plus ce que tu dis. Tu dis que
c’est moi qui les ai tués. Les poissons morts sur les rivières. Les arbres qui
saignent. Les îles même recouvertes par les eaux. Tu me mènes en bateau dans le
plus profond de la nuit. La terre n’est plus que roseau. Je ne peux ni nager ni
accoster. Tu m’emmènes au fond du marais pour t’y laisser mourir. Je ne peux
résister. Un poids trop lourd. Des souvenirs trop anciens. Un meurtre trop
essentiel. Un viol trop complet.
Vendredi 6 h 20. L’effort du
corps tentant de repousser la mort. L’effort du corps pas assez fort pour
repousser la mort. L’effort du corps assez mort pour affronter la mort. La mort
épaisse. La mort malheureuse. La mort grésillant dans mes membres. Le linceul
de plomb de l’angoisse. Le cercueil de bois de l’immobilité. La tombe asphaltée
du désespoir. Ce passé d’horreur qui ne veut pas passer. Le cri. La main sur la
bouche. Le bâillon. Tais-toi mais tais-toi donc. Cette mort que je repousse de
plus en plus faiblement. Le corps dans la résille. Le cou étranglé. La chair défaite.
La vie asphyxiée. L’être entier épuisé. Les plumes dans les mailles du filet.
Le corps malade dans la dérive
des draps. Les bras d’appel liés sous l’oreiller. Le ventre de béton coulant au
fond du lit. Le corps dans le naufrage. Le corps arc-bouté sur l’espérance. Les
mains du vivant à la rencontre de l’avenir. Tenir. Tenir. Coûte que coûte.
Comment va-t-elle ? Comment ça va ? Le corps entier dans la
désespérance. Le corps d’insomnie déambulant dans la ville. Le corps d’oiseau
mort poursuivant le sens. Le corps de ne m’abandonne pas cherchant le fil du
vivant. Le corps du malheur au fond du lit. Le corps qui n’en peut plus. La
barque lourde. Si lourde. Tout un été. Tout un hiver.
Un autre été encore. Encore un
autre hiver. Cette barque si lourde, si seule. Si longtemps. Dans la brume. Je
ne sais plus crier. Bleu et mauve l’enfoncement. L’effondrement. Le désastre.
Un corps mort. Un coma. Un cadavre. Une momie. Un linceul au fond de la barque.
Les femmes-oiseaux sur le rebord des toits. Les femmes-oiseaux criant :
abandonne-le ! abandonne-le sinon tu vas mourir. Un été. Un hiver. Un
autre été encore. Encore un rude hiver. La barque seule au fil de l’eau. Sans
voile et sans rivage. Sans coque ni gouvernail. Sans rame et sans amour. Bleu
et mauve le désastre. Un corps de plus en plus lourd. Un naufrage tranquille.
Sans un cri. Grand et digne. L’oiseau-lyre me poursuit. L’oiseau-lyre attend
son heure. L’oiseau-lyre attend la fin. L’oiseau-lyre saute dans la barque.
L’oiseau-lyre autour de moi. L’oiseau-lyre tout contre moi. La voile sans
paysage. La barque sans radeau. Le navire sans commandant. Le galion des
conquérants. La nef des fous. Le bateau des élus.
L’enfoncement au fil de l’eau.
Un été. Un hiver. Un autre été encore. Les saisons devenant années. Le corps
mort au fond de la barque. Le corps noyé dans le voile mauve. Les
femmes-oiseaux me poursuivant. Les algues. Les nénuphars. Les roseaux.
L’oiseau-lyre criant : abandonne-le sinon tu vas mourir. Les corbeaux.
Leur rire depuis si longtemps. Le rempart de mon corps. Le rempart de ma
maladie. Le rempart de mon hurlement. Les faire fuir. Tant que je crie c’est
que je suis encore vivante.
Comme si de rien n’était. Mais
rien est. A peine. Un passage de mort simplement. Force 8 sur quelle échelle de
la désespérance. Précautions à prendre pour les riveraines. Amarrer
l’espérance. Assujettir l’amour-propre. Arrimer les paroles désagréables. Fixer
solidement la survie. Passage de mort force 8 sur l’échelle de la nuit. Les
populations concernées éviteront les paroles inutiles. Les gestes intempestifs.
Les mouvements désordonnés. Les bateaux rejoindront le port. Les barques
l’embarcadère. Les voiliers la rade. Les femmes craintives se cacheront. Les
résignées tricoteront. Les sages travailleront. Les enfants se coucheront
faisant semblant de ne rien comprendre. Ils contracteront la maladie non
contagieuse. La maladie non héréditaire. La maladie seulement transmissible. La
tuberculose de l’esprit. L’ulcère de la déraison. Le cancer du mal d’amour. Ils
éternueront. Tousseront. Cracheront. L’enfant vomit dans la cuvette des
déchirements. Gémit sur le lit de la déception. Sanglote les phrases que je ne
parviens pas à dire. Recrache les mots que je ne peux pas entendre. Passage de
mort force 9 sur l’échelle de la mort.
Le corps des mots solidifiés.
Le corps des mots refusant de couler. Comment traverser pareille angoisse.
Pareille déception. Pareille souffrance. Comment traverser pareille mort sans
être atteint. Le mot qui manque et que je ne peux nommer. Le mot qui émerge de
la souffrance. Le mot qui n’a pas de nom. Le mot qui empêche de dire. Le mot du
refus de séparer. Le mot de la nécessité de séparer. Le mot qui dit toute chose
et son contraire. Un désespoir sans fond. Comme si la mort ne devait jamais
lâcher prise. Comme si elle ne pouvait jamais lâcher prise. Comme si j’allais
rester éternellement sa proie déchiquetée parce que je n’avais rien de ce qu’il
fallait pour vivre. Ni parole ni musique. Ni corps ni voix. Ni texte ni chant.
La nuit. Le nœud. L’angoisse.
La fureur. La haine. L’amour. Les corps accrochés l’un à l’autre Les ventres
enamourés. Les mains crispées autour du cou. Les bras enlacés pour se protéger
des coups. L’angoisse. La nuit. L’horreur. La nuit un moment encore. Jour
bientôt. La terreur si totale que plus rien ne peut la faire ressentir. Le
temps suspendu à peine de mort. Le chagrin cimenté pour que la vie continue. La
nuit. La fureur. La terreur. Les chairs dans le brasier. Les chairs dans la
calcination. Les chairs tentant quand même de traverser le gué. Corps à corps.
Corps contre corps. La chair à vif. La parole en écharpe. Tenir jusqu’au matin.
Survivre. Un moment. Une heure. Une quoi donc, au milieu du temps lacéré. Des
jours décérébrés. Des années bouleversées. Survivre une nuit encore. 76. 77.
78. 79. Quatre années. Presque cinq à tant porter ces mots contre cette voix
qui répète sans arrêt « Tais-toi, mais tais-toi donc. »
L’agitation. Les soupirs. La
parole mécanique. Les mêmes mots revenant toujours. Toutes les nuits. Plusieurs
saisons. La douleur. La souffrance. Le malheur. L’insomnie. Le corps dans
l’incendie. La bouche dans le non-sens. Le raisonnement absurde qui recommence.
Cent nuits. Deux cents ? Trois cents ? Je ne sais plus. Je ne veux
plus savoir. Le corps s’enfonce dans la terre calcinée. La bouche violentée.
L’obsession. Le fruit amer de la logique. Tous les jours. Tous les soirs.
Toutes les nuits. Le mélange des pronoms. La confusion des personnes. La langue
qui ne sépare plus rien ? Ni le vrai. Ni le faux. Ni le réel. Ni
l’imaginaire. Ni toi. Ni moi. La confusion. Les menaces de tendresse.
L’enamourement d’injures. Le milieu des phrases où tout brûle. Le nom de
l’irréel qui se dérobe toujours. Tenir. Tenir dans le brasier. Tenir jusqu’au
bout des forces. La lutte. L’espérance. L’agonie. La bouche d’araignée. La
bouche désertée par les oiseaux. Les reptiles. Les hannetons. La bouche
d’animaux morts. Le discours tuant tout ce qui vit. La mort s’étendant sur la terre.
Je cherche du secours. J’appelle à l’aide. Mais la mort gagne. Les gens. Les
pays. Les continents. Corps à corps le vivant. Tenir dans ce charnier. Tenir
contre la tête qui flambe. Tenir contre le magma étendant son soleil noir sur
les vivants. La disparition de la langue. Les morts étouffant les vivants. Ton
aile noire sur ma tête. Tes pattes d’écaille dans les crevasses de mes yeux.
Ton bec de faim fouillant mon ventre. Déchirure d’utérus. Crevaison de matrice.
Digestion de vivant. Ne pas céder à la langue qui confusionne dans tes ailes
noires. Le nouveau s’invente du milieu de tout cela. Les larmes. Les pleurs. La
souffrance. Les draps trempés. Le corps trempé. L’acier trempé. L’insoutenable
renouveau. Maintenir le langage pour maintenir la pensée. Ne pas céder. La
tentation de la fusion. Le bonheur de la fusion. La mort de la fusion. Car
alors les vivants se fondront en un vivant unique. En un vivant inique. En une
mort unique.
L’entêtement des fourmis le
long du mur. L’entêtement des fourmis le long de la vie. L’entêtement des
brindilles de l’écriture. Vendredi 6 h 30. La cafetière. La marche sur le
bouchon. La galathite. La bakélite. L’ébonite. Le joint rongé. Le filtre
encrassé. Tac tac. La cafetière sur le rebord de l’évier. Le marc de la veille tombant
sur les pelures d’oignons. La lavette prise sous le marc. La confusion et la
nuit. Le pied nu sur le carrelage de la cuisine. La fatigue. Le désespoir.
L’abandon. Les tremblements. Les mains maladroites. La cuillère noircie. La
boîte en fer-blanc. La poudre noire. La poudre de la souffrance des
plantations. La poudre des rafles pour construire les chemins de fer. La poudre
des soutiers dans les cales … La
perspective d’une récolte de café plus importante au Brésil. Le sifflement du
jus noir sur l’aluminium … déjà escompté a peu perturbé le marché, … le
jus noir de la tristesse … Le président
de l’Institut brésilien du café … Le
métal du quotidien exil … l’évalue entre 29 et 30 millions de sacs au
lieu de … Le grincement aigu du tabouret
… Cette fois je n’y arriverai pas. Mais
si cette fois encore puisque c’est la première fois.
Leçon
12 : Le cours des matières premières
Café. Paris. Le Havre. Robusta
en francs par cent kilos. Arabica doux de Colombie. Arabicas non lavés. Prix
composite moyen. Londres en livres par tonnes. Huiles de lin à Rotterdam.
Dollar par tonnes métriques. Toutes origines. Oléagineux. Coprah.
Nouvelles-Hébrides. Franc cent kilos. Incoté. Coprah Philippines. Dollar tonne
longue palmiste, françaises fines. Arachides. Nigéria. Dollar tonne et
arachides soudanaises 3%. Dollar tonne marché clos. Caoutchouc Latex Londres.
Pences par kilo fluide. Malaisie 60% centrifugé. Cacao. Paris. En franc par
quintal. Les cours du cacao chutent encore sur tous les marchés. La baisse
persistante semble due aux ventes accrues de fèves par les pays producteurs. Il
est en effet difficile de stocker les fèves dans les pays tropicaux humides. La
Côte d’Ivoire en a fait la triste expérience. Les Etats-Unis plus forts
consommateurs … La tasse sur le rebord de la table. La tasse dans les assiettes
repoussées. Le café tasse après tasse. Pacotille de survie. La poudre noire du
quotidien. Tic tac le temps qui passe et le corps qui refuse. Le tabouret au
bord de la table. Le pas des passants. L’appel des éboueurs. La mémoire. Un
autre temps. Un autre lieu. Un autre peuple. Une autre histoire. La lumière
blanche du matin. Tac. Tac. La navette dans les filatures du quotidien. Tac tac
la peine de grand-mère debout dans la cuisine. Tac tac la révolte qui disait « on
n’est pas des chiens ». Tac tac le chagrin qui ne passe pas malgré tout ce
temps.
Je n’y arriverai pas. Le
verre. Le pyrex. La mélanine. Combien de tasses ? Je ne sais plus. Je ne
sais plus que le cadran lumineux au pied de la plante verte. Tic tac. Le
sablier passant nos vies goutte à goutte. Je ne sais plus que ton visage et tes
yeux. L’appel des éboueurs. Le pas des passants. La lumière blanche du matin.
Tes chaussures dans un coin. Tes chaussures jamais cirées. Tes chaussettes
jamais reprisées. Ta désespérance et mon obstination. Je ne sais plus que nos
corps arrachés à l’étreinte. Que le grincement aigu du tabouret. Ce café de
tasse en tasse. L’odeur du pain grillé quelquefois. La tasse de café la
dernière fois. Non. Cette fois, je n’y parviendrai pas.
Anvers. Pigalle. Blanche.
Survivre à la mémoire. A l’oubli. A la déchirure. A la jonction. Au
commencement de l’écriture. Le pansement. La passation. La passion. Ecrire quoi
donc qui permette de ne pas mourir. L’agonie. La résurrection. Le long chemin.
Cinq ans. Cinq ans bientôt. Cinq ans la traversée du fleuve noir. Le fil de
l’angoisse. Retrouver le fil à peine de mort. Retrouver la mémoire. Retrouver
le vivant sous-jacent dans la terre de grande souffrance. Le nœud parié de
faire. Le nœud ou la mort. L’angoisse. Encore. L’angoisse qui continue. Le noir
pays de mars. Mars. Mars en neige. Mars en eau. Mars les feuilles du rosier.
Mars le chèvrefeuille. Mars n’aie pas peur la vie ne peut pas mourir.
Le printemps inconcevable. La
femme au bord de la route. Le visage en sang. L’espoir éclaté. La cage
enfoncée. Le regard défiguré. La femme en larmes sur le bord de la route. La
femme en drame sur le papier. La femme en larmes sur l’image. La femme
défigurée au milieu du texte. Le visage en sang. Le miroir brisé au bord de la
route. Manifeste pour l’égalité. La femme hurlante les bras écartelés. La femme
hurlante la peau déchirée. La femme hurlante les vêtements lacérés. L’égalité
ou la mort. La femme sur la photo dans la page. Elle appelle à l’aide. Elle demande
les témoins. Quiconque ayant assisté … est prié de prendre contact. La
bousculade. L’accident. L’attentat. L’impossibilité d’établir ce qui s’est
passé. Le journal pourtant. Le corps déchiqueté au bord de la route. La femme
en larmes dans le caniveau. La chair broyée dans la mémoire. A décidé de porter
plainte. Demande aux témoins de se manifester. Demande à ceux qui ont assisté
de prendre contact … demande à ceux …
L’homme en blanc assis au bord
du lit. Il recommence l’interrogatoire. Il veut comprendre. Quoi donc ? Le
passage à l’acte. Le pourquoi et le comment. La jonction du mensonge et du
désespoir. Cette tache de sang sur la chemise. Cette tache de sang entre les
serres et la chair. Cette odeur de sang sur l’épaule. Fuir cette odeur. Cette odeur
de corps. Cette odeur de mort. Tu me tiens. Mon corps informe entre ta chair et
la terre. Mon corps gluant au bord du marécage. Mon corps puant dans le fossé.
Mon corps putride mort depuis longtemps. La tache de sang. L’odeur du corps en
décomposition. L’odeur de la chair blette au bord de la route. L’oiseau
charognard. Le bruit de la machine tentant de le faire fuir. L’odeur de sang
dans la chair verte. L’odeur de sang pour masquer l’odeur de décomposition. La
prairie. Les bleuets. Les coquelicots. Cet homme remontant du ravin.
T’échapper. Courir vers lui. Courir vers ses bras grands ouverts. Courir vers
le soleil. Cette femme qui hurle dans l’impasse : Revoir l’été ! Ne
pas mourir sans revoir l’été ! L’homme dans la prairie. Lui échapper. Crier.
Crier d’amour. Tu me tiens sur le lit. Une main contre mon cou. Ma tête entre
tes serres. Ma chair dans tes tenailles. L’odeur de sang dégoulinant de la
ferraille. L’odeur de putréfaction traversant l’acier de ton épaule. Passage de
mort force dix sur l’échelle de la nuit. Tu me frappes. Je ne peux m’échapper.
Tu me tiens depuis tant d’années sur le fossé. Ta main entre mes cuisses. Me
criant à l’oreille. Tais-toi mais tais-toi donc. Tais-toi mon amour. Tais-toi
ma beauté. Tu attends à côté d’elle accroché à son ventre. Quatre ans. Tu
reviens de la prairie remontant du ravin. La voiture dans le fossé. La voiture
dans le mur. La voiture dans la faille. L’écoulement. Le commencement de la
mémoire. Mars en larmes mars en pleurs. Mars en noir. Tu reviens dans la
prairie remontant du ravin. Cette tache de sang sur ta chemise. Cette tache
rouge. Le coquelicot du nécessaire oubli. Je ne peux pas. Tu t’accroches à mon
ventre becquetant le corps mort de la femme étendue. Mars en larmes. Mars en
armes. Mars en vie. Tu dévores le corps putrescent, étendu là depuis tellement
d’années. Vaincu. Brisé. Ecrasé. Tu dévores le corps écrasé par la force.
La femme morte étendue dans le
ravin la femme morte dans la prairie défoliée. La femme morte dans le corps
décérébré. L’oiseau dévorant son corps. Jour à plume. Bec à nuit. Serre à
cauchemar. Le drame ne finit pas. Il ne peut plus finir. Elle est déjà morte.
Depuis longtemps. Plusieurs mois. Plusieurs étés. Plusieurs années. Tu
becquettes nuit à nuit un corps qui ne peut s’échapper. L’homme minéral marche
au bord du ravin. Immobile sarcastique. Déraisonnable. Mars en pleurs. Mars en
neige mars en quoi. Je ne sais plus. Le temps se confond. La femme étendue. La
femme dans le ravin. La femme dans la voiture. La femme dans le mur.
L’homme en blanc veut
comprendre le passage à l’acte. Recommencer encore une fois. Le rapport des
gendarmes. Le constat. Le dossier de l’assureur. L’épave retirée du fossé. La
femme remontée du caniveau. La vie retirée du mur. L’homme en blanc
interrogeant. L’amour déchirant. L’amour déchiré. L’amour dans le fossé. Ton
corps sur le mien. Ta main sur ma cuisse. Ma chair informe entre ma terre et la
tienne. Mon corps dans les tenailles de tes filets Ta main fourrageant mon
sexe. Ta main sur ma bouche. Tes mots d’amour à mon oreille. Ne dis rien ne
crie pas. Tais-toi mais tais-toi donc. Mon amour ma beauté ma quoi donc. Que
dit cet homme en me serrant entre ses bras. Tais-toi. Mais tais-toi donc. Que
dit cet homme qui ne veut pas que je crie mon amour. « Si tu continues …
»
Tu m’emmènes cueillir les
cerises. Les hautes herbes dans le verger les insectes aussi sans doute.
L’impasse au milieu des champs. Les marguerites sur le talus. Les coquelicots
chassés au bord de la route. Les fleuves rouges de l’oubli le long du chemin. Les
grillons aussi quelquefois. Les sauterelles très loin dans la mémoire. La danse
de ton chant. Ta chemise blanche ouverte dans la promesse de l’été. Tes mots
bout à bout. Tes phrases corps à corps. Respirer ton odeur. Respirer ton corps.
Ton vêtement pour l’endormir entre mes bras. L’angora de ton visage. Le mohair
de ta douceur. La blancheur de ta beauté. Tu reviens du ravin le corps perclus
de cailloux. Le visage brisé de ronces. La pensée ravinée d’érosion. Tu marches
au milieu des coccinelles pleurant d’amour. Tu tiens entre les mains la moisson
des temps nouveaux. Les gerbes de l’effort. La paille de la souffrance. Les
épis du recommencement. Tu viens vers moi portant au front la couronne des
amants.
Les boulevards. Boulevards des
lumières. Boulevards du désastre. Boulevards de la tristesse. Cabaret. Le
Néant. Le Narcisse. Le Chat-Noir. La lingerie rouge et noire. Pour les amours
de mensonges. Pour les amours de photo. Pour les amours de pellicules. Fausses
orgies. Accouplements publicitaires. Plaisir de devanture. Bouches de
caoutchouc. Poupée gonflable. Phallus d’ivoire. Godemichets de carton-pâte.
Harnais de cuir. Fouets dorés. Tasse paire de seins. Casse-noix paire de
jambes. Sex-shop. Boutiques de viandes. Carrefour du chagrin. Tristes à mourir.
Ces corps tendus. Ce sillage de désir. Cette marche dans le matin. Cette marche
dans le recommencement de chaque jour. Cette marche d’homme après ma chair.
Après ma viande. Après mon sexe. Leur mensonge. Fausse bousculade. Vraie main
aux fesses. Ce désastre pourquoi donc ? Est-ce si difficile d’aimer ?
Marcher. Marcher dans les rues. Marcher. Non. Danser. Danser maintenant. Danser
dans la ville. Danser dans les cours. Danser dans l’impasse. Danser sur les
boulevards. Danser dans les caniveaux. Danser dans les labyrinthes. Danser dans
les prisons. Danser la défaite. Danser l’emmurement. Danser l’épuisement.
Danser la passion. Danser l’agonie. Danser la mort lente. Danser d’avoir
toujours été morte. Danser de ne pouvoir mourir. Danser le tout. Danser le
rien. Danser le corps. Danser la mort. Danser l’amour. Danser l’écriture.
Danser les mots dans les rues avec mon masque et mes plumes. Danser
l’oiseau-lyre sous ton aile noire. Danser le corps vivant échappant à tes
filets. Danser la fidélité aux fougères de mes dix ans. Danser éternellement la
parade nuptiale de la vie qui continue dans les hommes en rut.
Marcher jusqu’au travail.
Pigalle. Blanche. Clichy. Marcher jusqu’au recommencement. Blanche. Clichy.
Rome. Mourir vivante. Rien d’autre. Marcher de plus en plus difficilement.
Clichy. Rome. Villiers. Tous ces corps en travers de la voie. De plus en plus
nombreux. Papiers. Journaux. Mégots. Bouteilles. Godets. Boîtes de conserve.
Paquets de cigarettes. Allumettes. Papiers de bonbons. Morceaux de pain.
Dépliants. Prospectus. Affiches : « La RATP vous prie d’excuser
l’état de cette station dû à un conflit du travail interne à l’entreprise de
nettoiement chargée de ce secteur ». Marcher. Travailler. Ecrire.
Villiers. Monceau. Courcelles. 20 avril. Vingt-septième jour de la grève des
nettoyeurs du métro. Première grève d’immigrés. Le corps souterrain. La saleté
dans la rame. Les graffiti. Les banquettes crevées. Les verres cassés. Le
retour à la mémoire. Le retour dans les profondeurs. Le retour dans la nuit. La
grève du jour. La grève de la séparation. La grève du nettoyage. La grève du
nettoiement. La grève de l’évacuation des déchets. La grève de la vie. La femme
en délire dans le fossé. La femme en délire tentant d’atteindre le matin. J’ai
mal. Mal au ventre. Mal au chagrin. Je ne peux plus. Tu veux que je continue à
vivre mais je n’en ai plus la force. Cette souffrance au ventre. Vingt
-septième jour de la grève des nettoyeurs du métro. Les Maliens. Les
Sénégalais. Les Tunisiens. Peaux basanées. Cheveux noirs. Regards étonnés
parcourant la ville. Nous voulons être payés au smic. Comme les Français.
L’égalité ou la mort. Cette douleur au ventre qui ne passe pas. Tenir jusqu’à
l’autre rive. Tu veux que je vive. Je ne peux plus. Trop d’effort. Trop de
malheur. Trop de souffrance. Un corps qui n’en peut plus de s’être détruit à
lutter. Un corps qui a tout donné pour l’espérance de l’égalité.
Le désespoir. Vendredi 6 h 35.
J’ai mal. J’ai mal au ventre. J’ai mal au chagrin. J’ai mal à l’inégalité.
Partager ou … partager ou quoi ? Tu
t’étonnes. Le lent pourrissement social. Les peuples qui se dressent
revendiquant l’égalité. L’invraisemblable arithmétique : un homme égale un
homme. Pas encore une femme égale un homme. Un moyen âge qui n’en finit pas.
L’égalité ou la mort. Un homme égale un homme, une femme égale un homme. Tenir
jusqu’au matin. Tenir jusqu’à l’autre rive. Tenir dans nos barques
l’enfantement du nouveau. Nous réclamons l’égalité. L’Audacieuse. La Challacin.
Métronet. Ils ne veulent pas de l’égalité. Tu exiges que je continue à vivre.
Le cri de mon ventre en détresse. Partager ou mourir. Surmonter ou périr.
Changer ou quoi donc ? La pourriture remontant du cloaque vers les
trompes. Satpro. Campenin Bernard. Sarebow. Les entreprises de nettoiement
veulent seulement que les privilèges continuent.
La pourriture remontant dans
les trompes pour les stériliser. L’égalité ou la mort. Grève de la vie. La mort
cette fois encore. L’égalité tu n’en veux pas. Tu veux seulement garder les
matières premières bon marché. Les salaires impayés. Les marchés sans limites.
Ta préséance envers et contre tout. L’égalité tu n’en veux pas. Tu veux
seulement que tout continue. La pourriture remontant lentement dans le système
de l’enfantement. Nous réclamons l’accès aux douches. Aux vestiaires. Aux
cantines. Nous réclamons l’égalité avec les Français. Nous réclamons l’égalité
avec les hommes. Grève de la vie. La femme dans le fossé au milieu de la
ferraille. La matrice infectée criant le manque d’amour. Grève de la vie.
Rendre liquide le corps interne pour qu’il s’échappe à travers les barreaux.
Rendre liquide la matrice pour qu’elle porte ailleurs la mémoire du monde.
Rendre liquide la matrice pour qu’elle enfante un autre temps. Continuer.
Marcher. Ecrire coûte que coûte. Ecrire la leçon qui manque. Le travail. La
marche. L’écriture. Les soins. La guérison. Je ne peux. Je vais mourir de la
blessure. De l’infection. De la pourriture. Je vais mourir de mort dans le
ventre souterrain du vivant. Je vais mourir de la pourriture du vivant.
L’affiche lacérée.
« Cette station a été nettoyée par une entreprise appelée par la RATP pour
briser la grève des nettoyeurs du métro ». Tu veux que je me soigne. Que
je résiste. Sauvegarde de l’espèce. Tu te penches vers moi. Si près. Tellement
près. On dirait que tu vas m’embrasser. Tu t’appuies sur le lit. Cette douleur
au ventre de plus en plus perçante. A dire. A crier. A hurler. A témoigner. A
tomber dans le fossé. Le corps dans la ferraille. La fatigue. L’épuisement.
L’infection. La saleté. L’ordure. La merde. Les microbes. Le corps tout entier
infecté pour qu’il meure. Pour qu’il crie. Pour qu’il porte témoignage. Contre
lui-même. Pour lui-même. « La RATP s’excuse de l’état de la station
résultant d’un conflit interne entre les nettoyeurs et les salariés ». Le
ventre souterrain pourrissant. Se laisser mourir. Abandonner. Renoncer.
Démissionner. Trahir. Enfin. Les poubelles qui débordent. Les papiers gras. Les
cartons. Les verres cassés. Les peaux de saucissons. Les affiches lacérées. Les
prospectus abandonnés. Une montagne d’immondices. Une inondation d’ordure. Un
abcès. Une matrice empuantie par la souffrance sociale. Des trompes infectées
par le mensonge. Le corps qui ne peut plus marcher. Enrayer l’infection.
Guérir. De quelle maladie à la fin ? Négocier : Traité
d’économie politique.
Vendredi 6 h 35. Ce vêtement
taché au bord du lit. Cette tache sombre. Cette tache brune. Cette tache de
sang séché. Cette tache sur ta chemise. La teinturerie pas encore ouverte. La
teinturerie de l’autre côté de la cour. Barèmes. Franc par kilo. A la pièce.
Qualité luxe. Qualité courante. Qualité économique. La maison décline toute
responsabilité pour les taches dont l’origine n’a pu être précisée. 6 h 35. La
teinturerie n’est pas encore ouverte. Un moment encore. L’angoisse jusqu’au
matin. Le pas traînant sur le parquet. La salle de bains. Les débordements du
linge sale. Les draps. Les torchons. Les serviettes. Les linges en boule dans
le tambour. Le linge enfermé dans la machine. Ce linge toujours si difficile à
retirer. La brosse par terre. Les serpillères dans le bidet. Le robinet d’eau
chaude que tu n’as pas réparé. Le bâillement des portes de placards. Les fils
électriques qui pendent. Le tube dentifrice jamais rebouché. La baignoire
encrassée. Le shampoing renversé. Chagrin. Chagrin. Cette eau froide pour toute
consolation. Cette eau cette eau magnifique que je ne peux toucher sans rendre
grâce chaque fois au désert.
L’oubli. Le commencement de
l’oubli. L’oubli pour vivre. L’oubli mortel. Mourir d’oubli ou mourir de souffrance.
Le corps incrédule. Cet homme parlant de loriot et d’aube déchirée. L’oiseau
nouveau. Le premier qui chante. Ce n’est plus le même. Un chant nouveau.
Solitaire. Si long au commencement du jour. Le corps étonné du nouveau matin.
Le corps en récompense dans le recommencement …
Partir avec le jour qui commence. Cet oiseau dans la cour. Un merle. Une
hirondelle. Un corbeau. Le cerveau clair de l’étonnement. L’espérance que rien
n’a pu briser. Ni la souffrance. Ni le malheur. Ni la nuit. Le corps en larmes
qui n’en peut plus. Quel changement. Quelle fin du consentement. Quelle fin de
l’écrasement. Tu t’es rendormi. Tu dors à côté. Tu dors du sommeil éternel des
oiseaux de proie. Ton corps de plume dans l’eau des draps. Ton corps d’azur
dans le nuage des rêves. Ton corps d’oiseau dans le naufrage. Le bruit de la
machine dans l’âge qui s’accomplit. Tu dors infiniment depuis bien plus
longtemps que je le crois. Tu dors depuis le bruit des mots. Vendredi 7 heures
moins le quart. Le basculement du temps.
Avril le cerisier en fleur
dans le jardin. Avril la teinturerie encore dans la cour. Avril jour maintenant
au commencement du jour. Vendredi d’avril le temps dissous dans l’eau. 23
avril. Embarquement immédiat sur le Bel Amour. Le capitaine Surmulot épouse la
femme en mauve au milieu de tous les siens …
Le capitaine Surmulot épouse la femme en mauve entre deux faux témoins.
Ils l’emmènent à Venise. Il l’emmène vêtue de blanc. Il l’emmène entre tulle et
folie. Entre dentelles et orangers. Entre fleurs et tapis. Embarquement
immédiat pour le plus grand voyage Sur le quai les prophètes prédisent tout ce
qui n’arrivera pas.
Rechercher la source.
L’évènement très ancien. Au-delà des hautes terres. En haut du dernier ravin.
Dans les tréfonds de la montagne. Recherché ce qui est arrivé. A quel âge le
commencement. Il est arrivé quelque chose. Quoi donc. Je ne sais plus. Je ne
sais pas. Je ne veux pas savoir. Je ne veux plus savoir. Quelque chose. Un jour
d’été. Juillet tout en larmes. Juillet dans l’effort. Juillet dans
l’arrachement. Il est arrivé quelque chose. Un accident. Un meurtre. Une
naissance. Quelque chose dans le roulement sur la route. Une lutte dans le
creux de la nuit. Un voyage dans la matrice. Rechercher la mémoire. Cet homme
qui crie. Un accident. Rien qu’un accident. Cet homme qui crie c’était un
accident. Rien d’autre. Rien n’ôte. Rien d’hôte. Je n’écoute plus. L’évasion
recommence. Les barreaux. Le langage. La raison. Je m’échappe. Ce n’est rien
seulement pour traverser le fleuve. A travers les eaux. A travers la chair. A
travers le mensonge. Que dit-il. Rien d’hôte. Rien n’ôte. Je ne comprends plus.
La langue déraille. Délivrant le corps. La chair éclate. Les miroirs tournent.
Se brisent. Mille morts. Mille morceaux. Mon corps tombe dans la tour vide. La
grande tour pleine de vitres. La grande tour à bout de vitre.
La femme étendue sur le fossé.
La femme en larmes sur le béton. La femme en larmes au fond du lit. La
blessure. La fracture. La tache sur ta chemise ouverte. L’odeur du sang contre
tes plumes. Les femmes-oiseaux qui chantent dans le ravin. Les femmes oiseaux
qui m’appellent. Cet homme qui marche sur la route à ma rencontre. Cet homme
rapace crevant mes yeux.
Sa voix terrible. Exigeant.
Cette voix exigeant quoi donc. L’écriture. L’intégration. La guérison. Je ne
peux pas. Cet homme debout le bras levé. Les yeux exorbités. Je ne peux ni
vivre ni travailler. Ni écrire. Le temps s’est arrêté. Définitivement. Je
n’entends plus que le hurlement de la femme et ce bras au dessus de moi. Le
bras dans le fossé. La voix terrible.
La réforme du code pénal.
L’aggravation des peines. Les droits de la défense. Les libertés publiques. Les
délits d’opinion. L’homme en uniforme. N’ont à craindre que ceux qui ont
quelque chose à se reprocher. Le service minimum.
La sécurité dans les centrales
nucléaires. Les abus de la grève. Les graffiti. La France aux Français. Dehors
les étrangers. A mort. A mort qui donc. L’identité. Que dit-il que je ne dois
pas être. A mort. A mort qui donc déjà comment nous nomment-ils pour nous
séparer ? Comment nous nomment-ils pour être bien sûrs de ne pas nous
ressembler ? Comment nous nomment-ils pour être bien sûrs de leur pouvoir.
La France aux Français. Dehors les étrangers. A mort les … Que dit-il que je ne dois pas être. Ce que je
suis. Ce que je fais ce que je dis. Je ne peux plus rien entendre. Ni le plomb
fondu dans mes oreilles. Ni la glaise dans ma bouche. Le chagrin est si profond
qu’il ne peut plus passer. Un fossé si profond qu’il ne peut plus être enjambé.
Un tissu si déchiré qu’il ne peut plus être reprisé. Cet homme terrible
exigeant que la vie continue. Surmonter ou mourir. Changer ou pourrir. Oublier
ou guérir. Cet homme terrible le bras levé exigeant que rien n’ait été. Cet
homme exigeant le mensonge. Le déni d’opinion.
Il n’entend pas le désir
humide du saule. La jouissance du peuplier. La peau ridée des platanes. Les
plaies suintantes du marronnier. Les taches aux mains des érables. L’agonie des
ormes rongés des cryptogames La plainte tranquille des acacias. L’acceptation
paisible des tilleuls. Il n’entend pas cette forêt prisonnière. Ces arbres
cloisonnés, séparés, séquestrés. Il n’entend pas le désespoir de leurs chairs
engluées dans l’asphalte. L’irritation de leur peau immobile dans le carcan des
grilles. La supplication de leurs mains tendues vers mes fenêtres. Il n’entend
pas la souffrance de ce peuple. Il dit ce ne sont plus des arbres. Il détourne
le regard. Et dans son œil mort ils deviennent seulement le reflet du
réverbère. Il dit ce ne sont plus des arbres. Il ne les connaît plus. Il dit ce
ne sont plus des arbres et il se bouche les oreilles. Il n’entend plus le
souffle de cette forêt misérable s’époumonant à maintenir la vie. Le 30 Avril.
Dépôt au parlement du projet de réforme de la justice dit « Sécurité et
Liberté ».
L’impossibilité d’écrire. La
nécessité d’écrire. Le petit coin dans le mur entre le jardin et la cour. Cette
femme en bas. Ses appels. Ses cris. Ses hurlements. Elle appelle à l’aide. Deux
heures. Trois heures. Quatre heures. Tu n’es pas là. Plus d’heures du tout. Le
présent de l’éternité. Le temps terminé à tout jamais. La tapisserie dans
l’encoignure du mur. La source du rien. La genèse du rien. L’enfantement du
rien. Deux heures. Trois heures. Quatre heures. Je ne dors pas. Elle non plus.
Elle attend. J’entends son attente. Son angoisse. Les insectes naissent
tranquillement des murs. La nuit obscure. Quel homme disait : la nuit a sa
clarté. Quel homme disait il n’est pas de nuit si profonde qu’elle ne puisse
enfanter la lumière. Le frémissement des pattes. Les hoquets de la carapace. Le
gémissement du thorax. Elle va bientôt crier. J’ai peur. Echapper. Echapper
n’importe comment. N’être plus rien que ces mots écrits pour une autre.
Infiniment sans prise. Sans lieu. Sans nom. Non. Survivre. Changer. Changer ou
mourir. Le petit coin dans le mur. Le petit coin des mots pour me protéger des
coups. Le petit coin dans le mur pour me protéger de l’enfermement.
Guérir du temps. Guérir du
lieu. Guérir de la mémoire. Guérir des insectes. Guérir de l’ignorance. Guérir
de l’oubli. Guérir de ces yeux exorbités découvrant la mort. Je t’entends
remonter du ravin. Un grand soleil dans la prairie. Un grand soleil au milieu
de la nuit. Un grand soleil éclairant la vie. Tes bras ouverts à ma détresse.
Ta chemise blanche dans les hautes herbes. Je cours vers toi. Je t’aime. Un
peu. Beaucoup. Tu tiens à la main une sauterelle verte épouvantée. Tu lui
arraches les pattes une à une. Je t’aime un peu beaucoup pas du tout. Je
l’entends hurler dans la chambre. Elle dit que les draps sentent le sang. Elle
ne veut pas rester couchée. Un autre temps. Un autre lieu. Une autre écriture.
Un an. Deux ans. Trois ans. Accepter les conjugaisons. Rien à faire. A ton
épaule cette odeur de sauterelle mutilée. Elle appelle au secours. Elle court
les pieds nus dans le jardin. Elle dit qu’elle ne veut plus rester dans la
maison à cause de l’odeur du sang. Tu lui dis de se faire. Elle n’obéit pas.
Elle crie de plus en plus fort. Ta main majuscule au-dessus de sa tête. Cette
main qui frappe frappe frappe. Elle jette dans la rue tes affaires. Tes
vêtements. Tes livres. Tes papiers. Tes gants. Tes chapeaux. Elle jette au
caniveau tout ce qui est à toi. Elle jette même les mots qu’elle écrit pour que
tu meures tout à fait. Elle hurle. Va-t-en ! Va-t-en ! Le désordre de
ses membres convulsés. Ses vêtements déchirés. Ses seins tailladés. Ses chairs
griffées. Elle t’aime un peu, beaucoup, pas du tout, à la folie. Elle ramasse
la pierre à côté du lit. Elle est tout à fait nue. Ordure ! Ordure !
Va-t-en. Elle se cogne contre les murs. Elle te crache sur les pieds. Elle
urine. Elle vomit. Elle défèque. Je reste dans le coin du mur entre cour et
jardin. Elle continue à crier. Tu l’as saisie par le cou. Tu lui dis quelque
chose que je n’entends pas. Elle ne bouge plus du tout. Elle devient poupée de
chiffon entre tes bras. Tu tombes à ses genoux la tête enfouie dans sa toison.
Elle crie encore. Elle crie encore. Elle crie encore ! La chair abandonnée
au comble de la prairie. Dans les hautes herbes les femmes en robes blanches
chantent les cantiques de nos dix ans. Les femmes-oiseaux volent d’arbres en
arbres. Elle ouvre ses ailes dorées au comble de l’extase. Tu caresses
doucement sa carapace. Tu la portes dans le lit. Elle chantaral la tête posée
sur tes plumes noires. Ses antennes vertes tâtant la nuit.
Gloire
au corps au plus profond de la nuit
Et
paix sur la terre à ceux qu’il protège
Gloire
au corps au plus haut des cieux
Et
paix sur la terre à ceux qui s’aiment
Gloire
au matin dans le recommencement du jour
Et
paix sur la terre aux hommes qui l’espèrent
Nous
te louons
Nous
te bénissons
Nous
t’adorons
Nous
te glorifions
Nous
te rendons grâce pour ton immense gloire
Quelle voix chantant encore
une fois le requiem. Cette fois la mort n’a pas seulement traversé le jardin.
Elle l’a dévasté. Elle a renversé les orangers. Brisé les citronniers.
Incendiés les cerisiers. Cette fois la mort n’a pas seulement traversé le
jardin. Elle l’a ravagé. La maison des sans-matins est fermée. Je n’ai endroit
où aller. Nul endroit d’amour où me sauver. Nul lieu pour t’échapper. Je n’en
peux plus de cette attente des condamnées à mort ne dormant pas. Se disant
chaque nuit c’est pour demain matin. Tenir pourtant. Retrouver le corps de la
machine. L’espérance des mots. L’ordonnancement des choses. Le pari de
l’espèce. Refuser de mourir. Le même lieu. Le même temps. La même histoire. Le
pari fou que tout peut revenir. Le pari fou qu’il ne restera rien de la
souffrance. A peine des mots. A peine des bras ouverts. A peine ces cerises un
jour de grande souffrance. A peine la mémoire de la terre réfractaire se
faisant crachoir du passant.
Tenir. Tenir contre la mort
qui monte. Les camions des éboueurs. La lanterne du taxi. La rue bouchée. Le
caniveau. La ruelle entre le fossé et le ravin. Ca ne fait rien. Tenir quand
même. Tenir chaque matin. Le recyclage. L’écriture. 7 heures moins dix. Comme
il est tard aujourd’hui pour commencer à écrire. Ca ne fait rien. Tenir quand
même. Jour après jour. Cette page de journal étonnante. Cette interview. Cette
enquête. Comment travaillent les écrivains ? Entre mur et vaisselle ?
Entre enfants et folie ? Entre ménage et blessures ? Entre sommeil et
salariat ? A quoi bon. 7 heures moins dix. Le bruit de la machine la banderole
au vent : les mots sont des amants.
Leçon
13 : L’armement
En page 8 cet Afghan qui
dit : Sils n’envoient pas des armes Allah les jugera. Les coureurs des
tribus de la zone pakistanaise de Bajaur vont savoir que les habitants des
vallées de Kunhar sont bloqués par la faim et l’épuisement. Le Pakistan demande
des armes. L’Iran a peur et ferme ses frontières. La Chine masse des troupes.
L’Inde met en garde. L’information selon laquelle. La loi martiale a été. La
sécurité du golfe. La libre navigation dans le détroit. Le contrôle du canal.
La neutralisation. Le protectorat. Les approvisionnements nécessaires. Les
intérêts vitaux. Le resserrement des alliances. Les défenses d’équipement du
Pentagone. British Aerospace.
British Shipbuilders. Royal Ordnance Factories. General Dynamics. Mac Donnell
Douglas. General Electric. La carte du monde en proie au
remaniement. Les rumeurs selon lesquelles. Les flottes font route vers l’océan
Indien. Les missiles vers les bases. Les munitions vers les frontières.
Aérospatiale. Dassault. Thomson CSF.
La liberté ou la mort. Tenir.
Tenir encore. La moitié du texte. Le solstice bientôt. Juillet entre tes bras.
Juillet dans la prairie. Juillet 14 Mai. 7 heures. France-Inter. Ecoutez la
différence. RTL. La provision de. Europe N°1 c’est quoi déjà. Je ne sais plus.
Les mots n’ont plus de sens. Les nouvelles relations économiques. Les
prévisions de l’OCDE. La France n’est pas menacée. Un tel accident ne peut pas
se produire en France. Le gouvernement a pris les mesures. Dès lors que la
France est bien gouvernée. Le génie français. La société française est une
société qui. Les Français savent bien que le bon sens. J’ai pensé que.
France-Inter. Europe N°1. RTL.
Cette voix. Cette voix
pourtant au milieu de ce fatras. Cette voix qui remonte du fond du chagrin.
Hier les étudiants de Paris VII-Jussieu ont manifesté contre la loi sur les
étrangers. La police a donné l’assaut à l’université. Les casques. Les motos.
Les matraques. Cet homme. Cet homme pris au piège. Cet homme qui s’est jeté
d’un toit à travers la verrière. Cet homme a fait une chute. Cet homme s’est
tué. Cet homme sur l’asphalte. A côté de lui on a également retrouvé une femme
… La boite noire du chagrin distillant
jour après jour cette rumeur qui enfle. Intolérable. Zavaient qu’à rester chez
eux moi je vous dis les sidis les crouilles les négros j’suis pas raciste mais
faut reconnaître qu’il y en a vraiment trop ici.
Rechercher cet homme jeté du
toit. Rechercher cet homme envolé pour s’échapper. Rechercher cet homme mort
d’avoir crié : « égalité ou la mort ». Marcher. Marcher dans la
ville. Boulevard de Courcelles. Rechercher cet homme. Rechercher cet homme
errant dans la ville. Le fauconnier prisonnier. Le conquérant enlisé.
L’oiseleur décérébré. Lui porter mes mots nouveaux nés. Les enfants sans fin
renouvelés. Retrouver cet homme tenant entre ses mains l’autre moitié du monde.
L’autre rive du trottoir. L’autre berge du fleuve noir. M’enfermer avec lui
dans le tombeau de la mémoire. Au temps d’avant le partage. Au cœur du rêve.
M’enfermer dans le corps des mots. M’enfermer dans la matrice de l’écriture.
M’enfermer dans le lieu même où naissent les phrases. Entre les tôles froissées
et les draps blancs. Entre le fossé et le ravin. Entre le caniveau et la
prairie.
Ce jeu se joue avec deux dés.
Après avoir versé une mise convenue d’avance, chaque joueur jette les dés à
tour de rôle et celui qui amène le plus de points commence le premier. Celui
qui du premier coup … Celui qui du premier coup … Je
ne sais plus la règle du jeu. La déstructuration. La désorganisation. La
destruction. Le corps social dans le bouleversement. La société en proie au
redressement. Le corps vivant vers le renouvellement. Je ne sais plus la règle
du jeu. J’entends seulement celui tombe dans le Puits (n°31) paie la mise et
reste jusqu’à ce qu’il en soit délivré par un autre qui prend sa place.
Vendredi 16 mai. 7 h 5. Cette
feuille de journal à côté de la machine. Cette femme qui demande du secours.
Cette femme au fond du caniveau. Au fond du Puits. Dans le fossé. Cette femme
le visage en sang cette femme qui appelle à l’aide … Demande aux témoins de se manifester. Cette
feuille de journal. Ce numéro de téléphone. Ceux qui étaient là au moment où
… Avant que la police … Ceux qui peuvent fournir des renseignements
sur l’homme armé … Dans la journée de
… vers …
doivent prendre contact … La main
sur la table. La main au milieu des mots. La main dans le marais. La main
voilant la mort. La main masquant la mort. La main organisant la mort. La
feuille repoussée sous les papiers. Le poisson noyé sous les nénuphars. La
chair dissoute dans l’écriture. Je n’ai rien vu. Rien entendu … La femme hurlant dans le caniveau. Les
témoins ayant assisté à la scène sont priés de prendre contact … Rien à faire. Vendredi 16 mai. 7 h 6. Le
présent de l’éternité. Les sédiments de papier. La géologie de l’oubli. La
feuille de journal. En larmes dans la rêverie des draps. Le joueur qui vient
dans la Prison paie un jeton et attend la délivrance. Coûte que coûte. Dans le
fossé. Jusqu’au matin. L’enfantement de la mémoire. La pierre du meurtre. La
pierre taillée. La pierre polie. La pierre peinte. La blessure à mon front.
Celui qui va trouver la Mort (n°58) doit de nouveau payer la mise et
recommencer au n°1.
Tu m’as enfermée dans la
maison depuis presque trois ans. C’est mai. Le cerisier est en fleur à côté de
la teinturerie. J’essaie de revivre. Je n’ai plus de peau à force d’avoir
gratté la peinture que tu as mise sur le carreau. J’ai les tympans fracturés
par les coups. Je n’entends plus le vent des arbres. Ni le bruit de la rivière.
Ni la voix des vivants. Je ne peux m’en aller. Tu me tiens sous toi. La main
entre mes cuisses. Arrachant les lambeaux de ma vie. Tu as abattu toutes les
cloisons de la maison. Je n’ai plus d’endroits où me cacher. Tu as fait poser
partout des vitres et des miroirs. Tu les as reliés avec des murs de pierre. Tu
as amoncelé des ordures à mi-hauteur des plafonds. Je n’ai plus qu’une toute
petite place entre la tôle froissée et le fossé. Quelquefois tu remontes du ravin.
Je vois ta forme entre les carreaux dépolis. Je cours vers toi dans la prairie
les bras ouverts. Entre mes ailes la chair se déchire. J’ai mal. Tu as mis dans
ta main une miette de pain. Un bout d’herbe. Un insecte si petit que j’en ai
perdu le nom. Tu me le tends. Je rampe vers toi. J’essaie d’oublier. J’avance
vers ta main tendant le petit brin de pain. La miette d’herbe. L’animal
minuscule. Ta chemise blanche derrière le cerisier. Ton nom dans la prairie.
Ton nom de corps et de joie. Je rampe vers toi dans les hautes herbes.
J’atteins tes pieds. Je les embrasse. Je les cajole. Tu baisses un peu la main
pour qu’elle arrive à la hauteur de ma bouche. Le brin d’herbe. Je suce ton
doigt qui porte la nourriture. J’ai faim. Tu baisses la main pour qu’elle vienne
à la hauteur de ma bouche. Le brin de pain. Le morceau d’herbe. L’animalcule.
Le commencement du nouveau. Le quelque chose de ce qui n’est pas moi. Qui
m’échappe. Qui est à l’autre. Qui est l’autre. Tu tends ta main pour que je
mange encore. J’ai faim. Faim à n’en plus pouvoir. Je ne sais plus si c’est ta
chair ou de la mienne. Tes mots ou les miens. Ce brin d’herbe contre mon corps.
Cette miette de chair dans ma main. Ce croc que tu as glissé dans ma
nourriture. Ce croc qui me tient au palais. Ce croc qui me tient lieu de
palais. Je ne peux plus reculer. La bouche ferrée par la nourriture. La bouche
déchirée par le pain. La bouche ensanglantée par ton doigt. Je ne peux plus
reculer. La langue en travers le corps. L’hameçon dans les muqueuses. L’éperon dans
le vivant. Une souffrance sans nom. Les mots qui s’étalent au milieu de la
prairie. Les mots répandus dans les hautes herbes. Les mots ravageant le
cerisier.
Marcher. Marcher jusqu’à la
place des Ternes. Marcher jusqu’au rendez-vous des fleurs et des couronnes.
Finir ce texte. Traité d’économie politique. L’échange et la circulation des
richesses. Leçon pour le Roi Forgeron : J’ai marché poursuivant ton corps
dans les rues en sanglots recommençant sans fin le voyage vers tes bras.
D’escaliers en dédales. De labyrinthe en impasses De ruelles en souterrains.
Dans le silence de l’attente les immeubles flambaient. Les lauriers de pierres
couronnaient les statues renversées. Les guirlandes de fleurs ornaient les
portes de mes blessures. Les vasques amères recueillaient les fruits de
l’entêtement. Les corbeilles de nourriture périssaient immobiles. Les cornes
d’abondance répandaient la famine. Les masques des faunes ricanaient aux
façades. L’œil-de-bœuf scrutait l’angoisse de la nuit. Les vitraux plombés décoraient
les fractures. La tête de lion rugissait à ta fenêtre éteinte. J’ai marché
poursuivant ton corps dans les rues du désir. Les gestes des atlantes se
faisaient contorsions. Les larmes des cariatides devenaient convulsion. Les
télamons pensifs me berçaient de saisons en saisons. J’ai bu dans leurs mains
aux fontaines du consentement. J’ai marché poursuivant ton rêve de fenêtre en
jalousie. Je rencontrais ton corps à chacune de tes absences. Les bras de tes
carrefours étreignaient les nuages. Tu ne venais jamais et tu venais pourtant.
Ton corps de cheval fou galopant sous l’orage. Finir ce texte et commencer à
vivre. Finir ce texte et m’enfermer tout à fait. Surmonter ou mourir. Changer
ou périr. Oublier ou écrire. Cantate pour l’économie politique 1e partie :
Requiem en aciérie mineure. Solo : le Roi Forgeron. Retrouver cet homme.
Corps détruit. Pensée déstructurée. Conquérant noyé d’alcool. Marcher vers lui.
De café en bistrot. De bar en brasserie. De boites de nuit en bordel. Retrouver
cet homme du bar, portant au poing le faucon noir de sa tristesse. Cet homme le
bras levé, dans la main la pierre du meurtre. Cet homme les yeux exorbités
disant quoi donc … quoi donc ? Le
21 juin l’Assemblée nationale adopte le projet dit « Sécurité et
Liberté » par 265 voix contre 205.
Leçon
14 : La formation continue
Cybernétique. Informatique.
Télématique. Le micro ordinateur. Que dit cet homme ? Que dit cet homme
que je ne veux pas entendre. Apprendre à survivre. L’unité de disquette. La
trappe de réglage. Les touches du fonctionnement. Le clavier. L’écran. La
console. Un autre lieu. Un autre temps. Un autre monde. Le cerisier dans le
jardin. Privatique. Bureautique. Robotique. Les néons. L’estrade. La craie. Le
temps pour la dernière fois confusé. Le retour dans la matrice des mots. Le
retour aux sources de la pensée. Le retour au commencement de l’apprentissage.
CTRL. Contrôle. CTRL et C. Arrête. SHIFT LOK verrouillé. Un autre temps. Un
autre lieu. Une autre langue. Une traduction. Accepter l’interprète. Le
négociateur. Le passeur. Le premier et le dernier. Le seul. L’unique. Le même
toujours. L’homme. L’autre. Une autre langue. Un code. Une traduction. Une
embrasure. Un passage. Un passement. Une passation. La touche F2 charge le
Basic. La touche F4 relance l’impression. La touche RETURN remmène à la ligne.
Que dit cet homme assis en face de moi. S’adapter ou mourir. RETURN ramène à la
ligne autant de fois qu’on le veut. RETURN. RETURN seulement. RETURN
exclusivement.
Ecrire en mourant le dernier
livre. Ecrire l’agonie. La lutte contre la mort. Traité d’économie
politique : La prière aux Agonisants. L’effort pour survivre. L’effort
total. L’effort maximum. L’effort insuffisant. Ecrire en mourant la mort de
cette femme qui mourut quand mourut l’espérance. Quand elle reconnut l’homme au
milieu d’eux. Ecrire en mourant ce corps allongé sur la route. La rue. Le
trottoir. L’embuscade. L’accident. Le drame. Le corps déchiré dans l’amas de
ferraille. Morte d’avoir consenti à mourir. Morte de n’avoir pu repousser la
mort. Morte de n’avoir pas voulu repousser la mort. L’attentat. L’accident.
L’opération. La nouvelle naissance. Le recommencement. RETURN ramène à la ligne
autant de fois qu’on le veut. Chaque matin. Que dit cet homme en face de moi.
Cent vingt caractères à la seconde. L’aiguille dans les deux sens.
L’accouchement du papier. Le métronome de l’imprimante. L’horloge des temps
nouveaux. Le cœur du vivant. Survivre à la mémoire. Survivre à l’oubli. Ne pas
sombrer. Recommencer le travail. Garder son travail. Inventer un autre travail.
Survivre à l’écriture.
Apprenez le geste qui sauve.
Les passants. Les curieux. Les vivants. Circulez. Les rondes. Les tours de
garde. L’ordre public. Circulez. Il n’y a rien à voir. Les gardiens de la paix.
Les CRS. Les gendarmes. Circulez. Le visage en sang. L’attentat. L’accident.
L’opération. La main déchirant la bouche faute de pouvoir la bâillonner. Les
casques. Les matraques. Les bottes. Je suis le témoin oculaire qui n’a rien vu.
Le témoin subjectif et partial. Le témoin sans féminin. Faute de langue. Faute
de concept. Faute de courage. Témoin sans féminin de la démission. De la peur.
De l’épuisement. De la lâcheté. Les casques. Les bottes. Les matraques.
Circulez. Une femme hurlante. Une femme violée dans le fossé. Une femme
torturée dans le creux de la nuit. Une femme devenue folle quand elle t’a
reconnu au milieu d’eux.
S’adapter ou mourir. Ecrire.
N’appuyer pas sur la touche RETURN. Elle ramène à la ligne. Les touches. Le
clavier. L’écran. La séparation. Le passé. Le présent. L’avenir. Les
conjugaisons. La grammaire. Les temps nouveaux. Que dit cet homme ? Le
corps sert à autre chose qu’à inscrire la mémoire. Mais les mots alors à quelle
chair s’uniront-ils ? Le passeur. Le passage. La passation de quel pouvoir
dont elle ne veut pas. Un autre lieu. Un autre temps. Une autre langue. Le
passeur que dit-il ? Recyclage. Séparer le corps et les mots. Le clavier.
L’écran. Les touches. Tout se brouille. Aimer cet homme pour entendre ce qu’il
dit. Voir les fleurs de juin. Entendre l’oiseau. Accepter le matin. Le
plastique. Les pochettes. Les disquettes. 35 pistes 16 secteurs. Cent quarante
mille caractères. Où trouver ton adresse au milieu de tout cela ? Ecrire.
Appuyer sur la touche RETURN. Elle ramène à la ligne. Cesser de résister. Accepter
de l’entendre. De comprendre. De continuer. De recevoir. De nourrir.
D’apprendre. D’échanger. De raisonner. Guérir. Rien à faire. La panique. Les
conducteurs. Les condensateurs. Les circuits intégrés. Aimer cet homme
démontant la machine. L’outil dans la main. J’ai peur. M’enfuir. M’enfouir.
Ment. Fuite. Le capot enlevé. Le fusible F2 ATD. La terreur recommence. Ces
mains tranquilles démontant l’ordinateur. L’opérateur. Le chirurgien. Le
passeur. La maladie. L’infection. Le témoignage de la pourriture. Le corps
social en désagrégation. La gangrène inoculée à tous les ventres. Le
microprocesseur Montorola 6800. RAM. La partie vitale de l’automate. La chair
interne. Que dit-il ? Je n’entends pas. Je n’entends plus. Je ne veux pas
entendre. La partie virale de l’autoclave. Garder quand même son travail.
L’adaptation ou la mort. Recyclage. Appuyez sur la touche RETURN. Elle ramène à
la ligne. Le mot. Le cri. L’écriture. Entendre cet homme penché contre mon
oreille. Montorola 6800 Random Access Memory. Que dit-il de la mémoire ?
Que dit-il que je ne veux pas entendre ? Le cerisier en fleur dans le
jardin. Le cerisier en pleurs dans la cour. Le merisier en meurt dans le four.
La mémoire vive. La mémoire
dynamique. La mémoire volatile. L’homme remonte du ravin. Il tend les bras. Il
me montre quelque chose. La plaque verte qu’il vient de démonter. La plaque
verte de la prairie. La plaque verte de la mémoire. Survivre. Garder son
travail. Recyclage. La baisse de potentiel. La fuite du courant. Le
rafraichissement. L’accident. La plaque verte qu’il a démontée. Il en tombe une
sauterelle pattes arrachées. Les herbes hautes de l’été. Les bottes de cuir
dans les fleurs. Ton casque de mort torturant les insectes. Tes mains de
matraque ensanglantant mon visage. Le passeur. Le micropossesseur. Le
microprocesseur. Le démontage de l’ordinateur. La mémoire lue et écrite. Les
miroirs tournent. Les vitres se cassent. Le discours se défait. Je ne vois plus
entre tes mains que des pièces désassemblées. Tu viens à moi traversant le
ciel. Tu fonds sur ma bouche déchirant le clavier. Tu mets à mort les vivants
pour t’en repaître. Ma beauté. Mon amour. Tais-toi. Mais tais-toi donc.
La prairie n’est plus qu’un
charnier. Les insectes gisent les bras en croix. Les fleurs écartelées ont les
corolles en berne. Tu déchires mes mots à coups de coups dans la figure. ROM
Read Only Memory. La mémoire morte. Celle qui ne peut plus être modifiée. Cet
homme ricanant dans la prairie dévastée. Très haute tension. Danger. Le tube
cathodique. Le fusible. N’aie pas peur on peut le changer. Croire ce que dit
cet homme pour survivre. Les hannetons. Les coccinelles. Les scarabées. Tu
continue à démonter pièce après pièce le corps déstructuré. La mémoire vive. La
mémoire morte. La partie vitale de l’automate. La partie virale de l’autoclave.
La matrice sidérale de l’autopaf ?
Les tôles froissées. Les
vitres brisées. Le corps décérébré. La ferraille. La quincaillerie. Le
hardware. Tu viens vers moi remontant du ravin. Tu portes entre les mains
quelque chose que tu as trouvé au fond du ravin. Le laiton. L’or. Le silicium.
La mémoire morte. Non modifiable. Cesser de lutter. Changer ou mourir. Un
programme. Un recyclage. L’écriture. La femme au bord de la route. Elle n’est
pas morte. Seulement accidentée. Même pas. Opérée. Métamorphosée.
Révolutionnée. Les pattes des circuits. L’étain en fusion. La soudure à la
vague. Tu remontes du ravin portant cette chose entre tes mains. Le magma. Le
tissu. La chair. Les plumes. Le réseau. Les mots. Les connexions. Les images.
Le logiciel. Le software. Une autre langue. Croire cet homme pour survivre.
Aimer cet homme pour apprendre. Toucher cet homme pour retenir. Séparer la
mémoire vive et la mémoire morte. Le présent et le passé. Les reptiles et les
oiseaux. Mais comment séparer le corps des mots ?
Tu remontes du ravin portant
mon corps entre tes mains. Les mots couverts d’algues. Les pages pleines de
nénuphars. Le texte plein de plumes d’orthographe. Ta chemise blanche ouverte
au grand soleil. Ta chemise blanche au milieu des sauterelles. Ta chemise
blanche derrière le cerisier. Tu tiens entre tes mains ma chair dégoulinante.
Tu enfouis dans mon ventre ton visage éperdu. Et au cœur du marais du
dis : - Ca sent le poisson.
RETURN. Appuyer quatre fois
sur la touche RETURN. Les disquettes. Les pistes les secteurs les caractères.
Le formatage et l’initialisation. Les touches. SYSTEM. FORMAT DSKINI.
Comprendre qu’il n’y a rien à comprendre. Le langage. Sa logique. Son code. Sa
traduction. Le code rien qu’un code. Rien d’autre. La liste des programmes.
L’été. Le cerisier. Le grand soleil. Tu m’ouvres les bras. Cette tache à ton
épaule. Arrêter le voyage n’importe comment. Cette tache de sang sur ta chemise
blanche. Tout s’embrouille. Je ne comprends plus ce qu’il explique. Appuyer sur
MOUNT ! MOUNT et quoi ? Je n’entends plus ce qu’il dit. La tache de
sang. Arrêter le voyage n’importe comment. Appuyer sur la touche.
L’accélérateur. MOUNT. MOUNT et. L’accélérateur dans le virage. L’accélérateur
avant le virage. Le mur. Le fossé. Le ravin. Il n’y avait pas de virage. Une
ligne droite. Etonnement droite. Trop droite pour être vraie. Ce n’était pas un
accident.
Un autre temps. Un autre lieu.
Un autre monde. Instructions relatives aux programmes sur disquettes. LOAD.
RUN. MOUNT. Que dit-il ? Combattre l’implicite. Ecrire. L’effort de la
survie. L’adaptation. Charger la disquette vers la mémoire centrale. Appuyer
sur la touche RUN. Tu viens vers moi remontant du ravin. Tu traverses le champ
de la mémoire. L’échancrure de la plaque verte. L’échafaudage des mots.
L’embrasure de la prairie. Les mots emmêlés. Le cerveau livré à sa propre
activité. Les mots suintant du corps décérébré. Que dit-il ? A votre tour.
A mon tour. Travaux pratiques. Rien d’autre. La peur. L’angoisse. La panique.
Il n’y a plus personne. Que ton corps éclatant dans la prairie. Les touches si
parfaitement semblables. Le même clavier. Les mêmes mains. Les mêmes mots. Les
mêmes paroles. Le même monde. La même langue. Tout n’est pas perdu. Le
cerisier. Les hannetons. Les scarabées. Les abeilles. L’été cardinal renaissant
du charnier. Le pré. Les herbes. Tes bras ouverts. Le commencement d’autre
chose. F2 charger le basic. L’effort du vivant en proie à l’adaptation. Ecrire
entre tes bras la vie qui ne veut pas mourir. L’écran. Le clavier. La lumière.
L’écran. Vingt quatre lignes et quatre-vingts caractères. Que dit-il ?
Choisissez un programme ! Huit caractères maximum. La liste des
programmes. Marre. Marie. Marianne. Comment savoir. Un accident. Un incident.
Un meurtre. Remettre les choses à leur place. Huit caractères maximum. Un
accident. Un incident. Une erreur d’inattention dans un trop long voyage. Une
fausse manœuvre dans une ligne droite. Un excès de confiance. Un abus de
confiance. Une extorsion de la confiance. Un meurtre. Coups et blessures ayant
entrainé la mort sans intention de la donner. En état de démence au moment des
faits. Non-lieu. La voiture dans le ravin. Le corps dans le fossé. Un jeu. Rien
qu’un jeu. Un exorcisme. Le corps se balisant la route. Le corps s’interdisant la
route. Le corps se parlant à lui-même de la nouvelle route.
L’homme à côté de moi. Ce
n’est pas difficile. Choisissez un programme. Un jeu. Rien qu’un jeu. Le
clavier. L’écran. La liste des programmes. Marie. Marianne. Marienbad. Lisez la
règle du jeu. Le tube cathodique. La lumière verte. L’écran. La même langue.
Rien n’est perdu. La femme dans le fossé. Apprenez le geste qui sauve. La
mémoire. La règle du jeu. Celui qui retire la dernière allumette a perdu.
Voulez-vous jouer le premier ? A vous ! Marre. Marie. Marienbad. La
liste des programmes. La lumière verte sur l’écran. Quelle mémoire malgré tout
transmet-elle ? Malgré lui. Malgré elle. Malgré tous. Malgré nous. Mais
oui souvenez-vous. L’année dernière. Marienbad. Quand le langage déstructuré a
commencé à fusionner. Quand les images et les mots se sont déconnectés. Une
autre parole. Un autre monde. La mort de l’écriture. Celui qui retire la
dernière allumette a perdu. Voulez-vous commencer. A vous de jouer !
Rejouer. Les lettres vertes sur l’écran. Vous avez perdu parce que vous avez
triché.
L’angoisse qui recommence. La
faille. La fêlure. La fracture. Ne pas la laisser s’installer. La faille qui
recommence à s’ouvrir. Bétonner. Plâtrer. Arranger. Emmurer. Ecrire. La faille
sans arrêt. Dans le corps cassé. Ne pas la laisser se rouvrir. L’eau qui monte.
Elle va déborder. La digue désagrégée. La parole au creux du ventre. Les mots
s’inventant dans la matrice. Le tissu des phrases décérébrées. La chair vivante
dans le fossé. La main de cet homme sur ma bouche. Ses yeux exorbités. La
course de vitesse entre cette eau qui monte et cette fracture qui s’ouvre. La
déduire. La réduire. La résoudre. L’angoisse qui recommence. Ne pas la laisser
s’installer. Passer le doigt dedans pour qu’elle ne s’ouvre pas. Tenir. Tenir
cette fois. Guérir. Ne pas laisser la vie se rouvrir en deux. Entre avant et
après. Avant est trop avant dans la vie pour qu’on puisse en distinguer le
commencement. Après n’est pas encore aujourd’hui. L’eau monte dans la trace.
L’eau monte contre la digue. L’eau monte de ne plus pouvoir passer par la
faille. La mort recommence à s’infiltrer goutte-à-goutte. Les acides rouges
fracturant l’être. Ne plus laisser faire. Guérir quel qu’en soit le prix.
Passage de mort force 1 sur l’échelle de la nuit. Presque plus rien. Changer.
Convertir la monnaie pour ne pas mourir de faim dans les nouvelles terres. Rien
à faire je n’y arrive pas. La nécessité d’oublier. L’impossibilité d’oublier.
La nécessité de l’impossibilité d’oublier. La difficulté d’écrire. Surmonter ou
mourir. Surmonter et mourir. Surmonter et/ou mourir. Surmonter etou mourir.
Accepter la confusion de la langue pour dire la mort du langage. La fin de la
séparation. Le retour au grand magma. La fusion. L’impossibilité d’être. Place
des Ternes. Il n’y a plus personne.
Leçon
15 : La publicité
L’affiche sur l’abri
d’autobus. La mort a un nom. Il est marqué là-bas. Les produits à bronzer.
L’avenue Wagram. Les affiches. Une femme agenouillée sur une plage. Une femme
nue vantant un produit à bronzer ? La publicité ocre sur le ciel bleu de
ma désespérance. Cette chair nue. Dressée vers le ciel. Cette chair sans bras.
A genoux. Seins offerts. Tête renversée. Cette chair n’a ni bouche ni oreille.
Elle n’est rien. L’été. Une femme nue. A genoux. Elancée. Mais non ce n’est pas
une femme. Ce n’est pas un morceau de chair. Ce n’est pas une réclame pour un
produit à bronzer. Ce n’est pas une femme sur la déchirure de ma peine. C’est
un sexe d’homme en érection. Pas une femme objet. Pas une femme affiche. Pas une
femme marchandise. Pas même une femme placard publicitaire. Une femme morceau
de chair. Une femme en érection sur le ventre d’un homme qu’on nous dirait une
plage. Une femme appendice à bronzer. L’été. Ne ratez pas vos vacances. L’huile
solaire. Les produits. Comment déjà. Des petits bouts de chair dans le cerveau
d’un publiciste. Des petits bouts de verre dans mon cerveau grenadé. Un
attentat. Un accident. Un incident. La meilleure affiche. La carrière.
L’avancement. Le corps féminin. Sexe à bronzer. La mort à un nom d’huile
solaire. Elle s’appelle Lancaster.
J’ai mal. J’ai mal. J’ai mal
au ventre. Cette pourriture. Cette infection cette maladie. Tenir. Ecrire.
Survivre. Travailler ou mourir. Travailler au milieu de tous ces cadavres
pourrissant dans les pages du journal. Au milieu de tous ces morts dans les
ornières. Au milieu des défunts de n’avoir pu changer. Au milieu du sang. Au
milieu de la souffrance. Au milieu du chagrin. Travailler dans l’affection.
L’infection. La maladie. J’ai mal. J’ai mal au ventre. J’en ai mal au ventre.
La douleur du corps perforé. La souffrance du ventre enflé. La blessure de
l’être. Arrêter. Arrêter. Arrêter de travailler. Accepter. Consentir. Guérir.
Reposer. Mourir. Arrêter ou mourir. Arrêter et mourir. Mourir de toute façon.
Journal d’agonie. Un seul corps. 8 Juillet. J’ai de plus en plus mal au ventre
et je crois que je ne vais plus pouvoir tenir longtemps comme ça. Le sang
n’arrête pas de couler et je commence à éprouver de l’inquiétude. Journal
d’agonie. Je ne veux pas aller à l’hôpital.
Juillet. Juillet de beau
soleil. Juillet le plein été. Juillet l’éclatement. Entre lagunes et plateaux.
Plaines et cratères. Mers et volcans. Salvador. El Salvador. San Salvador. La
ceinture du feu du corps tropical. Les ravets. Les lucioles. Les insectes au
corselet d’argent. Le corps tropical enamouré. La mémoire du commencement. Cet
homme disant : Ma beauté de volcan. Les lagunes. Les mangroves. Les
marais. Les plaines côtières. Les plaines d’abord incultes. Les plaines
longtemps incultes. Les plaines gagnées sur les marais. Le coton. Les coques
dures. Les coques écloses. Les coques rougeâtres. Le petit tas fibreux. Le
petit tas blanc sur sa coque rouge. Le petit tas de poils moelleux. Les fruits
de l’été éclaté au grand soleil. La récolte. Le tissu de l’écriture. Salvador.
El Salvador. San Salvador. Les plaines moyennes riches à crier. Les plantations
de café. D’indigo. De maïs. Les plantations de l’accumulation. Les haciendas.
Les contremaîtres. Les péons. Les hautes terres. Pierreuses et stériles.
Déshéritées. Les Indiens. Safran. Pourpre. Incarnat. Les costumes rendant
gloire au Dieu Soleil. Les pauvres ballots sur le dos des femmes et enfants.
Femmes achetées et revendues. Ces Indiens pauvres entre les pauvres, affamés,
mâchouillant cola, portant entre les bras les minuscules cercueils de leurs
enfants nouveau-nés.
Juillet. Juillet au Salvador.
La plaine côtière. Les plateaux. Les montagnes. Les Blancs. Les Indiens. Les
métis. Unis pour le meilleur et pour le pire. Pour la mémoire et pour l’oubli.
Pour la richesse et pour la pauvreté. Le Salvador dans le déchirement. Le
Salvador dans la séparation. Le Salvador dans la coupure. Les plateaux contre
les montagnes. Les pierres contre les terres. Les riches contre les pauvres. Le
Salvator dans la guerre civile. Les riches avec les armes des riches. Les
propriétés riches. La puissance. La jungle. La honte. L’oligarchie. Le Salvador
en grand chagrin. Les pauvres avec les armes des pauvres. Le désespoir. Le
courage. La révolte. Les pauvres avec les armes des pauvres. L’espérance. Les
milices. L’entraînement. Le soulèvement. Le Salvador en questionnement. Le
Salvador en déchirement. Le Salvador dans la souffrance. Le Salvador pour le
partage. Le Salvador pour le recommencement du partage. Le Salvador pour que
vienne le partage. Le Salvador en proie aux temps nouveaux. Mille cadavres sous
le soleil. Mille cadavres dans les rues. Mille cadavres dans l’été. La junte.
La honte. L’oligarchie. La paix des Cent Mille Morts. Ainsi disent-ils. Les
puissants en question n’ayant plus d’autres réponses que l’assassinat. Des
cadavres sur les trottoirs. Les caniveaux. Les terrasses. Les boutiques. Les
usines. Les chantiers. Les chemins. Les collines. Les cadavres pourrissant sous
le soleil de juillet. La paix de la mort. J’ai mal. J’ai mal au ventre. J’ai
mal à l’écrasement.
Cette femme dans le fossé.
Cette femme blessée. Cette femme accidentée. Cette femme au cent mille morts.
Cette femme hurlant qu’elle a mal au ventre de la pourriture de l’injustice et
du mensonge. La terre de grande souffrance. La guerre civile. Cette voix au
grand soleil. Cette voix qui tue toute parole la faisant sans objet. Cette voix
assourdissant toute chose pour qu’il n’y ait nulle coupure. Cette voix
empêchant tout conflit pour garder la domination. Cette voix d’horreur. Cette
voix de puissance. Cette voix de l’oppression. Cette voix de pouvoir absolu.
Cette voix affirmant avoir tous les droits. Cette voix sans autre parole que
d’imposer le silence. Cette voix des cent mille morts. Tenir. Tenir quand même.
Surmonter ou mourir. Vendredi. Juillet. 7 h 10. L’effort du temps qui se
reconstitue. Le chant des oiseaux dans la cour. Le chant de celui-là surtout
dans le cerisier. Que dit-il ? La mort ? La mort dans le
cerisier. ? La mort du cerisier ? La mort de l’éternité ?
Malade. Malade à gémir. Malade
à gésir. Malade à crever. Un monde en gestation. Un monde qui n’en peut plus
d’inégalité et de souffrance. Ma bouche. Ma bouche dans le malheur. Ma bouche
sous le bâillon. Faire taire ce hurlement. Nier l’amour. N’en garder que ce
qu’il faut pour qu’il soit émissaire. Nommer folie les signes de la souffrance
féminine. Nature humaine les signes du désordre masculin. Les grenades en
pleine tête. Ce cauchemar qui ne peut cesser. Le hurlement de ce passé qui ne
passe pas. Faire taire. Rien n’a été. Neuf mille morts sous le soleil d’été. Tu
as rêvé. Faire taire par la violence. Ne pas supporter que l’autre soit autre.
Ne pas supporter que l’autre soit. L’impossibilité d’être l’absence d’identité.
La menace de l’identité de l’autre. De l’affirmation de l’autre. De l’être de
l’autre. Le pouvoir faute d’identité. Le mot qui manque. Le concept qui manque.
L’analyse qui manque. Cette pièce qui manque pour aller un peu plus loin. Cette
pièce qui manque pour rassembler les morceaux. Cette pièce qui manque pour
détruire le jeu. Le mot. Le nom de la pièce. Le nom de ce qui doit être nommé
puisqu’il fait la séparation. Le nom de ce qui ne peut être nommé puisqu’il
fait la jonction. Le nom de ce qui ensemble est et n’est pas. Le nom du dernier
moment avant le commencement du nom. Le nom du commencement du nom quand il n’a
pas encore de nom. Le nom du lieu où geste la pensée. Le nom d’entre la rive et
l’eau. Le nom du lieu où l’on se mouille. Le nom du désir. Le nom du vivant. Le
nom du petit reste qui ne peut être absorbé. Le petit reste qui ne peut pas
être asséché. Le petit reste qui ne peut pas être analysé. Le pôle Sud dit
l’homme explorant ma terre. Le nouveau monde dit le conquérant des mers. La
dernière espèce dit l’oiseleur. Non. Ce quelque chose ne meurt pas même dans
l’oiseau capturé car ce quelque chose ne peut pas capituler. C’est la tête
même. Le reste. Le reestre. Ester. Témoigner. Retenir. Résister. Reêtre. La
grande famille des mots qui continuent. Le reste, ce qui échappe toujours au
totalitaire. Empêchant tout ensemble la fusion et la séparation. L’analyse et
la synthèse. Le magma et la solidification. La continuation. La vie même. La
pièce qui manque n’a d’autre fonction que le fonctionnement même. L’émissaire
pour être cette pièce. L’émissaire pour que ne cesse pas le fonctionnement.
L’émissaire pour être ce qui ne peut pas être. J’ai mal. Mal au ventre. J’ai
mal à la tête. J’ai mal au front. J’ai mal partout. Je n’y arrive pas. La tête
en charpie. La tête en éclats. La tête en pourriture. La petite lumière de la
pensée ne s’éteint pas au milieu du brasier. Le petit reste ne brûle pas sur le
bûcher. Le petit reste ne calcine pas dans le four. Le petit reste ne se défait
pas. C’est le cœur du réacteur.
Finir le commencement.
Négocier l’invraisemblable traité. Les conditions de la paix ! La
redistribution des terres. Manuel d’économie politique : Leçon de la
déstructuration : chapitre 678 du tome dit des chagrins d’amour. Portant
anciennement le titre de « la prière aux Agonisants » -
Préambule : compte tenu de l’impossibilité de maintenir un plan en deux
parties alors que la mondialisation du cauchemar implique la création de
concepts intégrant des analyses jusque là séparées. Les cerisiers et les
modèles économétriques. La parole et le marais. Les reptiles et les oiseaux.
Compte tenu de l’impossibilité de maintenir des structures à l’intérieur d’un
corps social qui fait eau de toute part. Compte tenu de l’impossibilité de
maintenir la vie dans un traité d’économie politique qui refuse de prendre en
compte la vie même. Compte tenu de l’impossibilité de mener à terme la
rédaction du dit traité à peine de mourir d’épuisement … Compte tenu de cette leçon qui manquera toujours
puisqu’elle est ensemble séparation et jonction. Compte tenu. Non. Tenir. Tenir
quand même. Tenir de toute façon. Tenir n’importe comment. Compte tenir au prix
de l’oubli. Même au prix de la mémoire. Même au prix de la maladie. Même au
prix de la désagrégation. Compte tenir quand même à cause du petit reste.
L’être lui-même. La matrice du renouveau.
Leçon
16 : L’énergie nucléaire
Tu m’emmènes au bord de la
falaise. Les murets. Les plantes grasses. Les genêts. Les galets. Les graviers.
Les vagues. Les chemins. Mon corsage vert. Ta chemise blanche. Leçon 16 :
L’énergie nucléaire. Hors sujet. Le traité d’économie politique n’a plus de
plan. Mais comment faire le plan du plan qui change. Comment dire la
restructuration des structures. Comment dire avec les mots la mort des mots.
Comment dire ton aile noire qui s’étend sur le monde. Leçon 16 : L’énergie
nucléaire. Le cœur du réacteur. L’écriture. Pourquoi faire semblant de
continuer à vivre. Pourquoi faire comme si j’allais guérir. Comme si je n’étais
pas déjà morte. Depuis longtemps. Depuis toujours peut-être. Comme si ce sang
qui coule sans arrêt de ma vulve ne provenait pas d’une source tarie depuis
longtemps à des années lumière de ma propre naissance. Comme si je ne savais
pas que j’avais toujours été morte et que c’est pour cela que je ne pouvais pas
donner la vie. Pourtant quelquefois le monde extérieur …
Leçon 16. Les fuites
radioactives. L’inquiétude des riverains. La mobilisation des syndicats. Le
lait des vaches. Les herbes … Les herbes
même entends-tu. Accident techniquement impossible. Ca ne peut pas arriver donc
ça n’est pas arrivé. Les fuites pourtant. Entre les mots. Entre les phrases. Le
langage qui se défait. Les fautes de plus en plus nombreuses. Une tumeur au
cerveau. Un inconscient qui parle enfin. Une partie de la pensée noyée
remontant à la surface du dire. Traité d’économie comment ?
Préambule : J’entends les appels au secours, les fausses assurances, les
consciences anesthésiées, les jeunesses volées, les paroles trahies. Je les
entends rassurer, se révolter, ordonner, menacer, attaquer, négocier, se
plaindre, expliquer, interviewer, déclamer, se souvenir, violer, se repentir,
condamner, accuser, rapporter, dénoncer, se disculper, se contredire, nier.
Quelquefois même je les entends crier. C’est dans ma rue qu’on tue, c’est dans
ma ville qu’on torture. Je sais très bien. Le monde extérieur m’accompagne sur
mon radeau. Un monde qui bascule. Un monde qui meurt. Le cri des accouchées
dont on violente les chairs. La tête du monstre apparaît, petit à petit, entre
les jambes du revers de l’été. Traité d’économie politique. La prière aux
Agonisants. Première partie. Les prunes de Cythère. 7 h 15. Les ouvriers sur le
chantier. La grammaire d’abord. Puis les mots. Puis la pensée. La
déstructuration de l’être. Cette chemise pleine de sang sur le lit. Et la
teinturerie qu’ils sont en train de démolir. Les tuiles qu’ils retirent
laissant apparaître la charpente. Le cadavre refoulé. Le hurlement. La partie
de la pensée gisant dans le fossé depuis des millénaires. Cet accident là ne
pouvait pas se produire. Donc il ne s’est pas produit. Non lieu. Il ne s’est
rien produit. Il n’y a pas lieu d’exercer des poursuites. L’ordre règne. La
paix des Cent Mille Morts.
Faire taire. Faire taire la souffrance.
Faire taire l’amour. Faire taire ma bouche d’égout. Ma bouche d’horreur. Ma
bouche de nuit. Ma bouche de révolte. Ma main caressant ma bouche. La joue. Le
menton. Le maxillaire. Un bleu. Un bleu terrible. Un grand malheur. Faire taire
le cri. Rien d’autre. La vie blessée qui ne peut pas capituler. L’agonie. Cette
vie qui met si longtemps à mourir. Le corps des mots recommençant la marche. Le
bleu. La meurtrissure. Ma main incrédule sur la trace de ta main. La main à ma
bouche. La tienne. La mienne. La mienne à ma bouche la tienne et la mienne. La
dernière meurtrissure. Mon corps dans le mensonge. L’incrédulité. Quel corps
archaïque au fond de moi ? Quel enracinement de soumission ? Quel
impossible arrachement ? Quel incroyable attachement ? Ma lâcheté. Ma
main à ma bouche tâtant la blessure. Le corps archaïque niant ce qu’il sent.
Pour quelle paix ? Pour quelle défense ? Pour empêcher quelle
réalité ? Quelle jonction ? Les oreilles assourdies pour ne pas
entendre ses mots étonnants : « Si tu continues ». Si tu
continues, quoi donc ? Que dit-il que je ne comprends pas ? L’homme
forcené. Les yeux exorbités. La femme dans le fossé. La voiture dans le ravin.
Les chairs déchirées. La main sur la bouche serrant si fort. Le bâillon. La souffrance.
Les coups. Faire taire. Ces ailes noires s’étendant sur le monde. Cette
puissance ne reposant que sur la lâcheté. Que dit-il ? Je ne comprends
pas. Quel corps archaïque au fond de moi pour consentir à la mort ? Quel
consentement à être l’émissaire ? Quelle nécessité d’être ensemble la
séparation et la jonction ? Quelle nécessité absolue de faire que la vie
continue ? Ce bâillon. Cette main. Ta main. La mienne. Une main ancienne.
Une fusion. Cette main. Ces yeux. La mémoire. La confusion. Je ne sais plus.
Non lieu. Monsieur le juge le témoin s’est rétracté ce n’était pas lui. Ce
n’était pas elle. La femme dans le fossé. Le visage en sang. Le témoin s’est
rétracté. Ce n’était pas un attentat. Un jeu. Une distraction. Une scène. Une
comédie. Cette voix. Cette voix terrible. Cette voix minérale. Cette voix
métallique. Le caïd divagant l’asile au poing : « Si tu
continues. » Les coups les menaces. L’intimidation. La peur. La démission.
Non-lieu. Accepter de ne pas comprendre. C’est elle qui s’est jetée. N’importe
quoi plutôt que. Le microbe de la lâcheté. Le virus du mensonge. Le germe de
l’indifférence. La maladie qui s’étend tranquille. Le mal de vivre.
L’impossibilité de vivre. La douleur qui ne passe pas. La douleur au ventre du
ventre.
Mourir de cette douleur.
Mourir de la femme défigurée au bord du fossé. Mourir de l’appel à l’aide.
Mourir d’avoir détourné les yeux. Mourir de m’être tue. Mourir de l’avoir
trahie. Impossible. La cassure. La césure. La fêlure. La tête en deux par
quelle matraque trop ancienne. Forclusion. Légitime défense. Coups et blessure
ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Mort par épuisement.
Homicide par négligence. Meurtre par indifférence.
L’oiseau noir déchirant le
ventre du vivant. La femme tentant d’avertir. La langue confusant. Le soleil
noir de l’écrasement. Le magma de l’indifférenciation. Le flottement de mon
corps entre deux eaux. Le marais de plus en plus boueux. La terre et l’eau
faisant eau de toute part. Le béton de plus en plus épais pour ne pas entendre
le bruit de tes bras. La douleur de ton bec dans la chair vivante de la
prairie. Cette douleur au ventre ne passe pas. Le caïd sur la route jette du
sable sur le sang. La femme dans le fossé dans les débris de la ferraille. Le
bitume de plus en plus épais solidifiant les déchets. Le corps tentant encore
par moments de percer la muraille. La douleur. L’infection. L’abcès. La vrille
des mots. La mèche des phrases. La perceuse de l’écriture.
Perdre la feuille de journal
pour ne plus voir cette femme étendue. A décidé de porter plainte. Demande aux
témoins de se manifester. Prie de prendre contact. Rien à faire. L’amour de la
vie s’oppose au vivant. L’amour déchiré entre la vie et la mort. L’amour
déchiré entre la mort et la mort. L’amour dans le lieu même du déchirement. L’amour
est le lieu même du déchirement. Perdre la feuille du journal. Oublier de
prendre contact. Garder la césure. Jeter les feuilles dans le marais. Jeter les
pages dans le ravin. Jeter les mots dans le vent. Ne pas guérir de guérir.
Le témoin oculaire n’a rien
vu. Le témoin subjectif et partial. Le témoin intimidé par les coups.
L’enfermement. La torture. La femme sur la route. Rien à faire. Fermer les
yeux. Les oreilles. La tête. Le corps. Fermer tout ce qui vit. Ne plus
entendre. Ne plus sentir. Ne pas changer. Rester dans la suspension du temps.
L’éternité de la tôle brisée. Le long chemin entre matrice et terre. Oublier.
La femme matraquée le visage en sang. La femme en larmes dans le fossé. Oublier
le caïd l’asile au poing divaguant sur la route. Jeter les feuilles qu’elles ne
dégoulinent plus. Céder, céder une fois encore. Céder une dernière fois à cette
voix qui dit « Tais-toi mais tais-toi donc !... » Et cet oiseau
dans le cerisier que dit-il : « L’or, la mort quoi donc ? »
Tu remontes de la rue à travers
le jardin. Tu tiens entre les mains un paquet de feuilles mouillées. Tu les as
ramassées près de la poubelle renversée. Tu veux que je continue à vivre. A
écrire. A t’aimer. Tu dis que ce n’est pas toi qui avais la matraque au milieu
d’eux. Elle demande des témoins. Elle demande qu’on prenne contact. Le numéro
de téléphone sur la page du journal. Les droits de la défense. Les droits de la
confiance. Continuer à être. Surmonter ou mourir. Changer. Donner le change.
Trafiquer. Trahir. A peine. Juste ce qu’il faut pour survivre. Juste ce qu’il
faut pour ne pas mourir. Juste ce qu’il faut pour commencer à mourir.
Tu remontes du ravin portant
mes papiers. Mes mots endoloris. Mes feuilles pourrissantes. Mes phrases
croupissantes. Tu remontes du ravin portant entre tes mains mon corps gestant
l’impossible renouveau.
La douleur au ventre ne passe
pas. L’hémorragie. Le ventre enflé. La souffrance de toute façon. La souffrance
encore et toujours. La souffrance depuis toutes ces années. Ne rien retenir de
ce qui est vrai. A peine de mort pour finir. La douleur au ventre. Vomir.
Déféquer. Ecrire. Rejeter du corps ce qu’il ne peut assimiler. Rejeter du corps
le faire absolu. Rejeter du corps tout ce qui trouble l’être. Le corps lui-même
changeant d’état. La femme elle-même changeant de corps.
Tu remontes du ravin ta
chemise blanche ouverte. Je te vois derrière le cerisier. C’est le plein été.
Je te crie le bonheur d’avoir survécu. La vie indestructible. La rivière
retrouvant son lit. La guérison depuis le commencement de la maladie. La
libération depuis le commencement de la séparation. L’écriture depuis le
commencement de la vie.
La fin du rude hiver. La fin
des étés desséchés. Combien furent-ils : trois ? quatre ?
cinq ? Je ne sais plus. Je ne veux plus savoir. Je ne saurai jamais plus.
Ecrire le dernier mot pour commencer à oublier. Ecrire un dernier texte avant
de commencer à être. Mourir d’oubli de n’être pas morte de souffrance. Mourir
d’oubli de la trahison. Mourir d’oubli de savoir que la mémoire est mortelle. Que
l’oubli est mortel. Que l’écriture est mortelle. Que la mort est mortelle. Elle
dit que les Afghans ont fuit leurs maisons pour aller à Kaboul mais qu’ils
n’ont pas du entrer dans la ville. J’ai tatoué sur mon corps le nom de leurs
villages dévastés. Aab Darrah. Gorbut. Lalader. Tanguy e Sayedyan. Les
maquisards. Les rebelles. Les quoi donc, tout entiers dans la révolte. La
liberté ou la mort. La faim. Le froid. La souffrance. Les révolutionnaires
d’être seulement révoltés. Les montagnes de la terre en proie au chagrin.
Shakardarra. Gazge et Tup-Darrah. Les motos. Les fusils. Les turbans. Les
déserteurs de l’armée régulière. Les camions. Les blindés. Les chars. Un
malheur que plus rien ne peut consoler. Les mines dans le sentier. Les mines
dans la pierraille. Les mines dans les chemins de la terre. Les gaz. Les
fumées. Les bactéries. Les récoltes empoisonnées. Les blessés achevés de ne
pouvoir être transportés. Les rebelles encerclés. Les rebelles affamés. Les
vivants pourchassés. Les vivants exterminés. Les vivants enfollés.
L’insoutenable malheur. L’impossibilité de se renier. L’impossibilité de ne pas
être. La souffrance et la mort. L’entêtement. Les peuples de la terre votant la
justice. Les peuples de la terre votant l’indépendance. Les peuples de la terre
votant l’égalité. Les présidents calculant leurs électeurs. Les Nations Unies
désarmées. L’Assemblée de la terre sans pouvoir. Les puissants de la terre
calculant leurs forces. Les alliances impuissantes. Les alliances renversées.
Les alliances renouées. Le corps convulsé qui dit non. Les chagrins amers des
vivantes dispersées dans la tourmente. L’or dans la fièvre. La spéculation.
L’échiquier mondial en proie au bouleversement. L’épicentre des cambistes. Le
napoléon. Le lingot. La barre. Les transactions les placements refuges. L’onde
de choc. Le flottement des monnaies. Le baril de pétrole. La nostalgie des taux
de change fixes. La hausse des matières premières. Les mines d’or. Kloof.
Président Brandt. Saint-Helena teneur en grammes par tonne. Coût en dollars par
once. Rendement boursier prévisionnel. Variations des cours. Le corps
planétaire en proie à l’unification Le corps planétaire en proie à la
restructuration. Changer ou mourir. Partager ou périr. Penser ou honnir. Mais
les concepts se dérobent. Les mots se défont. Les textes se délitent. Ils se
font nourriture pour regester dans le vivant.
M’habiller. M’habiller
maintenant. M’habiller absolument. Vendredi 7 h 15. Dernière limite. Dernier
moment. Dernier passage. M’habiller. Sortir. Franchir encore une fois la digue.
Traverser la muraille. Passer au travers du béton. Rejoindre le corps du matin.
Le corps des vivants. Le corps du travail. Le salaire. Le chômage. Traité
d’économie politique. S’arc-bouter sur cet unique texte. Le dernier rempart de
l’écriture. Le dernier rempart de l’emmurement. Le dernier rempart à la mort.
Août. Août les immeubles en
florescence. Août la ville turgescente. Août dans la plénitude. Le chantier de
la teinturerie. La démolition. L’extension du jardin. Les retrouvailles avec la
vie. La libération du petit reste enfermé. Ta chemise blanche pleine de sang.
La robe mauve. La robe blanche. La robe noire. Les robes qu’il me faut pour
chaque évènement. Les robes qu’il faut pour être à l’exacte mesure du corps.
Les robes qu’il faut pour être les paroles du corps. 7 h 15. M’habiller.
Dernière limite à peine de retard. A peine de honte. A peine de commencement à
ne plus pouvoir aller. Le corselet d’argent. Le corselet lamé. Le corselet de
métal. Carapace d’insecte tropical sous mes robes de femme. Les bas résille du
fauconnier perdu. Les chaussures hautes hautes hautes les chaussures pour que
les femmes ne puissent pas marcher à peine seulement se présenter. Se tenir.
S’offrir bijoux royaux dans des écrins de daim. La robe noire. Noire. Noire.
Cette robe noire la quatorzième du nom. La robe noire pour quel
conquérant ? Pour quel oiseleur ? Pour quel deuil ? La robe
noire pour le Roi Forgeron. Mettre cette robe pour aller par la ville. Mais
j’ai mal. J’ai mal. J’ai mal au ventre enflé. Je ne peux plus la porter ni
celle-là ni une autre. Une tumeur. Une grossesse. Une gestation. La robe noire
trop étroite pour le grand voyage. Elle me coupe en deux. Corselet et abdomen.
Elle me coupe en deux. Carapace brodée de perles. Graffiti que comprennent
seuls les oiseaux. Le manteau de plumes dans la ville. Le manteau de toutes les
plumes ramassées au long des années. Le manteau de tous les chagrins
ressourcés. Cette femme qui passe empanachée. Cette femme divaguant dans la rue
en criant « Ne pas mourir sans revoir l’été. »
7 h 20 vendredi d’août. La
Pologne là-bas. Pas très loin. La rumeur. L’agitation. La grève. Un peuple se
dressant. Les chantiers Lénine. Les chantiers sur la Baltique. Les chantiers de
Gdansk sur quel chagrin de boutiques vides ? Les chantiers pour quelle
espérance de syndicat ? Les chantiers pour quelle revendication
d’égalité ? Les chantiers pour quelle solidarité ? Le bruissement des
marais. Des forêts. Les bouleaux. Cette mémoire qui n’est pas la mienne Syndicats
libres. Cette mémoire qui pourtant est la mienne. Cet homme disant « On
n’est pas des chiens. » Cet homme dans la grève. Cet homme emmené entre
deux gendarmes. La Pologne. Les injures. Les invectives. Les anathèmes. Les
imprécations. Les condamnations. La Pologne couloir des condamnés Cellule 1980.
L’oreille de l’Europe collée au sol. Un grand chagrin. Le rideau de fer. Les
barbelés. Les miradors. Les maisons peintes pourtant. Etat d’alerte des troupes
du pacte de Varsovie. Les satellites espions. Le rapport de la CIA. Cette
prière qui n’est pas la mienne. « Je crois en l’homme créateur des usines
et des bateaux ; en la femme sa compagne et en l’amour, leur lien notre
espérance. » Cet homme à moustache portant son crucifix. Là-bas. Très loin
dans la mémoire, le roulement des chars.
Marcher. Marcher encore. Place
de l’Etoile. Marcher sans les entendre à peine de mort. La porte. La porte
refermée. Le claquement de la porte. Les syndicats libres. Les chantiers. Les
boutiques vides. Ce magma d’angoisse et de révolte. La tête prête d’éclater à
trop souffrir. Cette angoisse succédant à une autre angoisse. La succession des
nuits et des jours qui ne sont plus que variétés d’angoisse. Trois. Quatre.
Cinq ans. Je ne sais plus. Je ne veux plus savoir. Rejoindre le corps du matin.
Rejoindre le travail dernier rempart contre l’écriture. Marcher dans les rues.
Marcher dans le soleil. Marcher contre l’enfermement. Marcher contre l’eau qui
monte. Marcher. Le doigt dans la digue. Ton corps et le mien réunis. Ta barque
dans mon marais. Ta chemise entre mes mots.
Le retour du matin. Le
recommencement. La fin du bouleversement. L’autre part. Au-delà de la
frontière. Le corps sauvé. Le corps désaffolé. Le corps décérébré. La fin du
grand voyage. La fin de la mort. Le corps en larmes sur les cailloux. L’été
traversé. Septembre. La mémoire du corps traversant les barbelés. Le corps
déchiré au fil de l’espérance. La force du vivant résistant la force du vivant
traversant vers les champs d’autrement. La femme-oiseau déchirée. Les ailes en
sang. Le corps en larmes. L’esprit en eau. La femme-oiseau courant vers les
marguerites. La revie. Le recommencement. Le continuement. La vie poursuivant
son voyage. Je ne sais plus l’année.
Une maison que je ne reconnais
pas. Défigurée. Morcelée. Murs troués. Meubles cassés. Prises arrachées la
confusion du temps et de l’espace. Les slogans. Les graffitis. Les menaces. Les
cocos à Moscou. Les Noirs en Afrique. Les métèques dehors ! L’édifice
détruit. Calciné. Mise à sac. Les croix gammées peintes sur les boutiques. Sur
les portes. Sur les panneaux. Cette aile noire dans le soleil levant. Cette
aile déchirant la prairie. Ensanglantant les boutons d’or. Un syndicat. Une
librairie. Une édition. Une parole
autre que la leur. Une parole dénonçant un mensonge. Une parole dénonçant un
oubli. Septembre le procès. Le palais encerclé. Les sympathisants. Les casques.
Les treillis. Les guêtres. Les matraques. Les brassards. Les cocktails. Les
pavés. Les fusils. Les révolvers. Le palais cerné. La femme en mauve danse au
milieu de la ville. Elle est vivante. Elle est vivante par l’homme en rut. Elle
dit qu’elle s’est trompée. Elle dit que ce n’est pas toi l’homme qu’elle a
reconnu au milieu d’eux. Non-lieu. Le témoin oculaire subjectif et partial
s’est rétracté. Septembre. Les attentats de plus en plus nombreux. Les
synagogues. Les crèches. Les écoles.
J’ai mal. J’ai mal au ventre.
J’en ai mal au ventre. La pourriture remontant du cloaque vers les trompes.
L’affection. L’infection. La gangrène. Le ventre de la ville ne résistant plus
aux microbes. Les atermoiements. Les mensonges. Les lâchetés. Les complicités.
Les refus de choisir. Les démissions. J’ai mal. J’ai mal au ventre. J’ai mal à
la vie. Cette douleur vrillante. Je vais tomber de souffrance. Je vais tomber
de chagrin. Je vais tomber de lâcheté. La sueur. Les tremblements. La fièvre.
Tenir. Tenir quand même. Finir ce travail entrepris. Traité d’économie
politique. Leçon combien déjà. J’ai mal. Cette infection dans le ventre. Malade
à gémir. Malade à gésir. Malade à pourrir. Traité d’économie politique. Leçon
17. Les salaires. Je n’ai plus le temps. Marcher. Marcher encore au milieu de
l’inégalité. Au milieu de la maladie. Au milieu de la mort. Essayer quand même.
Leçon
17 : Le salariat
50% des salaires sont
inférieurs à 3600 francs. Rien à faire c’est trop tard. Cette leçon va manquer.
Cette leçon manque déjà. Elle n’est pas à sa place. Elle n’est pas bien placée.
Celui qui arrive au Labyrinthe (n°42)
paie la mise et retourne au n° 30. Le
joueur qui vient dans la Prison (n°52)
paie un jeton et attend la délivrance. Celui qui va trouver la Mort (n°58) doit
de nouveau payer la mise et recommencer au n°1.
Retrouver le sens. Retrouver
le fil. Retrouver la voix. Le brouillement des signes qui s’ordonnent. Ne pas
mourir tout à fait. Ne pas mourir vraiment. L’acharnement à l’entêtement.
L’acharnement à la survie. L’acharnement à l’écriture. Cette somme de petits
moments. La boue entre la terre et l’eau. Le livre entre le corps et les mots.
L’abcès entre la chair et la mort. Cette scène qui manque au milieu de la
pièce. Cette phrase qui manque au milieu du texte. Cette leçon qui manque au
milieu du traité. La déstructuration. La décadence. Le pourrissement. Le corps
des mots s’abandonnant à la nuit. La rivière des phrases se perdant dans le
marais. La pensée retournant au magma. Ils ne font plus de phrases. Moi non
plus. Elles non plus. Que se passe-t-il ? Ce silence. Cette nuit. L’effort
du cerveau tentant de mettre bout à bout deux idées. L’effort de la vie tentant
de survivre à l’agonie. L’effort de la chair suintant de nouveaux concepts.
L’impossibilité de réorganiser la pensée sans des changements même dans cette
pensée. Et dans cette confusion. Ce quelque chose qui se tisse monstrueusement
par sa nécessité. Monstrueux le bruit des métiers à tisser dans les souterrains
de mon crâne. Monstrueux le bruit des navettes de la pensée qui s’ordonne. Le
ventre dilaté. Le ventre gestant. Le ventre douloureux. Cliquetis de machines
que plus rien n’arrête. Cliquetis de machines fabriquant un tissu que personne
n’a commandé. Le retour d’une langue censurée. Le retour de la langue joignant
la chair et les mots. L’argot de la pensée.
Traité
d’économie politique :
La
prière aux Agonisants
Leçon
unique : Le chagrin
« Donne-leur le repos
éternel et que la lumière brille à jamais pour eux. Le souvenir du vivant
demeurera éternellement. Il n’a plus à craindre aucune condamnation.
En ces jours-là j’entends une
voix venant du ciel qui dit : Heureux les morts qui meurent vivants. Oui,
dit l’esprit, qu’ils se reposent de leurs travaux car leurs œuvres les
suivent. »
La bouche du métro. Le
souterrain. La gueule ouverte. La gueule à broyer nos vies. La gueule à rompre
nos espérances. Je n’y arriverai jamais. Si. La caissière dans sa loge. La
caissière et ses tickets. Les tickets sur l’inox. Les tickets sur le portillon.
Les tickets dans la fente. La lumière qui s’allume. Reprenez votre ticket.
Cette fois je ne peux plus. A cause du goudron. Des carreaux. A cause de.
L’Arabe et sa serpillière. Etoile. Kléber. Boissière. Cette fois je n’irai pas.
L’Arabe et son balai. Il le faut pourtant. Sinon comment continuer à vivre.
Sonnette d’alarme. En cas d’incident appeler. Sortie. Sortie. La sortie par là.
Sortir. Dormir. Sortir. Mourir. Sortir. Se séparer. Cette fois je n’y arriverai
pas. Si j’y arriverai. Il suffit juste de sortir. Sortir les menteurs. Sortir
des menteurs.
Cet écoulement de corps
souterrain. Le métropolitain. La maladie du métro. L’inflammation du métro. La
métrite. Cette douleur au ventre du monde. Cette hémorragie de la vie. Le sang
des travailleurs dans le corps souterrain. Le corps interne. Le corps dilaté.
Le grouillement d’hommes et de femmes. D’enfants aussi parfois. Les yeux. Les
mains. Les corps. L’épuisement. La nuit. La nuit artificielle. Le jour
artificiel. Mourir. Mourir d’amour. Mourir de silence. Mourir de désespoir.
Mourir de fraternité. Mourir d’égalité. Mourir de liberté. Mourir de
témoignage.
7 h 30. Ce flux. Ce flot. Cet
écoulement. Cette saignée. Le couloir de mosaïque. La chaussée de goudron. Le
boulevard souterrain. Les arbres de panneaux. Les rivières de rigoles. Les
fleurs de serpillière. Le parfum de grésil. Les campagnes d’affiches. Le corps
souterrain déchirant l’espérance. Le corps souterrain broyant sa nourriture. Le
corps souterrain en digestion. Ce flot. Ce flux. Cette cohorte de fantômes.
L’écoulement des somnambules. Les cheveux grisés. Les cheveux raides. Les
cheveux crépus. Les vestes. Les manteaux. Les imperméables. La marche dans la
campagne souterraine. 7 h 35. Opéra. Le cœur serré. Le cœur à pleurer. Le cœur
à l’abandon. Le cœur à l’agonie. Le chœur en lutte. Chante. Chante sinon tu vas
mourir. Cette fois je ne peux pas. Mais si cette fois encore du pourras. Cette
fois. Ce flot. Ce flux. 7 h 35. Le changement à Opéra. La musique. 7 h 37. Le
rythme. La guitare. L’harmonica. Le corps en proie à l’espérance. Les baladins
du quotidien. Les troubadours du souterrain. Les bateleurs d’encore une fois.
La guitare. L’harmonica. Le flot. Le flux. La cohorte de désespoir dans le
corps du travail. Les deux garçons. La musique. La musique et son compagnon. La
quête barrant le passage. Coupant le passage. Au milieu du passage. Chapeau
tendu. Secoué. Tintant. Mendiant. Menaçant. Barrant le passage au milieu du
trottoir. Au milieu du sentier. Au milieu du couloir. Chapeau tendu. Barrant le
passage. Sourire méprisant. Bateleur d’arnaque. Comédien de fraternité.
Illusionniste de charité. Jambes ouvertes. Bien carrées. Chapeau tendu.
Méprisant. Minables travailleurs. Incapables aliénés. Esclaves soumis. Le
sourire méprisant. Le chapeau tendu. La demande menaçante. Le mendiant
méprisant. Petit boulot. Je me débrouille. Je fais ce qu’il me plaît. Pas comme
vous, pauvre troupeau. Bande de conformes. 7 h 38. Ce n’est pas si simple. La
mise en scène. Comédien de la débrouille. Troubadour de la survie. Bateleur de
l’arnaque. La crise économique. Le chômage des jeunes. Le premier emploi. Le
compagnon au regard triste. Chante. Chante sinon tu vas mourir. Cette fois je
ne pourrai pas. Mais si. Cette fois encore. A cause de la musique justement.
Frère emmenant cette revue de mannequins tristes. Metteur en scène du désastre
quotidien. Chef d’orchestre du désespoir de chaque matin. Musique. Guitare.
Harmonica. L’arnaque du rêve. La démerde de l’instrument. La dérision de
l’espérance. La salive de l’impossible trajet. Le corps souterrain entrant en
digestion. Le chapeau tendu. Le sourire menaçant. La quête méprisante.
Association de comment faire autrement. Société de comment échapper au mépris.
Le parasitisme. La survie. Sans toi je meurs. Sans moi tu meurs. La symbiose du
cauchemar. La caresse du rêve soulageant le corps en agonie. Comment faire
autrement ? Ce flot. Ce flux. Cet écoulement matinal. Le corps las. Le
cœur serré. Le cœur à n’en plus pouvoir. L’escalier. Rater une marche. Tomber.
Dévaler. L’entorse. Le congé. Le lit. Le repos. Un moment. Rien qu’un moment.
Sur le côté. L’arrière. Une permission. Un congé. La relève. Rien qu’un moment.
L’oreiller. La tisane. Une fracture peut être. Les livres. Les rêves. Les
dessins. Les visites. Les bonbons. Les gâteaux. Les magazines. Les journaux.
L’édredon. La tendresse. Un moment. Rien qu’un petit moment. Sur le côté. A
l’arrière. Le flot. Le flux. L’écoulement matinal. Une fois après l’autre.
Toujours la même. L’unique fois. La première. Il n’y en a qu’une. Celle
d’aujourd’hui.. Opéra 7 h 40. Le quai. Les bancs repeints. Cette femme avec ses
deux cabas. Cette femme aux litres de rouge. Cette femme propre. Endormie. Bien
mise. Cette femme au petit chapeau. Dis maman quelle différence entre un
mendiant et un clochard ? Le temps ma petite fille. Le temps rien d’autre.
Les bancs bleus. Bleu roi. Bleu France. Bleu d’outremer.
7 h 41. Les deux hommes. L’un
surtout le regard fixe. Le regard triste. Le regard droit. La quarantaine du
paysage souterrain. Son silence. Sa beauté. Son regard perdu. Son regard
d’au-delà. Son regard d’en dedans. Muqueuses d’affiches. Membranes de carreaux.
Vaisseaux de rames. Globules de corps. Plasma de salariat. Bactéries de refus. Leucocytes
de vigiles. Rail d’habitude. Cet homme si beau. Le dos voûté le regard droit.
Bleu France. Bleu mendiant. Bleu clochard. L’homme au désespoir. 7 h 43. Le
va-et-vient des passants sur le quai. 7 h 44. Le claquement des pas. Dis-lui.
Mais dis-lui donc. Le corps dans l’inquiétude. Les manches élimées. Le regard
fixe. La main. La fumée. L’absence de bague. Dis-lui. Mais dis-lui donc. Le
regard perdu. Le regard intérieur. Le regard droit sur les étoiles. Un mot. Un
mot dans le ferraillement de la rame.
- Courage.
Un mot risqué sur le banc dans
le tintamarre du train. Le regard n’a pas bougé ni le dos. Ni la main. Ni les
cheveux. Le regard fixe. Il n’a pas vu. 7 h 45. Le mot risqué. Un corps
bouleversé par l’amour. Ou le désir. Ou quoi donc. Il a entendu le mot. Il a
répondu. Une voix chaude. Une voix tranquille. Une voix perdue. Il a répondu un
mot immobile.
Le dos voûté. La quarantaine
cassée. La fumée du mégot. Le mot du désir. Le mot du manque. Le mot de
l’amour. Il a dit :
- Merci.
Apprenez le geste qui sauve,
les larmes sur le strapontin du métro. Voyageurs debout 133. Voyageurs assis
244. Conserver votre titre de transport jusqu’à la sortie. Il peut être
contrôlé dans les stations – dans les trains même en deuxième classe. Tout
voyageur sans titre de transport est en situation irrégulière et devra payer
immédiatement une indemnité forfaitaire. Je n’y arriverai pas. Sans titre de
transport. Situation irrégulière. Assise entre deux chaises. Voyageurs debout
133. Voyageurs assis 244. L’indemnité forfaitaire. L’amour des mots. La langue
emprisonnée. La langue dans son carcan. Les mots partout sur le papier. Les
mots sur les affiches. Les mots sur les vitres. Le désir. L’attente. Le manque.
Encore un peu et je vais hurler. Encore un peu et je vais descendre. Encore un
peu et je vais faire demi-tour.
Le mât métallique. Le mât
d’inox. Le mât de secours. Le mât d’appui. Le mât de stabilité. Le renflement.
Les deux vis dans le plafond. Les mains sur les journaux. Les mains sur les
sacs. Les parapluies. Les paquets. Les rêves étouffés. La fatigue. Les mains
tenant les mâts. Les unes au-dessus des autres. Celle-là à la hauteur de ma
bouche. De ma joue. De mes lèvres. Ces mains d’homme. Ces mains de ma joue là
tout près. Je n’en peux plus de fatigue. De détresse. D’épuisement. Je n’en
peux plus de dureté. Ma joue contre cette main sans visage. Ces rivières de
veines. Cette plaine de peau. Ce delta de doigts pas encore coupés. Cette main.
Cette main-là. Cette main d’homme à la hauteur de ma bouche. Poser ma joue contre
cette main et l’embrasser. Sucer le doigt et qu’il se lève pour parcourir mes
lèvres. Communier une dernière fois avec les vivants. Comment dit-on
l’extrême-onction ?
Gloire
au matin dans le recommencement du jour
Et
paix sur la terre aux hommes qu’il aime
Nous
te louons
Nous
te bénissons
Nous
t’adorons
Nous
te glorifions
Nous
te rendons grâce pour ton immense gloire
Toi
qui enlèves le péché du monde
Prends
pitié de nous
Toi
qui enlèves le péché du monde
Reçois
notre prière
Toi
qui es assis à la droite …
« Les spectacles sont
interdits dans l’enceinte du métro. Pour votre tranquillité ne les encouragez
pas. »
Les passants courant dans les
rues. Les passants en retard marchant vers la servitude. Un peuple entier vers
sa brisure. Un peuple courant vers sa blessure. Un peuple dans la nuit. Un
peuple de pas dans le goudron du couloir. Un peuple de mains tendues vers le
portillon. Un peuple de nuit en marche vers la nuit. Nous marchons dans la
nuit. L’escalier mécanique. La gratitude. Le ferraillement des marches. Tout en
haut le grand M majuscule qui perfore la rue toute droite. Journal d’agonie.
Vendredi. Cette fois je ne pourrai pas. Mais si tu pourras. Chante. Chante pour
pouvoir cette fois encore. Chante sinon tu vas mourir. Chante au milieu du
chantier. Chante au milieu du charnier. Chante au milieu des poubelles vides.
Cette voix d’hésitation. Cette voix de pavé. Cette voix de boutiques fermées.
Chante pour survivre. Chante pour tenir. Chante pour traverser sans tomber.
Chante. Chante. Le répertoire. L’intégrale. Le gros carnet noir. Le papier
quadrillé au fil des années. Chanter. Chanter encore. Tenir. Tenir en remontant
la rue. Le dernier pas. Le dernier toujours. Le même qui recommence. La cabine
téléphonique. Le marchand de journaux. La boulangerie. Les feux. Verts. Rouges.
Orange en tous cas.
Ta chemise blanche pleine de
sang. Les oiseaux s’envolent pas milliers. J’ai mal aux tempes de la tête que
tu m’as écrasée. J’ai mal à la gorge du cou que tu m’as serré. J’ai mal au
ventre des coups que tu m’as donnés. Tu dis qu’elle y est enfermée. Tu dis que
tu la veux libre et égale. Tu dis l’amour l’emprisonne. Je ne comprends plus la
langue qui confusionne. Je vois seulement tes godillots dans la prairie. Tu es
accroupi dans l’herbe. Tu tiens la sauterelle entre tes mains. Ses antennes
remuent affolées. Ces élytres vertes tentent de t’échapper. Tu ricanes de ces
efforts pour survivre. Tu rigoles de ce corps que tu défolies. Ces pattes
jetées au vent nouveau de l’horreur. Pour toujours cet homme ricanant dans la
prairie. Ses godillots dans l’herbe écrasant mes fleurs nouvelles nées. Les
pattes arrachées aux sauterelles. L’amour de la vie. La litanie. Je t’aime. Un
peu beaucoup pas du tout à la folie. Tu remontes du ravin. Je suis sourde à jamais
de t’avoir aimé muet. Je ne peux plus tendre les pattes que tu m’as arrachées.
Je ne peux plus courir vers toi. Je t’aime un peu beaucoup pas du tout à la
folie. Tu m’enfermes pour toujours avec toi dans la prairie. Tu fais mon lit
dans le fossé entre la route et le talus. Tu fais mon lit dans le fossé entre
la mort et la folie. Tu me lies à toi si fort que je ne pourrais plus jamais
être à aucun homme. Tu me lies à toi si fort que tu m’emmures pour toujours
dans la confusion des mots. Tu me lies à toi si fort que tu me retires pour
toujours de la vie. Je t’aime un peu beaucoup, pas du tout, à la folie. Je ne
suis plus que cet amour fou m’interdisant pour toujours toute chose. Je ne suis
plus que cet amour fou de ma bouche pour ton doigt, de mon corps pour tes
coups, de ma vie pour ton viol.
Mourir d’amour. Si le mot
existe pourquoi pas la chose. Mourir d’amour dans le recommencement du dernier
matin. Mourir d’amour en arrachant la pensée au magma. Cette douleur qui ne
passe pas. Cette douleur au ventre. La femme les reins brisés. Le rebord du
fossé. Les larmes sur le bitume. Les chairs déchirées. L’accident. L’attentat.
Le quoi donc. Le virage dans la rue trop droite. L’excès de vitesse. Non. Elle
n’allait pas très vite. Elle s’est jetée contre le mur pour lui échapper.
Il pleut depuis des jours. La
femme criant revoir l’été. Mais cet été-là encore a passé. Il pleut. La ville
entière est détrempée. Mouillée. Moisie. Les oiseaux sont de plus en plus
nombreux dans la cour. Aujourd’hui vendredi. Pour la première fois un corbeau.
Tu dis qu’il est là depuis longtemps très longtemps. Depuis le commencement des
temps. Depuis le commencement de l’histoire. Depuis le commencement du livre.
Tu dis qu’il était là le jour où ils l’ont emmenée. Tu dis même que quelque
fois il vient jusqu’au rebord du balcon. Tu prétends même qu’un jour il est
entré dans la maison jusqu’au lit et qu’il m’a déchiré le ventre. Tu dis que
c’est pour cela que j’ai si mal. Tu dis que c’est pour cela que j’ai un grand
trou au cœur et au cerveau. Au cœur ou au cerveau. Je ne sais pas. Il parait
que je ne fais pas la différence parce que je suis trop jeune. Mais que plus
tard. Quand je serai guérie. Il parait qu’il est entré dans la chambre et
qu’une fois il m’a dit qu’il fallait accepter de ne pas comprendre. Il parait
même que je l’ai cru pour ne pas mourir. Il parait que c’est lui qui m’a sauvé
la vie en m’arrachant le cerveau. Il parait que c’est lui qui m’a sauvé le cœur
en m’arrachant l’amour. Il paraît que c’est lui qui m’a sauvé l’amour en
m’arrachant la vie.
Tu remontes du ravin ouvrant
les bras. Ta chemise blanche derrière le cerisier. Tu viens m’apportant des
brassées de cerises. Tu dis que tu les as cueillies pour moi et que je vais
survivre. Tu me les tends dans le panier d’osier détrempé par la pluie. Je les
mange en jouant. Je t’aime un peu beaucoup, pas du tout. Nous courons dans la
prairie cherchant ensemble les sauterelles. Je t’aime un peu beaucoup, pas du
tout, à la folie. Il a tellement plu qu’il y a une abeille morte sur une cerise.
Tu m’ouvres les bras. La blessure se déchire et le sang recommence à couler
tachant les draps. Tu dis que ce n’est rien et qu’on les lavera. Mais il n’y a
plus d’eau nulle part. Elle a envahi toute la ville. Je ne sais plus faire la
différence. Il n’y a plus ni fusion ni séparation. Ni terre ni eau. Ni chair ni
texte. Plus rien que ta blessure à l’épaule qui saigne à chaque mouvement. Plus
rien que ta blessure à l’épaule qui saigne à chaque mouvement. Plus rien que
cette odeur de sang dans chacun de mes mots. Tu dis que ce n’est pas vrai et
que c’est seulement l’odeur des cerises sur la table de nuit. Mais le panier ne
la retient plus. Elle dégouline de partout. Suintant des façades. Traversant
les pierres. S’évaporant du goudron. Il pleut et ses vapeurs de sang mouillent
la rue. Rien à faire La ville entière baigne dans le sang. Les femmes hurlent
d’épuisement et de malheur.
Tenir. Tenir encore un petit
moment. Tenir contre la ville qui dégouline. Tenir contre la ville qui
détrempe. Qui mouille. Qui trempe. Qui dérouille. Tenir contre l’effondrement
de tes constructions. Le retour au travail. Marcher. Marcher encore. Avenue
Kléber. Marcher. Marcher jusqu’au renouveau. Surmonter ou mourir. Changer ou
périr. Partager ou finir. Les vivants de la terre dans les souffrances des
errements. Les femmes enfollées dans les fossés de l’écriture.
Ces hommes pauvres asphaltant
le sang des cerises. Ces hommes pauvres bétonnant leurs souffrances. Ces hommes
pauvres goudronnant leurs espérances. Tais-toi. Tais-toi. Mais tais-toi donc.
Travaille et tais-toi. Produis et tais-toi. Ecris et tais-toi. Ces hommes
agenouillés dans les rues empierrant leurs propres souffrances. Pour que la vie
continue. Pour que le voyage continue. Pour que l’inégalité continue. Les corps
ployés. Les corps courbés. Les corps agenouillés. Les corps qui n’en peuvent
plus. Les corps sous la pluie. Les corps à genoux. Les corps perméables. Les
quatre hommes. Les seaux de goudron qui se solidifie au fil des pages. La
palette. Les mots. La pluie qui ne cesse pas. Les genouillères en caoutchouc.
Les genouillères contre le trottoir. Ces immigrés à genoux. Sous la pluie. Les
corps sombres. Les étrangers. L’eau de pluie. Le goudron des mots. La poussière
du quotidien. La mixture de l’agonie. La palette de la littérature pour aplanir
tout ça. La fumée des critiques. Le goudron qui refroidit. Les livres entassés
dans les librairies. Les hommes agenouillés par le travail et la souffrance. Le
camion rouge. Le camion sang. Le camion cri. Le camion garé le long du
trottoir. Le va et vient de ces hommes. Le goudron renversé. Les mots aux
étalages. Les passants pressés. Les passés enjambants. Les passants dans un
saut. La pluie. La fumée. Les vapeurs du sang. Ces corps qui n’en peuvent plus
d’asphalter la souffrance avec des mots. Les blessures avec des phrases. La
folie avec des livres. La littérature féminine. Un flot de sang. De chair. De
larmes et de chagrin. Tu remontes du ravin tenant entre tes mains quelque chose
que je ne vois pas encore. Le goudron de mes mots menteurs. L’asphalte du
texte. La bétonneuse de l’écriture.
Vendredi 3 Octobre.
L’éclatement de la bombe à la synagogue. Les portes soufflées. Les vitres
cassées. Les plafonds effondrés. Les chants et les paroles suspendus. La
panique. La sortie. La foule stupéfiée. Les corps en proie au meurtre. Les
corps tentant d’échapper au meurtre. Les corps réussissant à échapper au
meurtre. Ces choqués divaguant. Ces blessés allongés. Ces morts immobilisés.
Trois. Quatre. Le poudroiement de la déstructuration au milieu des gravats.
L’effondrement des constructions au milieu des temps nouveaux. Le retour au
cauchemar dans l’ordre nouveau. Les rues pleines. Les projecteurs. Les
pompiers. Les policiers. L’attroupement. Circulez. Circulez il n’y a rien à
voir. Mais si justement. Le petit prophète malade de convulsions. Le petit
prophète prophétisant la somme des lâchetés. L’engrenage de la désorganisation.
La facture des démissions. La foule rue Copernic. Pour quel système de
gravitation entraînant la mort dans le fond du ravin ? Pour quelle loi
cosmographique dévoilant la révolution du soleil noir ? Pour quelle
constellation de menaces dans le ciel de la récession ? Rue Copernic la
société toute entière se parlant à elle-même. La société toute entière se
découvrant elle-même. La société toute entière se couvrant elle-même. Cette
voix. Cette voix étonnante que dit-elle ? On s’était cru. Les Français
innocents. Quoi donc. Les victimes. L’injustice. Facteur de. Cet homme. Ce
pasteur au milieu des décombres. Cet homme disant « J’ai honte pour la
France ». L’ouverture de la fracture dans l’empêchement de la fracture Le
clivage dans le lieu même du non clivage. La déchirure à l’emplacement même de
la jonction.
Tenir. Tenir pourtant. Tenir
quand même. Tenir contre l’infection. Tenir contre la maladie. Tenir contre
l’affection. Tenir jusqu’à la guérison. La ville secrétant ses anticorps. La
ville fabriquant ses leucocytes. Le corps social au corps à corps. Les citoyens
suintant de toutes parts. S’agrégeant. Restructurant. Autrement. Pour que la
vie ne meure pas. Avenue Victor Hugo. Place de l’Etoile. Avenue des Champs
Elysées. Le corps des anticorps criant corps contre corps « Le fascisme ne
passera pas ! »
Essayer de comprendre. Tirer
au clair cette bouillie verte. Ce magma de chair blessée. Ce mélange de tôle et
de sauterelles. De ravin et de cerisier. De matraque et de corbeaux. Essayer de
comprendre. Ne pas céder. Tenir jusqu’au matin. Tenir l’effort de structuration
à peine de confusion à peine de maladie. A peine de …
A peine justement de cet
oiseau noir qui suinte de toute part. A peine de ce corps qui ne parle plus. A
pleine de ce corps qui ne sait plus. A peine de cet homme. Rechercher le
conquérant. Recherchant l’oiseleur. Rechercher l’autre témoin du meurtre. Celui
qui était sur le trottoir, celui qui t’a vu la matraque à la main. Celui qui
marche aussi à n’en plus finir. Dans les rues. Les impasses. Les boulevards.
Cet homme tenant entre ses mains l’autre moitié du monde. Cet homme tenant
entre ses mains la parole. Cet homme tenant entre ses mains l’écriture. La
pierre qui manque. La scène qui manque. Le mot qui manque. La pièce qui manque.
Le concept qui manque. Rien à faire je ne peux pas. J’ai mal au ventre. J’ai
mal au corps. J’ai mal à la chair. J’ai mal à tout ce que je ne peux pas
trahir. Cette douleur. Empêchant tout travail. Immobilisant la marche.
Perforant la marche. Je vais tomber dans le fossé. Je vais tomber dans le
caniveau. Je vais mourir d’épuisement.
Le corps de l’espérance brisé
par la fatigue. Le corps de la joie rompu par le travail. Le corps du vivant
déchiqueté par l’humiliation. L’oiseau. L’oiseau dans la tête. L’oiseau qui
nide dans mon crâne. L’oiseau dans les chaînes. L’oiseau qui ne peut plus se
contenir. Cet oiseau contemplant le soleil noir.
Vendredi 8 heures moins cinq.
Finir ce travail avant de commencer le travail. Signer le traité d’économie
politique. 8 heures moins cinq. Tomber d’épuisement dans le caniveau. Tomber de
maladie au rebord du fossé. Tomber de chagrin dans le ravin. Tomber de honte
devant la porte de ma blessure. Retrouver cet homme. Celui qui a jeté la
pierre. Celui qui a posé la pierre Celui qui a peint la pierre. Retrouver
l’homme avec ces filets de résille. Ces tissus de pêcheurs. Ces lacets
d’oiseleur. Retrouver ce qui est arrivé sur la route. Qu’est-ce qu’il a dit. Sa
voix terrible. Sa voix métallique sa voix cimentant la nuit. Sa voix m’emmurant
dans l’égout. Sa voix solidifiant la rivière.
Les informations diffusées par
l’Agence irakienne d’information. Tenir. Tenir jusqu’à quand. Jusqu’à ce
bouleversement des craquements sourds dans nos chairs. Tenir jusqu’à remonter
en haut du puits. Tenir jusqu’à revoir le jour. Le matin. La plénitude qui n’a
jamais cessé même au cœur du manque. La plénitude peut être l’essence même du
manque. D’importants combats se déroulent dans la région du Chatt El-Arab. Page
122. Proche Orient. Bagdad et Téhéran confirment que les combats ont pris les
dimensions d’une guerre ouverte. Renouer ensemble tous les morceaux de la vie.
Les vivre tous à peine de perdre chacun. La radio a également précisé que
l’aéroport d’Abadan avait été partiellement détruit. Les vivre tous à peine
d’en perdre aucun. Ne renoncer à aucun à peine de quoi ? Ces journaux que
je n’arrive plus à lire. Ces journaux qui s’entassent formant digue.
Traité d’économie politique.
En finir. Laisser les cloisons s’effondrer. Les murailles se mouiller. Le
marais se retremper. Sujet d’application : Dans le contexte de la
mondialisation et face à l’industrialisation du tiers-monde … eh bien ? Partager ou mourir. Renouveler
ou pourrir. Changer ou honnir. Tu ne veux rien savoir. Tu ne veux rien
entendre. Tu ne veux rien changer. Tu jettes sur moi le filet de tes
menaces : « Si tu continues … . » Quoi donc. J’ai encore oublié.
Manque un mot. Manque une scène. Manque une pièce de la mémoire. Toujours la
même. Manque une pièce à l’oubli. Celle qui se défait dans le marais où j’ai
jeté les feuilles que j’avais écrites. Manque un mot. Manque une pierre. Manque
un livre. La théorie générale. Comment se fait-il que dans la langue des
pauvres chagrin veuille dire travail ? manque un mot. Le lieu où la
déchirure ne déchire pas. Où la coupure ne coupe pas. Ou la séparation ne
sépare pas. Manque un mot. Comment dire le ventre de la pensée ? La chair
de l’idée ? Le corps des mots ? Comment dire la théorie générale du
chagrin ?
Rien à faire il faut que tu
sépares. Tu m’enfermes dans la digue. Tu m’emmures dans le pressoir. Tu
m’internes dans le corps. Rien à faire tu passes à mon doigt la bague des
oiseaux numérotés. A mon cou le lacet noir de la résille. Sur mes plumes la
poudre d’or de ton aveuglement.
Le bel été. L’été parturient.
L’été à tout jamais. L’été incandescent. L’été des avoines et des trèfles
incarnats. L’été du cerisier et des grenouilles. L’été de la chair et du sang.
La route au milieu de la prairie. La route droite. Trop droite. La route trop
droite pour être vraie. Le mur et le ravin. Le mur et le fossé. Le mur et le
caniveau. Le mur ou le cri. La mort ou la rupture. L’oubli ou l’écriture. Négociation
d’un traité de paix. Leçon unique. La voiture écrasée dans tes filets. Les
tôles froissées dans tes menaces. La carrosserie broyée sous ta force. Accepter
cette pièce qui manque. Accepter la suspension entre le mur et le ravin. Entre
la terre et le marais. Entre la rive et l’eau. Accepter que le mot qui manque
ne soit pas nommé.
Vendredi 8 heures. Mal. J’ai
mal. Mal au mensonge. Mal au manque. Mal à l’incompréhension. Mal au ventre.
Mal à l’amour. Mal à la vie. Cette douleur insupportable me déchirant tant
d’années après. Cette souffrance que je ressens enfin au lieu même où elle
naît. Le marais. La trompe. La matrice. Allez tomber un peu plus loin. La chair
déchirée par les fenêtres illuminées. Marcher. Marcher vers le langage perdu.
Marcher vers les plaies ouvertes. Marcher parmi le sang qui coule.
Champs-Elysées – Marigny – place Beauvau. Pour quel peuple mourant
s’abandonnant au vertige ? Pour quel peuple mourant consentant à la
déraison ? Pour quel peuple mourant renonçant à survivre ?
Asile. Asile. Donne-moi asile.
Ouvre-moi les bras craque tes murailles referme ton corps de pierres sur ma
tête bouleversée. Asile. Asile. Donne-moi asile. Fais-moi place dans ce qui a
été. Fais-moi place avec ceux qui ne seront plus. Fais-moi place avec ceux qui
ne vont pas ressusciter au milieu des femmes accouchées. Au milieu des vivants
torturés. Au milieu des enfants suicidés. Au milieu de tous ceux là qui n’ont
pas pu survivre.
Tomber. Tomber dans le
caniveau. Tomber dans le ravin. Tomber de cette souffrance qui ne plus être
supportée. Tomber sur l’asphalte de l’emmurement. Tomber sur le bitume du
silence. Tomber contre le mur de la négation. Tomber contre la digue de la
parole. Tomber dans la muraille de ton filet. La porte de bois. Le grand cœur
que tu as peint pour indiquer la route aux naufragés. La voie d’eau qui mène
jusqu’en bas des marches. Le grand fleuve. Le passeur conduisant la barque de
roseaux. Le médecin fou disant « Ici on recueille les âmes pas les
corps ». Cette douleur au ventre empêchant tout mouvement, autre que le
hurlement de l’écriture. Vendredi. La sirène. Mon corps de manque envahissant
toute chose. Mon corps de refus tombant devant la porte. Mon corps de négation
s’arc-boutant contre le mur. Mon corps de doigt bouchant la digue. Mon corps de
souffrance gisant dans le fossé. Mon corps de nuit roulant dans le caniveau.
Mon corps de mot rejointant tout fragment. Mon corps d’été t’ouvrant les bras.
La sirène jetant sur moi le filet du mot qui manque. La sirène jetant sur moi
le filet de la fracture. La sirène jetant sur moi le filet blanc du
renouvellement.
Le tombeau de la rue. Le
cimetière de la ville. Le dernier voyage de chaque matin. L’oraison des
menteurs. L’hostie du salaire. Le catafalque du poste de travail. Les couronnes
de l’habitude. Le goupillon de l’effort. L’encens du mérite. La mort tous les
matins renouvellée. La femme convulsée devant la porte. Le corps tombé. Le
corps agonisant. Le corps mourant chaque matin dans le retour au travail.
L’oiseau le long du trottoir. L’oiseau qui s’envole emportant ma tête. L’oiseau
qui m’emporte dans le creux du rocher. L’oiseau qui m’emporte pour me dévorer.
Rue Saint-Honoré. Fontaine-des-Innocents.
La femme dans le fossé.
L’attroupement. Circulez. Circulez il n’y a rien à voir. Mais si. La somme des
lâchetés. Des démissions. Des mensonges. Circulez. Circulez. Il n’y a rien à
voir. Mais si. Un corps décérébré gisant dans le caniveau. Rentrer. Ne pas
rentrer. L’irrédentisme. Un mot nouveau. Un mot que tu m’apprends jetant sur
moi le linceul … Si tu continues. Si tu
continues quoi donc … Cette aile déchirée dans le caniveau. Cette
aile blessée. Cette aile arrachée. Cette aile déplacée. Cette aile déportée.
Cette aile faisant des signes. Cette aile que tu n’oses pas ramasser. Circulez.
Circulez. Il n’y a rien à voir. Mais si : la confusion des genres.
Le corps de plume pris dans
tes filets. Le corps d’oiseau pris entre nos mots. Le corps de nuit remontant
de la nuit. Le cri de cette femme. Ne pas mourir sans revoir l’été. L’oiseau
gisant à terre retourné par quel soulier. L’oiseau dans son filet de résille.
L’oiseau au firmament de la chaussée. La scène qui manque. Celle qui était
gravée sur la pierre jetée au pourrissoir.
Un pré n’est pas un hôpital
c’est un ventre de femme pour qu’on y sème et qu’il y pousse. C’est un ventre
de terre pour les jours de faim et de jachère. C’est un ventre de femme pour
que la terre y repose. Un pré n’est pas un cimetière. C’est la demeure des
abeilles embrassant les fleurs. C’est la demeure du vent dans les bras des
oiseaux. C’est la demeure des grillons au carrefour des sauterelles. Un pré
n’est pas un charnier. Tu remontes du ravin portant dans le panier des brassées
de cerises. Je t’entends monter l’escalier des sans-matins. Il fait soleil. Il
fait soleil étincelant dans ton corps de cerisier. Tes yeux gris. Tes yeux
métalliques. Tes yeux d’impasse. Ta visite de chaque jour. Ta visite de
quelquefois. La chemise noire de nos noces. La robe blanche de mon premier
enterrement. Tu dis que je vais survivre. Tu poses les cerises sur la table de
nuit. Tu poses les cerises sur la feuille d’argent. Tu les as ramassées au fond
du ravin. Les gouttes d’eau sur les fruits que tu rapportes de très loin. Il a
tellement plu depuis quarante jours qu’on ne sait plus si c’est la rosée, le
marais ou quoi d’autre. Tu te penches au dessus du lit. La chemise blanche de
nos noces dans la prairie. Tu te penches au dessus du lit. Trop pour
l’écriture. Tu te penches au dessus du lit. Trop. Trop pour une conversation.
Trop pour un mot. Trop pour l’écriture. Tu te penches au dessus du lit pour
m’annoncer un mot nouveau. Un jour nouveau. Un temps nouveau. Que dis-tu ?
« La sauvegarde de l’espèce » ? Quelle étrangeté mon amour de
cerise.
Le radar. La sonde. Les
ultrasons. La question de quel malheur au creux des chairs. La communication
établie avec le fond du ventre. Les connexions. Les investigations.
L’interrogation. La tête chercheuse de la technique investissant les tréfonds.
Quel liquide pour établir la transparence ? Quel fluide pour sauver la
vie ? Quelle solution pour dénouer l’intolérable ? Les ondes. Les
radars. Les ultrasons. L’écran des profondeurs. La percée des chairs.
La découverte dans la prairie.
La découverte de la souffrance. La découverte de l’amour. La découverte de l’agonie.
La découverte de la mort. La confusion entre falloir et failler. Entre devoir
et défaillir. Entre voir et faillite. Entre faillir et falloir. Faillir mourir
et failloir mourir Les ondes les radars. Les ultrasons. L’écran des profondeurs
la percée des chairs jusqu’à la découverte de la souffrance enfermée au plus
profond de l’être.
Cet homme au bord du lit.
Remonté du ravin. Remonté de la nuit. Remonté de la pierre. Que tient-il dans
les mains. Le corps décérébré. Le marais. Les chiffons. Les nénuphars. Les
reptiles et les oiseaux enfin démêlés. Cet homme au bord du lit. La robe mauve
entre ses bras. La robe froissée. La robe pliée. La robe meurtrie. Pour en
faire jaillir quelle colombe ? Quel lapin ? Quel poisson ? Quel
habitant de la terre et des eaux ? Quelle grenouille ? Quel
lézard ? Quelle tortue ? Que tient-il entre ses mains ? Les
mots ? Les vêtements ? Les chairs abîmées ? Tu remontes du ravin
portant entre les mains le tissu de mon chagrin. Les mots fracturés. Le corps
blessé. La vie mutilée. Je n’entends pas ce que tu dis. Or ? Deux
fois ? Que dis-tu ? Que dit-il ? Or, deux fois ? Deux
corps ? Deux femmes ? Deux quoi ? Je ne comprends pas. Que
dit-il La mutilation ne sera pas totale. La mutilation. Un des deux seulement.
Que dit-il ? Un des deux. La vie continuera.
Vendredi 8 heures. Juillet
dans l’éternité. Tu remontes de la prairie portant jusqu’à la route le magma du
vivant. La tache rouge sur ta chemise. La tache rouge de l’été. La tache rouge
des cerises.
La femme dans le lit. La
fièvre. Les convulsions. L’infection. Le chagrin la maladie. La possible
injection de la force au milieu du vivant. La possible infection de la mort au
milieu du vivant. L’impossible inscription de la mort au milieu du vivant. Quoi
donc. Accepter la fin. La fin du deuil. La fin de tout. La fin de la totalité.
Guérir. Je ne sais pas. Je ne veux pas. La femme dans le lit. Les frissons. La
fièvre. L’infection. Rien à faire. L’opération ne peut pas réussir. L’opération
ne peut pas réunir. L’opération ne peut pas …
La chemise blanche couverte de sang. Le drap. L’hémorragie. La tache des
cerises. Le 7 Novembre. Information judiciaire ouverte contre le journal le
Monde pour des articles remontant à plus de trois ans.
Apprenez le geste qui sauve.
Le corps étendu au bord de la route. La femme dans la ferraille du fossé. La
femme le visage en sang au bord du lit. Le corps qui n’en peut plus d’avoir
résisté à la nuit. Tu te penches au dessus de moi. Beaucoup trop pour les mots.
Que dis-tu que je ne comprends pas ? Ces mots épars. Ces mots que tu me
portes au milieu des cerises. Or, corps, sort ? Tes lèvres. Tes lèvres si
près. Tes lèvres de cerises. Tes lèvres de chemise blanche. Tes lèvres de temps
nouveaux. Lois ? Soi ? Moi ? La défense de l’espèce. Quel rapport ?
Je ne comprends pas. Tu veux dire quelque chose. Non faire quelque chose. Tu te
penches beaucoup trop pour les mots que je ne comprends pas. Deux ?
Feux ? Yeux ? Ma main à ta nuque. Si longtemps. Tu te penches. Tu te
penches encore plus. La robe noire des veuves. La chemise blanche de l’éternel
été. La chemise blanche de nos noces d’enfant. Tes yeux gris du passage où
meurent même les gués. M’aime ? Thème ? Veine ? Que dis tu je ne
comprends pas la phrase. Tes lèvres. Tes lèvres si près. Ses mots bizarres que
j’essaie de déchiffrer. Pose ? Ose ? Chose ? Tes lèvres. Si
près. Un baiser. Les mots qui sauvent. Le corps bouche-à-bouche apprenez la
parole. Que dit-elle ? Que dis-tu ? Ton baiser sur mes lèvres. Ta
chemise blanche de cerisier ? Ma robe noire mutilée. Le baiser. Y a pas de
doute tu m’embrasses. Je n’y crois pas. Quarante jours. Quatre ans. Quatre
quoi. Quatre fois. C’est ça. Tu es venu me voir quatre fois.
Tenir. Tenir un petit moment
encore. Tenir ce n’est pas la peine. La maladie. Les vacances. La longue durée.
Tenir ce n’est plus la peine. Il n’y a plus rien. Plus rien que ce parvis
désert et la femme en mauve le visage enfin découvert. Parvis Beaubourg.
Notre-Dame des Tuyaux. Mystère joué devant la cathédrale de ton absence :
Aujourd’hui pour toujours 24 décembre. Une femme dans un lit. Une chambre. Un
mouroir. Une maternité. Traité d’économie politique : travail
d’application : dans le contexte de la mondialisation et face à
l’industrialisation du Tiers Monde y a-t-il un intérêt national ? 24 décembre.
La femme seule sur le parvis Beaubourg.
Traité
d’économie politique
Conclusion
Cette nuit un enfant va naître
Sourd et aveugle
Mongolien peut être
Monstrueux de désespoir et
d’acharnement
Cette nuit un enfant va naître
Vivant sur la terre de
surpeuplement
Là où il n’y a pas de place
pour lui
Parce que les places sont déjà
prises par ceux qui n’ont pas de place
Cette nuit un enfant va naître
Sur la terre de grande famine
Parce que la nourriture est
déjà prise
Pour engraisser bétail gibier
et tout quartier de viande
De ceux qui meurent d’avoir
trop mangé
Cette nuit un enfant va naître
Pour mourir demain matin
Ce ne sera pas tout à fait le
même
Et qui sait pourtant
Qui peut savoir
Car comment le reconnaître au
milieu de tous ces corps ballonnés
Au milieu de ces visages
d’enfants ridés
Au milieu de ces squelettes
retenus par des piétas affamées
Ces corps mourant de faim
Dans des bras eux-mêmes
décharnés
Cette nuit un enfant va naître
entre ripaille et famine
Parce que c’est un devoir pour
le riche de dépenser pour que sa richesse coule à flots
Car sinon à quoi cela
servirait-il qu’il soit riche
Crabes homards langoustes
Langoustines crevettes
escargots
Palourdes moules huîtres
Claires et marennes
Car c’est un devoir pour le
riche de dépenser pour que sa richesse coule à flots
Car sinon quel avantage y
aurait-il à être riche
Dindes sangliers chevreuils
Faisans poules poulets
poulardes
Lapins lièvres pintades
Car c’est un devoir pour le
riche de dépenser pour que sa richesse coule à flots
Car c’est un devoir pour le
pauvre de dépenser pour que sa pauvreté ne fasse pas mal
En ce jour où le pauvre peut
rêver d’être l’égal du riche
Par l’espérance du nouveau
Car c’est un devoir pour le
pauvre de n’être pas trop pauvre
Pour qu’il ait moins mal à son
absence d’espérance
Car c’est un devoir pour le
pauvre de dépenser pour que sa pauvreté
Ressemble une fois au moins à
la richesse du riche
Le trêve des confiseurs
disent-ils
Et comment font-ils ceux-là
qui n’ont ni confiserie
Ni sucrerie
Ni même nourriture
Si simple fût-elle
Comment font-ils
Ceux qui n’ont que leurs
espoirs déconfits
Leurs souffrances
Leur mal à l’âme et au corps
La trêve des confiseurs
Dans quelle bagarre de nantis
Pour l’être encore plus
Comme si tout ce nantissement
ne leur suffisait pas
A tous ces marchands
Au milieu de leurs passes
d’armes
La suspension avant le faîte
de la souffrance
La rémission dans leur
gangrène
La pause dans la destruction
La trêve des confiseurs
disent-ils
Et ceux là qui n’ont rien
Ni obésité
Ni mal aux cheveux
Ni gueules de bois
Et pas faute pourtant d’avoir
mangé des racines
Dans la crèche multinationale
Un enfant va naître
Fils de Récession et de
Chômage
Au milieu des rennes de la
forêt
Des chevaux des steppes
Des vaches de la pampa
Au milieu des oiseaux de verre
coloré
Des ibis de terre cuite
Des chacals de pierres tendres
Entre l’âne empoisonné de
pénicilline
Et le bœuf bourré d’hormones
Dans la crèche multinationale
Le génie génétique annonce
l’impossible recommencement
La felouque d’argile peinte
amène les fellahs
Saint Nil, Priez pour
nous !
La pirogue de bois d’ébène
amène les bozos
Saint Niger, Priez pour
nous !
La barque de roseaux liés
amène les péons
Sainte Urubamba, Priez pour
nous !
Les voici tous entrant dans la
cathédrale de plâtre
Volutes et torsades
Colonnes et conquérants
Les Indiens fidèles
Mains coupées
Yeux crevés
Peaux arrachées
Sainte Inquisition, Priez pour
nous !
Cet étranger
Ce guerrier
Ce démon
Cet homme amoureux de la
déesse à mille bras
Masque blanc
Chapeau pointu
Sandales dorées
Fleur de lotus
Saint Jésuite, Priez pour
nous !
Les santons de Haute-Volta
Bronze de Noël, Gloire au Roi
Forgeron !
Paysan
Chasseur
Pêcheur
Sainte Mission, Priez pour
nous !
Dans la crèche multinationale
Sainte Calamité essuie le
visage de Marie
Et saint Progrès joue aux
cartes avec Joseph
Attendant la révolution
industrielle
La énième du nom
L’héritière légitime de Caïn
et Prométhée
Cette nuit un enfant va naître
Dans la litière de blé dopé
Aux pesticides
Aux fongicides
Aux herbicides
Un enfant va naître de
l’accouplement d’Auschwitz et de Hiroshima
Rescapé de Seveso et de
Minamata
Un enfant va naître
Dans les eaux polluées
Dans les terres abandonnées
Dans les usines désaffectées
A l’heure où l’oiseau noir
étend son aile sur le monde
A l’heure où pas un vivant ne
voit vie à l’horizon
A l’heure où l’amour sanglote
au chevet des charniers
Dans la crèche la place est
libre de l’espérance
Et ce vide étonnant est le
signe de tous les commencements
Dans l’univers entier
L’oppression interrogée
La richesse contestée
L’assurance bouleversée
Cette nuit le vivant va
devenir chair
Pour que la chair devienne
vivante
Il remplira l’univers de son
absence
Illuminant l’injustice et le
manque
Car il ne trouvera pas place à
la table des riches
Les salariés toucheront le
salaire de la richesse sans cœur ni lois
Les travailleurs sans travail
seront dégraissés sur ordre des puissants
Et les pauvres d’entre les
pauvres seront expulsés vers les terres de famine.
Au cœur du monde la crèche est
vide de l’espérance
Car à travers le désert on
voit venir au loin
Les rois mages
Télématique
Bureautique
Robotique
Portant en mémoire les fautes
des citoyens et dans leurs mains
La myrrhe de l’écrasement
Et l’encens du désespoir
Tu te penches au dessus de moi
sur le lit de fer. Tu te penches beaucoup trop pour des mots. Tu te penches
juste assez pour un baiser. L’amour. Mot à mot. Le passage. Le gué de tous les
recommencements. Ma main sur ta nuque. Cette fois nous nous embrassons scellant
encore une fois l’éternité.
Tu ricanes de ma trahison. Tu
ricanes dans la prairie. Tu ricanes de mes larmes le jour de nos noces. La
sauvegarde de l’espèce. Les anges dans le ciel embouchant les trompettes de
tous mes manquements.
Saint
Saint Saint
Le
Seigneur Dieu de l’Univers
Le
ciel et la terre sont remplis de ta gloire
Hosannah
au plus haut des cieux
Béni
soit celui qui vient au nom du seigneur
Hosannah
au plus haut des cieux
Tu ricanes. Tu ricanes en glissant
entre mes lèvres l’amas de tes cerises. L’hostie de la ferraille. La communion
du sang. La trahison. L’impossible fidélité. L’insoutenable oubli.
L’irréparable mémoire. L’inénarrable combat. Surmonter ou mourir. Mais non.
Surmonter et mourir. Tu ricanes parce que je ne veux pas manger. Tu ricanes
parce que je crois que je vais survivre. Tu ricanes parce que je ne veux pas
capituler. Tu brandis ton instrument et tu cries l’asile au poing :
- L’amour ou la vie.
Les femmes-oiseaux volent
autour de moi. Sainte Pénicilline Sainte Themesta Sainte Ecriture Priez pour
elle car celui qui mange la chair et boit le sang a la vie éternelle.
24 Décembre. Foyer des
immigrés. Déménagement clandestin de Saint Maur à Vitry. Trois cents Maliens.
Expulsés. Le bétail transporté. La mémoire des griots. La geste des fils de
Bambougoudgi. La mémoire des hippopotames dans les marais. Les calebasses des
déportés. Les fils de roi d’exil en exil. Saint Maur n’en veut pas. Saint Maur
n’en veut plus. Saint Maur résidence sur Marne. Vitry. Vitry-sur-Seine.
Vitry-sur-Misère. Vitry-sur-Terre-promise. Les Maliens dans l’exil. Les
ballots. Les paquets. Les cartons. La misère. Jouez hautbois, résonnez
musettes ! Le jour de Noël un nouveau foyer. Le nouveau bâtiment. Rue des
Fusillés. Trois cents Maliens et leur chef. Ghetto disent-ils de ceux-là qui
n’ont rien que leur frère. Ghetto disent-ils de ceux qui vivent en terre
étrangère. Ghetto disent-ils des regroupés par pauvreté. Ghetto disent-ils.
Vitry-sur-Pauvreté. Les Maliens dans l’exil de l’exil. Personne ne veut d’eux.
Ni Saint-Maur la richesse. Ni Vitry la pauvreté. Ils ne sont pas chrétiens. Ils
ne sont pas comme nous. Les exclus d’entre les exclus. Seuil de tolérance.
Seuil d’intolérance. Ils n’avaient qu’à rester chez eux. Ils ne vivent pas
comme nous. Le charbon dans la baignoire. Franchement c’est trop. Ma fille à
l’école. A cause d’eux. Retardent tout le monde. Noël ! Noël ! Les
pauvres même n’ont pas de place parce que les places sont déjà prises par
d’autres pauvres et même pas. Le foyer. Le foyer neuf. Le foyer des Maliens. Le
foyer des travailleurs des métaux. Le foyer pour les fils du Forgeron. Les
pauvres ne veulent pas des plus pauvres. Arrêter l’immigration. L’invasion des
barbares. Les répartir sur les territoires. Partager le fardeau. Les pauvres ne
veulent plus être les seuls à secourir les pauvres. Que les riches aussi. Mais
les riches comment le pourraient-ils ? Le foyer neuf attend les immigrés
maliens. Venus d’ailleurs. Déménagement clandestin. Personne n’en veut des
pauvres entre les pauvres. Ni Saint Maur la Résidence. Ni Vitry des fusillés.
Raid commando. Le maire. Les adjoints. Les conseillers municipaux. Les clefs
prises sur le responsable ceinturé. L’armoire électrique ouverte. Les câbles
sectionnés. Le téléphone coupé les canalisations crevées. La chaudière cassée.
La chaudière surtout qu’ils crèvent de froid ces bronzés. Ces foncés. Ces
nègres. Qu’ils crèvent de froid ces tous ceux qui ne sont pas comme nous. Un
chagrin tellement épais que plus rien ne peut les consoler. Un chagrin
tellement épais dans les pelleteuses de l’écriture.
Les tôles froissées. Les
vitres brisées. Les murs défoncés. La terre et les corps mélangés. La terre
poussée sur les pierres défaites. Les feuilles du texte recouvrant le journal. Le
corps en travers du miroir. Le corps en travers de la mémoire. Le corps dans le
fossé. Tu as entendu le hurlement. L’attentat. L’accident. Le meurtre. Tu as
entendu la ville descendant dans la ville. Les secours suintant des murs. La
vie revenant dans le recommencement du jour.
Tu remontes du ravin pour me
porter secours. Tu remontes du ravin au milieu des cris. Tu remontes du ravin
au milieu de la prairie. Ma bouche au milieu du magma. Mes lèvres dans les
débris. Mes mots au milieu de l’agonie. Marcher. Manger. Marcher dis-tu. Manger
pour survivre. Manger pour que la vie continue. Les élytres. Les viscères. La
carapace. Les antennes. Les yeux. Les moignons. La bouillie verte. Rien à faire
je ne veux pas. Tu dis que si je ne mange pas je vais mourir. Je ne peux pas.
Cette odeur de chair et de sang. De coups et de mots. De vie et de mort. Rien à
faire je vais mourir de ne pouvoir avaler. Différencier le passé et le présent.
L’été et l’avenir. Le corps sanglant et le recommencement. Surmonter ou mourir.
Rien à faire je ne peux pas.
Le ventre enflé. La gangrène. L’opération absolument nécessaire. L’opération
qu’elle ne veut pas laisser faire. L’opération du temps qui passe. L’espérance.
Elle n’est pas tout à fait morte. Tant qu’elle n’est pas tout à fait morte le
matin revient. La femme dans le fossé. Trois ans. Quatre ans. Cinq ans.
L’opération absolument nécessaire à peine de mort. La mémoire. La route entre
le muret et le ravin. Les cerisiers et les boutons d’or. Les coquelicots et les
sauterelles. L’insurmontable. Le commencement du temps. La route retournant au
grand tout. Le chemin de la matrice. La voie entre le mur et le fossé. La voie
entre la rive et l’eau. La voie entre le doigt et la digue. La voie d’eau où
tout commence. La voie d’eau du marais. La voie d’eau des mots. La voie d’eau
mère du vivant. La route. Le mur. Le ravin. Tu as dis quelque chose :
« Si tu continues … » Tu as dit quelque chose entre vitres et
miroirs. Entre chair et tôle. Entre parole et écriture. Tu as dit quelque chose
démasquant la faille.
Accepter l’opération ou
mourir. Sauver la matrice même stérile. Sauver la prairie même charnier. Sauver
la vie même défaite. Le pied sur l’accélérateur. Je regarde ton visage. Tes
moustaches. Tes plumes. Tes antennes dans l’éternel été. Le tournant entre mur
et ravin. Les tonneaux. Les cris. Les bris. Les tôles froissées. Les chairs
mêlées. Le corps décérébré.
L’accident. Le suicide. Le
coma : l’écriture. Le prix du passage. Le prix du passeur. Le prix de la
trahison. Tu veux que je continue à vivre. Mais je ne peux pas. Le prix est
trop élevé. Le prix en est la faille. Le prix en est l’ouverture de la faille.
Le prix en est le renoncement à la faille. Le toit de la teinturerie est
presque démoli. La charpente sous le ciel. Les chiens assis renvoyant la
lumière du matin. Le tintamarre recommençant. Le corps ne peut plus se lever.
Deux heures. Dix minutes. Cinq ans. Je ne sais plus. Trahir ou mourir. Oublier
ou survivre. Opérer ou périr. L’enflure du corps entre chagrin et espérance.
L’oiseau-lyre dans le cerisier. L’oiseau-lyre de l’autre côté du jardin.
L’oiseau-lyre dans la cour. Que dit-il ouvrant le passage :
-L’or ? L’or ? L’or,
la mort … la même chose ?
Que dit-il que je ne veux pas
entendre ?
Ce jeu se joue avec deux dés.
Après avoir versé une mise convenue d’avance chaque joueur jette les dés à tour
de rôle et celui qui amène le plus de points commence le premier. Celui qui du
premier coup jette 6 et 3 se place dans le numéro 26 et celui qui jette 4 et 5
va se placer au numéro 53. Le joueur qui arrive à une oie avance d’autant de
points. C’est à moi de jouer. Tu me passes les dés. Le gros dé rouge avec des
points noirs. Il roule. C’est ma tête qu’on met à prix. Banco. Banco. C’est ma
tête sur le tapis. C’est ma tête à six faces. C’est ma tête contre la banque.
Celui qui tombe dans le Puits (n°31) paie la mise et reste jusqu’à ce qu’il en
soit délivré par un autre qui prend sa place. Celui qui arrive au Labyrinthe
(n°52) paie un jeton et attend la délivrance. Celui qui va trouver la Mort (n°58)
doit de nouveau payer la mise et recommencer au n°1.
Marcher. Marcher hors de
l’eau. Marcher hors le sang. Marcher jusqu’à leur échapper, couleur de sang.
Rue Saint-Martin. Marcher dans la rivière rue de la Cité. Marcher dans la
prairie. Rue Saint-Jacques. Marcher jusqu’à atteindre le commencement de tes
bras. Rue Lhomond. Marcher. Marcher encore. Marcher jusqu’à franchir la digue.
Avenue des Gobelins. Les corps amoncelés. Les crânes. Les os. Les peaux. Les
fémurs. Traverser mon corps mutilé pour parvenir jusqu’à toi. Tu remontes du
ravin dans le soleil levant. Je me suis évadée à travers la campagne. Nous leur
avons échappé. Par les chants. Par les jeux. Par la terre tout entière. Nous
leur avons échappé en grimpant dans le cerisier. Je ne peux pas monter. Je suis
trop petite. Tu me prends dans tes bras jusqu’à l’embranchement. Tu me prends
dans tes bras jusqu’au carrefour. Tu me prends dans tes bras jusqu’au lavoir.
Jusqu’à la divergence absolue. Jusqu’à l’odeur des cerises. La campagne. Le
soleil. Le panier. Nous leur avons échappé ensemble courant dans les hautes
herbes. Ils ne voulaient pas. Que disaient-ils. Août. La moisson. La coupe. La
fenaison. Que disaient-ils dans les hautes herbes de ton corps et du
mien ?
Tu remontes du ravin à travers
la prairie. Tu remontes du ravin jusqu’au bout du jardin. Les herbes. Les
campanules. Les coccinelles. Tu remontes du ravin en me tendant les bras. Nous
leur avons échappé. La marguerite effeuillée dans le vent des oiseaux. Je
t’aime un peu beaucoup. Je t’aime sans souci, sans méfiance, sans
embranchement. Je t’aime absolument. Les grillons et les sauterelles. Les
pissenlits. Les corbeaux. L’insoutenable bonheur de la prairie. L’insoutenable
beauté du monde. L’insoutenable amour de la vie. Je t’aime un peu beaucoup
passionnément. Je t’aime énormément. Les chapeaux dans les feuilles de
châtaigniers. Les cabanes de fougères. Le ruisseau en contrebas. Les
grenouilles. Les écrevisses. Les tritons. Le bonheur du monde.
L’invraisemblable amour de la vie que rien ne peut détruire.
Les recettes sur mon carnet.
Comment faire un triton aux cerises. Prenez une grande casserole d’eau et un
triton de belle taille : Jetez le triton dans l’eau claire et regardez le
nager. Elle dit que je ferais mieux d’apprendre à faire la cuisine. Elle dit
que je n’arriverai jamais à rien. Elle dit que je suis de la graine de
quoi ? Non pas même une graine. Elle dit que je ne suis rien du tout. Rien
absolument rien pas même l’embranchement du cerisier. Trop jeune. Trop petite.
Trop quoi. Le carnet de recettes dans mes mains blessées. Le carnet de recettes
dans mes mains coupées. Le carnet de recettes dans la vie défigurée. Le carnet
de chant. Pourtant : Recettes pour garder la vie. Le triton aux cerises.
Elle dit que c’est trop long qu’on n’a plus le temps. Qu’elle n’a pas de
casserole que ça ne se fait pas. Elle dit quoi donc dans les hautes
herbes ? Tu m’emmènes pour lui échapper. Tu m’emmènes avec mes écritures.
Mes recettes : Le chien à l’amour. Prenez un beau gros chien. Faites-le mariner
plusieurs jours entre vos bras. Elle n’en veut pas non plus. Trop long. Trop
risqué. Trop compliqué. Ca ne se fait pas. Ca fait trop de vaisselle. C’est pas
bon ! Mais moi j’aime. Tu m’entraînes dans la prairie tu m’entraînes vers
le ravin tu m’entraînes vers le marais tu m’entraînes vers la rivière tu
m’entraînes en contrebas. Un grand malheur défigurant la vie. Un grand malheur
dans l’embranchement du cerisier. Un grand malheur dans le rouge des cerises.
Tu m’emmènes dans la prairie cuisiner la résistance. Tu m’emmènes dans les
herbes rechercher la survie. Tu m’emmènes dans les herbes pour que je ne meure
pas vraiment. Troisième et dernière recette : le crapaud aux lavoirs.
Prenez un seau de belle taille. Sortez le soir après le coucher du soleil
regarder dans les taillis humides et sur les bords des fossés. Collecter
suffisamment de crapauds pour que le seau soit plein à ras bord et si possible
qu’il déborde. Aller jusqu’au lavoir un soir de pleine lune … .La gifle, la
gifle monumentale défigurant le monde. La gifle monumentale me faisant lâcher
le seau. Les crapauds renversés au milieu du chemin. Je ne saurai plus jamais
faire la cuisine. Je confonds les recettes. Je sale les crapauds. J’épluche
l’amour. Je marine dans le lavoir. Tu m’emmènes jusqu’au cerisier. Tu m’emmènes
pour leur échapper. Je suis trop petite pour monter dans l’arbre. Tu me
pousses. Tu me tires. Tu me fais l’échelle. Tu me fais la vie. Tu me fais
l’amour. Non. Tu me fais du chien à l’amour. Prenez un beau chien … Tu cueilles des cerises que tu poses dans mes
mains. Nous sommes assis à l’embranchement. Tu veux me faire l’amour. Elle dit
que je suis trop jeune. Tu avances le bras autour de mon cou. Tu avances une
main vers mon ventre. Je me débats. Ta chemise blanche. Je te pousse. Te repousse.
Te pousse si fort. Dans le chemin. Dans le carrefour. Je me tiens très fort
contre toi. Tu me maintiens de toutes tes forces. Tu me maintiens broyant les
cerises. Tu continues à me serrer. Je te pousse plus fort. Tu perds
l’équilibre. Tu tombes du cerisier. Tu tombes de la vie. Tu tombes de l’amour.
Tu m’entraînes avec toi. Je tombe le visage en sang. Je t’aime un peu beaucoup
plus du tout. Il n’y a personne dans le cerisier que l’embranchement. Le
carrefour. La place vide pour que le corbeau fasse son nid.
Tu me tiens. Tu me serres le
cou. Tu me frappes. Tu m’entraînes dans le fossé. Ta chemise blanche dans
l’été. Ta chemise blanche dans ma vie déchirée. Ta chemise blanche dans le
soleil défiguré. Chagrin d’amour tome 698. Chagrin d’amour commencé avant même
le commencement. Tu relèves une robe de petite fille. Ma robe bleue. Ma robe
rouge. Ma robe mauve. Tu relèves ma robe de femme. Ta main fourrageant entre
mes plumes. Je me débats. Je ne peux pas. Tu es plus grand. Tu cognes de plus
en plus fort. Tu cognes pour faire taire mon hurlement. Tu cognes écrasant la
sauterelle sur la pierre. Je me débats quand même. A plein cri. A plein
souffle. A pleine course. A plein mot. A pleine écriture. Je me débats quand
même sous ton étreinte. Le doigt dans la digue. Ton doigt dans ma digue. Ton
doigt retenant l’eau pour que s’assèchent tous mes marais. Je me débats à
pleines plumes, à plein masque, à plein cinéma, à plein cirque, à pleines
imprécations, à plein théâtre, à pleine comédie, à plein tout ce que tu dis « Si
tu continues … » Quoi donc ? Je me débats pour que ne meure pas la
vie. Tes coups sur ma tête. Ton membre fourrageant mon ventre. Ta bouche
murmurant suave : « Tais-toi, tais-toi, ma beauté. » Et l’oiseau
là-bas dans le cerisier que dit-il. Que dit-il cet oiseau masqué :
« La mort, la mort … » La mort quoi donc … Que dit-il que je ne peux pas entendre.
Ton corps en soubresaut. Ton
corps dans le plaisir. Ton corps délivré sans un sourire. Sans un rire. Sans un
merci. Ton corps délivré comme d’un cauchemar. Mon front saignant. Mon front la
trace de la pierre. Mon front tachant ta chemise Mon front te marquant pour
toujours du sceau du sang.
J’emporte le livre des
recettes. Le triton aux cerises. Le chien à l’amour. Les crapauds au lavoir.
J’emporte le livre des recettes pour que nous ayons tous les jours à manger. Tu
dis que ce n’est pas la peine et que la campagne est pleine de baies. Tu dis
que ça ne sert à rien d’emporter quoi que ce soit. Je laisse le livre et les
tritons. Je ne sais plus la recette de la vie. Je ne sais plus que ton amour.
Nous marchons du château à la grille. Nous marchons dans les corbeaux et les
marguerites. Nous marchons laissant les grenouilles. Tu m’emmènes dans un pays
où elles sont cent mille. Tu m’emmènes dans un pays où elles sont partout. Nous
traversons les villages. Les champs. Les forêts. Nous traversons tout ce qui
vit. Les abbayes. Les églises. Les châteaux. Une course de vitrail. De
tableaux. De tapisserie. Tu m’emmènes dans un pays que je ne connais pas. Des
grottes de chair. Des rivières de miroirs des arbres illuminés. Nous marchons.
Je suis de plus en plus fatiguée. J’ai faim. Tout à fait faim. Je ne connais
plus les recettes du triton aux cerises. Tu dis que ce n’est pas la peine. Tu
dis que les tritons sont quelconques et les cerises sans intérêt. Tu dis quoi
donc ? J’ai mal aux pieds. On s’asseoit au bord de la rivière. Elle est
comme un grand miroir que l’eau fracture en mille éclats. Les tritons gisent le
ventre à l’air. Les cerises sont desséchées dans les repaires des oiseaux. Les
reines-marguerites sont infectées de pourriture. Je t’aime un peu beaucoup à la
folie. Nous marchons dans la terre de plus en plus tuméfiée. Les châteaux de
peau. Les fenêtres noircies. Les églises me font des signes. J’ai peur. J’ai mal.
Je veux rentrer à la maison. Tu dis que ce n’est pas la peine et que ce n’est
plus très loin. J’ai mal. J’ai mal aux pieds. J’ai mal à mes mains coupées.
J’ai mal partout. Je ne connais plus la recette. Le triton aux cerises. Le
chien à l’amour. Le crapaud aux lavoirs. Je ne sais plus rien que le lumineux
soleil de ta tête. Tu dis qu’on va leur échapper et qu’il suffit de marcher. Je
les entends crier. Ils veulent me rattraper. Une évasion. Un grandissement.
Autre chose encore. Autre chose surtout. La métamorphose. La transformation
contre laquelle ni toi ni moi ne pouvons rien. Nous marchons le long des
chemins de renoncules en coquelicots. De source en fontaine. D’étable en
château. Tu montres aux gens comme je sais faire mille tours. Tu es très fier.
Tu joues du violon. Je danse de place en place quêtant des sous. Je danse de
place en place au milieu du village. Je danse de place en place jusqu’à
l’épuisement.
Le dernier acte. La mise à
mort. La femme marchant dans la ville. Place d’Italie enfin. Le manteau de
plumes de l’épuisement. Les haillons du déchirement Le fardeau de l’emmurement.
Les vêtements de l’impossible renouveau.. La mémoire vacillant. La fracture se
rouvrant. L’eau recouvrant de nouveau toutes les terres. Les habits sang et or
trempés de sueur. Le final du fabuleux théâtre. Le fauteuil rouge ensanglanté.
La danseuse au milieu de ses plumes faisant son dernier numéro. Les spectateurs
criant :
- Encore ! Encore !
D’où vient que
j’entends :
- A mort ! A mort !
Les corbeaux. Les corbeaux
surtout dans le ciel. Leurs grandes ailes noires au -dessus de ma tête. Les
grenouilles des heures durant au bord des mares. Falloir mourir. Laisser tout
ça. Laisser les corbeaux et les boutons d’or. Les hannetons et les grenouilles.
Falloir mourir. Faillir mourir. S’échapper. Quitter le lieu du falloir mourir.
Une éternité. Une éternité entre les corbeaux et les boutons d’or.
Un accident. Un suicide. Un
coma : l’écriture. Tu dis que tu m’emmènes hors d’atteinte parce qu’il
manque une scène. Un mot. Une idée. Tu dis que tu m’emmènes hors d’atteinte
parce que j’ai oublié. Je n’ai pas retrouvé cet homme. Le fauconnier.
L’oiseleur. Le conquérant. Tu dis que tu m’emmènes hors d’atteinte le retrouver
dans la prairie. Tu remontes du ravin la chemise blanche ouverte au grand
soleil. Tu brandis au dessus de ta tête le trophée de la victoire la sauterelle
verte qu’il vient de ramasser. Je cours vers lui le libérateur lui portant des
bouquets de coquelicots, de marguerites et de bleuets. Je cours vers lui dans
les herbes. Tu ouvres les bras en riant : Regarde, dit-il. Regarde je
t’aime un peu beaucoup pas du tout à la folie. Il lui arrache les pattes une à
une. Les yeux exorbités de l’insecte. Ses pattes tombant dans la prairie. Ses
antennes suppliantes … .Attendre les secours. Attendre dans le fossé. Attendre
dans le ravin. Cet homme entre les herbes remontant vers la route. Cet homme
devant l’amas de chair blessée. Cet homme entre les tôles froissées. Cet homme
devant le corps décérébré. Cet homme disant au comble de la fureur :
« Si tu continues … » Quoi donc. Si tu continues. Les pattes tombent
une à une dans l’éternel été. Je t’aime un peu beaucoup pas du tout à la folie.
Mange mange dis-tu en approchant de ma bouche. Mange mange tu sais bien celui
qui mange la chair et boit le sang a la vie éternelle. Mange mange qu’on voie
enfin si c’est vrai. J’ai mal. J’ai mal dans la prairie. J’ai mal dans le
fossé. Délivre-nous de la mort éternelle dans ce jour redoutable. J’ai mal au
corbeau qui tourne autour de nous. Mange mange. Cette femme qui hurle qu’elle
meurt de faim. Tu lui offres cette bouillie verte remontée de la mémoire. Jour
de colère que ce jour-là. Le corbeau descendant jusqu’à nous. Le corbeau près
de la pierre. Nos yeux étonnés découvrant le monde. L’abcès devenu énorme.
L’abcès me clouant au lit. L’abcès empêchant tout mouvement. Les pattes
arrachées sur la pierre. Les pattes arrachées dans les hautes herbes. Les
pattes arrachées dans l’écriture. Je t’aime un peu. Beaucoup. Pas du tout. A la
folie. Je t’aime mon amour de cerise. Je t’aime mon amour de ravin. Je t’aime
mon amour de fauconnier. Je t’aime mon amour de muraille. Je t’aime mon amour
de passeur. Je t’aime mon amour de faisan. Je t’aime mon amour d’oiseau. Je
t’aime. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime pattes arrachées agonisante sur la
pierre. Je t’aime au milieu de la prairie, le vol du corbeau par-dessus nous.
Tu dis que tu m’emmènes hors
d’atteinte parce que j’ai oublié. Je n’ai pas retrouvé l’oiseleur. Le conquérant.
Le tailleur de pierre. Tu m’emmènes hors d’atteinte parce que je n’ai pas
trouvé la scène qui manque. Je reste là petite fille. Tenant entre les mains ce
magma de chairs blessées dont tu veux faire des mots. Je reste là dans le fossé
de la prairie retenant à deux mains mon ventre pourrissant. Je reste là en
agonie espérant l’invraisemblable victoire du vivant. Il neige en plein été. 25
décembre. Une femme en larmes, devant Galaxie refermée.
Le langage confusionne. Les
institutions se dissolvent. Les structures se défont. La digue s’écroule. Les
graffiti couvrent la ville. Les bronzés sont pourchassés. Les basanés sont
ratonnés. Les crépus sont expulsés. Les Chicago Boys inventent le développement
à la chilienne. L’Argentine gomme de ses statistiques le corps des disparus. Le
Brésil doyen du cauchemar, repeint sa façade. Les Indiens sont massacrés pour
faciliter l’extraction des mines. La Libye envahit plein Sud dans le mouvement
millénaire. Les combattants d’Erythrée se dessèchent oubliés de tous. Les
esclaves d’Outspan ont leurs chairs tatouées sur les oranges qui n’osent avouer
leur nom. La Palestine n’en peut plus de déchirement. L’Orient tout entier
s’engage dans la tourmente. Les réfugiés d’Asie ne savent plus qui fuir. Et
dans cet océan de misère, le jardin des riches. Les Occidentaux d’avoir en
temps utile conquis la Terre.
La crise. Le pourrissement. La
renaissance. La concurrence des pauvres qui ne veulent plus être pauvres La
concurrence des riches utilisant les pauvres. La concurrence des riches voulant
être encore plus riches. Une planète entière entrée en confusion. Une planète
entière dans l’unification. Une planète entière dans un nouveau partage des
eaux. Les entreprises font faillite. Les usines ferment. Le chômage s’étend.
Les milices se forment. Les bombes explosent. Les frontières se protègent. Mais
la mort quand même passe au travers. Cinquante millions de vivants vont cette
année encore mourir de faim. Les silos engrangent les semences de la guerre
planétaire. Les sous-marins nucléaires s’embusquent dans les fonds. Les
porte-avions croisent dans l’océan Indien. Les maréchaux de la République
préparent la mise à feu. Les présidents d’Empire attendent la mise à sang. Le
corbeau au-dessus de la pierre attend la mise à mort.
En ces jours-là j’entends une
voix venant du ciel qui dit : « Ecris : Heureux les morts qui
meurent vivants. Oui dit l’esprit, qu’ils se reposent maintenant de leurs
travaux car leurs œuvres les suivent. Laissons les vivants enterrer les morts.
La bouche de la falaise accepte toute nourriture. Le ventre de la terre digère
tout défunt. La matrice du monde regeste toute chair. Délivre-moi de la mort
éternelle en ce jour redoutable. Les eaux et les chairs sont ébranlées. Tu
établis ma demeure de l’autre côté du fleuve dans le regret du placenta
J’habite le ravin de l’abandon dans la mémoire du commencement. La femme dans
le fossé. L’abcès au ventre. Le corps dans l’écriture. Le cerisier dans la
prairie. La sauterelle dans l’agonie. Le corbeau tournoyant au-dessus d’elle.
Manque une scène. Manque une phrase. Manque un mot toujours le même. Celui
qu’il y a en trop. Le premier. Le dernier.
Arrache-moi la tête que je ne
souffre plus. Jette-la dans le caniveau. Jette-la au milieu des crachats. Dans
l’eau sale de la ville. Avec la vomissure des chiens. Au milieu des lettres
d’amour déchirées. Emporte-la dans le trou du rocher. Emporte-la dans ton aire.
Emporte-la dans le secret de ton habitation. En haut des hautes terres.
Emporte-la pour que cesse ma souffrance. Les femmes-oiseaux sortent des ravins.
Les femmes-oiseaux chantent dans la montagne. Les femmes-oiseaux m’appellent.
Emporte-moi là où elles ne peuvent aller.
Cette pierre dans la main.
Achève-moi. Achève-moi que je ne souffre plus. Achève-moi que le corbeau ne me
mange pas vivante. Achève-moi que l’oiseau noir ne tue pas la matrice des mots.
Achève-moi que l’oiseau-lyre ne déchire pas la source de l’enfantement.
Asile. Asile. Donne-moi asile.
Ouvre-moi les bras. Craque tes murailles. Referme ton corps de pierres sur ma tête
bouleversée. Asile. Asile. Donne-moi asile. Fais-moi place dans ce qui a été.
Fais-moi place avec ceux qui ne seront plus. Fais-moi place avec ceux qui ne
vont pas ressusciter. Au milieu des femmes stérilisées. Au milieu des vivants
torturés. Au milieu des enfants suicidés. Au milieu de tous ceux-là qui n’ont
pas pu survivre. Asile. Asile. Donne-moi asile. Ouvre-moi le blindage de tes
portes. La surdité de ta parole. L’aveuglement de ton regard. Ta chair de
métal. Ton sol d’enclume. Tes bras de marteaux. Forge-moi que je ne souffre
plus. Forge-moi une carcasse vide. Forge-moi un cœur d’acier.
Tu t’en vas sur la route.
Errant par la ville. La sauterelle bouge encore. Au long du ravin. Une agonie à
perdre la mémoire. Une agonie à perdre la lumière. Une agonie à perdre toute
chose hormis le sens des choses. Elle bouge encore le ventre enflé. L’abcès a
parait-il maintenant la taille … La
taille de quoi au juste ? La taille d’un oiseau sans doute. Le corps
entier entre maintenant en pourriture. Les trompes infectées résistent encore
en fleurs de cerisier. Les cloches sonnent dans mes oreilles. Entre deux et
trois minutes. Entre quatre et cinq ans. Entre six et huit heures. Les cloches
sonnent sonnent sonnent pour quelles noces où les veuves épousent les oiseaux ?
Pour quelle eau envahissant toutes terres ? Pour quel monde renouvelant
son partage ? Pour quelle sauterelle luttant contre la mort un corbeau au
dessus d’elle ? Arrache-moi la tête que je ne souffre plus. Arrache-moi la
tête que les mots se taisent enfin. Arrache-moi la tête que je survive encore
un peu.
Les bienséances renversées.
Les barrages rompus. La digue submergée. Le trop-plein de la souffrance se
déversant dans le jardin de l’impossible accordement. L’impossible arrangement
débridant les plaies. Le réel et l’imaginaire enfin accouplés. Purgeant la
gangrène. Désinfectant le pourrissoir. Surmontant le bâillon. L’esprit en proie
à l’abandon. L’effort du corps pour contrôler l’incoercible. L’effort du
présent pour rendre présentable. L’effort de la raison pour rendre raisonnable.
L’effort de l’intelligence pour maintenir l’intelligible. Le corps volcan. Le
corps furie. Le corps en bouleversement. La fracture. Le craquement. Le
hurlement. La fureur. Le corps échauffé. Le corps exorbité. Le corps en négation.
L’impossibilité de capituler. La tension. L’hypertension. Les vaisseaux
lâchent. Les vaisseaux se rompent. Les vaisseaux larguent les amarres. Les
vaisseaux prenant la mer dans le corps déchiré. La pierre peinte. La pierre
taillée. La pierre polie. Le bateau des élus. La pierre à côté du lit. La nef
des fous. Les vaisseaux brûlent. Les brûlots hurlent. Les miroirs chantent. Le
navire des conquérants. A l’arrière l’oiseau les poursuivant. Le brasier de la
souffrance. Le renoncement. Le continuement. Le début. La traversée du fleuve
encore. Le grand départ encore. Le grand départ. La mer Rouge. La main
saisissant la pierre. Mais non. C’est fini. Ils ne me poursuivent plus. Trop
tard. Trop loin. J’ai couru trop loin et il est trop tard. L’échappée. L’échappement.
L’échappatoire.
La teinturerie démolie. La fin
de la combustion. L’odeur de la crémation. Les briques cassées. La charpente
démasquée. Les tôles froissées. Les vitres brisées. Le brasier. Le chantier.
Les cendres. Les poutres. Les moellons. Les madriers. Les gravats. Les fermes.
Les gouttières. Les brouettes. Les containers. Les camions.
Il ne reste qu’une pierre.
Celle que j’ai dans la main. La pierre de l’agonie. La pierre du meurtre. La
pierre du soulagement. Les femmes-oiseaux volent autour de moi. Résister y
compris et à l’exclusion de la langue qui confusionne. Récitez avec moi encore
une fois l’acte d’entêtement :
Qui
traverse la nuit connaîtra le matin
Qui
perd la raison verra l’envers du monde
Qui
perd le but retrouvera le sens
Qui
meurt à lui-même un jour renaîtra.
Récitez encore une fois avec
moi la prière aux Agonisants. Récitez encore une fois avec moi la scène qui
manque. La scène en trop. L’achèvement. L’assèchement. L’évènement. La
protection. La guérison. Le naufrage. La pierre peinte. La pierre dans la main.
La pierre frappant mon propre front. L’oiseleur assis au bord du lit jette
enfin son filet :
- Si tu continues, je te fais
interner.
Le sang dégouline contre mon
visage. Le sang de ta chemise blanche. Le sang de ma tête reposant sur ton
épaule.
Au milieu du jardin le corbeau
digeste la sauterelle mutilée. Le corps se fait nourriture. La matrice devient
mot. Il a dit vrai. Celui qui mange la chair et boit le sang a la vie
éternelle.
Tu remontes du ravin tenant
entre les doigts un paquet de nénuphars. Tu remontes du ravin portant entre les
mains les feuilles de l’éternel été. Tu remontes du ravin serrant entre tes
bras le corps défunt.
L’oiseau-lyre. L’oiseau dans
le cerisier. L’oiseau noir que dit-il que j’entends enfin :
- La mort, c’est jamais deux
fois la même chose.
Un attentat. Un accident. Un
suicide. Non-lieu. Il n’y a pas lieu d’exercer de poursuites. Le cadavre était
en état de démence au moment des faits.
Cet avis tient lieu de
faire-part.
Jeanne
Hyvrard
Mise
à jour : octobre 2016