Introduction à la communication de Jeanne Hyvrard :

La Révolution Cybernétique et la déclosion du tiers-exclu inclus

au colloque Aliénation et altérité

 

Exeter Septembre 2007

 

 

 

 

 

ENVOI AU PEUPLE BRITANNIQUE

 

 

Je dédie cette communication à Charles Morgan. C’est dans son roman Sparkenbroke que j’ai adolescente, pour la première et unique fois de ma vie, entendu l’écho de l’extase qui fait l’essence de ma vie.

 

Je la dédie aussi aux aiguilles en nickel que ma mère rapporta de notre voyage en Grande Bretagne en 1953. Il y en avait de toutes les tailles et de toutes les formes et comme ma sœur aînée et moi-même enfermées au gynécée, nous cousions nos vêtements sous la raide direction de notre génitrice qui nous guidait sans aménité, nous étions heureuses de recevoir le renfort de l’industrie britannique dont la supériorité n’était pas à discuter. Elle en avait aussi de Sheffield, rapporté des couteaux.

 

Je la dédie aux odeurs de Lyons, cette chaîne de restauration populaire dont elle avait horreur lorsque nous y mangions mais qui m’enchantaient moi dans la découverte que la nourriture pouvait être autre chose que la punition aseptisée qu’elle nous infligeait et je la dédie aussi au café que pour la première fois on m’autorisa là à y boire, comme je venais d’avoir 8 ans, habitude qui depuis ne m’a pas quittée.

 

Je la dédie aux jeux de fléchettes qu’éblouie, je découvris comme nous pénétrions dans les maisons des sujets d’Elisabeth II et qui me firent comprendre que la vie quotidienne pouvait n’être pas le pensum à laquelle la propagande maternelle tentait de me faire adhérer et aussi à ces hôtes généreux qui m’invitèrent à y jouer avec eux, en dépit de mon jeune âge, particulièrement à ceux de Keswick.

 

Je la dédie aux jardins anglais qu’on nous présentait dans mon enfance comme le repoussoir destiné à nous faire admirer la supériorité de ceux dits à la française et qui me convainquirent immédiatement du contraire. Non seulement je n’ai pas oublié ma plus profonde et ancienne leçon de poétique appliquée, mais j’en ai enrôlé ses savants agencements végétaux dans l’armée de ma révolte.

 

Je la dédie à la tête noire des moutons des Highlands dont le port altier et stoïque me semblait fournir des modèles dont auraient pu s’inspirer les adultes qui m’entouraient et au Loch Ness dont l’idée folle qu’il abritait un monstre échappant à la dure rationalité paternelle, me donna le courage de continuer à contester les pouvoirs en place.

 

Je la dédie à la troupe de scouts faisant du stop que mon père chargea au grand complet dans son véhicule à l’époque une Prairie Renault, la ramenant ainsi sous ses acclamations au terrain de camping où ils cantonnaient près de nous. J’y découvris un homme radieux et généreux et combien sans ma mère, il était différent.

 

Je la dédie aux estrades qu’il y avait sur certaines places et avenues de Londres ainsi qu’aux gens y haranguant leurs contemporains et à l’obligation que mes géniteurs eurent alors de m’expliquer pourquoi dans ce pays était possible, cet acte réprimé chez nous. Je la dédie à l’Opposition de sa Gracieuse Majesté, concept incompréhensible de par chez nous et à l’incongruité de sa constitution non écrite, pour nous qui en changeons comme de chemise et au besoin nous en passons….

 

Je la dédie aux Actualités Gaumont qui lorsqu’elles retransmirent le couronnement de la Reine nous valurent une inattendue et épatante séance de cinéma et à la longueur de la traîne de la Souveraine qui me fournit un argument que j’imaginais décisif, pour obtenir dans le port de mes vêtements, des fantaisies - qu’adepte du strict et du morose - Maman me refusait obstinément et même encore après mon mariage et mon enfantement.

 

Je la dédie à la locomotive noire à vapeur que nous vîmes passer comme dans la voiture nous attendions, arrêtés à un passage à niveau près de Perth et à cette phrase que proféra notre père en s’adressant à nous : L’âme de votre mère est noire comme cette locomotive ! J’en ai conçu non pas l’horreur du rail et de ses motrices mais une terreur sacrée, celle qu’inspirent les divinités sombres qu’on n’approche pas inutilement.

 

Je la dédie à la joie de Jacques Chirac fraîchement élu Président de la République Française, en visite officielle Outre-Manche. Il avait l’air si content de se hisser dans la dorure du royal carrosse de notre partenaire de l’Entente Cordiale que cela me donna à penser qu’il réalisait là son rêve d’enfant.

 

Je la dédie à l’amour des tartans qu’avait ma mère et de l’explication qu’elle me donna que chaque clan avait le sien. Je la dédie aussi au dictionnaire qui me permit de découvrir que notre mot slogan signifiait en écossais cris de guerre ! Je ne l’ai jamais oublié.

 

Je la dédie à la Tapisserie de Bayeux qui acheva de me brouiller la tête alors que née par hasard dans un milieu hostile m’acculant dès le commencement à lutter férocement pour survivre, je n’en avais pas vraiment besoin. Définitivement elle m’assura qu’on pouvait impunément confondre les deux rives du Pas de Calais. Je la dédie aussi à la mémoire du temps où elles n’étaient pas encore séparées et aux explications scientifiques de mon professeur de géologie qui achevèrent de me conforter dans la légitimité de ma vision globale du monde.

 

Je la dédie à Aliénor d’Aquitaine épousant tour à tour Louis VI de France et Henri II d’Angleterre et dont j’ai fait dans La Baisure, la métaphore du débat des deux langues, la réécrivant même en un livret d’opéra, mis en musique par Murielle-Lucie Clément.

 

Je la dédie aux blanches et mélancoliques falaises de Douvres qu’on tente d’apercevoir par beau temps depuis le Cap Gris Nez et à Blériot aux commandes de son avion, s’élançant le premier, tout au-dessus des flots.

 

Je la dédie au deuxième voyage que nous fîmes en 1959 comme j’avais quatorze ans et au Roi Arthur dont on nous montra fixée au mur une table si ronde, que j’y vis la possibilité parfaite de l’égalité, sans que jamais ne m’effleure la question de sa réelle historicité. Je la dédie aussi à la série télévisée française Kaamelott qui tous les soirs bat chez nous les records de l’audience, feuilleton burlesque dans lequel on le voit seul tenter d’enrayer la dépression nerveuse et la débine dans lesquelles tous sombres autour de lui. Le texte en est chaotique et déjanté parvenant néanmoins ô miracle, à être aujourd’hui quasiment la seule émission qui traite de la réalité. C’est à lui que j’emboîte le pas en formulant le paradoxe de l’époque d’un sibyllin Nous bâtirons en retraite…constatant là que cette nouvelle langue peut faire souche…

 

Je la dédie au cirque préhistorique de Stonehedge dont la découverte me médusa pour longtemps et encore aujourd’hui puisque c’est grâce à des témoignages de ce genre que vivent toujours en moi les espérances, les drames, les interrogations, les rites et la représentation du monde de nos très vieux ancêtres et qui sait les mancêtres.

 

Je la dédie aux petites filles plus jeunes que moi que je compris libres d’aller et de venir, portant talons hauts et maquillage et tout ce qui m’était à moi-même interdit, découvrant stupéfaite que mon pays n’était pas celui qui nous faisait à nous, la meilleure condition. Ce n’est pas par hasard - mais cela ne m’apparaît qu’aujourd’hui en écrivant ce texte - que j’ai en souvenir de cela, choisi la Grande Bretagne pour le voyage échappatoire de mes 18 ans.

 

Je la dédie aux voitures Jaguar dont j’ai toujours considéré les bouchons de radiateur représentant le félin en pleine course, comme des œuvres d’art dignes de figurer dans les musées et je l’avoue sans aucun scrupule, aux voitures Rolls-Royce que je préfère entre toutes depuis toujours. Je sais désormais que c’est pour leur silence. A la fin des Octantes, j’en voyais à Paris une par jour et cela suffisait à ma joie. Ajouterais-je pour exprimer ma vie parisienne qu’un serveur dans un bistrot où j’avais mes habitudes, plaisanta une fois d’un : Il y a une Rolls devant la porte, la voiture de Madame est avancée… et que j’avais trouvé très étrange cette coïncidence, comment pouvait-il connaître ainsi mes goûts ?

 

Je la dédie aux perruques baroques des magistrats britanniques et à la façon dont le frère de Diana s’adressant à la famille royale après la mort de sa soeur, me fit comprendre la vraie nature de la démocratie britannique comme je devais bien reconnaître qu’un tel style et un tel ton était impossible en France ! Je la dédie à l’Habeas Corpus que d’une certaine façon tout mon œuvre ne cesse d’invoquer. En vain…

 

Je la dédie aux douze pences qu’il fallait pour faire un shilling et qui clouèrent le bec à mon père, rationaliste dogmatique qui préconisait le plus sérieusement du monde que toutes les boîtes soient de dimensions multiples de quinze et par-dessus tout à la guinée qui acheva de jeter le trouble dans cette famille toute entière consacrée à la propagation du système métrique.

 

Je la dédie au gigot à la menthe dont la découverte nous laissa pantois mais tolérants car Papa y veillait et l’éducation républicaine et laïque que j’ai reçue n’était pas du plaqué. Coulée enfant dans le béton de la nécessité de ne pas faire de tort à autrui, nous nous abstenions alors de commentaires et Maman convaincue de la supériorité de sa recette, rattrapait le coup en maîtresse de maison compétente. Je la dédie aussi aux montagnes de sucres d’orge de Blackpool et à toutes leurs couleurs fluorescentes qui n’ont pas cessé de m’enchanter… Je la dédie à l’horreur qu’en avait ma mère et à tous points de vue.

 

Je la dédie aux Players qui furent longtemps mes cigarettes préférées même si la première fumée fut une Chesterfied et encore bien davantage aux trésors qu’étaient celles réputées pour dames avec des papiers de couleurs pastel et des bouts de rubans dorés. C’est à cause d’elles que j’ai hésité à arrêter de fumer il y aura bientôt trente ans. J’en rêve encore.

 

Je la dédie aux albums et livres d’or qu’on achetait si facilement chez Woolworth, même au besoin avec notre argent de poche et que de retour chez nous on tendait avec fierté à nos connaissances, pour qu’elles y apposent leurs signatures et admirent cet objet inouï qui n’existait pas sur la rive sud de la Manche.

 

Je la dédie aux crayons de couleur rapportés comme souvenir du voyage de mes quatorze ans alors que de bonne humeur, notre paternel nous en avait donné le choix à ma sœur et moi et à la franche rigolade qu’il en avait eu en racontant cela à un copain, comme le signe avéré de ma bêtise. Pourtant des crayons de cette qualité, je n’en ai jamais retrouvés depuis, même chez les Suisses. Leur usure fut un drame et les retrouvailles avec un ultime conservé dans le tiroir du bureau de mon père décédé, une joie extrême. Que faisait il-là ?

 

Je la dédie au quatrième voyage que je fis Outre-Manche en 1987, cette fois avec mon mari pour comprendre de quel sous-prolétariat tragique était venus les hooligans de Liverpool qui lors de la finale de la Coupe d’Europe de football durant laquelle leur club était opposé à la Juventus de Turin au stade du Heysel à Bruxelles, firent en 1985, 39 morts et 600 blessés. L’enquête fut formatrice et fondatrice. Nulle part nous n’avons trouvé les ruines et le délabrement attendus, mais plutôt des docks magnifiquement restaurés et à Manchester des façades couvertes de panneaux à louer ainsi que le lundi matin des travailleurs stoïques dont les têtes baissées m’avaient frappée. Les stigmates de la désindustrialisation, ce fut en France que je les rencontrais notamment en 1992 à Jeumont Schneider où à la faveur d’une déviation ferroviaire due à un accident, je découvris abandonnée au milieu d’un tas de rouille, la moitié de la ville au chômage.

 

Je la dédie au voyage de réparation que les édiles et notables de Liverpool au grand complet accomplirent à Turin s’appuyant - Antigones modernes - sur la simple nécessité du sacré. C’était tout ce qu’ils avaient trouvé à opposer à l’horreur de ce funeste match de football qui avait quand même été joué en dépit des cadavres. Depuis nous avons changé d’époque, le stade du Heysel a été reconstruit et rebaptisé Stade Roi Baudouin.

 

Je la dédie à l’utopie du patron d’Unilever, le philanthrope fondateur de Port-Sunlight ayant eu à cœur de construire pour ses employés, la cité-jardin idéale et qui crut que l’urbanisme ferait le progrès social. Il en reste quelque chose qui ressemble à une œuvre d’art et les moyens de s’interroger sur les contradictions du Capitalisme qui ne sont pas seulement celles dénoncées par Karl Marx.

 

Je la dédie aux assiettes anglaises, cette providence des snack-bars qui veulent se hausser du col.

 

Je la dédie aux abbayes visitées pendant ce même voyage, elles furent nombreuses et variées et comme je commençais à retrouver une santé perdue dans le traitement de ma longue et douloureuse maladie, je les visitais avec plaisir, émue de l’art de l’agencement qu’on pratiquait manifestement davantage au-delà du Channel. J’avais à la main mon petit carnet, sur lequel j’écrivais en même temps - un à un - les articles de La Pensée-Corps, mon dictionnaire philosophique, mon ouvrage majeur, publié deux ans après.

 

Je la dédie à cette ferme de Rhyd Lewis au Pays de Galles, dans laquelle j’ai été généreusement accueillie, m’étonnant du contraste qu’il pouvait y avoir entre la boue des chemins, des vaches et des étables et le confort douillet de l’extrême propreté des intérieurs, si différentes de ce qu’à la campagne, on pouvait trouver ici.

 

Je la dédie aux vingt-huit ouvriers qui en ouvrant en 1844 une épicerie coopérative, fondèrent les Equitables Pionniers de Rochdale et dont j’appris l’existence en 1966 sous la verrière brisée de l’amphi II du palais de pierre dans lequel je faisais mes études à Paris, Place du Panthéon. Il pleuvait sur notre professeur Henri Denis qui alors déplaçait ses notes afin qu’elles ne fussent pas mouillées.

 

Je la dédie aux Auteurs Classiques Anglais fondateurs de ma discipline l’Economie Politique et à leur pensée que nôtre Maître nous enseignait avec constance et tranquillité, nous proposant de réfléchir à celle de Malthus. Travail que j’acceptai d’aller exposer à la tribune selon un hétérodoxe plan en cinq parties, idée géniale et tordue soufflée par un condisciple, mon mari. Dans le temple de la rhétorique dogmatiquement structurée sur le modèle binaire, j’ai déclenché dans l’assistance de ce qui était le solennel Grand Amphithéâtre, un chahut laissant loin derrière, ceux de notre Assemblée Nationale. J’ai trouvé là auprès du Maître un soutien total contre ceux qui me piétinaient. Non seulement j’ai ensuite constamment répercuté cette sollicitude envers mes propres élèves, mais j’ai acquis là dans ma jeunesse, l’idée de la légitimité victorieuse de la pensée neuve.

 

Je la dédie à l’expression filer à l’anglaise qui m’a bien servie et que je pratique encore aujourd’hui, non que je ne sache pas qu’il faille dans certains cas procéder autrement, mais parce que l’expérience a montré que les autres façons de faire pouvaient générer des complications insurmontables et avec l’âge et la diminution des forces, inutiles.

 

Je la dédie à Alice venue du Pays des Merveilles, dont la demi-tasse de thé acheva de m’ancrer dans les soupçons que je formais depuis un bon moment contre les Mathématiques d’Euclide que mon père enseignait et dont il interdisait rigoureusement, toute remise en cause. Je la dédie à ma jubilation étonnée de découvrir que Lewis Carroll était son confrère. C’est peu dire que cela n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde. Disons plutôt que cela m’a ficelé le pied à l’étrier.

 

Je la dédie au voyage que Maman fit à Folkestone et Ramsgate en 1933 à l’âge de 22 ans et dont elle revint avec l’idée qu’il fallait et qu’elle était toujours very smart et à l’émotion que j’ai éprouvé héritant de son album de photographies, de la découvrir radieuse en grand costume d’Oxford. Quel dommage pourtant que bien qu’ayant eu en Seconde au Lycée Hélène Boucher à Paris, le Premier Prix d’Anglais, j’ai toujours été incapable de parler cette langue parce que c’était dans celle là qu’elle m’injuriait me traitant de stupid thing et m’anéantissant ainsi, doublement.

 

Je les dédie à ce fabricant de porcelaine dont en 1959 la caravane jouxtait la nôtre et qui nous donna pour nos trousseaux de filles à marier, quatre petites assiettes enluminées de volutes pourpre et or. Comme je quittais la maison paternelle pour l’appartement conjugal, Maman qui les avait soigneusement conservées jusque-là, m’a remis les deux miennes. Ma sœur aînée encore célibataire me donna alors les siennes afin que les quatre ne soient pas séparées. Et chaque fois que je m’en suis servie depuis, j’ai raconté l’anecdote à mes invités. Et cela encore aujourd’hui en dépit des moqueries de la famille qui trouve avec raison que je radote.

 

Je les dédie à la marmelade d’orange que je n’ai jamais pu avaler et qui enfant m’a fourni la preuve que Maman en consommant régulièrement, n’était pas faite de la même façon que moi. C’était d’ailleurs ce qu’elle s’efforçait de me démontrer.

 

Je la dédie à la BBC de qui j’ai appris que la poésie était une chose trop sérieuse pour la laisser aux poètes et dont Les sanglots longs des violons de l’automne pouvaient rompre avec la mélancolie de l’artiste lorsque annonçant le 5 Juin 1944 au soir le Débarquement, ils blessaient mon cœur d’une langueur monotone.

 

Je la dédie à ce troupeau de daims qui dans le Parc d’un Château mit - quoique qu’au pas de course - si longtemps à traverser la route qu’il me laissa la possibilité de les photographier en allant rechercher l’appareil oublié dans la voiture, tant serrés les uns contre les autres, ils étaient nombreux.

 

Je la dédie à cet original rencontré faisant le tour de monde et qui pour voyager léger n’avait que deux couvre-chefs, un casque colonial et un bonnet de trappeur. Désorienté par le climat anglais, il passait sans arrêt de l’un à l’autre.

 

Je la dédie à ce recueil de poèmes de William Wordsworth que lors de mon voyage initiatique de 1963 âgée de 18 ans et quittant pour la première fois mes parents, après l’avoir acheté dans la maison de l’auteur à Grasmere - le tampon apposé en faisant foi - j’ai rapporté à ma Mère, pensant que cela l’amadouerait. Elle ne sembla pas apprécier l’objet à sa juste valeur. Vidant l’appartement après son décès, je l’ai repris avec un petit pincement de cœur, constatant qu’il n’intéressait non plus aucun de mes collatéraux et qu’il allait autrement finir à la décharge.

 

Je la dédie au Théâtre de Verdure de Regent’s Park où j’assistais dans la langue originale à une représentation d’un Midsummer night’s dream auquel je ne compris rien mais qui m’emballa par une mise en scène hors du commun et plus spécialement à l’acteur qui portait une tête d’âne. Mon père l’imita durant des semaines, levant le voile sur ce qui en lui avait été refoulé.

 

Je la dédie au It’s not the lark, it’s the nightingale par lequel je réponds à mon mari qui tente le matin de s’arracher du lit pour partir travailler. Pas plus fière que cela de cette citation de Shakespeare d’autant plus qu’après vérification c’est plutôt It’s the nighingale not the lark, je dédie ma communication de la même façon à Gary Grant qui enchanta ma jeunesse. Gary Cooper et Clark Gable me séduisaient tout autant, mais ils n’étaient pas anglais. Je la leur dédie quand même et à tous ces beaux types dont la contemplation m’extasiait ...

 

Je la dédie par-dessus tout à ces automobilistes qui nous ont prises en stop une compagne d’étude et moi-même comme nous poursuivions notre voyage en auberges de jeunesse, sac au dos dans lequel je transportai le Traité du désespoir de Kierkegaard que les attentes me permettaient de lire tranquillement même si hélas, je ne comprenais pas tout. Je la dédie plus particulièrement au négociant qui nous emmena dans ses entrepôts pour nous faire donner à chacune une livre de thé et du meilleur précisa- t-il à son employée empressée. Ce présent rejoignit le livre dans mon barda et au retour, j’en fis l’offrande à ma mère, pour une fois enchantée. Indeed !

 

Je la dédie à ce voyage de mes 18 ans Grands Bretons comme il n’y avait pas encore eu les Evénements de Mai 1968 et que personne, faute de moyens techniques ne songeait à accomplir le même rite en allant à Katmandou, à l’effort qu’il me fallut faire pour m’arracher à l’emprise de ma famille et m’élancer avec une acolyte pour ce que je ne savais pas encore être tailler la route, ce que je n’ai jamais cessé de faire depuis sous toutes les formes et tous les cieux.

 

And the last, but not the least, je la dédie par-dessus tout aux camionneurs qui nous chargèrent tous les trois après qu’un troisième comparse métis Indochinois - également notre condisciple - nous eut rejointes à Edimbourg. Pendant trois jours nous avons livré avec eux toutes les épiceries des villages de l’Ecosse jusque dans tous les coins reculés, à cette époque le bout du monde. Et comme le premier soir dans cette lande désertique, nous n’avions d’autre hébergement, ils nous installèrent à dormir sur le plateau de leur camion au milieu de leurs paquets de marchandises, des kilos de sucre nous servant d’oreillers. Tandis qu’ils s’allongèrent à l’écart dans les bruyères, nous eûmes tout le loisir depuis cette chambre haute suspendue entre la terre et le ciel, de contempler les étoiles.

 

Je la dédie à toutes ses brindilles glanées ça et là et qui m’ont permis, entrevoyant qu’on respirait ailleurs un air différent, de me faire un nid à moi l’oiselle dépenaillée, dépoitraillée, moi qui brisée dans mon métier, en lisant John Donne dans un recoin de la Salle des Professeurs pour tromper mon humiliation, découvrit un jour que mon TU littéraire et majuscule, n’était pas sans rapport avec le THOU de l’autre langue …

 

 

 

 

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Mise à jour : février 2014