GRAND CHOIX DE COUTEAUX A L'INTERIEUR

(Nouvelles)

 

TABLE DES MATIERES

La collaboratrice

Histoire-Géographie

La Philosophie

Les Mathématiques

Physique-Chimie

Le Russe

Sujet d'examen

Le stage

Le métropolitain

L'amitié

En sous-sol

Une belle santé

Un sommeil de plomb

L'ennui

L'attentat

Elle non plus

Le cheval d'or

 

 

LA COLLABORATRICE

Son aïeule avait travaillé pour Mendel. C'était la gloire de la famille. De génération en génération, on se répétait la saga de l'arrivée à la ville. Les adieux au village. La recommandation de Madame la Comtesse. Le train. Les automobiles. Les ascenseurs. Les logements étroits. La mémoire des champs. Les conditions précaires. L'anonymat des voisines. Le ciel couvert. La nostalgie des rivières. L'oxyde de carbone. Le sentiment d'exil. Elle ne s'était jamais habituée.

 

Pour ses filles nées à la ville, ce fut plus facile. Elles regrettaient toujours un peu la campagne, surtout au moment des moissons, mais elles avaient l'eau courante. Les petites filles eurent des salles de bains dans des logements en verre. Certaines ne purent s'y faire à cause de la lumière et des voisins. L'arrière-petite-fille les trouvait sans importance. Tout le monde avait le même travail.

 

Au début, c'était simple. Il suffisait de courir dans les couloirs et d'ouvrir les bonnes portes. Il fallait faire attention aux couleurs. Les nouvelles pataugeaient un peu. On les mettait vite au courant. L'ambiance était bonne. On partageait les gains. ça ne plaisait pas trop aux patrons, mais ils fermaient les yeux. Ils établirent que ça nuisait au travail et l'interdirent. Sa part archaïque fut blessée. Elle ne voulait pas trahir l'âme collective, la solidarité du « GRAND ON COMMUN », ce qu'ils appelaient ici, la biote. Et puis des rations liées au travail, ça faisait Goulag. On lui expliqua que c'était pour la science et on ferma la bibliothèque.

 

Le travail se compliqua. Il fallut porter des casques et rester branchées. Ce n'était ni fatigant, ni douloureux, mais casse-pieds aux dires de toutes. La Direction accorda des repos compensateurs. Cela arrangeait aussi les chercheurs qui en profitaient pour faire du rocher. Cette expression l'amusait; elle se demandait comment on pouvait fabriquer des pierres qui étaient là, de notoriété publique, depuis le commencement. Elle s'habituait pourtant à leur mégalomanie. Pour eux rien n'était naturel. A les entendre, tous les jours, il fallait réinventer le monde. Elle avait l'impression qu'ils allaient y parvenir. Elle fit de la neurasthénie. On lui proposa un médicament qu'on venait de mettre au point. Elle le refusa poliment et lut en cachette Boris Vian. Son patron, un barbu à lunettes la prit en affection. Il la trouvait douée et la laissait fureter dans ses papiers.

 

Un nouveau directeur modernisa l'Institut. Après un voyage aux Etats-Unis, il réorganisa le travail du tout au tout. On pratiqua des opérations, d'abord sur les volontaires. Dans les vestiaires, une affiche manuscrite rappelait que la diversité des individus garantissait la sécurité de l'espèce. On s'habitua aux clones, comme au reste.

 

Après l'explosion de la centrale nucléaire, la pathologie changea. On élargit les recherches. Les médias les popularisèrent sur le thème Où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir ! On lut sur les murs quelques graffitis Chercheurs = SS ou Touche pas à mes gènes, puis ça se tassa. Les masses convenablement informées souhaitèrent pouvoir choisir elles-mêmes leurs couleurs. Elle, elle n'acceptait pas la fragmentation des gènes. Elle affirma que l'homme ne pouvait séparer ce que Dieu avait uni. On la traita de bigote.

 

Après l'augmentation des crédits, on réussit à fabriquer des géantes. La presse salua cet exploit. Les organisations caritatives s'émurent. Un écrivain évoque Frankenstein. Le gigantisme devenu héréditaire remit en cause les acquis théoriques. Certaines hypothèses devenaient démontrables. Prétentieuses, les nouvelles venues troublaient la communauté. Tout le monde s'en plaignit. Des rixes éclataient. Il fallut accorder des congés supplémentaires. Le chercheur barbu venait quand même. Il avait horreur des pique-niques et des embouteillages. Elle aussi préférait son travail sur la logique du vivant. Moins bousculés, le samedi ils pouvaient parler. Elle lui demanda s'il était vrai qu'on avait vu l'ADN des moustiques modifié par l'environnement. Il le reconnut à demi-mot et fit semblant de croire qu'on éradiquerait les maladies. Elle le contesta. Il avoua d'abord ses doutes, puis son désarroi.

 

Leur discussion se poursuivit pendant des mois. Elle lui rappela que toutes les découvertes avaient été faites par des marginaux. Ils s'encourageaient réciproquement. Elle avançait dans ses recherches et lui dans ses manipulations. Il devenait de plus en plus triste. Elle le consolait comme elle pouvait. Il arrivait souvent en retard.

 

On découvrit l'effet des affects sur les défenses de l'organisme et la mise en connexion de deux systèmes qu'on avait cru étanches. Certains jours, il ne disait même pas bonjour. Les plaisanteries ne le déridaient plus. Il déclinait. Elle s'attendait au pire. Au printemps, il ne vint plus. Elle surprit une conversation où il était question de lésion au cerveau. Elle n'obtint pas de nouvelles. Le personnel de catégorie B n'avait pas accès aux informations confidentielles.

 

Elle écrivit un article intitulé : De l'effet de l'inquiétude métaphysique sur la cancérisation cérébrale des chercheurs en mutation. Le Directeur de l'Institut refusa de le publier arguant que les souris ne pouvaient pas être objectives.

 

 

HISTOIRE - GEOGRAPHIE

Ils en avaient marre ! Chaque fois qu'au repas dominical ils évoquaient la question, l'oncle tonnait :

- Quel Moyen Age ? On craignait le pire, mais la paix revenait quand il répondait :

- Il a duré mille ans !

 

Ces mille ans faisait rêver ! On aurait dit l'éternité ! Chacun habillait cette cimaise de draperies à ses couleurs. Qui, une condition meilleure. Qui, l'origine de la propriété. Qui, le commencement de la médecine. Sans compter ceux qui bachotaient.

 

La querelle était rituelle. Quelquefois elle commençait dès les hors-d’œuvre. Bonne Maman perdait alors son sang-froid :

- Allons, mes enfants voyons !...

 

On essayait de tenir jusqu'à la salade, mais on ne dépassait jamais le fromage. Aux gâteaux, on débouchait sur la guerre. Grand-mère en rendait responsable les instituteurs ... Le cousin Edgar se levait en prononçant :

- Bénissez Seigneur cette tranche d'Histoire que nous allons prendre, ceux qui l'ont inventée et procurez des lumières à ceux qui n'en ont pas.

 

Les jumelles versaient de l'huile sur le feu. L'une criait :

- On ne passe pas ! et l'autre :

- On les aura ! Qu'elles transformaient les jours de fête en :

- Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ! et :

- A Berlin ! à Berlin ! Le petit se pinçait le nez, imitant la voix de Malraux un jour d'obsèques nationales :

- Entre ici, Jean Moulin !... Bonne Maman toisait cet enfant qui n'était même pas baptisé. Tante Charlotte pouffait...

 

Durant la semaine, on consolidait les acquis. On fourbissait les arguments. On écumait les bibliothèques. Particulières, privées, municipales, cantonales, départementales, ministérielles, laïques et obligatoires. Aucune n'échappait. On courrait les bouquinistes. On assiégeait les salles de ventes. On ne ratait jamais une kermesse. On retrouva le tome II de la vie de Charles X à la journée Portes ouvertes du 67ème régiment d'infanterie. On exploitait les correspondances, les journaux de bord, les livres de comptes, les recettes de cuisine, les registres des hôpitaux et les mains courantes des commissariats. On utilisait tous les écrits, imprimés ou manuscrits, en ronde, en cursive, en bâtarde, en gothique ou en pattes de mouches. On revenait le Dimanche, armés jusqu'aux dents...

 

Le Moyen Age avait duré mille ans ? On décida de faire les comptes... Tante Charlotte les trouvait prématurés, son neveu ignorant si les Croisades avaient eu lieu avant ou après Napoléon...

- Quel Napoléon ? crièrent en cœur les jumelles... Il a duré cinquante-deux ans ! Le père se flatta de leur érudition.

- Chacun pour soi ! ordonna-t-il. C'est le D-Day (il s'était mis à l'anglais). L'overland de l'ignorance ! ...

 

On s'égaya. On passa au peigne fin le bureau, la bibliothèque, le grenier, le salon de musique, la cave, le jardin d'hiver et jusqu'à la buanderie. Bonne Maman se retrouvait toute seule pour la vaisselle; ça ne faisait rien, elle avait l'habitude... Tous feuilletaient, classaient, triaient, rangeaient, éternuaient... On en apprit... L'alchimie de Newton... Le cannibalisme des croisés... Les bataillons étrangers de la Résistance Française... Les tarots de Freud... et jusqu'aux trucages de Christophe Colomb... Elle était belle l'Histoire de France...

 

Le père fit le compte. La création du monde. Le partage entre le ciel et la terre, entre les eaux et les eaux, entre l'eau et la terre, entre la terre et le temps. Les amphibiens. La préhistoire. La protohistoire. L'invention de l'écriture. Autant dire l'Histoire (hurlements des jumelles). Caïn. Noé. Abraham. Isaac. Jacob, et je recommence où je veux. L'Antiquité. Les Troyens. Castor et Pollux. Les Crétois. Les Mycéniens. Les Mycosiques. Les Grecs. Les Gaulois. Les Phallo-Romains. Clovis et ses quatre fils : Thierry, Clodomir, Childebert et Clotaire. Attesté par Désiré Blanchet, Histoire de France, Cours moyen, chez Belin Frères, rue de Vaugirard N° 52. Suivaient les rois fainéants dans leurs litières. Charlemagne et Charles Trenet. Les archers de Saint-Crépin(1). Les croisades et la guerre de Cent Ans.

- Quel cent ans ? Ils ont duré mille ans ! ricanaient les jumelles en s'emmêlant les pédales...

Bonne Maman dit que les guerres paraissent toujours longues ... (Elle en avait fait deux). Elle jeta le trouble ... Comment s'assurer d'une durée effective quand on est pris dans l'apparence ? Le Moyen Age avait-il réellement duré mille ans ou bien l'avait-on trouvé long, faute de télévision ? Le pater familias arbitra :

- Taisez-vous ! On s'égare !...

 

Il reprit : - Les croisades. La guerre de Cent Ans. 1515 Marignan. La Réforme. Les guerres de religion. Les guerres d'opinion. Les guerres de collaboration. Le Tonkin. Le Maroc. L'Indochine. Cette fois, ça faisait le compte ... Sur sa Sharp solaire, il entra la formule de Mac Luhan, la constante de Flic, et le résidu du progrès technique de la fonction Cobb-Douglas. On arrivait à 998 toutes taxes comprises.

 

- Et la découverte de l'Amérique ?... fit remarquer le petit dernier qui ne pensait qu'à ça. On rajouta quarante ans. De l'avis de Bonne Maman et de tante Charlotte, c'était bien le temps qu'il fallait pour comprendre le monde. On arrivait alors à un total de 1038 ans. C'était plus que n'en annonçait l'oncle. On l'aimait bien. On était embêté.

 

La mère reprit le calcul, remontant dans la nuit des temps. L'accouchement du benjamin. Les jumelles par césarienne. Le fils aîné, quinze heures, à l'époque il n'y avait pas la péridurale. Le mariage à l'église. Les fiançailles. Le premier baiser sur les quais (ce n'était pas encore la voie express). Les premières règles. Maman. Grand-mère. Victorine. Laurence. Jacqueline. Ça nous menait aux alentours de la Révolution. Marie-Antoinette. Marie-Thérèse. Dupleix aux Indes et Montcalm au Canada... quoique-là, cela fut plutôt du côté de son mari. La Pompadour. La Montespan. La Maintenon. La Vallière. Marie Mancini. J'en passe et des meilleures. Anne d'Autriche. Les Médicis dans le désordre et par Diane de Poitiers, on retombait sur Marignan 1515... Le moyeu et la roue... Jusque-là, on se recoupait... Jeanne la Folle. Jeanne Hachette, Jeanne d'Arc... On y était presque. Isabeau de Bavière. Aliénor d'Aquitaine et Blanche de Castille... Car que serait l'Histoire sans la Géographie ?...

 

En comptant 13 cycles de 28 jours et 3 fois 365 vaisselles par ans, on arrivait au chiffre de 13 fois 28 = 364 + 3 fois 365 = 1095 soit 1459. Le père protesta. Il faisait bien la vaisselle deux fois par semaine, sans compter la cuisine... on l'admit... On retrancha 2 x 52 = 104. Et si on tenait compte de la cantine 300 jours par an, du restaurant une fois par semaine, soit 52 par an et des 5 dîners en ville qu'on ne pouvait pas refuser... Ça faisait... Le petit dernier sortit son boulier et la mère sa corde à noeuds... 300 + 42 + 5 = 537... Donc 1459 - 104 = 1353 - 357 soit 996. Cette fois, il manquait quatre ans...

 

De toutes façons, on était à côté de la plaque. Depuis la création du monde ou en remontant le cours du temps. Non seulement le Moyen Age n'avait pas duré mille ans, mais entre le père et la mère baillait une faille monstrueuse que Marignan ne colmatait qu'un instant.

 

Le cousin Edgar reprit sa prière Bénissez Seigneur, cette tranche d'Histoire qui nous manque, ceux qui nous l'ont subtilisée et procurez des secours à ceux qui vont l'utiliser... L'assistance répondait avec ferveur. L'Amen exaltait la conscience qu'on avait de l'importance de l'énigme découverte. C'était autre chose que le masque de fer ou le trésor des Nazis dont Grand Père se souvenait...

 

On remonta à la source du problème. Séparer le ciel et la terre, c'était peut-être là qu'on avait perdu quarante ans et peut-être même quarante-deux. Dans l'Histoire commence à Sumer, on retrouva quelques très anciennes tablettes. Le plus archaïque de tout ce qu'on connaissait. On lut : Une femme dépensière à la maison ajoute la maladie aux ennuis et une autre : Tu peux avoir un maître, tu peux avoir un roi, mais l'homme à redouter c'est le percepteur.

 

A bout de ressources, on mit une annonce dans une revue internationale : S.O.S. : QUI? QUOI ? QUAND ? Un vieux singe répondit. Ses congénères installés clochards dans les poubelles de Java, il s'était établi historien des animaux. Il les affranchit :

- Comment vous ne saviez pas ? Il y a eu un glissement de terrain.

 

 

LA PHILOSOPHIE

La veille du Baccalauréat, on confondait encore Kierkegaard et Quoi-que-tu penses. On n'était pas sûr que Nietzsche soit vraiment fréquentable et on hésitait à faire entrer le Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! de Madame Roland dans le corpus des citations. La dernière journée de révision avait été terrible. Mais le plus gros était fait.

 

On avait préparé les chocolats, les bonbons et les boîtes d'amandes pilées fournies par la NASA. On avait acheté des chaussettes neuves, repassé la chemisette et déplacé les boutons du futal pour être plus à l'aise. On était allé reconnaître les lieux, avertir le grand-père de se tenir tranquille et remplir le réservoir d'essence en prévision des grèves néolibérales. Bref, on avait fait le maximum !

 

Restait sur le fichier établi six semaines à l'avance, la ligne détente. Le judo ne pouvait convenir à cause des horaires. L'équitation avait été rejetée en raison de l'ambiance du club. Le jogging était devenu impraticable avec la recrudescence de la drague, en dépit des efforts du Ministre de la Sécurité pour ressécuriser les populations insécurisées. Le shopping ne détendait en dernière analyse, que les cordons de la bourse. Les expositions fatiguaient inutilement. La marche à pied avait été abandonnée eu égard aux becquerels errants consécutifs à l'explosion d'une centrale nucléaire. Restait la natation d'autant plus indiquée que la piscine était proche ...

 

L'énergie manquait, l'angoisse pointait, le temps passait. C'était plus dur que prévu. On avait étudié le stoïcisme ... On fit face. La candidate réquisitionna le chat, bouc-émissaire à plein-temps. C'était un gouttière noir et blanc qui passait ses journées à sniffer le tapis berbère. On disait alors: il se shoote ! La rêverie facile, il atteignait souvent le Nirvana. La horse paraissait sa seule passion. Arraché à son rêve il protesta, agita la queue, jura, se rebiffa, sortit ses griffes et prétendit qu'il n'avait pas terminé ses révisions. Elle ne le crut pas. Il était clair qu'il ne viendrait pas de lui-même : Chat de force majeure ! affirma-t-elle bien qu'elle n'eut pas étudié le Droit. Elle l'enferma d'autorité dans son sac de sports avec le mémento de philosophie : Tout savoir en trente questions.

 

Chemin faisant, les miaulements aléatoires et les bossellements anarchiques du sac alertèrent les passants qui criaient sans conviction : Au vol ! Au vol ! On enlève un enfant ! Les interventions s'arrêtaient là. Ils étaient pressés de rentrer chez eux. C'était le Mundial et/ou Roland Garros. Ils avaient payé des impôts, ce n'était pas pour faire le boulot des flics ! Le Ministre de la Sécurité avait fait installer des filtres anti-chats. Tous se disaient qu'on l'arrêterait au prochain barrage. Personne ne souhaitait toucher la prime promise pour la dénonciation des terrochats.

 

L'impétrante en déduisit donc (elle avait étudié la logique), or, ni, car, pour plus de sécurité, que le montant en était insuffisant pour être efficace. Elle décida d'en avertir le Ministre de l'Intérieur. Peut-être la citerait-il en exemple ! Il l'inviterait au Conseil des Ministres et se ferait photographier avec elle pour France-Matin. Elle pourrait alors, même si elle échouait à l'examen, entrer dans la police. Elle rêvait d'un uniforme bleu-marine avec un chapeau assorti.

 

La piscine n'était pas très loin. Il suffisait de traverser la gare d'autobus, d'emprunter la passerelle du périphérique, de contourner le parking du supermarché, et c'était au bout du terrain vague, le dernier avatar de la ceinture verte bétonnée. Là se dressait le monument moderne-moderniste-futuriste que le monde entier nous enviait. Le chef d'oeuvre du fameux Chantirouf... l'ami personnel du Président. On lui avait laissé la bride sur le cou, il avait fait grand ! Les façades étaient couvertes de grilles qu'on avait récupéré lors de la rénovation du Centre Ville. Au balcon, des anges sonnaient de la trompette. Sur les terrasses, on avait reproduits en bronze doré, tous les animaux du Zodiaque. L'été, le toit ouvrait.

 

Le projet avait été beaucoup discuté. On prétendait qu'il défigurait le site. Certains soutenaient que les artistes avaient tous les droits, et d'autres que c'étaient tous les devoirs ... Le Comité de Modernisation pour la Modernité (CMM) lança une campagne médiatique modernique pour la modernisation (CMMM). Perché sur un platane voisin, un académicien gauchiste sifflotait qu'il s'agissait en fait d'un monument à la gloire des oiseaux. Le CSCV (Conseil de Surveillance de la Ceinture Verte) demanda l'arrêt des travaux. Il s'appuyait sur le fait qu'il était propriétaire des terrains préemptés hors de prix, avant la guerre. Ses détracteurs en profitèrent pour remettre en cause la règle des six-quatre-deux assurant la rotation des prébendes.

 

L'opinion éclairée fit valoir qu'on ne pouvait être ensemble juge et partie. La justice fut saisie. L'intelligentzia débattit des rapports de l'Art et du Droit. Demain Soir mena une campagne accusant Chantirouf d'avoir trahi ses idéaux. Les Démocrates s'inquiétèrent pour la démocratie. Le Ministre de la Culture rappela que sans commande officielle, il n'y aurait jamais eu d'Art, et que la Sixtine elle-même... Personne ne comprit ce qu'il voulait dire et comme il était en même temps Ministre de la Communication, il dut démissionner. On nomma à sa place le neveu du Président. Il confirma la commande. Les travaux reprirent. Cette œuvre d'unité nationale alliait le Sport et la Culture; on inscrivit au fronton : Piscine présidentiable.

 

L'impétrante ne se laissa pas intimider par les bruits de papiers froissés qui montaient du sac. Elle entra. Là tout n'était que luxe, calme et volupté. Affichés sur un moniteur électro-modernique, les tarifs d'admission montaient d'heure en heure. La caissière dans sa cage de verre rendait la monnaie par une fente laissant largement passer les pièces de dix francs. Bien que la céramique remplaçât le marbre, les intérieurs d'or et de stuc évoquaient le métro de Moscou. Le garçon lui ouvrit une cabine. Elle apprit que son prédécesseur venait d'être licencié. Il tapait dans la caisse.

 

Dans le déshabilloir, la fermeture du sac se déchira. Elle vit surgir la tête noire et blanche, les oreilles dressées. Le regard du chat ne lui disait rien de bon. Il fallait agir vite et fermement. Elle n'avait plus le temps de se déshabiller. Elle arracha des griffes ce qui restait de son livre : un chapitre sur le sens, une page sur l'essence, un paragraphe sur la connaissance et un lambeau sur lequel on lisait : Dieu et moi, on n'est pas d'accord, mais on sait pourquoi.

 

Elle coinça l'animal sous son coude et lui maintint la tête. Les pattes velues s'arc-boutaient contre le flanc juvénile. L'insurrection est-elle légitime? demanda-t-elle, songeant à Hobbes et à son Léviathan ... à moins que ce fut Locke ... ou encore ce petit merdeux dont elle ne retrouvait pas le nom. Elle traversa en trombe les douches criant Etat d'urgence ! mais ne put éviter le pédiluve à mycoses.

 

Dans le bassin une dizaine de jeunes filles nageaient groupées. Elles avaient toutes le même maillot. La candidate ne salua pas l'opérée avec qui elle avait lié connaissance ... C'étaient toutes les deux des habituées. Elle ne put pas non plus s'apitoyer sur l'enfant peureux que le maître-nageur venait de pousser dans l'eau ... La fin justifie-t-elle les moyens ? se demanda-t-elle. On verrait bien demain ... Sans hésiter elle jeta le chat.

 

Il s'enfonça dans les profondeurs bleutées et remonta gorgé d'eau. Son volume avait augmenté. Les plaques noires et blanches luisaient comme jamais. La bête doublait, triplait. Des traînées noires ou blanches apparaissaient dans les eaux. Les couleurs commençaient à se dissoudre. Elles remontaient peu à peu à la surface, mais ne se mélangeaient pas. Une nappe apparaissait autour du chat, de plus en plus large, reproduisant toujours exactement la même configuration. La surface du bassin se couvrait d'un voile naissant. Une vapeur montait de l'eau, comme aux temps des effets spéciaux, les divinités d'Hollywood. Les brumes noires et blanches s'épaississaient, formant un chat de fumée, au-dessus d'un chat d'eau, autour d'un chat de chair ... Le tout reproduisant homothétiquement la structure des taches...

 

- La fumée ! Ouvrez les trappes de fumée ! hurlait le maître-nageur se ruant sur la manette de secours. Elle portait en gros caractères sur une étiquette tango, le numéro du service anti-chat de la préfecture.

 

Sur le bord de la piscine, la maîtresse du chat énamouré par ses lectures repassait les grandes lignes de son mémento :

- Zut alors ! se dit-elle. J'ai encore oublié la différence entre la pensée de Kierketucauses et celle de Quoiquetugardes !...

 

 

LES MATHEMATIQUES

Oh le mec, comme il nous regarde ? Pour qui il se prend ? Ça commence à m'emmerder ces maths... Une demi-heure de passée et j'ai encore rien foutu... Si ça continue comme ça, je queute!... Pas de panique, il n'y a aucune raison pour qu'il s'intéresse particulièrement à moi... La salle !... Le plafond qui dégringole... L'armoire en zinc... Non c'est pas du zinc ! Les rideaux remontés pour qu'on les prenne pas sur la gueule... Tu parles si c'est facile de se concentrer... La suite de Bonémie, on la calcule comment?... C'est quoi déjà le coefficient ? QT7 puissance... puissance ?... puissance?... combien ? Comment qu'on peut se rappeler de tout ça ?... Je l'ai pourtant vue... Hier encore... Je revois la page... La suite de Bonémie... Le carré de Bambougoudji... L'équation de Mac Noermuche ... Le théorème des éléphants ... Non mais, ils nous prennent pour qui... Merde, je me suis trompée... On se calme ... On respire à fond ... QT7 puissance ?... On souffle très lentement... On rassemble ses souvenirs... On se raisonne... C'est pas un concours! On se dope !... On est la future élite de la Nation... On se rappelle les consignes de Maman... On ne rend pas copie blanche... On ne sort pas avant la fin ! On a droit aux chocolats... et aux bonbons aussi... C'est pas comme le saucisson... La liste est affichée en bas... QT7 puissance ? Que dalle !... Ce n'est pas la peine de me fatiguer, je n'y arrive pas... Le surveillant ne peut pas se douter... Alors pourquoi est-ce qu'il me zieute avec insistance ? J'ai le droit d'avoir une loupe et de regarder ma gomme !... Ma trousse !... Mes feuilles !... Ma table, et même par terre si je veux. Oui je veux ! Les loupes ne sont pas interdites... Ce n'est pas comme les sandwiches... Ça ne tache pas... Déjà qu'on a mis les sacs sur l'estrade... J'ai mauvaise vue depuis toujours... C'est mon droit... Je suis allergique aux lentilles... et les lunettes, c'est pas beau !... Ma jolie petite loupe dorée avec des fleurs!... Qu'est-ce qu'il a le pion à me regarder comme ça ? Ce n'est pas son style, la loupe ?... Forcément, s’il est obligé de travailler, ce n'est pas pour se payer des loupes pareilles!... Tout ce qui n'est pas interdit est autorisé, c'est le principe... Il peut vérifier dans le règlement... Il ne me quitte plus des yeux. Il commence à m'emmerder... Il me trouve peut-être à son goût... Un sourire, ça peut pas nuire... Qu'est-ce qui se passe... Qu'est-ce que c'est que cette meute ? Merde ! Les contrôleurs de calculantes ! Leurs salopettes noires, quel look ! Ça balise!... Leurs grosses pattes de brutes! Clic, clac ! Ils appuient illico sur les bonnes touches et les formules planquées apparaissent sur l'écran. Ils sont balaises ! Tout ça à cause de ce con qui vient de publier Comment frauder au Baccalauréat. Lui s'en fout, la télé, la radio, il est lancé, il va être engagé chez Tapie, avec les droits d'auteur, il monte son entreprise. Il passe à Ambitions, il touche les subventions, l'ANVAR et le reste... Tandis que nous, on est là, coincés... Clic, clac, les calculantes... Heureusement, on s'y attendait... On aurait bonne mine... Y a pas que du négatif... Ça fait des emplois pour les jeunes, ça, y a qu'eux qui savent le faire... En attendant toutes les recettes sont grillées. Le soutien-gorge, la cuvette des WC, le talkie-walkie, le plâtre... Déjà que c'était pas facile... Ça y est, ils foutent le camp... C'est pas trop tôt... QT7 puissance ?... Ça me revient... ... Qu'est-ce qu'il me veut encore ?... Ma collante?... Ma carte d'identité ?... Il pourra pas me reconnaître, sur ma photo, j'ai huit ans... Il pourrait faire attention quand il passe... Il va foutre mes feuilles par terre... Qu'est-ce que je disais... Qui c'est qui ramasse ?... Il va pas nous lâcher bientôt les baskets... Deux minutes au moins... Non, il donne du brouillon. Le voilà qui repasse, il s'est gouré de couleurs... Quel cirque !... Il va pas s'asseoir un peu... Il va se fatiguer à s'agiter comme ça... Oui, ma loupe, qu'est-ce qu'elle a ma loupe ? J'ai quand même le droit d'observer les rainures de la table ! Ça m'amuse ! Ça y est, y a un type qui veut aller aux chiottes... Faut appeler le surveillant de couloir ! C'est simple leur truc... Les courants d'air... Les feuilles qui volent... La porte qui claque ! Ils auraient pu y penser... C'est pas le carré de la pyramide... L'aire de Bonémie est égale à la moitié de l'ellipse multipliée par le coefficient QT7 puissance ?... Mystère... La distance entre la source et le nid... Je n'y arriverai jamais ! Quelle scie! Quel problème con !... Où c'est qu’ils ont été chercher ça? Reprenons tout... Sachant que l'aigle de Bonémie est en voie de disparition et que son aire est égale... Mais non, il est maboule ou quoi ?... Pourquoi il fait semblant de regarder ailleurs, avant de se tourner brusquement dans ma direction ?... Y en a qu'un comme ça dans tout le lycée, et faut que ce soit moi qui l'écope !... Je vais faire semblant de me trouver mal, il n'osera pas intervenir, faudrait appeler le Surgé, et il a horreur des complications... C'est ça, je prends mon air pâlot... Ça y est, je les vois... Mais non, c'est pas celle-là, c'est l'autre qui sort de ma trousse... Pas de panique... QT7 puissance... QT7 puissance ? Puissance 6 ou puissance 8, c'est pas tout à fait pareil... C'est écrit trop petit, je peux pas lire... Elle est minable cette loupe ! Mais non, il me regarde pas... Passer des fourmis au Tip-Ex pour écrire dessus avec un poil... Ma mère avait raison... C'est pas du boulot... J'aurais dû l'écouter et faire ça sur des blattes.

 

 

PHYSIQUE - CHIMIE

De Londres, N avait rapporté à T un ivoire gravé. Une défense de morse. On y voyait un trois-mâts, voiles hissées, des cétacés au milieu des rochers, une barque pleine de rameurs et un homme brandissant un harpon. Le nom s'étalait dans une oriflamme : The ship Albatross. Sur l'autre face, une femme nue, cheveux noués tenait une bannière étoilée. Elle s'appuyait sur une ancre entourée de cordages végétants. On lisait My love Jayne 1840. T avait nettoyé l'objet, évitant de frotter pour ne pas l'abîmer. By JHA était apparu. Ce baleinier amoureux l'exaltait.

 

Depuis que N lui avait offert, l'objet ne quittait plus son bureau. Dès le premier contact, T en avait senti l'étrangeté. C'était lourd, lisse et froid comme l'ivoire, mais il y avait autre chose... que n'avait pas le bracelet qu'elle possédait déjà. La main autour de la défense gravée ça (comment dire autrement) remontait en elle. Ni excitation, ni chatouillement, ni frémissement, ni tressaillement, ni picotement. Un fluide continu et homogène, une sorte d'infusion dans le bras et envahissant le corps à travers l'épaule. Elle découvrit par hasard que ce geste dissipait la mélancolie. Elle refit plusieurs fois l'expérience. Elle prit à témoin les enfants. Son romantisme les fit rire. Ils l'abonnèrent à une revue de parapsychologie.

 

N lui avait donné d'autres jolies choses : une petite sirène, des boîtes en laque, un collier en rubis. Elle les testa, serra, serra... mais là rien ne se produisit. Le port du bracelet d'ivoire ne donnait rien non plus... Seule la défense rendait l'apaisement. T isola les variables et refit plusieurs fois les expériences. Elle était formelle. Ce ressourcement provenait de la gravure d'une canine de morse par le marin JHA pour sa love Jayne. T s'en servit comme régénérateur. Sans pile, sans prise, il fonctionnait sans lassitude !

 

On imaginait le temps et la ferveur nécessaire pour mener à bien tous les détails... les plis du drapeau, les nageoires des baleines, les cordages du navire et jusqu'à l'auréole des seins. T émit l'hypothèse d'une accumulation d'amour dans l'objet. Les Entretiens de Bichat avaient bien reconnu l'effet anti dépresseur du chat.

 

Elle soumit sa thèse à l'Académie de physique des particules : Les corps amoureux émettaient des radiations. Le terme radieux le prouvait. Les particules, qu'elle proposait qu'on appelle érotrons pouvaient s'agréger à un objet poli. Mais la réaction n'étant pas stable, l'énergie vitale incorporée pouvait s'en aller. C'était le cas lorsque l'objet était mis en présence d'un manque de nature à l'attirer selon le principe connu de l'homogénéisation de la matière. Cela expliquait la sensation de force qui rendait T sereine dès qu'elle l'avait dans la main.

 

T avait goût au ramassage des branches fraîchement cassées. Bien que consciente du ridicule, elle ne pouvait s'empêcher de les traîner avec elle dans les sentiers. Connectant les observations, on pouvait envisager l'amour comme la version humaine d'un phénomène physico-chimique plus général : l'attraction des corps. Séparés depuis le Big Bang, les érotrons cherchaient à se rassembler et à défaut à maintenir les équilibres. L'arrachement des branches déclenchait des flux. Les érotrons déstabilisés quêtaient des corps non saturés. Celui de T les attirait.

 

Cette théorie ne contredisait ni les religions, ni le freudisme, ni la physique moderne qui paraissaient des expressions successives du même phénomène. Elle expliquait aussi le charisme, les pulsions totalitaires et plus généralement les phénomènes fusionnels.

 

T apprit que Michel Green et Théodor Kaluza avait élaboré une théorie grande-unifiée pour mettre en ordre toutes les particules qu'ils concevaient filiformes. On avait déjà homologué les fermions. On cherchait encore les bosons. Ce que T ne comprenait pas c'était pourquoi les deux auteurs s'obstinaient à appeler supercordes les liens du monde...

 

 

LE RUSSE

Il était né sous le tsar, avait traversé la Révolution, la collectivisation, les grandes purges, l'après-guerre et tout le reste... Souvent exclu, il était toujours réhabilité. Un modèle de longévité. Il l'attribuait à la justesse de sa ligne. Végétalien avec les végétariens, carnipode avec les carnivores, il était autodrame. On jalousait son indépendance. Il conseillait l'hygiène : Tous les matins, 10 km au petit trop. Des bains dans les rivières. Une nourriture naturelle : poissons crus, baies, champignons, et miel sur le tas.

 

Il habitait une petite maison de branchages. N'aimant ni les privilèges, ni les honneurs, personne n'avait barre sur lui. Poète médiocre, romancier académique, dramaturge sans pathos, il ne travaillait pas à la commande. Il excellait dans les discours officiels... si on le prenait par les sentiments... mais avec l'âge, il se méfiait. Sans ambition, il ignorait les déceptions. Peu arriviste, il n'arrivait pas. Son entourage le poussait, mais les conseilleurs n'étaient pas les payeurs.

 

Dans une revue, il avait publié un poème :

 

           Mon coeur est un cheval glacé

          Qui doit pour respirer

          S'arracher au rocher

          Les lavoirs me sont bornes-frontières

         Givre neige verglas

         Il faut tout réapprendre

        Que m'est-il arrivé

 

Ça avait fait des histoires... Le komsomol était venu lui faire remarquer que glacé et rocher ne rimaient pas. On l'avait accusé de faire des vers libres. Il en avait convenu et l'affaire s'était arrêtée là. Le Comité Central en fut quand même informé.

 

Dans le cadre du rapprochement entre les peuples par la culture et la communication, l'UNESCO organisa un concours de nouvelles. La Russie fut prévenue trop tard pour inscrire l'objectif dans le plan quinquennal. L'Union des Ecrivains se déroba à cause de la brièveté des délais. Les poètes avaient été condamnés pour parasitisme social. Le KGB éplucha les manuscrits confisqués, mais aucun ne convenait vraiment.

 

On réunit le Comité Central pour étudier la question. Le rapporteur proposa de faire appel à cet ours mal léché qui avait eu des démêlés avec son komsomol. La vieille garde mit en garde contre l'ouverture d'une brèche dans la versification. Les rénovateurs firent valoir que le prestige du pays était en jeu. On n'avait plus d'autres solutions. On vota une motion de synthèse. On lui demanderait une idée et on se chargerait de la forme...

 

On télégraphia dans sa commune. On prépara des corbeilles de fruits d'Asie Centrale, des toasts de caviar et du jus d'abricots. On appela devant sa cahute :

- Serguï Romanovitch Miedvied !...

 

Silence. On avait l'habitude. On enfonça la porte. On le trouva endormi. On n'en fut pas étonné, c'était l'hiver. Les intérêts collectifs primant sur les goûts individuels, le responsable politique prit sur lui de le secouer. Il grogna. Encouragé par ce résultat, le chef de la police locale dit :

- Tovaritch Miedvied, faites votre devoir de citoyen, fournissez-nous une idée de nouvelle, nous la mettrons en forme...

 

Cette nouvelle n'étant compréhensible que par les russophones, l'URSS fut disqualifiée. On déporta l'auteur.

 

 

SUJET D'EXAMEN

1) Sachant que les six nouvelles, La Collaboratrice, Histoire-Géographie, La Philosophie, Les Mathématiques, Physique-Chimie, et Le Russe ont été écrites pour encourager l’impétrante à préparer son Baccalauréat, quelles sont les trois contraintes auxquelles a dû se plier l'auteure, sa mère ?

 

2) Le fait que la candidate, matricule 2.350.124 ait été reçue lui permet-il d'en déduire l'efficacité de la littérature ?

 

3) Les textes auraient-ils été les mêmes si la fille avait postulé en Lettres et non en Sciences ?

 

4) Le ravalement des Sciences Economiques et Sociales au rang de matière à option autorise-t-il à considérer Grand choix de couteaux à l'intérieur comme un traité d'Economie Politique ?

 

5) S'il s'agit bien d'un manuel de géonomie, quelle est la place du Cheval d'or écrite pour la future bachelière lorsqu'elle était encore enfant ?

 

 

LE STAGE

Le fornimateur leur demanda d'ouvrir grand la bouche et de crier EN. Elle tenta de contracter ses muscles faciaux, n'y parvint pas, cria IN et s'effondra en larmes. Le fornimateur rappela que l'essentiel était de s'exprimer. On la félicita.

 

 

LE METROPOLITAIN

Victoire, elle avait réussi ce matin, à prendre le métro ! Ça n'allait pas forcément de soi. Elle n'y parvenait effectivement qu'une fois sur cinq. Dans le meilleur des cas, elle allait à pied, se débarrassant ainsi dès le matin, de l'exercice de marche qu'elle s'imposait tous les jours pour rester en forme au cas où la République aurait besoin d'elle.

 

Elle avait entendu des chefs d'Etats occidentaux confier à des journalistes qu'ils prenaient grand soin de leurs corps, et elle en faisait autant... A tout hasard ! Qui sait si un jour, on n'aurait pas besoin de faire appel à elle pour un poste de direction. Il n'y avait dans le pays, pas tant de citoyens qui n'étaient pas décomposés par la crise.

 

L'expérience qu'elle avait acquise dans différents domaines, les labours à la daba dans les champs communautaires du Soudan, la culture des mangues dans une plantation des Indes Occidentales, les nouvelles méthodes de patterning pour ramener à la vie les dauphins échoués, la direction d'un programme de développement autocentré en milieu aseptisé, cela donnait quelques titres pour postuler le cas échéant quand les reclassements s'opéreraient. La crise ne durerait pas toujours, la guerre elle-même avait été limitée dans le temps. Viendrait bien un jour, où à force de se disloquer, l'Hexagone se reconstituerait sous une forme ou sous une autre. Peu importait laquelle, l'essentiel était d'en finir avec cette transition qui n'en finissait pas de transiter...

 

En ce qui concernait la fin de l'humanité, les choses semblaient aller plus vite que les pronostics les plus radicaux... Raison de plus pour garder la forme... se répétait-elle tous les jours, lorsque la mélancolie menaçait de s'installer. Les cadavres, il n'y avait qu'à les enjamber... Struggle for life ! C'était tout ce qu'elle avait retenu de ses cours d'anglais chez Berlitz ! Elle savait aussi que dans les camps de prisonniers, ce n'était pas la culture qui permettait de survivre. Chalamov lui-même, un spécialiste, affirmait qu'au Goulag, elle disparaît en six semaines. Mais c’était les forces physiques qu’il fallait conserver. Elle faisait donc tout, dans cette perspective pour se maintenir en bon état.

 

Certains matins, elle allait donc à pied jusqu'à son bureau à Centre Ville. Il y avait une bonne heure de marche, à condition de ne pas musarder, mais à cette heure-là, les commerces fermés, il n'y avait guère de danger. C'était quand même un peu fatigant, après s'être levée à trois ou quatre heures du matin pour étudier les derniers dossiers. Elle ne le faisait que deux ou trois fois par trimestre, et encore seulement les années où elle n'allait pas à l'hôpital...

 

Elle voyait alors les livreurs déverser sur les trottoirs des montagnes de pommes de terre et de tonneaux de bière, les concierges astiquer les poignées de cuivre des portes-cochères des beaux quartiers, et les ouvriers en blousons rapés, le dos courbé sous leur musette, marcher comme des âmes en peine dans les Champs-Elysées.

 

Elle songeait qu'il y aurait une belle série de photos à faire sur les vestibules d'immeubles parés de céramiques, de mosaïques romaines, et de rideaux de mousseline. La lumière jaune les auréolait de poésie, sans compter cette armée de serviteurs nettoyant les trottoirs avant que les maîtres matinaux ne sortent leurs chiens... La beauté de la fumée qui s'évaporait des seaux pleins de lessive Saint Marc pouvait, avec un peu d'expérience, laisser espérer une œuvre d'art...

 

Plus souvent, elle prenait l'autobus. Cette fois-là, elle arrivait en retard parce qu'aucune ligne ne convenait vraiment. Le 614 longeait bien les parcs et les jardins les plus beaux de la capitale, mais il ne circulait pas avant 7 heures 30, et même en prenant le premier, on n'avait matériellement plus le temps d'arriver dans les délais...

 

Le 37 démarrait lui, à 5 heures, mais il ne desservait que les usines de banlieue. On pouvait le prendre, mais il fallait ensuite Place du Docteur Guillotin prendre le 102 qui faisait pratiquement le tour du Périphérique. Là aussi, c'était assez long. C'était pourtant cette solution-là qu'elle préférait. Ça changeait du Centre Ville et dans les quartiers on voyait des choses assez pittoresques, des hommes en boubous ou en chéchia, et avec un peu de chance on pouvait même entrevoir quelques bigots prosternés vers la Mecque.

 

Ce genre de circuits n'était pas très efficace, mais la promenade était agréable. Les voitures presque vides avaient du charme, elle pouvait rêver au film qu'elle y tournerait un jour ou même, plus simplement, lire. A cette heure-là, c'était encore possible, on ne sentait pas sur soi, le regard lourd des autres voyageurs... De surcroît, avantage non négligeable, il y avait dans les autobus des sièges monoplaces, qui n'existaient pas dans le métropolitain. On pouvait s'y conserver un semblant d'intimité, luxe appréciable, au moment même où le Ministère de la Santé recommandait avec insistance de faire organes communs pour diminuer les coûts de production de l'être humain...

 

Chaque fois qu'elle le pouvait, elle se faisait emmener par un voisin, qui travaillait non loin de son propre bureau, mais elle hésitait à le lui demander, n'ayant jamais réussi à savoir, s'il acceptait de l'emmener pour lui faire plaisir à cause de la tendre inclination qu'il avait pour elle d'après ce qu'elle pouvait percevoir, ou si c'était simplement parce qu'il n'osait pas lui refuser, par crainte qu'elle ait une crise de nerfs.

 

La conversation avec lui était difficile. Il n'avait pas d'avis sur le temps, ne s'intéressait guère à la littérature et elle n'était même pas sûre qu'il ait bien compris la nature du travail qu'elle effectuait au Centre Ville. Il semblait chaque fois le redécouvrir. De plus, quoiqu'y étant né, il connaissait mal la ville, et réfractaire au nom des rues, se perdait dès qu'on cessait de lui indiquer le bon chemin. Cela obligeait à une attention constante qui pouvait faire perdre en gaspillage énergétique, les bienfaits physiques de cette solution. Enfin, il avait un art tout particulier pour se laisser coincer derrière les bennes à ordures.

 

Si on ajoutait à cela qu'il oubliait souvent les rendez-vous convenus la veille, qu'il n'hésitait pas à se désister au dernier moment sans égard pour les complications que cela pouvait entraîner, et qu'il arrivait certaines fois que le bateau de son garage soit indûment occupé par un fêtard du bordel voisin, il n'était pas évident que l'opération soit globalement positive.

 

S'il fallait de surcroît tenir compte de ses contraintes horaires et partir quelquefois à 6 heures, l'opération devenait alors à la limite du négatif, parce qu'il fallait, pour entrer au bureau, slalomer entre les sacs poubelles qui n'avaient pas encore été évacués et subir, sur la météorologie nationale, les conversations des femmes de ménage qui astiquaient le mobilier avant l'arrivée des cadres. Il restait à prouver que le jeu en valait la chandelle...

 

L'intérêt de l'opération, était plutôt de s'allier avec ce voisin pour réussir un décollage quotidien qui, au fil des mois, devenait de plus en plus difficile. Ceux qui remplissaient consciencieusement leurs fonctions professionnelles étaient de moins en moins nombreux et il leur était de plus en plus difficile d'y parvenir. Le sentiment général était plutôt qu'on devait se contenter de toucher la paie et que le reste n'était vraiment pas son problème.

 

Le plus simple était encore de prendre un taxi, mais ce n'était pas le plus confortable. On subissait alors les propos racistes des chauffeurs et leurs discours sur les réformes nécessaires. Elle essayait bien de se tenir en dehors du débat, se contentant de quelques grognements polis, mais cela ne suffisait pas, ils en voulaient pour leur argent, et elle était rapidement entraînée à défendre des fronts qu'elle ne savait pas le matin même avoir existé.

 

Si souvent, elle tombait d'accord avec eux pour constater les dysfonctionnements, elle ne pouvait adhérer aux remèdes qu'ils proposaient, ils allaient du simple renvoi des Etrangers-dans-leur-pays à leur fusillade avec femmes et enfants. Là aussi, finalement, le bilan d'ensemble n'était pas tellement positif...

 

A cela s'ajoutait l'aspect pécuniaire. Les salaires baissaient non plus seulement en pouvoir d'achat, mais même en valeur nominale. Le taxi banal autrefois, au moins dans sa classe sociale, était devenu un luxe, lourdement hypothéqué par l'important pourboire qu'elle n'avait pas le courage de refuser, après les virils propos qui avaient émaillé le parcours. Elle n'avait même réussi à maintenir son équilibre financier, qu'en affectant aux frais de taxi, le budget des aumônes. Comme elle était un peu gênée de cette réallocation des ressources, elle se confortait à la sagesse des nations : Charité bien ordonnée commence par soi-même. Grâce à quoi elle avait la conscience en paix.

 

Petit à petit, les transports étaient devenus le problème principal. Contre toute attente le métropolitain n'était pas nécessairement la plus mauvaise solution même si cela pouvait dérouter les esprits simplistes. Certes le spectacle était toujours affligeant et le naufrage de plus en plus visible, mais (encore un des proverbes qu'elle affectionnait), on s'habitue à tout. Elle était même assez étonnée de s'être habituée si vite à ne plus s'émouvoir du sort des loques humaines qui jonchaient les couloirs en petits tas crapoteux... Elle n'aurait peut-être même pas vraiment protesté, si la Municipalité prenant le taureau par les cornes, avaient décidé de les installer dans quelque bâtisse banlieusarde. Si ça se trouvait, ils auraient peut-être même été mieux là-bas.

 

Ce matin-là, c'était presque Austerlitz. Non seulement elle s'était décidé pour le métropolitain, mais elle sentait en elle une grande sérénité. Elle ne savait pas si elle devait l'attribuer au 612 longueurs de piscine qu'elle avait fait la veille au soir, ou au deux pages de l’auteur stoïcien qu'elle avait lu avant de s'endormir. Mais les faits étaient là. Elle éprouvait même du plaisir à se retrouver parmi le peuple laborieux. Elle saluait en elle, cette ténacité qui au fil des ans lui faisait tout surmonter.

 

La rame arriva dans le bruit de guimbarde habituel, elle monta et chercha des yeux la place où s'asseoir. Elle accordait toujours le plus grand soin à ce choix dont dépendait la qualité du reste du voyage. Il ne s'agissait pas d'être confortablement installée, ni même simplement tranquille, mais plutôt de redresser quelques torts, à moindre frais. Au pire, elle se contentait de se placer en face d'un éphèbe et de le contempler, c'était déjà cela de pris. Elle pouvait alors à tue-tête in petto déclamer Genet : Michel-Ange exténué j'ai taillé dans la vie, mais la beauté, Seigneur toujours, je l'ai servie. C'était simple, de bon goût, pas trop difficile, et sans danger. Dans ces temps délétères, on avait la résistance qu'on pouvait...

 

Cette fois, elle vit tout de suite la place qui convenait. Elle était occupée par la savate d'un malabar en blouson, qui les mains dans les poches mastiquait du chewing-gum, sans laisser beaucoup de place à l'honnête travailleur assis à côté de lui. Son poitrail ouvert montrait une pilosité exceptionnelle dans laquelle pendaient dans le plus complet désordre, une série de breloques. La plus spectaculaire était sa boucle d'oreille. On y voyait Jésus Christ sur une croix en faux-rubis.

 

Elle aurait pu s'asseoir sur la dernière place laissée libre, et s'en tenir là, cette savate prolétarienne, n'occupant qu'une seule des places, mais l'occasion était trop belle de faire respecter les lois républicaines. La liberté de chacun s'arrête où commence celle de l'autre, tel père, tel fils, et à bon entendeur salut. Elle s'assit donc sur la banquette et manifesta par le mouvement de son corps, qu'elle avait l'intention d'occuper la place indûment prise par la savate. De mauvaise grâce, il retira son pied et laissa apparaître sur la moleskine, une empreinte boueuse copie conforme de la semelle.

 

Elle regarda ostensiblement la marque comme chaque fois qu'elle entreprenait de donner une leçon de morale civique et ouvrit son sac cherchant un mouchoir qui n'y était pas. Elle ne pouvait plus reculer et se contenta d'un morceau de journal, prenant soin de couper dans la page des mots croisés.

 

Elle le déchira, sans ostentation, mais sans non plus se cacher, il n'y avait pas de honte à faire respecter les principes élémentaires de l'hygiène publique : Mens sana, in corpore sano. Elle opérait tout de même avec une certaine maladresse, parce qu'elle n'avait pas voulu déplier complètement le journal à l'extérieur de son sac, pour ne pas se donner en spectacle. De ce fait son geste était un peu lent. Elle regretta d'avoir manqué d'audace, quand elle vit le loubard réinstaller son pied sur la banquette, à l'endroit même qu'il venait de quitter. Cette situation-là ne s'était jamais produite, et la dernière gifle qu'elle avait reçue, en redressant les torts dans le métropolitain, l'avait été d'une immigrée qu'elle s'était efforcée de défendre et qui n'avait rien compris à la situation...

 

Elle eut la désagréable impression d'être une souris prise au piège d'un fromage qui finalement n'en valait pas le coup, mais que faire maintenant ? Il fallait... Quoi donc ? Jamais elle ne s'était trouvée devant une provocation pareille... Des bousculades dans les manifs un peu serrées, des gestes violents de la part d'interlocuteurs avec qui elle avait des mots, deux ou trois agressions genre main aux fesses ou arrachage du sac à main, sans compter les coups de poing qui ne portaient pas à conséquence venus des collègues ou de la parentèle. Non, là, il s'agissait de bien d'autre chose, une humiliation radicale, assortie d'une démonstration de force absolue.

 

Il n'y avait guère comme référence, qu'au cinéma la séquence où dans le saloon les cow-boys retiennent leur souffle, les banjos leurs airs et les cartes à jouer leur chute, parce que l'affreux outlaw vient de planter son cigare dans la tasse fumante du beau justicier. Mais hélas, le rapport des forces n'étaient pas tout à fait le même et les biceps du malabar inclinaient à choisir sans hésiter, la condamnation de la violence d'où qu'elle vienne. Il était tentant de faire le coup de poing mais ce n'était pas réaliste. Non qu'elle ait eu peur des coups, ces antécédents l'avait mithridatisée, mais elle craignait la sortie d'un cran d'arrêt qui les aurait fait basculer dans le fait divers.

 

Il lui restait alors l'éternelle allégorie de l'esprit luttant contre la force avec toutes les variantes possibles de la plume et de l'épée. Ah si elle avait vécu au Moyen Age, on aurait vu ce qu'elle savait faire, elle aurait couru les bois et les vallons en robe bleue pâle sur son noir destrier, accompagnée de ses gentilshommes, amoureux fous...

 

Elle demanda fermement : Pouvez-vous retirer votre pied ? Il ne bougea pas d'un centimètre et la regarda sans éclat. Papa Freud en était pour ses frais, on ne pouvait même pas échafauder à partir de là, la moindre bobine névrotique, sur laquelle Fritz Lang aurait pu enrouler sa pellicule. Il n'avait pas non plus les pupilles dilatées qui désignent les drogués aux Sherlock Holmes des boulevards. Son visage n'était pas non plus boursouflé, et l'heure étant très matinale, il était difficile de croire à un état d'ivresse. Non, c'était un regard tranquille, ordinaire, calme. Un nouvel ordre des choses.

 

Elle réitéra clairement : Pouvez-vous retirer votre pied ? et comme rien ne changeait, elle répéta un peu plus fort, pour alerter le voisinage : Je vous demande de retirer votre pied ! Il ne bougeait toujours pas. Elle se tourna alors vers les autres voyageurs, d'abord un jeune homme, plutôt bien mis de sa personne et qui devait étudier dans une école supérieure de commerce. Il regardait ostensiblement de l'autre côté et comme elle lui demandait de l'aider, il lui répondit sans hésiter : J'en ai rien à foutre !

 

Réflexion faite, il ne devait pas être dans ce type d'école là, alors il n'irait pas très loin, parce que ne pas être capable de faire face aux incidents, n'était pas un atout professionnel ... Dans ces conditions, il ne fallait pas s'étonner du déficit croissant de nos échanges extérieurs, comment pouvait-on espérer vendre, en traitant ainsi les clients ? Heureusement avec le Grand Marché Unique, les Hollandais allaient bientôt prendre les choses en main. On avait tout à espérer d'un peuple parvenu à juguler la mer...

 

Elle s'adressa alors au voisin assis en face d'elle, et lui posa carrément la question : Est-ce que vous trouvez normal que ça se passe comme ça ? Il prit un air qui exprimait clairement l'envie qu'on en reste là et dit un « Je vais au boulot !» qui l'ulcéra, plus que tout le reste, plus que le pied du malabar, plus que les écoles de commerce, plus que le déficit de la balance commerciale, plus que les voitures devant l'entrée du garage, plus que la dislocation même de l'Hexagone... Comme si elle?... Que faisait-elle alors à cette heure-là dans le métropolitain ? Il devait croire qu'elle rentrait d'une nuit de tapin et cette humiliation supplémentaire l'enragea. Quant à la lâcheté des voyageurs du métro, ce n'était pas une découverte, elle en avait été vingt fois témoin !

 

Il ne lui restait plus qu'à ravaler sa rage et à tenter de faire bonne contenance... Elle s'y employa avec les techniques qu'elle avait mille fois expérimentées : la respiration et l'écriture, le souffle et l'inspiration, disait-elle dans ces moments lyriques... Sentir dans ses mains, son carnet rouge et le stylo en laque que lui avait offert un admirateur, la réconforta. Elle retrouvait un statut. Il n'y avait aucun doute, elle était bien membre de cette communauté instruite qui avait des devoirs face à la barbarie ! Elle questionna urbi et orbi, et l'Histoire, et la Ville, et l'intérieur du wagon : Qu'est-ce que je peux faire, moi, si les Citoyens s'en foutent ? Elle nota derechef sur son calepin cette phrase qui lui semblait avoir une certaine allure.

 

Elle sentit son oeil gauche qui la picotait d'abord, puis qui la piquait de plus en plus nettement. Une coulée descendit le long de son nez et goutta en taches grasses sur son carnet. Elle se demanda ce que cela pouvait être, n'ayant ni la consistance, ni le volume des larmes, ni même celle qu'on connaissait au pus. Du pus d'ailleurs, c'était impossible, on le sentait venir plusieurs jours à l'avance, par l'inflammation et la tension...

 

L'événement ne l'inquiéta pas outre mesure, parce qu'avec tous les anabolisants, les hormones et les défoliants qu'on absorbait avec la nourriture, on pouvait s'attendre à tout. Les jeunes eux-mêmes avaient déjà une drôle d'allure. Elle réfléchissait scientifiquement à ce que cela pouvait être, quand elle sentit hors de la cavité s'échapper une masse compacte. Cela lui rappela la sensation d'écoulement des caillots de sang, hors de sa vulve, quand elle était contrariée, voire même l'échappée d'un foetus de cinq mois qu'elle avait perdu une fois, stupéfaite de le voir glisser entre ses cuisses. Il tenait du chinchard, ou de la salamandre qu'on aurait laissé mariner dans de l'eau de Javel... C'était bien là, une sensation analogue.

 

Elle regarda sur la page de son carnet rouge, la masse blanchâtre qui venait d'y tomber, elle reconnut la rotondité du cristallin et la verte corolle de l'iris. Elle ne s'affola pas, il n'y avait pas de quoi ! On lui en placerait un autre, au prochain bilan. Elle était plutôt contrariée pour le carnet, car il est toujours difficile d'arracher les pages de ceux qui ne sont pas à spirales. Le plus urgent était d'éponger les éclaboussures.

 

Elle avait encore dans la main la feuille du journal qu'elle avait sortie de son sac. D'un coup sec, elle poussa l'oeil par terre, et déplaça ses genoux pour le laisser s'écraser sur le sol. Elle tamponna la page blanche maculée, et le plus discrètement qu'elle put, jeta le chiffon de papier sous la banquette.

 

 

L’ AMITIE

On parla des mères porteuses et des matrices artificielles. B n'avait rien contre. C en expliqua les enjeux. B en convint. Elle but son café qui allait devenir froid. Elle demanda à C quand sortirait son prochain livre. C lui fit remarquer que les deux derniers remontaient à trois mois. B constata que C n'était pas passé/e à Apostrophes. C reconnut les faits. B conclut que C serait de plus en plus seul/e. C lui versa une autre tasse de café.

 

 

EN SOUS-SOL

Avec la crise, les mendiants étaient devenus de plus en plus nombreux, les nouveaux pauvres avaient rejoint les anciens, et dans les bandes de clochards, on ne faisait plus la différence. En dépit de leur expérience, les organisations caritatives étaient dépassées. Les artistes donnaient des concerts de charité, mais leur syndicat ne les autorisait pas à refuser les cachets. Les appels des autorités religieuses étaient restés sans effet. Après un long débat, l'Etat s'était résolu à verser à tous un viatique. Mais les sociologues déploraient que les mailles du filet de protection fussent trop larges. Les faillites se multipliaient et la hausse des loyers jetait à la rue des catégories croissantes. Les économistes mettaient en garde contre des dépenses sociales que la nation n'avait pas les moyens de se permettre, eu égard au déficit de compétitivité. Il fallait surveiller les Grands Equilibres, et depuis plusieurs mois tous les clignotants étaient au rouge. Par endroits, on se serait cru dans le Tiers Monde. Un intellectuel avait même surnommé les pauvres, les Indiens.

 

En dépit des embouteillages et de la pollution, les cadres supérieurs n'empruntaient plus jamais le métro, même aux heures de pointe. Les classes moyennes y descendaient encore, prenant des airs dégouttés à la vue des déchets humains qui jonchaient les bancs. L'écart qui les en séparait s'amenuisait au fil du temps. Le rétablissement des comptes des entreprises publiques nécessitait un abaissement des coûts de fonctionnement. Après sondage, on avait décidé de privilégier le confort. On trouvait de la merde sur les quais, mais il y en avait davantage sur les trottoirs. Aux stations périphériques, et même certaines fois au centre ville, des bandes campaient avec réchauds et sacs de couchage. Des voyageurs commencèrent à se plaindre à la Direction. Des mendiants psalmodiaient à genoux dans les couloirs. D'autres montaient directement dans les rames pour haranguer les gens. Ils racontaient de terrifiantes histoires de naufrage, de pirates, et d'évasion. On ne pouvait pas ne pas entendre cette chanson geste de malheur, et l'ambiance millénariste mettait mal à l'aise. Les clients se cabraient. Les incidents se multipliaient. Particulièrement avec les populations du Sud, des femmes crasseuses et bariolées qui utilisaient leurs enfants pour soutirer des sous aux âmes sensibles. Elles en profitaient parfois pour dérober les portes-feuilles. Les élections municipales approchaient. Les pétitions se multipliaient. Les aumônes individuelles ne suffisaient plus à contenir la situation. Les pauvres étaient trop nombreux et les sandwichs hors de prix.

 

Avec l'hiver, la toux et les crachats devinrent intolérables. La presse s'empara de l'affaire. Les industriels du Textile proposèrent leurs surplus en échange d'avantages fiscaux. Les juristes rappelèrent les grands principes de la liberté de circulation que les clochards entravaient. Les médecins attirèrent l'attention sur les conséquences néfastes du manque d'hygiène pour la santé publique. Les mères de famille se plaignirent du mauvais exemple donné à la jeunesse. L'Union des Consommateurs fit valoir que le contrat de transport prévoyait une obligation de sécurité. Les humanistes en appelèrent à la défense des valeurs de la civilisation : les pauvres avaient, comme les autres, droit à la dignité.

 

On utilisa des hommes de main pour provoquer des rixes et crever quelques yeux. On espérait ainsi décourager les stationnements en sous-sol. On n'obtint pas l'effet escompté. Les voyageurs se plaignirent d'être bousculés. On fit appel aux brigades de Sapeurs-Pompiers pour ramasser les pauvres et les décharger dans la campagne. Leur uniforme de cuir intimidait un moment, mais quelques jours plus tard, ils étaient de retour et tout était à recommencer. Il fallut se résoudre à employer des moyens efficaces. L'industrie chimique était en délicatesse pour une affaire de pollution qui n'avait pas encore été jugée. Elle accepta l'arrangement. Les semaines suivantes on vit des jeunes femmes lier conversation avec les pauvres du métropolitain. Elles leur donnaient quelques pièces et leur proposaient quelques bonbons pour la gorge. Un supplément d'âme aurait-on dit autrefois. Le soir après la fermeture, les employés de la Régie ramassaient les cadavres.

 

 

UNE BELLE SANTE

Elle est en pleine forme. Elle mange bien. Elle se baigne tous les jours dans une mer superbe. Il fait un temps splendide. On lui a prêté une belle villa. Elle s'est inscrite pour une excursion au Mont Saint-Michel. On n'ose pas évoquer les 80.000 réfugiés qui errent sur les routes aux portes de l'Europe.

 

 

UN SOMMEIL DE PLOMB

Marguerite dormait neuf ou dix heures, goulûment, sans interruption ni cauchemars, sans se découvrir ni se tordre le cou dans les torticolis qui gâchent les matins.

 

A peine au fil des années, mettait-elle un peu plus de temps à s'endormir, et n'était-elle plus, comme dans les vingt premières années de son mariage, indifférente à la qualité des matelas... Elle se réjouissait même d'avoir fait mentir sa belle-mère qui lui avait prédit qu'elle perdrait le sommeil...

 

Il datait de son enfance. On l'en félicitait, comme si elle en était responsable. Elle répondait d'un : On ne peut quand même pas avoir la poisse dans tous les domaines... qui déconcertait les complimenteurs gênés d'entrevoir des malheurs insoupçonnés.

 

Chaque fois qu'il franchissait le seuil son père lançait un Ça pue ici ! dont elle ne pouvait établir s'il visait la chatte que son géniteur n'avait jamais pu supporter, un manque d'aération obsessionnel chez cet hygiéniste, ou plus profondément encore son odeur sui generis.

 

Cette humiliation permanente trouvait son répondant dans les poils abandonnés par autrui dans le lavabo jamais rincé. Elle avait beau se dire qu'il s'agissait d'un marquage territorial les séances de Cif Ammoniacal n'avaient rien d'éthologiques.

 

Quant à son parrain qui ne s'était pas découragé de son peu d'intérêt pour les mystères de l'Incarnation, il s'invitait et faisait des commentaires désobligeants sur un ménage qui à son goût n'était pas assez bien fait.

 

L'oncle voyageur avait tenté de faire de ce lieu une étape agréable sur sa route. Bonne nièce, elle le réconfortait de son mieux, trouvant les mots qu'il fallait pour faire croire à ce nihiliste impénitent que la vie était possible.

 

Elle ne jouissait pas non plus de la considération de ses voisins. Le serrurier de la rue ne la saluait plus comme aux premiers temps de son installation. L'engouement pour les portes blindées avait fait sa fortune, et il avait oublié ceux qui au commencement de son activité n'avait pas été dérouté par la consonance de son nom.

 

Les amants faisaient payer cher leurs services : saisie de données, passe-droits dans l'administration où elle travaillait, ou plus péniblement encore séduction des clients dans les dîners en ville, quand ce n'était pas accueil les étés à la campagne, de leurs sœurs en plein marasme. Heureusement elle dormait bien !

 

Elle avait eu quelques petites alertes de santé, des entorses à répétition, un ligament claqué dans un jeu qui avait mal tourné, et un infarctus qu'elle appelait une infarcta pour contribuer comme les féministes le demandaient, à la féminisation du vocabulaire...

 

A son âge ce n'était pas vraiment déplacé. Maladie des hommes d'affaires, ça faisait plutôt chic et c'était moins grave que ce qu'elle pouvait constater chez ses amies. La plupart avait été abandonnées avec leurs enfants et en dépit du divorce prononcé après des années de procédure ne touchaient pas le moindre sou de pension alimentaire. Quelques-unes s'étaient suicidées. On pouvait en compter au moins deux, car pour la troisième, le rapport avait conclu à une overdose d'alcool.

 

Elle avait un pincement de cœur en constatant que ceux qui ne luttaient pas comme elle étaient en meilleure santé, mais elle se consolait d'un : On ne peut pas être et avoir été. Les jours de spleen elle avouait qu'elle avait réussi sa vie, mais qu'au prix que cela lui avait coûté, elle aurait préféré la rater...

 

La productivité lui avait toujours sauvé la mise. Elle avait découvert les profits de l'impolitesse. Les gains de temps à planter les fâcheux sur les trottoirs, à raccrocher le téléphone au milieu d'une conversation douteuse, ou simplement déjà à refuser les partouzes. Cela faisait mauvais genre mais laissait plus tonique.

 

Elle avait arrêté de fumer sans attendre les campagnes du Ministère et, depuis plus d'une décennie ne buvait pas d'alcool. Elle invoquait la clarté de son teint, ne commettant plus l'erreur d'avouer un souci du rendement qui l'aurait marginalisée...

 

Heureusement, elle dormait bien. Depuis toujours si on exceptait les années où les nuits avaient été perturbées par des scènes de ménage... Mais comme on était mariés pour le meilleur et pour le pire, une fois les conflits mis de côté, la vie était redevenue comme avant ou presque, sommeil compris.

 

Elle y voyait un jugement de Dieu en sa faveur et éprouvait condescendance pour les insomniaques qu'elle suspectait d'être tourmentés par leur conscience. D'où serait venu sinon l'expression le sommeil du juste ?...

 

On racontait dans son ministère qu'un chef de cabinet avait l'habitude d'enquêter discrètement sur les nuits des postulants à des empois de responsabilité. Les mauvais dormeurs étaient évincés...

 

L'ensemble de ses relations dormait mal, c'était entendu. Pour les consoler les jours de générosité, elle leur disait qu'ils veillaient le monde. Dans la pratique, leurs déambulations à contretemps lui étaient devenues insupportables. Elle aurait aimé un peu moins de grandeur. En voyage, on était obligé de prendre des chambres séparées; en week-end, c'était intenable, et à la maison, on trouvait au matin les parquets jonchés des papiers des médicaments, et les bols de tisane avec les sachets desséchés.

 

Les conversations elles-mêmes ne roulaient plus que sur les recettes pour bien dormir. Elle se prêtait au jeu et collectionnait les conseils pratiques des magazines. C'étaient les potions à base de miel et de camomille, le grand verre de lait dix minutes avant le coucher, le bain chaud après le tour du pâté de maison, la cassette vidéo sur les vahinés des mers du Sud, les 65 mouvements de relaxation, la méditation biélorussienne, les chants du bataillon indien du général Carlobazar, sans compter le bracelet qui appuyait nuitamment sur un point d'acupuncture.

 

Le meilleur résultat paraissait obtenu par un rebouteux qui se faisait fort de débloquer les centres du sommeil d'un simple coup de poing sur une vertèbre, connu de lui seul. Il n'était pas médecin et travaillait au noir. Mais comme la Sécurité Sociale remboursait de moins en moins des dossiers de plus en plus complexes à remplir, il était compétitif... Il avait les avantages de la médecine libérale et du libre choix par le libre patient.

 

Mais les temps changeaient. La mondialisation sauvage ravageait le pays. L'économie nationale s'effondrait sous les coups de boutoir de sociétés plus performantes. Rachetées par des conglomérats étrangers, les entreprises fermaient une à une. L'argent s'étalait facile et cynique. Les scandales boursiers et les faillites des brokers ne suffisaient pas à faire s'interroger. La classe moyenne disparaissait.

 

Marguerite vit son avancement ralenti puis bloqué. Cela finit par avoir des conséquences sur sa situation financière. La chose en elle-même n'aurait pas eu beaucoup d'importance, si les jeunes amants n'avaient pas été moins empressés.

 

Elle économisa sur les magazines et les produits d'entretien. Plus spectaculaires furent les modifications de son régime alimentaire. Elle renonça aux blinis, au tarama, aux framboi-ses, aux rollmops et aux crevettes. Elle conserva les sorbets parce qu'il ne fallait tout de même pas exagérer...

 

La baisse de rémunération s'accompagna d'une modification du statut, d'abord dans l'opinion publique, puis par la perte des garanties juridiques. Ils devinrent bientôt les boucs émissaires de la société. Ça pouvait technosocialement s'expliquer : avec la mondialisation, l'appareil d'Etat était menacé. Devenu sans fonction, il se nécrosait.

 

Cette disparition rapide était rendue pénible par la corruption qui l'accompagnait. Les prébendes se multipliaient et les postes à responsabilités étaient occupés pour les appartements de fonction sans qu'on n'en vit jamais les bénéficiaires. Elle rappela le mot sinécure. Mais les collègues n'aimaient pas qu'on aborde le sujet.

 

Le travail lui-même devenait techniquement impraticable. Les administrés avaient changé de mentalité. L'idée même d'un service public n'avait plus cours, ni même celle plus simple d'un service du public. Il ne s'agissait que de donner satisfaction à des clients de plus en plus exigeants et procéduriers.

 

L'arrivée du bigotron avait bouleversé l'organisation des services. Faute de formateurs compétents, les stages de modernisation s'étaient révélés insuffisants. Parfois même ils n'avaient été que les camouflages administratifs de détournement de fonds.

 

Il n'y avait pas besoin d'être marxiste pour constater que les modifications techniques avaient rendu inefficaces les procédures précédentes, et mortelles les anciennes valeurs. Le besoin de réforme s'était fait sentir. Marguerite avait tenté de convaincre ce qui restait des syndiqués. Les plus jeunes l'avaient traitée d'idéaliste.

 

Elle s'efforçait de faire face mais les progrès de maîtrise qu'elle réalisait ne parvenait pas à compenser la dégradation exponentielle de la société. Elle changea de méthode, rompit les liens affectifs et s'enferma dans la vie intellectuelle. Elle donna sa salle à manger et couvrit tous ses murs de bibliothèques qu'elle remplit en chinant chez les bouquinistes.

 

On y trouvait des livres à 10 francs, parfois même à 3 ou 5 % de leur valeur neuve. On n'avait guère le choix des titres, c'était plutôt les auteurs dont personne ne voulait : Sartre, Boudard ou Bernanos, mais en cherchant bien on faisait des trouvailles, Maïakovsky en version bilingue ou Pierrot Car.

 

Elle se repliait sur ses livres et prenait soin d'eux. Elle recollait les tranches abîmées, les décornait et gommait les taches. Elle les essuyait tous les jours et devint experte en entretien selon les matériaux et les types de fabrication. Elle ne cessait de les ranger, classer et reclasser, s'assurant qu'ils tenaient bien les uns contre les autres, comme des fantassins en ordre de bataille.

 

Dans la soirée cela lui permettait de faire face, mais la nuit dans son lit, les difficultés l'assaillaient. Elle mettait de plus en plus de temps à s'endormir. Elle devait désormais lire quelques pages pour s'apaiser.

 

La méthode avait fait ses preuves. La poésie était le seul moyen de résister à l'Histoire. Elle apprît par coeur certains textes. En déportation, des prisonnières avaient tenu le coup en récitant des vers. Il est vrai que c'était en Russie.

 

Le flot des réfugiés ne cessait de croître. On croisait des visages farouches et fermés dont on n'avait pas l'habitude. Ce n'était plus seulement les ressortissants des anciennes colonies, mais des nouveaux-venus de tous les coins du monde. Ils stagnaient autour des gares dans des camps de fortune. D'autres, descendus d'avion squattaient des aérogares. On avait beau les refouler, ils ne repartaient pas. Ils restèrent d'abord dans les salles de transit, puis des bidonvilles prospérèrent sur les pistes d'envol.

 

Et puis brusquement, sans signes avant-coureurs, ÇA éclata. Surarmé par les puissances occidentales en mal de vente pour équilibrer leurs comptes extérieurs, le Dictateur de l'ORK Sali Fuji Barrientos envahit les champs chimiorifères de son voisin le Mezzogreen, une petite principauté célèbre pour ses casinos, ses bordels, et ses institutions financières.

 

Il mit la main sur les ressources matérielles, emmena les équipements transportables, déporta les autochtones et installa à leur place ses ressortissants faméliques. Il proclama le rattachement du Mezzogreen à l'ORK et imprima de nouvelles cartes où l'ancienne frontière avait disparu. Elle rutilait dans les vitrines de Sali-City.

 

Avec une fermeté que rien ne laissait présager, la communauté internationale prit la mouche et le Conseil des Nations décida d'abord l'embargo puis le blocus. Marguerite s'assura dans le dictionnaire qu'elle en maîtrisait bien la différence juridique.

 

Craignant l'asphyxie S.F.B. prit les occidentaux en otage et les interna. Il proposa d'échanger les prisonniers contre des marchandises. On accepta en masquant la capitulation sous une couverture humanitaire. Juridiquement le Conseil des Nations ne l'interdisait pas, l'embargo ne s'appliquant qu'au thé et à la camomille.

 

Le Ministre de la Guerre dit ouvertement qu'il ne souhaitait pas qu'on la fasse, et un hebdomadaire laissa entendre que les manoeuvres dilatoires avaient leurs raisons d'être... Si on n'envoyait pas de troupes, c'était parce qu'on n'en avait pas. Marguerite, contribuable, se demanda où était passé l'argent...

 

Les journaux publiaient régulièrement des cartes militaires de la région. On y découvrit stupéfié l'emplacement central de Baloucarambacar, la capitale de SACFB. Dans des cartouches, on annonçait le nombre de chars, de missiles, d'avions et de porte-avions de chacun des belligérés...

 

Dans ce fatras mortifère le seul élément de gaieté était les doux noms des hélicoptères, pumas et autre super-frelons. Mais cela ne suffisait pas à faire oublier que SACGFB pouvait aligner une armée d'un million d'hommes, sans compter les volontaires qu'on voyait s'entraîner à la télévision. Poussant des cris terribles, ils paraissaient farouches, costauds et sans pitié.

 

L'armée de SACGFBX avait déjà fait ses preuves. La communauté internationale s'en était émue. On avait, à l'heure du dîner montré des cadavres d'enfants et de femmes aux pantalons bouffants et voiles fleuris. On n'y avait pas prêté tellement attention. Mais maintenant que SACGFBUX nous menaçait c'était différent...

 

Les pays riches dans le collimateur de ce boucher, le tiers-monde cessait d'être sympathique, même aux tiers-mondistes. Les défenseurs des droits de l'homme trouvaient qu'il y avait des limites et que parfois même, ce n'était plus là l'essentiel. Les autorités religieuses devinrent étrangement silencieuses, et n'appelèrent pas comme à leur habitude à la fraternité.

 

Seuls les partis extrêmes n'entrèrent pas dans le jeu, et même l'intrême-extrême déclara : Cette guerre n'est pas la nôtre. De son côté, l'entrême-ixtrême développa l'idée que SACGFBUXD n'était pas si antipathique, puisque ce qu'il faisait là-bas, il serait bon de le faire ici. Les militants ne comprirent pas les positions de leur chef charismatique et firent sécession. Les Renseignements Généraux eurent alors double travail, mais on leur promit une prime de redondance.

 

L'opinion publique emboîta le pas grâce à la prestation de l'animateur de Chantons sucré. Il avait déclaré la voix pleine d'émotion : En tant que nougat, je ne peux pas laisser dire que le miel et les amandes ne sont pas des valeurs universelles, et je suis sûr que toutes les variétés de cette excellente friandise partagent mon point de vue.

 

Marguerite n'aimait pas les divertissements populaires mais trouva cette fois qu'après tout, il y avait plusieurs façons d'être patriote et qu'on ne pouvait pas exiger la même approche de toutes les classes sociales.

 

Au sondage, Miel ou encore, les minitellistes avaient répondu par 86 % d'encore. On pouvait considérer que le pays suivrait la fermeté gouvernementale. Marguerite remarqua que le sondage n'avait porté que sur 498 personnes et se souvint qu'en dessous de mille, on ne pouvait selon les statisticiens accorder la moindre validité. Les minitellistes n'étaient pas de surcroît, représentatifs de la population. Cela indiquait quand même la tendance...

 

Si on exceptait les réserves du Ministre de la Santé, celles du Ministre de l'Economie qui affirmait que dans ce cas là la croissance ne serait que de deux points et demi et celle du Ministre de l'Environnement concernant les effets dévastateur des gaz de SACGTFBUXD sur l'atmosphère, le gouvernement fut unanime dans sa fermeté. Les commentateurs saluèrent cette prouesse.

 

Seuls les intellectuels restèrent silencieux. Sauf BTP qui avait bâti sa renommée sur le thème de la fin de l'Histoire. Il prit le tournant en proclamant que L’Histoire repartait. Mais les médias n'amplifièrent pas la nouvelle. Etant donné la saison on en était encore aux transats et aux boissons glacées.

 

Le journal publia quelques points de vue. Un général expliqua que l'issue de la bataille n'était pas évidente en raison des risques d'ensablement. On glosa pour savoir s'il fallait le comprendre au propre ou au figuré. Mais comme il avait signé l'Appel des Six au moment de la Guerre de Golculie, on pouvait supposer chez lui un certain manque de détermination.

 

Un chercheur du BDM expliqua qu'en fait le conflit durait depuis bientôt treize siècles. Le courrier des lecteurs publia la semaine suivante les extraits de deux lettres qui alimentèrent la controverse des spécialistes. Une ou deux ambassades mises en cause firent des mises au point.

 

Une feuille spécialisée dans les scandales révéla que la quasi-totalité du personnel politique était - depuis des années - pensionnée par SACGTFBUXDZ. Tous les partis étaient touchés. Même DF qui avait fondé le HJK. La base en fut médusée et de nombreux sympathisants se détournèrent. Il y eut des crises cardiaques dont on laissa entendre qu'elles n'étaient pas naturelles...

 

Un débat s'amorça : Notre société était-elle à ce point corrompue ? On ne pouvait quand même pas parler de République Bananière bien que l'adoucissement des hivers, et l'accroissement de l'humidité aient lancé la mode de ce végétal qu'on voyait maintenant fréquemment sur les balcons, et dans des caisses sur les boulevards...

 

Les Démocrates s'émurent, et les Républicains se prirent à douter. Les Pragmatiques expliquèrent que cela était dû à l'absence de financement officiel des partis politiques et que cela ne devait plus se reproduire, puisqu'on venait de voter une loi pour l'organiser.

 

Les mauvais coucheurs élargirent la brèche en dénonçant les fêtes galantes d'une certaine Ambassade. On y retrouvait le Tout-Paris, et quelques hommes d'affaires dont on murmurait qu'ils avaient des liens avec le milieu. Mais l'opinion publique n'était pas hostile à ce qu'on profite des facilités offertes, et les dénonciateurs se discréditèrent.

 

Les commentateurs officiels firent remarquer que les critiques provenaient toujours des deux ou trois mêmes contestataires qui avaient, on se demandait comment, encore accès à la presse pourtant de plus en plus contrôlée. Sans doute leur verve était-elle indispensable pour faire monter le tirage...

 

Les médias s'agitèrent quarante-huit heures, puis un brutal silence s'établit. Tous les clans étaient mouillés. Un inspecteur aux comptes eut une promotion, et certains industriels de l'armement qu'on ne voyait plus, réapparurent dans les dîners en ville.

 

Un professeur de communication dénonça le rôle qu'avait joué Canal M en diffusant l'interview de SACGTFBUXDZL enregistré dans son palais à Sali-City... Quand on savait que les laboratoires pharmaceutiques CHKIO étaient les principaux actionnaires de la chaîne, on pouvait se demander quelles étranges intérêts convergeaient là... mais cette collusion n'était pas nécessairement critiquable.

 

Marguerite se demanda si les expérimentations qu'on faisait sur les malades des hôpitaux n'avaient pas en fait, pour but, d'améliorer les armes. SACVGTFBUXDZL ne manquerait pas d'avoir de la reconnaissance pour la caisse de résonnance médiatique qu'on lui offrait si gentiment.

 

Marguerite pensa qu'il valait mieux alors renoncer à regarder la télévision. On ne pouvait plus être sûr qu'elle servait les intérêts du pays. Et quelle confiance pouvait-on avoir dans une classe politique qui non seulement avait fait preuve de tant d'aveuglement, mais dînait en ville avec la Dictature menaçante ?

 

Elle en parla à ses collègues à la cafétéria. Bronzés et détendus ils rirent gentiment en lui rappelant son éternel pessimisme. Cela la rassura. En effet, combien de fois n'avait-elle pas craint des drames qui ne s'étaient jamais produits...

 

Il n'y avait pourtant pas que du mauvais dans cette affaire : les firmes industrielles se frottaient les mains. Les entreprises de vêtements lancèrent des fabrications de treillis plastiques anti-gaz-toxiques, et les électropathéticiens déclenchèrent des campagnes de publicité pour leurs matériaux. ET-YR05, la firme d'Etat qui avait le monopole des semi-déducteurs annula son plan de licenciement. Les centrales syndicales apportèrent leur soutien.

 

On parla de réduire les quantités d'Erkolémie consommé afin de ne pas grever inutilement la facture d'importation de produits chimiques. Elle ne manquerait pas de s'alourdir avec l'embargo imposé, et la mise hors d'usage de celles du Mezzogreen envahi.

 

Patrons et ouvriers protestèrent énergiquement. Comment pouvait-on penser pouvoir se passer de l'Erkolémie dont tous faisaient un usage intensif... Monsieur Modération Hygiénique se retrouva isolé et les speakers de tous les médias, l'invitèrent pour le plaisir de le moucher. Il devint le sujet de toutes les plaisanteries. Beau joueur il montait sans arrêt au créneau, martelant une idée unique, diminuer d'au moins un comprimé la prise quotidienne. Un débat national s'ensuivit dans les cafés, les taxis, les boulangeries. Le pays obtint sa démission.

 

SACGMTF-BUXDZL installa les otages sur les sites stratégiques, les usines chimiques, les barrages et les bases de lancement des missiles... On inventa pour eux l'expression bouclier humain. Elle fit fureur. On eut l'impression qu'à cause d'eux la guerre était devenue impossible, et que nos malheureux compatriotes n'allaient pas tarder à nous revenir...

 

Marguerite avait de plus en plus de mal à s'endormir. Avant l'endormissement, des images de mort l'envahissaient. L'Histoire la rattrapait. Elle s'imposa une séance de piscine supplémentaire en milieu de semaine afin d'adapter son Kriegsspiel à la nouvelle donne. Elle allongea d'un quart d'heure sa marche quotidienne, menaçant même SACGMTFB-UJXDZL de reprendre la course à pied.

 

Quant à la relecture de La recherche du temps perdu par petites tranches de dix pages, elle ne produisit que les plaisirs littéraires bien connus : une sensation de puissance absolue par l'intoxication généralisée de toutes les connexions du cerveau. Elle n'en dormait pas mieux pour autant. S'éveillait plusieurs fois et geignait même dans son sommeil, fait nouveau. L'inquiétude se transforma peu à peu en angoisse, et elle fut décontenancée de ces symptômes qui chez d'autres étaient banaux. Elle en fit part à la ronde. On pavoisa. Elle regretta de s'en être ouverte, mais la dissimulation n'était pas dans son tempérament.

 

Dans le Mezzogreen, SACGM-TFBUJXDZLO faisait régner la terreur. Les ambassades occidentales étaient encerclées, l'eau et l'électricité coupées. On y brûlait les meubles et buvait l'eau des piscines. Un diplomate était sorti se réfugier dans une ambassade mieux pourvue. Il s'était fait cravater et emmener à Sali-City sous bonne escorte.

 

Les juristes discutèrent pour savoir s'il ne s'était pas plutôt fait alpaguer et conclurent que seul le Grand Conseil du Droit pouvait l'affirmer. Pour les magistrats qui le composaient, il n'y avait aucun doute, on était cravaté si l'action de force précédait les avertissements, et seulement alpaguer quand avait eu lieu les sommations d'usage... Mais ils semblaient avoir perdu de vue qu'on pouvait aussi directement bousiller, niquer, refroidir, allonger et ce, à coup de pétoire, de flingue ou de soufflant...

 

Le Président l'avait solennellement annoncé dans le journal de 20 heures, on était maintenant dans une logique de guerre. Marguerite se réveillait brutalement dans la nuit avec ce terme barrant ses rêves : LOGIQUE DE GUERRE. Elle sautait du lit en sueur, allait boire un verre d'eau, déversait des croquettes au chat qui miaulait et retournait se coucher.

 

Si la guerre pouvait avoir une fin, ce n'était pas le cas de la logique de guerre. Les images télévisées lui revenaient obsessionnellement, un fatras d'armes ensablées dans le désert, SACGMTFB-LO paradant entouré de gardes du corps et entraînant derrière lui, ô surprise le speaker TUOOR essoufflé. D'une déférence absolue, il lui posait des questions sans intérêt.

 

Depuis un mois elle dormait de plus en plus mal. L'angoisse télévisuelle allait crescendo en dépit des efforts qu'elle faisait pour prendre des notes, décoder les images, établir des repères. Rien n'y faisait, elle perdait pied dans le décalage entre les faits et le discours officiel... Cela ne devait pourtant pas être sorcier de dénoncer cette propagande éhontée.

 

L'obscénité fut à son comble quand SACGMT-SH se présenta à la télévision au milieu de ceux qu'il retenait prisonniers. Il les appelait ostensiblement ses hôtes et la mondovision le répercutait dans tous les lieux de la terre... Marguerite fut frappée par la similitude des mots hôtes et otages. Avaient-ils une étymologie commune ? En regardant SACGMT-SHAD au milieu de ses proies on pouvait finir par le croire. Exposées dans des fauteuils Louis XV en bois doré, les invités avaient l'air un peu crispé, mais même dans la vie courante, lequel d'entre nous pouvait affirmer avoir été constamment à l'aise, hors de chez lui ?

 

Les enfants jouaient sur de somptueux tapis. Deux ou trois cachés sous une table trahissaient tout de même une angoisse que leurs parents parvenaient à masquer, sinon à juguler. On écouta SACGMT-SHAH-AN tenir un petit discours dont la teneur n'était pas une surprise. Il disait en substance que si le Mezzogreen était attaqué il se servirait des enfants pour protéger les installations. Disant cela, il passait lascivement la main dans les cheveux du blondinet le plus proche.

 

Cette fois Marguerite en perdit complètement le sommeil et combattant le mal par le mal chercha soutien dans la technique. Elle sortit d'un placard le walkman qu'une nièce lui avait offert et dont elle ne se servait guère en raison des contraintes de gestion des bandes magnétiques et des piles. Elle avait enfermé dans une boîte en bois les quelques cassettes achetées du temps où elle essayait loyalement de s'adapter à la modernité, avant de découvrir qu'elle n'en tirait aucun bénéfice pour sa propre existence. Déjà le matériel cybernétique entré dans l'appartement l'avait obligée à supprimer son bureau pour faire de la place sans en remplacer pour autant les fonctions. Elle choisit la cassette des Maîtres Chanteurs, sourit du jeu de mots, inséra la bande, fit claquer le clapet se rappelant trop tard qu'on lui avait plusieurs fois conseiller d'agir doucement et vrilla les écouteurs sur ses oreilles.

 

La détente vint cette fois plus aisément que les soirs précédents. C'était la guerre, l'affaire était entendue mais finalement elle faisait face, comme elle n'avait cessé de le faire toute sa vie. Satisfaite d'elle-même, elle se laissa aller dans les bras de Morphée. Mais au bout de quelques heures, insuffisante pour une nuit, même courte, elle se réveilla en proie aux mêmes obsessions. Et si des attentats éclataient en ville... qui sait même les bombes chimiques... Une pareille offensive ne pouvait pas avoir été improvisée, et sans doute tout cela était-il prêt depuis longtemps...

 

Elle se souvint des pseudo-étudiants qu'on avait tenté d'expulser l'année précédente, sans y parvenir et des caisses qu'on avait trouvé en forêt de Fontainebleau. L'affaire n'avait jamais été élucidée, et la presse là aussi avait rapidement fait silence... On était déjà accablé en traversant certains quartiers de la ville. Quant aux ghettos de banlieue, on n'y mettait plus les pieds.

 

Elle avait pourtant lutté de toutes ses forces pour empêcher la fracture de s'accomplir, s'imposant le dimanche de fastidieuses promenades dans ces quartiers là, mais les réactions des habitants étaient telles que tous ses efforts pour maintenir sa ligne culture et civisme ne pouvaient compenser l'épais malaise qui lui donnait envie de détaler. Etait-ce possible que cette guerre étrangère et mondiale qui menaçait s'accompagne d'une guerre civile dans la ville même ?

 

L'angoisse la débordait tellement qu'elle sauta du lit et se dit que face à cette idée, il fallait faire le vide immédiatement. Ces feuilletons que la télévision passait la nuit, filmés en gros-plan et en studio, presque sans décors, avec des dialogues pauvres et des acteurs sans génie, cela pouvait tout de même faire l'affaire, si on n'était pas trop regardant...

 

C'était des feuilletons américains achetés au rabais et sniffer cette idéologie de consommation, d'argent, de réussite et d'individualisme n'était pas bon pour l'âme et pouvait même à la longue corrompre... Mais il y avait un péril plus urgent dans la demeure. Il fallait parer au plus pressé et enrayer par tous les moyens la débâcle imminente.

 

Elle alla dans le salon, ne ramassa même pas le verre posé sur le parquet au milieu des restes de cacahuètes grasses écrasées et appuya sur le bouton. La lumière s'établit d'abord avant le son. L'écran blanchit puis bleuit. Le visage de SAC-GMT-SHAH-AGFA-KHAN lui sourit dans l'encadrement.

 

 

 

 

L' ENNUI

28 juillet : La sottise des vacances atteint son point culminant quand la vie professionnelle, elle-même s'écroule. 29 juillet : Mieux vaut partir en vacances que partir à la guerre. 30 juillet : L'expression vacances pénitentielles, qu'est-ce que cela pourrait vouloir dire ? 31 juillet : En période de vacances, à combien estime-t-on, hors taxe de séjour, l'heure de cafard ? 32 juillet : En vacances, on a tout son temps pour penser, est-ce vraiment un avantage ? 33 juillet : On entend parler des vacanciers, mais pas des vacancières, à quoi est-ce dû ? 34 juillet : On s'habitue à tout, même aux vacances. 35 juillet : Ce qui rend les vacances supportables, c'est qu'elles sont payées par les patrons. 36 juillet : Ne perdons pas de vue qu'en matière de vacances, la référence c'est l'été 1940. 37 juillet : La compensation des vacances, c'est qu'on est déchargé du travail. 38 juillet : Ce qui permet de supporter les vacances, c'est la perspective qu'elles auront une fin. 39 juillet : Les mauvais Français font de mauvais vacanciers. 40 juillet : Même dans les pires vacances, il y a des éclaircies. 41 juillet : Tant va le vacancier à la plage, qu'à la fin, il se bronze. 42 juillet : Toutes les vacances mènent à la rentrée. 43 juillet : Il ne faut pas jeter les congés payés avec l'eau des vacances. 44 juillet : C'est en vaquant qu'on devient vacancier. 45 juillet : Aide-toi, les vacances t'aideront. 46 juillet : Le meilleur usage des vacances, est encore de n'en rien faire. 47 juillet : Mais où sont les vacances d'antan ? 48 juillet : Absurdité de devoir se justifier auprès des voisins d'un retour de vacances qui leur apparaît prématuré. 49 juillet : Les vacances les plus courtes sont les meilleures. 50 juillet : Les vacances passées au Centre Beaubourg ne sont pas les pires. 51 juillet : Un dimanche de vacance... Pléonasme ! Et qu'en dire, lorsque c'est en août ? 52 juillet : En poussant la navette, la rentrée viendra. 53 juillet : Tant l'on crie la rentrée, qu'à la fin elle vient.

 

 

L' ATTENTAT

L'attentat avait fait 10 morts et 54 blessés dont 15 avaient dû être amputés. D'accord ! Mais face à ce qui se passait on n'était tout de même pas aussi démuni que certains voulaient bien le dire. Les corps constitués étaient certes partis en vacances, mais rien ne laissait supposer qu'ils ne rentreraient pas. Grâce au radio-guidage, il n'y avait plus de bouchons sur les routes. Les contrôles sanitaires de restauration rapide étaient satisfaisants. La bilharziose n'avait encore atteint ni l'Ill ni la Vilaine. Grâce à la formation des mères, la mortalité des enfants en bas-âge régressait. La campagne contre les cancers de la peau portait ses fruits : les élégantes acceptaient enfin de ne plus s'exposer au soleil.

 

Restaient à régler les problèmes internationaux. Les Patchacoolies n'en finissaient pas de s'étriper, mais chez eux, c'était une tradition. Les Rocamboleurs imposaient à leurs concitoyens un mode de vie qui leur faisait horreur. Les faits étaient incontestables, mais les Occidentaux étaient-ils les mieux placés pour donner des leçons ? Les mentalités du Sud n'étaient pas les nôtres... Les optimistes pensaient que ça finirait par s'arranger tout seul. Quant aux pessimistes on pouvait toujours leur faire remarquer que cela se passait à 2 ou 3 heures d'avion...

 

L'expérience avait montré jusqu'où pouvait aller la désinformation. Ce n'était ni le premier attentat, ni le dernier. Après les batailles rangées, les guerres révolutionnaires, le terrorisme était entré dans les mœurs... c'était simplement la forme moderne de la guerre. On s'en prenait davantage aux civils qu'aux militaires... mais grâce à la nouvelle loi leur frais médicaux étaient pris en charge par l'Etat à 100 % pendant six mois.

 

Aussi fallait-il raison garder ! Rien ne prouvait qu'on ait livré des armes ou trahi une parole donnée. Le Ministère des Affaires Etrangères possédait seul tous les éléments. On pouvait lui faire confiance. Quant aux retournements diplomatiques, ils étaient si fréquents qu'il n'y avait pas de quoi faire sauter le Viaduc de Garabit ! Le Cardinal-Archevêque avait dit de ne pas céder à l'esprit de démission, ni laisser la terreur faire la loi ! Il avait confié aux curés, vicaires et directeurs de conscience le soin de conseiller leurs ouailles sur les méthodes à employer.

 

Les Jésuites poussaient à l'étude des langues étrangères. Les Dominicains avaient lancé une campagne de redressement idéologique. Les Bénédictins offraient des stages de calligraphie. Les Petits Frères des Pauvres n'avaient rien changé à leurs activités habituelles. La charité ne manquait pas d'occasions de s'exercer, la misère touchait même des artistes et des intellectuels reconnus.

 

Evarine n'avait pas besoin de directives. Les déboires de la vie n'avaient pas pu la soumettre. Ne pas céder à la terreur lui était chose facile. Chaque fois qu'elle était humiliée, elle prenait sa boîte de couleurs et partait dans la campagne. Elle pointait au hasard sur la carte une curiosité architecturale, et c'était la bonne. Elle s'y rendait autrefois à bicyclette, désormais en voiture, demain en fauteuil roulant, toujours avec la même fermeté.

 

Grâce à l'entraînement, elle avait acquis une certaine dextérité. Elle avait commencé par de poussives copies au crayon noir, la gomme facilitant les repentirs, puis s'était mise à l'encre de Chine... Elle était maintenant à l'aise avec les pastels qui mêlées au reste permettaient toutes les combinaisons souhaitées. Elle se servait même du Tip-Ex correcteur normalement réservé à d'autres usages et se tenait prête à intégrer n'importe quel nouveau matériau.

 

Il n'y avait pas lieu de céder à la panique certes, mais tout de même il fallait prendre le mal à la racine : ne pas se laisser aller... Le Cardinal Archevêque n'avait pas parlé de l'esprit de Munich, mais ça se comprenait... Son père n'avait cessé de lui citer à temps et à contretemps les paroles de Churchill: Ils ont cru devoir choisir entre la guerre et le déshonneur, ils ont le déshonneur et ils auront la guerre !

 

Aiguillant le hasard, elle choisit la Graufitèle, la ville romaine que les archéologues dégageaient au confluent des deux rivières. Elle l'avait visité autrefois, mais le Ministère étendait les fouilles en remontant vers les Gorges. Depuis sa dernière visite, on avait peut-être fait des découvertes.

 

Elle n'avait pas vraiment envie d'y aller mais parmi les amis morts qu'elle ne pouvait plus portraiturer, il y en avait deux ou trois qui avaient été assassinés par les Rocamboleurs... et puis elle allait faire d'une pierre deux coups : secouer la sidération, mère porteuse du syndrome de Stockholm et tenir à jour ses connaissances d'histoire locale...

 

L'heure n'était guère propice, et le soleil étant à son zénith, il aurait été plus indiqué de rester à faire la sieste, à la rigueur de ranger les placards ou de recoudre quelques bou-tons... Mais l'expérience l'avait montré, lorsqu'il fallait réagir, la brutalité était toujours la bonne méthode... Elle rassembla ses affaires et partit d'un bon pas qu'elle voulait décider.

 

La route descendait du plateau entre les vignes et les terrasses. On contournait les rochers de la réserve ornithologique. On continuait entre les champs de maïs et de tournesol. On arrivait à une vieille bâtisse. De facture classique, elle avait des ouvertures minimum. Dans ce pays aux étés torrides, c'était plus efficace que l'air conditionné. Les pins Cimbro et les cèdres plantés à l'entour lui donnait l'allure d'une hacienda.

 

Elle se gara à l'ombre de la haie de thuyas, descendit de la voiture avec son fourniment, cabas, chapeau de paille, carton à dessin, ferma à clef et vérifia plusieurs fois que c'était bien fermé. Elle se maudit de ce tic obsessionnel et s'approcha de la grille. Un panonceau indiquait qu'il fallait sonner et attendre. Elle regarda sa montre : 14 h, c'était un peu tôt, surtout en ces jours caniculaires, mais normalement NOR-MA-LE-MENT, d'après les heures d'ouverture, c'était ouvert ! Elle sonna et attendit, son carton à dessin bien droit sous son bras.

 

Aucun doute elle était en règle. Mais tout de même... Sonner à la grille des fouilles archéologiques de la Graufitèle, un carton à dessin sous le bras en pleine chaleur, en plein été, en pleine campagne, en pleines vacances, était-ce bien là, la place d'une femme quinquagénaire ? Cette petite musique de la culpabilité, elle la connaissait très bien et aussi les moyens d'y faire face...

 

Tout de même elle était étonnée d'être seule, après les articles qu'il y avait eu ces temps derniers dans la presse. La déculturation allait bon train !... à moins que ce fusse les journaux eux-mêmes qui perdissent leur lectorat. On le savait, la crise de la publicité avait eu un effet désastreux sur la diffusion de la presse...

 

On avait déjà mis à jour des ateliers de maréchaux-ferrants, de céramistes et de bateliers. Les archéologues prétendaient que les constructions de cette zone industrielle avant l'âge, s'étendait sur une dizaine de kilomètres. Certains disaient même déjà que c'était la plus grande ville romaine, après Rome bien entendu... La région n'était pas avare de ce type de vestiges : meules de moulins, citernes, tronçons de dalles d'anciennes voies qu'on avait avec bonheur intégrés aux sentiers de grande randonnée.

 

On vint lui ouvrir. Elle monta les trois marches qui la séparaient de l'entrée de la maison. Dans le vestibule Art Nouveau, un comptoir proposait aux visiteurs prospectus, brochures et cartes postales... Les tarifs étaient affichés. Elle paya le prix fort sans essayer de négocier la réduction à laquelle elle aurait éventuellement eu droit. Puis pour avoir les coudées franches dit au guide qu'elle connaissait très bien les lieux, et n'avait pas besoin de la visite accompagnée que le tableau à lettres adhésives annonçait.

 

Il n'insista pas. Il aimait son métier et ne dédaignait pas de combler les carences des visiteurs, tentait de donner aux plus cultivés le goût de poursuivre et était même capable d'intervenir sur les calendes grecques... Mais tout de même il ne fallait pas confondre l'apostolat et le sacrifice. Ce n'était tant pas réciter le discours qu'il connaissait par coeur qui l'effrayait, après tout il était payé pour ça, et à la longue, il pouvait le faire, même en pensant à autre chose, mais que ce fut en plein soleil.

 

Evarine perçut son hésitation et prit ses marques : Ne vous inquiétez pas dit-elle, inutile de m'accompagner, je viens juste pour rêvasser... Elle s'éloigna nettement pour confirmer qu'elle ne désirait pas sa compagnie. Rêvasser avait-elle dit... Elle n'était pas très fière de cet autodénigrement... Non, elle ne venait pas du tout pour rêvasser... Si encore elle avait osé dire REVER...

 

Elle ne venait pas pour rêver, encore moins pour rêvasser, mais pour OEUVRER... Pour OEU-VRER ! RE-A-GIR !... Pour dessiner ! Peindre ! Barbouiller, colorier, gâcher du papier, perdre son temps, ricanaient en elles les voix sarcastiques de sa parentèle intériorisée. Mais non OEU-VRER ! maintenait elle contre ses démons qui s'en donnaient à coeur joie... Ils n'étaient pas si mal ses dessins ! Le trait était ferme, les couleurs osées mais seyantes, et dans une exposition où on n'aurait pas fait mention de sa qualité de femme, elle aurait pu avoir un prix.

 

Le guide lui indiqua au fond du vestibule l'ouverture qui descendait vers ce qui, avant qu'on entame les fouilles, avait dû être le jardin. Evarine se demanda si étant donné la configuration des lieux, on ne serait pas acculé à un moment ou à un autre à détruire purement et simplement la maison pour donner aux ruines toutes leurs grandioses cohérences.

 

Avec une logique pareille, on pourrait un jour exiger de l'espèce humaine qu'elle remette la nature dans l'état où elle l'avait trouvée... Venait-elle en fait à la Graufitèle pour méditer sur l'éternité comparée des ordres humain et naturel ? Le dessin n'était-il qu'un prétexte pour être dehors ? Un alibi en quelque sorte ? Il fallait alors oser le dire... O-SER LE DI-RE !

 

Elle passa la porte et ce fut le choc... Les fouilles s'étendaient bien en contrebas, comme dans son souvenir, mais ce n'était pas tout à fait les petits chemins incertains entre les murs bas, les tumulus inexplorés, les figuiers et les lauriers roses qu'elle avait prévu... Une épaisse balustrade interdisait maintenant d'accéder aux ruines qu'on devait se contenter d'observer du chemin de ronde. On pouvait au mieux s'appuyer sur le parapet.

 

Eh bien non, elle ne pourrait pas oeuvrer ! Œuvrer ... Cela voulait dire s'asseoir sur un muret en pierres du pays, à l'ombre d'un arbre, à l'écart de la foule et à partir de là, lais-ser sur la feuille, le monde prendre sa forme. Du moins si on entendait par monde, les liens entre une réalité historique et une personnalité artistique... Devant cette énorme palissade le mot œuvrer prenait toute sa force sémantique.

 

Adieu maison des potiers à la sanguine... Adieu thermes publics à l'encre de Chine... Adieu temple de Vénus aux pastels mauves... Elle fredonna... N'est-ce pas un sanglot de la déconvenue... il ne s'agissait pas là de la corde brisée au doigt du guitariste (tout le monde aura reconnu les vers du regretté Louis Aragon, qui tout stalinien qu'il fut ne fut pas le pire)...

 

Libérée par cette première soupape, constatant qu'elle était seule puisque le guide était retourné finir sa sieste, elle se mit à chanter à haute et intelligible voix la fin du couplet, comme d'autres, déjà ligotés aux poteaux d'exécution entonnent la Marseillaise... Et pourtant je vous dis que le bonheur existe, ailleurs que dans le ciel, ailleurs que dans les nues...

 

Finalement le fait que le poète eut été stalinien était-ce si important que cela ?... L'essentiel n'était-il pas qu'il ait fait confortablement son oeuvre, et qu'elle fut éditée ?... De toutes façons, maintenant que l'URSS s'était effondrée, le stalinisme n'avait plus aucune importance, alors que son oeuvre était là... La preuve !

 

Et telle un torero portant l'estocade au coeur du malheur du monde, elle termina à pleins poumons . Mais elle cala au refrain Que serais-je sans toi qui vint à ma rencontre, que serais-je sans toi... Là, il ne fallait quand même pas exagérer...

 

Elle prononça alors une de ses innombrables formules qui lui permettaient de rebondir Il n'est pas nécessaire d'entreprendre, il suffit de persévérer... C'était vite dit... Cela ne s'appliquait pas à la situation ! Ce dessin-là, cette OEU-VRE-là, il fallait justement l'entreprendre... S'y mettre et la prendre par où, maintenant que cette barrière... Et puis quelle chaleur !...

 

La raison avait eu bien raison de conseiller plutôt la sieste tranquille... Du point de vue technique, la canicule tombée, les ombres dégagées, la création aurait été plus facile... C'était indiscutable mais ne prenait pas en compte les contraintes familiales, ces malheureux paramètres qui paralyseraient tout le système si on leur accordait la moindre attention. Ce n'était certes pas le bon moment pour venir dessiner, mais aux autres, c'eut été impossible...

 

La balustrade en elle-même n'était pas laide. Dans cette région, terre de culture, rien ne l'était, des lavoirs aux abris bus, tout aurait mérité de figurer à l'inventaire du patrimoine... A bonne hauteur, elle protégeait sans masquer. On n'avait pas regardé à la dépense. En chêne traité, elle était même, on pouvait lâcher le mot : esthétique.

 

Elle était confortable certes, mais un rapide tour des yeux le confirmait, hermétiquement close... C'en était fini de cette suave symbiose avec l'architecture... Pour la prière dans le temple de Minerve, on pouvait repasser...

 

De la grotte de Lascaux au château de Chambord, le constat était le même. Là, on emportait une boiserie qu'on arrachait et même si on pouvait une pierre sculptée. Au minimum on graphitait. Il fallait le reconnaître, quelquefois avec art. Entre les fresques de la Sixtine et les A Julie accompagnés de dessins suggestifs... qu'est-ce qui faisait la différence ?... Le temps ? Les canons académiques ? Les coteries ?... Et si le goût était subjectif, comment prétendre que Michel-Ange était supérieur à un tagger de banlieue ?

 

Les faits étaient là, laissés à la disposition de tout un chacun, une oeuvre d'art qui avait traversé les siècles était réduite à néant en dix ans... Depuis les Vandales, aimables précurseurs, le vandalisme était entré dans les moeurs... On n'y pouvait rien !

 

La démocratisation avait ses avantages... Il fallait en supporter les inconvénients. On pouvait incriminer la mauvaise éducation, l'instinct de mort, la disparition de l'instruction civique, le changement de méthode dans la pédagogie de l'Histoire, le laxisme social en général et des parents en particulier, l'échec de la Grande Révolution prolétarienne, le néoconservatisme des syndicats ou le mensonge d'Etat, voire même l'hérédité et la génétique... pour le moment, on n'y pouvait rien changer.

 

Il fallait admettre que si à long terme le tourisme de masse produisait une certaine augmentation et même une augmentation certaine du niveau culturel des populations, à court terme, il était une CA-TAS-TRO-PHE pour les oeuvres elles-mêmes. Mais on ne pouvait pas être contre la démocratie !

 

A la décharge des populations, il fallait reconnaître que certains chantiers d'autoroutes ou de parking avaient de leur côté esquinté des cimetières mérovingiens sans qu'on mette en cause pour autant l'automobile... Heureusement on avait pris conscience du problème et aux dires des experts, le pire était derrière nous. Il fallait être RAI-SON-NA-BLE ! A Carnac aussi on avait entouré les alignements des mégalithes d'une palissade un peu triste et à Lascaux on faisait visiter une fausse grotte pour économiser la vraie...

 

Evarine venait d'apercevoir de l'autre côté des fouilles, un banc à l'ombre d'une arbre, d'assez belle allure dont on pouvait espérer qu'on aurait une vue acceptable sur les vestiges de la Graufitèle. Elle pratiqua la méthode qu'elle connaissait la mieux, celle de ce pharmacien génial qui le premier avait eu l'intuition de la psychosomatique... Là-bas, on allait être très bien. ON AL-LAIT E-TRE TRES BIEN. Elle se le répéta plu-sieurs fois, jusqu'à ce qu'elle y crût.

 

De toutes façons, le Cardinal-Archevêque l'avait dit, il ne fallait céder ni à la panique, ni au terrorisme, ni à l'esprit de démission. Il fallait RE-A-GIR, et ce n'était pas parce que le projet ne se présentait pas aussi bien que prévu qu'on allait renoncer... C'était la guerre. Renoncer maintenant aurait été une désertion...

 

Elle s'engagea dans le petit chemin. En dépit de ses bonnes résolutions, elle sentit venir l'agitation. Elle pratiqua les exercices respiratoires. Elle se calma. Après tout, on ne savait même pas si cet attentat était le fait des Patchacoolies ou des Rocamboleurs. On ne savait pas non plus si c'était un accident regrettable – certes - mais isolé ou au contraire, le début d'une série. Il fallait se cuirasser... SE CUIR-RAS-SER...

 

ÇA Y ETAIT, ON Y ETAIT au pied de cet arbre à forme étrange... A lui seul il valait le déplacement. On aurait dit un saule par l'allure générale et le feuillage, mais il n'y en avait pas dans la région. Si les feuilles n'avaient pas été si longues, cela aurait pu être un amandier.

 

Ce devait être une sorte de prunier à en juger par les fruits qui pendaient aux branches ou à la ronde, jonchaient le sol. Du calibre des mirabelles, ceux qui étaient à terre, avaient la couleur des quetsches. Enchantée Evarine s'assit sur le banc de pierre installé en dessous. Dans le soleil, par transparence, certaines prunes qui pendaient aux branches avaient une couleur lumineuse entre le rose et le mauve. Elle n'était pas sans rappeler les vitraux du Moyen Age. Elle avait bien fait de venir, elle le savait : l'effort était toujours couronné de succès.

 

A observer les fruits tombés, sa joie devint amère... Quel péché de négliger ainsi la générosité de la nature... Tous ces fruits sur l'arbre et par terre des deux côtés de la balustrade... les uns crevés en arrivant au sol, les autres écrasés par les visiteurs, d'autres enfin apparemment intacts...

 

C'était bien cela, dès que les fruits n'étaient pas aux normes des mercuriales... Elles étaient pourtant peut-être meilleures que celles qu'on trouve sur les marchés... A comparer les pommes des vergers domestiques... et les goldens... C'était peut-être pareil...

 

Evarine était bien tentée de les goûter... Mais... MAIS... Cet arbre ne lui appartenait pas... Même les juristes accommodants étaient formels... Le droit de propriété, c'était la somme de l'usus, du fructus et de l'abusus. Si le paiement acquitté à l'entrée donnait droit de circulation dans la propriété, et encore seulement en dehors de la balustrade, et aux heures ouvrables, il n'autorisait en rien la cueillette des fruits... L'usus n'était pas le fructus. La chose était certaine.

 

Que le chantier des fouilles appartienne au Ministère de la Culture ou de la Région, au Département, à la Municipalité ou voire même à un simple particulier même avec un cahier des charges, cela ne changeait rien à l'affaire... Le fonctionnement de la propriété était le même... Si elle aussi enfreignait la légalité, comment pourrait-on lutter contre le terrorisme, cette plaie des pays libres ?

 

Elle sortit une feuille de son carton à dessin, chercha les pinces dans la petite boîte au fond de son sac, se félicita de son organisation et considéra un moment le panorama. Il fallait déjà déterminer qu'elle était la technique la mieux à même de rendre compte de ce maelström de ruines. Toutes ces teintes voisines poussaient vers l'emploi des encres pour soutenir les traits.

 

Elle ouvrit la boîte métallique contenant les petites bouteilles, dégagea le porte-plume en bois d'érable, sourit de satisfaction au vu de la plume un peu rare qu'elle y avait adaptée, et se lança... Ou du moins, elle voulut se lancer parce que toutes ces prunes pendant aux branches et roulant par terre, ne cessaient pas de la tenter... Il était interdit de les cueillir, mais peut-être pas de les ramasser ?... Le glanage était une tradition bien établie !... On n'avait jamais empêché les pauvres de ramasser les nourritures dédaignées !

 

Mais non ! Le droit était formel, il ne fallait pas confondre la loi et la coutume, bien que la coutume pouvait elle aussi être source de droit... à condition, Evarine s'en souvenait exactement qu'elle ait été constamment et depuis toujours observée et considérée comme obligatoire par ceux qui l'observent... Devant les tribunaux, ça pouvait à la rigueur se plaider...

 

En tous cas, ce n'était pas hygiénique, et même vraiment malpropre. Il ne pouvait pas être question de savourer CE-LA ! On pouvait tout au plus les emporter à la maison, et les laver avant de les manger. Cette solution juridico-sanitaire permettrait aussi d'y montrer ce trésor de l'arboriculture aborigène...

 

La tristesse l'envahit car elle savait bien que sa joie ne serait pas partagée. Au mieux obtiendrait-elle un Ah oui ! poli et au pire... Il valait mieux qu'elle garde sa joie pour elle seule, sa jubilation extatique du monde... Et puis emporter ces prunes à la maison, c'était plus vite dit que fait. Il fallait les emballer et dans quoi ?...

 

Prendre une feuille de papier à dessin allait les écraser. Sans compter le prix... Souillé de jaune de Chrome et de Bleu de Manganèse, le chiffon à peinture était dangereux. Restait le mouchoir, mais Evarine en avait un perpétuel besoin. Sujette à toutes sortes de petits malaises, le carré d'étoffe était sa panacée. Pour des raisons morales, juridiques, médicales et pratiques mieux valait renoncer à ces prunes.

 

Elles n'avaient peut-être aucun goût et c'était sans doute pour cela qu'on ne les commercialisait pas... Mais des prunes, même peu savoureuses, c'était l'essence de la vie, et les terroristes n'allaient certainement pas en rester là. En général ils récidivaient jusqu'à la satisfaction, et dans ce cas-là, les règles morales et juridiques... Non, non et non, se répétait Evarine pour s'en convaincre... Il faut que la digue tienne ! Absolument ! AB-SO-LU-MENT !

 

Elle fixa résolument la feuille blanche... Un paysage de ruines sans personnage... Pierres sur pierres, autant dire ton sur ton. Entre les beiges pâles, les beiges fauves, les beiges moyens, les beiges roux, les beiges bruns et les beiges francs... Il fallait être orfèvre... C'était difficile, même pour une artiste aguerrie. C'était tout juste si de temps à autres des briques rompaient un peu. UN PEU, ce camaïeu pour experts...

 

Il fallait prendre le problème de beaucoup plus haut, comme vu d'avion, ou du moins de la montagne d'en face. Dans ce cas, les circonvolutions des pierres, les rejointoiements au mortier et leur forme même passaient inaperçus. On pouvait se contenter des grandes lignes.

 

Barrant la feuille en tous sens de vigoureux traits de plume elle indiqua les grandes masses... Ça y était, le plus dur était fait !... Le Cardinal-Archevêque avait raison, il fallait RE-A-GIR, ne pas céder à l'esprit de démission, il fallait oser. O-SER ! Ces terroristes à la fin, c'était quand même pas eux qui allaient faire la loi... Elle se recula un peu du car-ton pour juger de l'effet. C'était assez réussi et tant mieux parce que là-bas...

 

Un groupe de touristes s'avançait... Ah c'était donc ça... Ils avaient bien fini par arriver... Tiens, il était déjà si tard que ça ? Elle avait rêvassé tout ce temps-là ? Eh bien alors, les prunes quelle source d'inspiration ! A moins qu'elle ait consacré deux heures à méditer sur le rapport entre le droit et la coutume dans des sociétés antagonistes...

 

Ils allaient arriver à sa hauteur, ne manqueraient pas de se pencher par-dessus son épaule et il valait mieux alors que le résultat soit présentable. Parce qu'être une femme seule sous un prunier, ça n'était déjà pas très normal, mais si l'œuvre n'était pas crédible, alors là c'était l'hallali !

 

Elle se souvint des commentaires acides des passants dans ces commencements. Combien de fois avait-elle été obligée de cacher contre elle le carnet ? Puis à force d'entraînement, ce fut moins mauvais et les propos simplement ironiques. Il y eut enfin, comme elle entrait dans la catégorie peintre amateur un peu de sympathie, et pour finir de l'envie...

 

Suivant son mentor, la petite troupe s'avançait vers elle... Elle avait bien fait de venir pendant les heures creuses, et tant pis pour la chaleur, car maintenant il allait falloir supporter les commentaires... Le guide étendait le bras vers les tas de cailloux et récitait les généralités d'usage Voyez-vous Messieurs-Dames en se tournant vers le petit groupe de touristes, un échantillon de la faune habituelle :

 

Un couple d'amoureux tout-beau-tout-nouveau qui se serait embrasser n'importe où, des célibataires préférant l'Histoire de l'Art au prurit conjugal, une famille inculquant aux enfants le goût de l'archéologie à coups de taloches, une jeune fille assez bien faite, sans oublier les quelques scandinaves dont les femmes paraissaient moins malheureuses que celles d'ici...

 

Evarine trouvait les touristes peu polis. Ils n'écoutaient pas le guide. Voire même, ils lui tournaient le dos, à lui et aux ruines, c'était tout un. Elle se félicitait d'avoir elle-même trouvé cet échappatoire de bon aloi.

 

Peut-être l'attentat les affectait-il aussi... 10 morts et 54 blessés, dont 30 encore à l'hôpital... On avait beau ne pas les connaître personnellement... Peut-être craignaient-ils les uns et les autres qu'une bombe explose là, au beau milieu des ruines... Le risque était minime... Ce lieu était peu fréquenté et du point de vue de la destruction, les résultats étaient déjà là... On avait beau savoir que dans son principe le terrorisme était aveugle, c'était peu probable...

 

Peut-être n'avaient-ils pas entendu le Cardinal-Archevêque dire qu'il fallait ne pas céder à l'esprit de démission... Ou bien habitués à l'hédonisme n'avaient-il aucune idée de ce que pouvait signifier RE-A-GIR... A moins et cela aurait été flatteur, qu'ils aient été plus intéressés par sa présence à elle que par les ruines.

 

Après tout, une quinquagénaire installée seule à dessiner sous un prunier... ce n'était pas si fréquent et l'ensemble peut-être plus esthétique qu'elle le croyait. Il fallait lutter contre ce vieux fonds de complexe d'infériorité dû à l'enfance... Cela devait maintenant être dépassé... DE-PAS-SE.

 

Le guide lui-même n'était pas très concentré et la regardait de plus en plus fixement au fur et à mesure que longeant la balustrade, le groupe se rapprochait d'elle. Pouvait-on admettre, se demanda Evarine, que cette simple menace de terrorisme entacha la conscience professionnelle ?

 

Mais non, ce vicaire de l'Art tenait bon et répondit à la question que la jeune fille venait de lui poser : Non. Mademoiselle, la niche que vous voyez là ne servait pas à poser la télévi-sion ! Hélas, ce n'était pas la menace de l'attentat qui distrayait ce brave homme, mais le débardeur tricoté au crochet qui laissait voir les seins de la pécore se dandinant sur ses semelles compensées, un appareil au bout du bras...

 

Evarine accusa le coup. Cette légère fissure dans l'ordre établi que crée n'importe quel acte de violence inattendu auquel s'ajoutait maintenant la déception narcissique rendait plus difficile la poursuite du dessin. Les grandes masses étaient fixées, c'était entendu, mais il fallait poursuivre, à moins d'accepter un changement de style et ce n'était pas le moment.

 

Lorsqu'il fallait réagir, une part importante de l'énergie était consacrée à juguler l'entropie. On n'était pas disponible pour les révolutions artistiques... Elle en voulait un peu à cette jeune fille de fissurer la résistance nationale et au guide de se laisser mener par ses instincts... Mais fallait-il vraiment le lui reprocher... Si les types n'avaient pas eu le souci permanent de féconder le fécondable... L'espèce n'aurait jamais pu proliférer.

 

Un bruit incongru recentra sa réflexion, un tic-tac qu'on pouvait attribuer à une montre bruyante, un radio réveil déréglé ou à un minuteur de four... Mais que cette mère de famille permanentée en ait eu un dans son cabas était d'autant plus improbable que la plupart de ces engins étaient maintenant intégrés au four lui-même... Etait-ce le baladeur de ce grand dadais indélicat... mais ce genre d'appareil n'avait pas de tel agencement...

 

Décidément, il fallait s'y faire. Ce n'était plus le monde de sa jeunesse. Elle ne cessait de se le répéter... Un monde, la rencontre d'une personnalité et d'une réalité historique... HIS-TO-RI-QUE. Et cette réalité historique là, elle avait bien changé ! La cybernétique avait tout envahi. Au point qu'on pouvait même parler d'espèce technique à la place d'espèce humaine...

 

Tous étaient pris dans cette grande transformation, les Jeunes et les moins jeunes, les toujours jeunes, les encore jeunes, les à l'allure jeune et les plus jeunes que jamais. La mutation était à l'oeuvre everywhere ! E-VE-RY-WHE-RE : les radars, les pacemakers, les réglages photographiques, l'ingénierie médicale, la domotique, la bureautique, les reins artificiels, les baladeurs, les téléphones sans fil et les ordinateurs gonflables tout cela constituait un grand maelström dans lequel la nouveauté était à l'oeuvre...

 

Il fallait s'y faire, on ne cessait de le lui répéter : s'adapter à la modernité ! S'A-DAP-TER A LA MO-DER-NI-TE... Comme il fallait aussi selon le Cardinal-Archevêque, ne pas céder à l'esprit de démission, ça faisait un peu beaucoup à la folie, mais enfin, puisque le monde c'était la rencontre métafortuite d'une personnalité et d'une réalité historique, il fallait faire avec...

 

Il n'était pas suffisant de REAGIR, il fallait s'adapter et les deux allaient de pair... On lui racontait complaisamment tous les malheurs qui avaient frappé ceux qui n'avaient pas pu s'adapter à la modernité. Les Indiens refoulés par les allogènes, extragènes et allophones, les artisans qui n'avaient pas mesuré l'ampleur de la Révolution Industrielle en devenant meilleur marché que les machines, sans parler des copistes qui avaient raté le tournant de la reprographie... On lui susurrait que sans le Minitel, elle était une invalide sociale. Elle l'admettait...

 

Rêvasser, c'était bien ce qu'elle faisait mais ensuite, comment passait-on de la rêvasserie à la méditation, puis à la contemplation ? De la même façon sans doute que ses plumes et pinceaux couraient sur la feuille, apparemment au hasard, mais s'ordonnançant peu à peu pour dégager des formes.

 

Il n'y avait pas de règle générale, c'était au coup par coup, de façon intuitive, discursive et symbolique qu'il fallait laisser l'esprit du lieu prendre sa forme, PREN-DRE et non pas la lui donner et ce n'était jamais deux fois la même chose.

 

Le même, c'était ce chaos dans lequel chaque particule s'agrégeait à d'autres pour tenter de prendre une forme... Elle savait aussi que chaque organisme déjà installé s'opposait par tous les moyens à l'avènement d'un être nouveau pour le maintenir à l'état de gisement.

 

Pour réussir un dessin, il fallait saisir l'esprit du lieu, du site, de la personne, du monument, du paysage, c'est-à-dire comprendre ce qui est là, CA/LA tentait d'advenir, et le faire apparaître ! Il fallait deviner dans la petite fille, la sphinx qu'elle rêvait d'être, dans l'homme le gisant qui le hantait, et dans ses ruines, la civilisation tutélaire qui n'avait pas dit son dernier mot.

 

En exagérant les torsades du temple de Vénus, en soulignant le pourtour des briques des fours, l'esprit du lieu surgirait. Ces fouilles apparaîtraient alors que dans leur essence : un présage, une prophétie... Ainsi pouvait-on vivre en permanence l'inspiration sacrée, ce souffle qui soufflait sur toutes les choses.

 

Retrouvant ses marques culturelles et artistiques, Evarine aurait été tout à fait à l'aise si ce tic-tac ne s'était fait de plus en plus insistant au fur et à mesure que le groupe de touristes se rapprochait... Ça devait venir de la montre de ce beauf dont le short serré entrait entre les fesses. Quand il se retournait, sa bedaine passait dessus sa ceinture et on n'osait pas lui conseiller de la desserrer...

 

N'était-ce pas plutôt le baladeur de la grande asperge mais comment admettre qu'un petit appareil fasse un tel bruit ? Ou le radio réveil que la pécore à nu-pieds tenait à la main et qu'elle n'avait pas pu régler correctement. Il ne fallait pas lui en vouloir car même avec les modes d'emploi, les manipulations modernes étaient devenues si compliquées qu'on s'y perdait. Certains n'ayant pu régler l'heure d'été, devaient en permanence apporter des correctifs saisonniers à la lecture de leur pendule...

 

Le groupe de touristes était maintenant devant elle et elle aurait pu sans impolitesse, se joindre à la conversation. Elle entendait le guide poursuivre consciencieusement ces explications Voyez-vous Messieurs-Dames, le soubassement qu'on voit là, c'est le contrefort de la Villa romaine qui s'étend...

 

On avait beau éviter d'y prêter attention, le tic-tac en contrepoint empêchait le suivi... probablement sous toute la couverture du champ de tournesol, de ce côté, tic-tac, tic-tac, le brave homme indiquait de la main le champ dont il parlait car les visiteurs étaient bien incapables de distinguer le tournesol, du blé ou de la betterave...

 

Tic-tac, tic-tac... tout en s'efforçant de garder son calme, le guide lui-même paraissait mal à l'aise. S'il laissait paraître son trouble, qu'allait faire cette bande de touristes qui ne savaient pas si Joinville c'était avant ou après Commines !

 

De son côté, Evarine s'efforçait de se contrôler. Si en pure logique, il était possible, POS-SI-BLE qu'il y ait de nouveau des attentats de la part des Patchacoolies ou des Rocamboleurs et encore on ne savait pas desquels, il était improbable que ce soit à cet endroit-là... IM-PRO-BA-BLE ! et elle martelait cette évidence dont il ne fallait pas démordre... Mais le tic-tac continuait... Tic-tac, tic-tac... Le Cardinal-Archevêque et le Pharmacien Coué avaient beau dire... Elle n'était pas rassurée.

 

L'inquiétude gagnait le petit groupe. La façade hautaine du beauf se lézardait. Il n'aurait pas résisté longtemps à une attaque de commandos ! La pécore se grattait avec insistance le haut du nez... ce que les ethnologues s'accordent à reconnaître comme un signe de désarroi ! Les enfants commençaient à se chamailler... et le discours du guide donnait quelques signes de désordre... Les mastabas n'avaient rien à faire là...

 

IN-VRAIS-SEM-BLA-BLE ! Evarine avait beau se le répéter avec toutes les techniques de la conviction apprise, le doute faisait plus que s'insinuer, l'idée s'enracinait... Elle ne niait pas l'importance du conflit entre les Patchacooleurs et les Rocambolistes, à moins que ce soit entre les Patchacoolistes et les Rocamboleurs, ou encore à l'intérieur de chacun...

 

Peut-être n'était-elle pas suffisamment informée... Elle voulait bien l'admettre... On ne pouvait pas suivre tous les conflits dans les détails... Tic-tac, tic-tac, tic-tac... Oui, si on voulait, peut-être était-elle un peu responsable... Tic-tac... La fameuse histoire des matières premières que paraît-il on ne payait pas à leur coût... Mais leur coût qu'est-ce que c'était ? Le prix du travail ? Le prix du marché ? Un prix politique décrété ? Et par qui ? Et si c'était le prix du travail, à quel taux ? Ces gens-là ne vivaient pas comme nous... Trois dattes et un bol de lait...

 

Et puis à la fin, tic-tac, il y en avait marre d'être toujours en position d'accusée... Nous cela faisait des générations qu'on travaillait sans jamais se laisser aller... Bien sûr, le contentieux démographique oui c'était là le vrai problème... Mais aussi pourquoi est-ce qu'ils faisaient autant d'enfants ? Tic-tac...

 

D'accord de notre côté on n'avait pas... Sans doute qu'à force de trouver normal le célibat et l'homosexualité, ça ne devait pas aider... Mais enfin maintenant qu'on avait la reproduction artificielle on pouvait trouver des solutions... Tic-tac... A priori, ce n'était pas ses idées, mais c'était un secteur sur lequel, au sujet duquel, dans lequel, elle acceptait d'évoluer... On ne pouvait pas aller contre le progrès. Par définition. PAR DE-FI-NI-TION !

 

Le raisonnement consistant à se dire qu'il était tout à fait improbable, IM-PRO-BA-BLE, qu'il y ait ici un attentat ne tenait pas la route face aux forces obscures, chtoniennes CHTO-NNNNN-NIENNES, intuitives, parapsychologiques, irrationnelles, antécambriennes, néoplasmiques, contraplacentaires, que c'était bien cela qui se préparait...

 

Plus les enfants se bourraient de coups de poings amicaux, mais maman on s'amuse, plus le faciès sadique du beauf réapparaissait sous son masque olympien, plus la pécore devenait une ingénue démunie, plus le guide s'emmêlait dans les oukases papaux, plus la mère de famille comprenait que ça allait être de sa faute, plus les amoureux se serraient l'un contre l'autre, plus les scandinaves essayaient de savoir de quoi il s'agissait, plus les célibataires plongeaient le nez dans leur guide, plus Evarine se disait que tant pis pour les injonctions du Cardinal-Archevêque, le mieux était quand même de foutre le camp pendant qu'il en était encore temps...

 

Il suffisait de replier calmement la boîte des encres de couleur, tant pis pour le méli-mélo, on rangerait plus tard et puis même si elle était maculée, on en trouverait une autre, des boîtes de biscuits métalliques, ce n'était pas ça qui manquait... Tic-tac... parce que ranger c'était quand même plus long qu'on croyait... Tic-tac...

 

Pour le carnet on pouvait le laisser ouvert et le passer tranquillement sous son bras. Ça finirait de sécher sans faire de tache parce qu'avec les encres de couleur, la difficulté était là. C'était in fine, in fine, IN FI-NE la seule précaution à prendre...

 

Tic-tac... Le bruit devenait tellement insistant que plus personne ne cherchait désormais à sauver la face... La pécore était au bord de l'hystérie, le beauf allait presque pleurer, la mère de famille, ça y était, elle l'avait reçu sa torgnole, sa mornifle, sa rouste, sa baffe parce que quand même, non mais, qui c'est qui commande ici... et si tu continues, je t'en remets deux autres...

 

Il fallait bien pourtant qu'elle continue à s'en occuper des loupiots, la mère de famille. On avait beau dire, les vacances, c'étaient jamais des vacances pour elle, et ils ne lui avaient pas demandé l'autorisation pour se rouler dans la poussière et l'une des célibataires cultivées amatrice d'histoire de l'Art essayait bien de ramener le calme, et le beauf lui demandait de quoi elle se mêlait, et si elle n'en voulait une aussi...

 

Evarine regretta l'absence d'un baryton. Il aurait su, tic-tac... lui... tic-tac, trouver... tic-tac... le ton juste et détendre tout le monde parce que vraiment le guide était en train de perdre les pédales... il ramenait les écuries de Moulay Ismaël et les Musulmans sur les galères de Louis XIV...

 

Ça y est, cette fois... crûment, vulgairement, confusément, terriblement... Ça pétait. Evarine se trouva projetée dans le champ de tournesol, ou de maïs, enfin une de ces grandes plantes à hampes vertes. Le paysan allait l'engueuler et il aurait raison. Maïs ou tournesol, de toutes façons, ce n'était pas bon pour la culture de s'asseoir dessus.

 

Il était interdit rigoureusement RI-GOU-REU-SE-MENT de ne serait ce qu’entrer dans un champ cultivé... La loi, la coutume, la morale, la biologie, et comme aurait dit son oncle Henri, le simple bon sens... LE BON SENS, tout concourrait à déterminer sans faille la ligne juste...

 

Mais la ligne juste ce n'était plus vraiment le problème. Un hurlement déchirait la bouche d'Evarine assise là dans ce champ de hampes vertes. Et les autres qu'est-ce qu'ils faisaient vautrés dans les champs à l'entour... Le beauf appelait sa mère, les amoureux tentaient de se porter secours, les Scandinaves appelaient à l'aide leur ambassade et les célibataires cherchaient leurs livres déchirés, la pécore dégoulinait de sang sur son poitrail au crochet, à moins que le débardeur ait été de couleur rouge, Evarine ne se rappelait plus...

 

Qu'est-ce que c'était ce paquet ? Tout de même les gens exagéraient ! Ils laissaient leurs ordures n'importe où ! On avait beau faire chaque été des campagnes de communication, parsemer les routes de poubelles fluorescentes, ils étaient vraiment dégueulasses, DE-GUEU-LAS-SES ! Rien n'y faisait, c'était trop tard ! Il fallait prendre le problème à la racine. L'éducation, c'était primordial... PRI-MOR-DIAL !

 

Sans éducation rien n'était possible ! Pour les adultes c'était trop tard, mais mince de mince, qu'est-ce qu'elle avait mal au coude ! Ce paquet qu'est-ce que c'était ? A y regarder de plus près un sac à main, sans doute jeté là par des gangsters qui ne manquaient pas de toupet... Ils avaient dû prendre l'argent...

 

Dans un sens, c'était mieux qu'ils laissent les papiers. Elle ferait peut-être bien de ramasser l'objet et de le porter au commissariat. Mais merde alors, ce coude qu'est-ce qu'il brûlait et la pécore à côté qui continuait à saigner et les mômes qui appelaient leur mère et elle qui ne bougeait plus, mais alors plus du tout, pour un coup c'était le repos intégral, son rêve...

 

Et ce sac plastique rose à côté, qu'est-ce que c'était, les restes d'un casse-croûte ? Les gens étaient vraiment sans gêne, des peaux de saucissons et des bouts de pain rassis... avec des franges au bout. Tiens, mais on aurait dit une main de chair humaine et les franges, c’étaient les doigts... Ou ce qu'il en restait... En fait de casse-croûte, c'était à vomir !...

 

Il fallait RE-A-GIR, le Cardinal-Archevêque l'avait bien dit. Réagir ! et s'adapter à la modernité, on n'avait pas cessé de le lui répéter. S'A-DAP-TER, si elle ne voulait pas finir comme les Amérindiens... exclus de tout... Mais quand même là, ce n'était pas facile avec toute cette barbaque sanguinolente, le beauf et la pécore et le petit garçon qui avait une main arrachée et la mère de famille, cette fois complètement rigide... Evarine cherchait le guide...

 

Il était cramponné à la balustrade et pissait le sang par les yeux et les oreilles. Sa conscience professionnelle n'avait pas faibli. Il tendait le bras vers l'Avenue Centrale de la Graufitèle et continuait le commentaire de la visite...

 

« Voyez-vous ici Messieurs-Dames à travers le nuage de fumée et la poussière qui commence à retomber, on voit très bien les constructions à un étage qui était la spécialité des Romains. De ce côté, ce sont les thermes, regardez les conduites d’eau froide/frigidarium et les chaudes / calderium ou coelacanthe... Vous me pardonnerez, mais je ne sais plus le nom exact. On assiste là en direct à un événement inouï, que non seulement personne n'a pu prévoir PRE-VOIR, mais qu'on ne peut pas non plus expliquer, EX-PLI-QUER !

 

Il vient de se produire un phénomène météohistorique qui nous échappe complètement ! C'est une explosion incompréhensible qui vient de remettre sur pied le Temple de Vénus, l'atelier des potiers et les embarcadères des bateliers.

 

Regardez le cortège qui débouche des gorges sur la voie pavée dans ce chahut d'esclaves, de tambours, de lionnes en laisse... Non ce n'est pas un lit à baldaquin transporté sur des montants, mais une litière avec un petit toit rouge, écarlate, amarante, non pourpre, c'est ça !... C'est pourpre, ça me revient. Regardez la troupe se rapproche de nous, les centurions chassent la foule qui encombre les rues et rentre rapidement dans les maisons. Les gens grimpent sur les terrasses pour voir passer le cortège... et ne rien perdre du spectacle... Regardez ce miracle de l'explosion, la Graufitèle en pleine animation, la ville de potiers et de la terre réfractaire, comme elle était il y a 20 siècles, 2.000 ans, 24.000 mois, 730.000 jours plus ou moins quelques nuits...»

 

Il n'eut pas le temps d'achever ses calculs, commit l'erreur de lever le bras en signe de salut et s'effondra en gueulant : Ave César Impérator !

 

 

ELLE NON PLUS

Elle ne va plus dans les librairies, elle a peur de n'y pas voir ses œuvres. Elle ne va plus à l'Université, elle en sait autant que ses maîtres. Elle ne va plus chez son analyste, il est devenu sourd. Elle ne va plus au lycée, il n'y a plus d'élèves. Elle ne va plus à l'Opéra, depuis qu'il est populaire, les places sont hors de prix. Elle ne va plus à l'hôpital, c'est devenu trop dangereux. Elle ne va plus au centre ville, elle ne sait pas y rester à sa place. Elle ne va plus chez ses parents, elle y fait trop souvent le coup de poing. Elle ne va plus dîner en ville, on s'y ennuie. Elle ne va plus dans le Tiers-Monde, il est venu à nous. Elle ne va plus à la Téléculture, elle est passée de mode. Elle ne va plus chez ses amis, ils sont morts. Elle ne va plus dans le métro, elle s'y fait attaquer. Elle ne va plus au bal, elle a déjà un mari. Elle ne va plus dans le Marais, c'est trop cher pour elle. Elle ne va plus en forêt, elle ne peut plus marcher. Elle ne va plus au théâtre, il n'y a pas de place pour ses jambes. Elle ne va plus au gymnase, elle s'est fait virée. Elle ne va plus dans les musées, elle les connaît par cœur. Elle ne va plus à la BPI, elle a disparu. Elle ne va plus chez son amant, il l'empêche d'écrire. Elle ne va plus en Paniculie, elle ne peut pas renvoyer l'ascenseur. Elle ne va plus chez sa sœur, elle habite la banlieue. Elle ne va plus à Ménilmontant, elle ne sait plus où c'est. Elle ne va plus au cinéma, mais cela c'est depuis la mort de Visconti. Elle ne reçoit plus personne, elle tient à ses petites cuillères. Elle ne va plus dans les librairies, elle a trop peur d'y voir ses livres...

 

 

LE CHEVAL D'OR

Il sera une fois. Non, il était une fois. Mais comment savoir si parce qu'elle est déjà arrivée, cette histoire ne se reproduira pas ? Il était une fois, un pays très loin, tout au bout de la raison. Tout au bout de la route. Un pays au-delà des lacs et des montagnes. Au-delà des rivières et des torrents. Au-delà des ravins et des prairies. Un pays de pierres et de chardons. Sans eau ni fontaine. Elles coulaient des mains de ceux qui les ouvraient.

 

Il était une fois une femme. Personne ne savait qui c'était. Elle avait eu tant d'enfants qu'ils avaient peuplé les étoiles. Elle restait sur son balcon. Elle avait une robe et une ombrelle. Des voiles et des dentelles. Un jour, elle vit venir vers elle un morceau de soleil se détachant traversant le ciel. Elle tendit ses linges pour l'attraper. Quand elle ouvrit les bras, on vit dessous ses ailes bleues et or, trois petites gouttes de sang. Elle attrapa le fragment de soleil dans son voile mauve. Elle le secoua. Il en sortit un cheval d'or.

 

Un paysan passa dans la rue avec son fils. Il vit le cheval d'or. Il n'en cru pas ses yeux, car il n'en avait jamais vu. Et comme c'étaient des temps très anciens on ne croyait pas ce qu'on n'avait jamais vu. Il demanda à son fils qui lui ressemblait comme un fils ressemble à son père :

 

- Fils, vois-tu la même chose que moi ?

- Oui Père, je vois la même chose que vous ! répondit le fils. En ce temps-là, les fils voyaient toujours la même chose que leurs pères, car c'étaient des temps très anciens.

- Fils, vois-tu le cheval sur le balcon ?

- Oui Père, je vois le cheval sur le balcon !

- Fils, vois-tu sa crinière d'or ?

- Oui Père, je vois sa crinière d'or !

- Attrapons-le ! dit le père cupide, nous serons riches !

En ce temps-là, les fils avaient toujours les mêmes défauts que leurs pères, car c'étaient des temps très anciens. Ils s'approchèrent, sans bruit de la maison de la femme en mauve. Ils montèrent l'escalier.

 

- Fils, passe par devant et moi je passe par derrière dit le père cupide.

- Père, je passe devant et vous, vous passez par derrière, dit le fils cupide du père cupide. En ce temps-là, les fils avaient toujours les mêmes projets que les pères, car c'étaient des temps très anciens.

 

Ils s'avancèrent. L'un par devant et l'autre par derrière. Ils s'avancèrent. L'un par derrière et l'autre par le devant. En ce temps-là, les fils suivaient toujours les mêmes chemins que les pères, car c'étaient des temps très anciens.

 

Le cheval d'or leur tournait le dos. Il ne pouvait les voir venir.

 

- Allons-y Fils ! dit le père à son fils.

- Allons-y Père ! dit le fils à son père. En ce temps-là, les fils faisaient toujours comme disaient leurs pères, car c'étaient des temps très anciens. Ils étendirent la main. Le cheval hennit de si prodigieuse manière qu'ils en furent bouleversés de frayeur. Ils voulurent retirer leurs mains. Mais c'était trop tard. Ils avaient fait le geste qu'il ne fallait pas faire. Rien à faire. Plus moyen de tourner le dos. Plus moyen de s'en aller. Plus moyen de reculer. Plus moyen de faire comme si cela n'avait pas été. Le cheval d'or s'enfuit en sau-tant du balcon. Le père et le fils ne purent plus bouger. Ni même regretter leur cupidité. Leurs bras avides étaient devenus des branches desséchées. Pour eux, on inventa le verbe arbriser. Tous les enfants le connaissent.

 

Il était une fois un pays, couleur de beauté. C'était de ce pays-là dont rêvait sans cesse la femme en mauve. Elle ne pouvait pas beaucoup bouger, à cause de ces arbres qui encombraient son balcon. Elle rêvait alors. Chaque fois qu'elle y pensait, le cheval d'or apparaissait. Elle le regardait passer, et cela la consolait. Les paysans aussi, mais eux c'était pour l'attraper. Ils disaient qu'à plusieurs, ils allaient bien un jour y arriver. Ils le suivaient partout. Dressaient des plans. Inventaient des pièges. Mais ils ne parvenaient pas à comprendre que le cheval ne passait que quand la femme en mauve y pensait. Elle n'avait ni loi ni règle, à cause des algues qu'elle avait dans le cerveau. On disait que c'était le lavoir des fées. Le Père François était l'homme le plus malin du village. Il dit :

 

- Je vais bien réussir à l'attraper par ruse.

 

Il alla au Bois Sacré. C'est ainsi qu'on appelait le bois près du village. On ne savait plus pourquoi. L'Artiste disait que c'était parce qu'un jour un peintre l'avait pris comme modèle. L'Instituteur assurait qu'autrefois les druides y cueillaient le gui. La Cuisinière affirmait que c'était parce que c'était là qu'on prenait les herbes. Le Menuisier soutenait que c'était parce que c'était là qu'il prenait son bois. Le Curé prétendait que c'était parce que c'était là qu'on enterrait les morts et qu'ils y ressuscitaient. La Débile disait qu'ils disaient tous la même chose, mais personne ne la croyait parce qu'elle était débile. Le Père François ramassa une belle touffe d'herbe. Comme elle venait du Bois Sacré, elle était particulièrement grasse et verte. Il la posa sur le chemin et se cacha derrière un laurier. Il attendit que pensa la femme en mauve. Le cheval s'approcha avec ses reflets pourpres. Il s'arrêta et commença à brouter. Le Père François sortit brusquement de sa cachette. Comme il toucha le cheval d'or, sa main carbonisée tomba en cendres. Curieux spectacle cette branche coupée au poignet à côté d'un bosquet de laurier !

 

- Voilà François le Fourbe, mort de sa fourberie ! dit une petite fille qui jouait à la marelle au bord du chemin.

Les gens du village la massacrèrent. Car ils avaient tous dans leurs vies des choses acquises par fourberie et ils craignaient de finir comme le Père François. Le Père Mathieu était l'homme fort du village. On l'appelait toujours dans les coups durs, et jamais jusque là il n'avait failli à sa réputation. Il y tenait beaucoup, parce que cela lui donnait des avantages auprès des femmes. Car c'étaient encore des temps très anciens, et la force donnait du prestige. Il décida d'attraper le cheval d'or de ses grands bras puissants. Il s'embusqua, pour s'élancer de tout son poids serrant l'animal de ses biceps énormes. Mais hélas, comme pour le Père, comme pour le Fils, comme pour le Père François, le Père Mathieu... Il y avait un arbre de plus dans le village, et un arbre desséché... Un vieillard hocha la tête. C'était le plus vieux vieillard de ce vieux village. Il dit :

 

- Vous me méprisez parce que je n'ai plus de forces et que je ne peux plus subvenir à ma nourriture. Vous aimeriez me voir mourir, parce que je suis votre fardeau et que je vous parle de votre avenir... Mais voyez, la force ne suffit pas à vaincre !... Alors les gens le massacrèrent parce qu'il avait dit vrai, qu'ils avaient peur, et que ce meurtre les soulageaient.

 

Quand les voyageurs demandaient ce que c'étaient que tous ces arbres desséchés personne n'osait répondre, car tous se sentaient vulnérables. Sauf la Débile qui avait gardé la mémoire. Les paysans appelèrent le Seigneur pour leur venir en aide. Le Seigneur était seulement seigneur de la peur des autres. Aussi l'appelait-on Seigneur-de-la-Peur. Il avait une couronne héritée de son père. La Débile prétendait qu'elle était en carton. Mais personne ne voulait la croire parce qu'elle était débile. Le Seigneur vint avec toute sa cour, ses courtisans couchés par devant, et ses traîtres crachant par derrière. Mais comme il voulait se sentir puissant, il ne regardait que par devant. Il descendit sur la place du village et dit aux paysans assemblés:

 

- Qu'on m'amène le cheval d'or !

 

Les paysans désemparés se taisaient, sauf le plus courageux qui dit :

- Messire c'est que justement... La femme en mauve sur son balcon regardait la scène, car elle aimait le Seigneur, bien qu'il fût méchant et prétentieux. Elle aimait aussi le cheval d'or, et comme elle y pensait très fort, il passa juste très près du Seigneur qui s'épouvanta. Mais il ne le montra pas, car il voulait rester Seigneur-de-la-Peur-des-Autres. Il arma son fusil et tira sur le cheval d'or. Une balle l'atteignit en plein poitrail juste là où son poil était le plus beau, comme un soleil aux reflets de sang. Par le trou baillant s'échappa une colombe...

 

- Pourquoi ? demanda le cheval en pleurant. Le Seigneur redoubla de peur devant pareil prodige et il tira à nouveau. Et à chaque coup le cheval demandait pourquoi et il ne s'enfuyait pas... Les paysans détalèrent les uns après les autres. Tous sauf la Débile qui n'avait pas peur et qui dit au Seigneur :

 

- Arrête ! Arrête ! Ne vois-tu pas que c'est toi-même que tu tues ?

 

Mais il ne la crut pas parce qu'elle était débile.

 

- De quoi te mêles-tu péronnelle, dit le Seigneur-de-la-Peur. C'est ta faute ! C'est ta faute à toi ! Il déchargea son fusil sur elle. Mais elle ne mourut pas, car elle était débile.

 

- Méchant ! Méchant, cria-t-elle. Le Seigneur se vexa, car il savait bien que c'était vrai. Il s'enferma dans son château et ne voulut plus parler à personne. La Débile caressa les plaies du cheval, et à cause de cela il guérit.

 

Elle lui montra les arbres desséchés qu'il y avait partout dans le village, et elle lui dit :

 

- Rends-leur la liberté ! Mais il ne le pouvait pas, car c'étaient encore des temps très anciens.

- Alors, dit-elle, fais au moins qu'ils refleurissent au printemps, mes larmes les arroseront. Et cela il le pouvait, bien que ce fût encore des temps très anciens.

 

Et c'est pourquoi maintenant, il y a toujours le Seigneur-de-la-Peur enfermé dans son château, et des fleurs aux arbres chaque printemps.

 


 

Nous remercions

 

TEXTES ET MARGES de Paris d'avoir publié La collaboratrice dans son n° 2 de mai 1990.

 

APERCU de Paris Les mathématiques dans son n° 3 de juin 1988.

 

LE MONDE DIPLOMATIQUE de Paris Le métropolitain dans son n° d'août 1989.

 

SILENCIADA FESTA DA PALABRA de Vigo en Galice Sous-sol sous le titre Villejuif-La Courneuve dans son n° 10 de 1995.

 

REVUE ET CORRIGEE de Bruxelles Le cheval d'or dans son n° 15 Hiver 1983-84.

 

THE REVIEW OF CONTEMPORARY FICTION des Etats-Unis Physics Chemistry dans le N° Spring 1989:New French Fiction.

 

 

 

 

Retour à la première page

Mise à jour : octobre 2014

 



(1) D'après l'oncle ils avaient joué un rôle décisif à la bataille d'Azincourt.