CLAUDE LANZMANN OU L’EXCENTRICITE ZERO.

A BORD DU LIEVRE DE PATAGONIE

 

Jeanne HYVRARD

 

Compte rendu du livre de Claude Lanzmann Le lièvre de Patagonie Publié en 2009 Chez Gallimard 558p 25 Euros

 

 

 

 

Tout le monde sait que les coniques sont les fonctions mathématiques définies au moyen d’un point appelé foyer et d’une droite appelée directrice. Elles sont alors l’ensemble des points M tels que F étant le foyer et H la projection orthogonale de M sur la directrice, le rapport MF sur MH soit une constante dénommée l’excentricité. Lorsqu’elle est égale à un, on a affaire à une parabole qu’on appelait autrefois l’égalation. Lorsqu’elle est supérieure à un, c’est une hyperbole dénommée anciennement l’outrepassement et il s’agit enfin du défaillement devenu l’ellipse lorsque le rapport en question est inférieur à un.

 

Il n’a échappé à personne que ces fonctions mathématiques sont également des figures littéraires … L’une ou l’autre selon la position du plan de coupe par rapport à la génératrice du cône et à son sommet. La parabole s’obtient lorsque le plan de coupe est parallèle à la génératrice, l’hyperbole lorsqu’il passe par le sommet et l’ellipse dans les autres cas. Si celui-ci est orthogonal à l’axe du cône, on a l’excentricité nulle du cercle, représentation parfaite d’une image projetée qui n’étant pas déformée montre l’objet de la représentation tel qu’il est, dans un CELA EST auquel l’art de la littérature permet de se dérober.

 

C’est ce que Claude Lanzmann a décidé de faire dans son texte Le lièvre de Patagonie qu’on peut interpréter comme le scénario préparatoire au film autobiographique qu’il pourrait ou pourra sans doute faire pour en finir non avec son tourment mais au moins avec son interrogation concernant sa vie fertile et féconde en rebondissements artistiques, politiques et amoureux dont il nous dit qu’elle a toute entière été sous le signe du temps qui n’en finissait pas de ne pas passer. Affirmation paradoxale qu’il a néanmoins plusieurs fois confirmée dans les entrevues médiatiques consécutives à la publication de son livre sous-titré Mémoires, au pluriel.

 

Le film autobiographique qu’il en tirerait en serait alors sous-titré Mémoire au singulier, au masculin au sens d’un rapport sur une question déterminée, l’existence qui fut la sienne. Ni un récit, ni un compte rendu, ni un documentaire, ni une fiction. Un mémoire que le dictionnaire définit lui-même comme un écrit destiné à exposer la prétention d’un plaideur, un exposé ou une requête sommaire à l’adresse de quelqu’un, une dissertation adressée à une société savante ou pour l’obtention d’un examen. Et une mémoire aussi au féminin au sens de l’ensemble des pensées qui l’assiègent en perdurant dans son psychisme toutes ces années après.

 

Le mémoire et la mémoire fusionnant en l’absence d’article dans la forme parfaite dont le cinéaste dans son film SHOAH, a déjà montré qu’il était capable. Peut-être parce que le mémoire et la mémoire en coalescent au-delà de la séparation parviennent à reconstituer l’unité primordiale brisée par la création du monde. C’est ce que donne à penser l’étrangeté de l’expression la Jeunesse du monde titre auquel il avait un moment pensé pour son livre, avant d’adopter celui, plus hermétique du Lièvre de Patagonie.

 

Il croit s’en expliquer dans les dernières pages : Ni retraite, ni retrait, je ne sais pas ce que c’est que vieillir et c’est d’abord ma jeunesse qui est garante de celle du monde. Le temps, un jour, et dans des circonstances dont je ne saurai rien, a pour moi interrompu son cours. Propos sibyllin pour un octogénaire soumis à la commune loi humaine mais qui s’éclaire avec la projection cinématographique si l’expression Jeunesse du monde - après un détour par la formule biblique Une génération s’en va une autre vient, et la terre subsiste toujours est en filigrane, le titre éventuel du film autobiographique en gestation.

 

Cette hypothèse peut être retenue au motif que le texte préparatoire selon cette analyse, en a été - sous forme de livre dicté à ses collaboratrices habituelles - comme les premières balises jalonnant un chemin. Comme entre l’île de Noirmoutier et la terre, des poteaux refuges marquent le lieu du Passage du Gois permettant d’aller à marée basse d’un lieu à l’autre à pied sec, opération impraticable à marée haute. Curiosité environnementale qui visualise le symbole de la traversée de la Mer Rouge, elle-même matrice de Pâques, cette éternelle renaissance symbolisée justement par le lièvre dans la culture allemande.

 

Cette hypothèse du Lièvre de Patagonie Mémoires de Claude Lanzmann en tant que scénario de son éventuel film autobiographique qui serait dénommé La Jeunesse du Monde est corroboré par l’évocation qu’il fait lui-même de ses projets dont selon ses propres paroles il dit : Quant à moi, il n’est pas encore tout à fait impossible que je m’attaque un jour à l’écriture d’un scénario à partir de cette histoire vraie à savoir celle qu’il nous ra(conte) avoir vécue avec une infirmière nord-coréenne bravant l’encerclement totalitaire qui tentait sans y parvenir d’empêcher la réalisation physique de cet amour, concrétisation qui contribue sans doute à ce que l’auteur appelle ailleurs du terme étrange d’incarnation.

 

Ce travail est même semble–t-il déjà assez avancé puisqu’il en explicite la forme page 342 : Et sur des plans du Pyongyang contemporain, une voix off, la mienne aujourd’hui, sans un acteur, sans une actrice, sans reconstitution, eût raconté, comme je l’ai fait dans le chapitre précédent, la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et de Kim Kum-sun. Il s’agirait d’un très minutieux et sensible travail sur l’image et la parole, le silence et les mots, leur distribution dans le film, les points d’insertion du récit du passé dans la présence de la ville, discordance et concordance qui culmineraient en une temporalité unique, où la parole se dévoile comme image et l’image comme parole.

 

C’est donc bien de représentation et de temps dont il s’agit, et d’autant plus dans le chaos où geste l’œuvre à savoir le tohu-bohu de l’ère cybernétique générant elle-même une révolution copernicienne de l’ontologie. Le cœur du système n’est plus occupé ni par Dieu, ni par l’homme mais par la Grande Machine constituée par les multiples connexions des différents réseaux techniques. Elle rejette au pourtour la matière vivante fragmentée et terrorisée, comme l’a inauguré dans une forme historique particulière le nazisme dans sa machine de mort et de récupération portée à son point ultime.

 

Ainsi fut inventé du même coup le concept juridique, politique, philosophique et moral du Crime contre l’Humanité que tente en vain de lui disputer d’autres horreurs qui ont chacune leur spécificité mais n’en comportent pas la dimension de rationalité de la gestion mécanique au sein de laquelle il n’y a pas de place pour l’être humain tel que nous l’avons connu dans notre idéal d’humanisme dont l’acmé s’est incarné par la proclamation de Robert Badinter affirmant après son abolition au début des Octantes que la peine de mort n’appartient plus à la civilisation européenne.

 

Dans cette nouvelle époque qui s’ouvre à nous, celle où l’homme lui-même semble expulsé de la Création, on comprend que Claude Lanzmann se vante - et c’est avec raison - d’avoir au milieu des péripéties navrantes ou tragiques de la réalisation de son film SHOAH, au milieu des pressions, avatars, avanies, rebuffades et refus de toutes sortes sans compter l’absence d’argent nécessaire, réussi à demeurer comme il le dit Le maître du temps. C’est parce que c’est le propre du créateur qui reste l’auteur de sa création gestant en lui avant de s’en détacher. Mais comment dans ce nouveau monde dans lequel l’homme lui-même est aboli et pas seulement l’auteur d’œuvre d’art, représenter le monde et l’être humain?

 

Avant d’en arriver à ce récit dans la dernière partie de son livre, Claude Lanzmann nous a raconté, comme dans un labyrinthe, sa vie en séquences apparemment surgies dans le désordre lorsqu’on le lit comme de la littérature - ce que l’auteur croit avoir réalisé - alors qu’il trouve sa cohérence lorsqu’on le prend dans son ensemble en acceptant d’en voir la vision quasi prophétique d’un être en proie à une lutte féroce parce qu’il est assiégé sur deux fronts.

 

Ami de Simone de Beauvoir et beau-frère de Jean Paul Sartre par la main gauche, plus jeune qu’eux, il résume cet attachement d’un Ils m’ont aidé à penser et je leur ai donné à penser. C’est qu’avec Simone de Beauvoir la temporalité n’est jamais la même et il ne partage ni son goût et sa nécessité de l’absolue et immédiate transparence. Avec Jean Paul Sartre, s’il a la conviction que si dans Réflexions sur la question juive, le patron de l’existentialisme fait un juste portrait de l’antisémite, il est convaincu qu’il est inexact de prétendre que la judéité n’existe pas par elle-même de façon autonome. La contestation intellectuelle de ces deux autorités de l’époque bien qu’elle court en filigrane, est l’une des clés du livre, car ce qui est en cause c’est bien le système de représentation du monde, le statut de celui qui l’observe et le rapport au temps qu’il implique.

 

Comment dès lors, dans les dédales de l’Histoire, en proie au Minotaure qui menace de dévorer l’imprudent, raconter le cheminement d’une conscience pour qui le temps n’a jamais cessé de ne pas passer et qui en même temps ne peut se contenter d’une vue abstraite et théorique des choses en laissant de côté le poids de chair et de vivant, l’incarnation.

 

C’est cette quête et ce challenge que né en 1925, il poursuit d’un emploi professionnel à l’autre, qu’il soit après la Résistance dans le Massif Central et les études littéraires à la sortie de la Guerre, rewriter dans un journal populaire, nègre d’une personnalité ou reporter pas toujours sur le terrain pour finir Directeur de la prestigieuse Revue des Temps Modernes après la mort de ses fondateurs et amis. Et CELA (CA/LA) à travers toutes les aventures du 20e siècle, y compris les ambiguïtés de la Guerre d’Algérie et le Terrorisme d’aujourd’hui mettant en scène la découpe télévisuelle des otages en passant par la volonté de vivre d’Israël.

 

Mais le système de représentation en vigueur dans notre société ne le permet pas. Non seulement parce que le scientisme actuel n’est pas l’horizon indépassable de l’analyse de la réalité existentielle - la conscience réellement vécue n’étant notamment pas linéaire - mais déjà parce qu’elle n’est pas permanente et pose quelquefois des lapins à ses rendez-vous. Tout le monde connaît des moments d’absence à soi-même et/ou au monde, les passages à vide psychiques ou selon la formule consacrée ce n’est pas ça donnant à penser que le ça s’est cette fois dispensé d’être là, rompant le CELA qui fonde le monde. Jean Philippe Smet qui parle vrai et ne dit du mal de personne avoue en ce qui le concerne que lorsqu’il se lève, il n’est pas Johnny Halliday. Encore dans son cas, faut-il noter l’existence d’un pseudonyme mais vrai nom d’artiste, lui permettant de ne pas se perdre.

 

Mais il n’en est pas de même pour Claude Lanzmann qui ayant outre ses nombreuses signatures de journaliste, nègre, rewriter, reporter diversement usé et abusé de surcroît de nombreux faux papiers pour sauver sa vie et son œuvre en déjouant les menaces des occupants, totalitaires ou tortionnaires de tous poils. Comment alors faire coïncider les différentes vies qu’il a menées, entretenant des rapports divers et distancés avec les différents codes en vigueur aux époques concernées.

 

On est bouleversé lorsqu’il dit qu’il cherche encore aujourd’hui sa carte d’identité en usage sous le régime de Vichy, carte sur laquelle a été tamponnée la mention « juif » qui le désigne pour l’abattoir dont il sous-entend et pas seulement comme métaphore que c’est une main familière qui la lui a volée à la faveur d’un déménagement. Plus bouleversante encore la certitude dont il fait état qu’elle réapparaîtra un jour sans qu’on sache s’il veut dire qu’elle sera un jour vendue chez l’un des antiquaires spécialisés dans le douteux commerce des papiers d’écrivain ou si l’antisémitisme loin d’être mort, retrouvera ses couleurs funèbres comme on le voit aujourd’hui pavaner dans ses nouveaux costumes.

 

Comment dans ce contexte réaliser alors ce que Le livre des Morts égyptien appelle la cohésion des âmes multiples et qu’un langage plus moderne apparenterait à la poétique cette méthode consistant à quêter en toute chose la formosité – c'est-à-dire la beauté de forme -si on entend ce mot dans tous les sens qu’il peut et a pu signifier y compris dans ses aspects concrets. Hélas le système de représentation franco-français en vigueur est à l’opposé de la recherche de la cohésion des âmes multiples. Le schématisme binaire y est une présomption irréfragable …

 

La difficulté de Claude Lanzmann est d’être enfermé dans ce contexte social de représentation strictement codifiée alors qu’il est lui-même en proie à ce qu’on pourrait nommer en ayant recours au constructivisme littéraire, le représentement. C’est qu’il ne faut pas confondre l’action et l’état. Si la représentation est l’acte d’une personnalité qui se forme une image, une figure, une idée, une idole, une forme de quelque chose extérieur à elle-même en projetant sur un objet ce qu’elle a dans la tête, en sa tête, elle est parfois impossible étant donnée la masse des contraintes imposées à la personne en question ou bien elle n’est pas souhaitée pour des raisons philosophiques ou morales.

 

Ainsi par exemple sont contraints au représentement les supporters des footeux qui se marquent le visage aux couleurs de leur pays aujourd’hui dissous dans une globalité qui en les effaçant les renvoie à l’anonymat, ou encore les femmes réputées folles parce qu’elles sont empêchées d’exprimer efficacement leur agressivité, la tournant du coup contre elles-mêmes, déchirant leurs vêtements ou face à un adversaire trop puissant se lardant elles-mêmes de coups de couteaux.

 

C’est ainsi qu’est dans le représentement Claude Lanzmann harcelé par les difficultés matérielles et financières lorsqu’il n’a pas de lieu pour œuvrer convenablement. C’est ainsi qu’une femme excédée lui demande un jour lors d’une projection de son film ce qu’il en est de sa patrie, et qu’il lui répond avec justesse et justice, Madame, ma patrie, c’est mon film !

 

Mais le représentement peut aussi être une objection de conscience philosophique comme la volonté de n’être pas séparé du monde. Le refus ontologique d’adopter une position HORS d’un monde construit sur le refoulement et bientôt la scotomisation de la mère alors qu’on veut être EN le monde et ne pas rompre avec ELLE. Ce que dit à peu près l’écrivain dans la toute dernière page de son livre : le spectacle du monde ou le monde comme spectacle renvoie toujours pour moi à une dissociation appauvrissante, à une séparation abstraite qui interdisent l’étonnement, l’enthousiasme, déréalisant à la fois l’objet et le sujet.

 

Ainsi se revendique –t-il de ce qu’il appelle l’incarnation et qui n’est pas sans rapport avec cet autre néologisme issu du même constructivisme littéraire, la présentification, cette volonté de représenter au présent, non comme un événement passé, mais comme un évènement présent. Ainsi a-t-il magistralement réussi cette opération dans son film SHOAH construit sans aucune image d’archives et tout entier attaché à filmer les traces de l’Evénement qu’il appelait d’abord « LA CHOSE » avant de lui donner le nom impérissable qui est désormais le sien et le sien seul.

 

C’est au présent en effet que les traces en existent effectivement ! Que ce soient les escaliers des chambres à gaz d’Auschwitz dans lesquels selon ses propres dires, et je cite : son caméraman et lui-même se cassent la gueule, les mégalithes plantés sur l’emplacement du camp de Treblinka et qu’exaspérant au plus haut point son équipe qui trouve que techniquement ils ont déjà suffisamment d’images mais qu’il continue à filmer à satiété parce qu’il n’y a rien d’autre, les synagogues de Pologne transformées en n’importe quoi et pourquoi pas en entrepôt, les habitants polonais racontant tranquillement des horreurs qui les font rire, des nazis si contents d’eux-mêmes qu’ils s’expriment librement face à une version inédite de la caméra cachée, et aussi ceux qu’ils nomment les revenants enfin plutôt que les survivants.

 

Le temps de SHOAH, son film est selon le cinéaste, l’immémorial. Or c’est grâce au cinématographe - et il s’agit bien d’une écriture - qu’il est parvenu à introduire ce mode de conjugaison qui n’existait pas auparavant dans notre langue française. Le temps de SHOAH explique t-il dans son livre, c’est la légende ou le présent. Et c’est vrai à ceci près que c’est parce que c’est à la fois la légende et le présent qu’on peut le comprendre lorsqu’il dit que le temps pour lui n’a jamais cessé de ne pas passer.

 

Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible nous a prévenu David Rousset, et le dissident soviétique Boukovsky orfèvre en la matière d’avoir été un jour échangé comme une marchandise, le confirme en affirmant qu’un pessimiste est un optimiste qui s’est informé. Comment le passé passerait il pour quelqu’un qui âgé de 18 ans en 1943 convoie des armes pour la Résistance lorsqu’il découvre après la victoire sur le nazisme, la réalité du meurtre de masse dont les Juifs ont été victimes ? On comprend qu’il tienne à distance cette connaissance génératrice d’effroi, pressentant bien qu’il ne pourra pas vivre avec CELA, ce savoir l’immonde, ce CELLLLA de l’horreur du monde.

 

Non qu’il est été tenu à l’écart des dangers qu’en tant que juif il encourait - car l’épisode est connu - le père aimant et prévoyant résistant lui-même faisait faire en pleine nuit à ses trois enfants des exercices d’évacuation rapide et silencieuse à entreprendre dès lors qu’on entendrait les tueurs frapper à la porte. Il chronométrait la durée de la manœuvre, se félicitant du temps chaque jour imperceptiblement gagné et tançant vertement sa progéniture pour les imperfections de sa cachette programmée, habitacle qu’elle se devait de rejoindre dans les meilleurs délais.

 

Le temps pour Claude Lanzmann s’est arrêté, peut-être n’a-t-il même jamais faute qui sait, de tendresse maternelle, coulé. Mais peut être aussi est-ce en 1945 que cette sorte de sidération s’est produite, lorsque la connaissance objective de ce qu’il a encouru en étant juif, s’est avéré dépasser toutes les connaissances jusque là accumulées pour s’installer dans ce que j’appelle pour attirer l’attention sur ce manque jusque là peu répertorié: un défaut de représentation. Comment croire que le monde ait pu exister tel qu’il est - Shoah comprise - et que lui ait pu par ailleurs et en même temps, survivre presque normalement ?

 

Ce défaut de représentation n’a peut être pas été seulement l’expérience singulière de Claude Lanzmann mais qui sait, celle de toute une génération, celle qui sans succès avait pourtant réussi à verbaliser son inquiétude face à la menace de l’abolition de l’homme par la société qui n’offrait plus d’autre but que la consommation (aujourd’hui véritable DEVORATION) en Mai 1968 avec sa formule hermétique jusqu’à maintenant Nous sommes tous des Juifs Allemands. Formule qui à tort et à raison scandalisa l’opinion sans qu’on lui ait ni à l’époque, ni aujourd’hui, apporté de réponse.

 

L’auteur du Lièvre de Patagonie élevé dans un milieu laïc sans transmission de la judaïcité -sinon de la judéité - sans outils pour la penser et sans un environnement culturel ou familial qui aurait permis de s’interroger à son sujet, tout en étant néanmoins confronté aux violences de l’antisémitisme, s’est donc trouvé pris dans un maelström mental. L’inadéquation de son expérience intérieure avec la nature de ce qui lui était imposé comme mode de pensée philosophique, l’a obligé à passer en sourdine sa vie à tenter de se représenter ce qu’à vingt ans, pour vivre, il avait dû laisser de côté.

 

Les buttes témoin de cette quête en forme de labyrinthe initiatique en sont le tropisme pour Israël, l’Allemagne de l’après guerre dans laquelle comme lecteur de français il organise un séminaire sur la question, le permanent effroi de l’Est comme la terre de perdition symbolisée longtemps par le refus absolu d’aller en Pologne, l’interrogation sur les mouvements de libération de l’Algérie qui combattant le colonialisme ne reconnaissent pour autant le droit pour les Juifs d’avoir un pays à eux, l’engagement dans des conditions inhumaines dans la réalisation du film SHOAH et de ses annexes si on peut ainsi nommer Sobibor et Un passant qui passe

 

Cela fait, cela est. Et paradoxalement, c’est parce que CELA EST, C’EST AINSI, AMEN puisque c’est le sens initial de ce terme qu’étant enfin au présent – présentifié - cela peut du coup, mais comme une conséquence dans une logique paradoxale, avoir été aussi presque accessoirement, au passé. Cette première étape est une victoire, mais ce n’est pas pour autant que Claude Lanzmann - profession reporter - parvient à l’emprésentation - la représentation au présent - de sa propre vie à laquelle il reste comme étranger.

 

Etrangeté qui ne cesse que lorsqu’il parvient à l’incarnation avec son poids de réalité humaine. Il est souvent question de nourriture, de boisson, de furoncles et de tous les avatars et besoins de la chair, maladie et sommeil compris. De ce poids du vivant, le lièvre est la métaphore centrale du livre comme le support de matière vivante, support d’une vie animale sans abstraction ni recul, matière vivante à l’état brut comme peut l’être la proie qui lutte pour sauver sa vie. Il dit qu’il y a pensé tous les jours lors de l’écriture de son livre et qu’il souhaite après sa mort être réincarné dans ce noble et libre animal. Lièvre de Pâques symbole de la perpétuelle renaissance face à l’horreur de la condamnation à mort que ce soit dans sa forme traditionnelle qu’on a cru un jour disparue et qui ressurgit plus féroce que jamais dans la pulsion meurtrière aujourd’hui à l’œuvre, pulsion née dans de la fusion des haines coagulées ou dans la joie sauvage de la pulsion d’échapper pour vivre encore. C’est finalement sa permanente tentative de s’arracher et à l’inerte et à la dévoration d’autrui, l’essence même du vivant comme mouvement.

 

Dans ce livre, cette métaphore revient par trois fois plus une. D’abord dans la Yougoslavie d’après la Deuxième Guerre mondiale, lors d’un voyage avec Simone de Beauvoir, sur une petite route de forêt, la difficulté que l’auteur conduisant la voiture a de devoir rouler en slalom pour ne pas accrocher les lièvres qui –faute d’avoir été chassés- pullulaient, et le malheur de n’avoir pas pu en éviter certains, remis en nourriture aux villageois reconnaissants.

 

La deuxième intervention des quadrupèdes a lieu lors du tournage du film à Auschwitz, lorsque qu’ils se sont invités dans le champ de la caméra, parvenant en s’affaissant suffisamment à passer dessous les barbelés, séquence de hasard que le cinéaste a gardé au montage et transformée en paradigme.

 

C’est enfin alors qu’âgé de soixante-dix ans l’auteur effectue un voyage en Patagonie sans parvenir à psychiquement être au monde dans un état d’absence qui ne veut rien croire du fameux Cogito ergo sum de Descartes errant plutôt dans un de ces états brumeux dont le catalogue reste à faire. C’est alors la survenue inattendue de l’animalité d’un lièvre qui lui permet enfin de se sentir au monde et de recoller les différents morceaux de sa vie, opération qui ne peut avoir lieu que par la coexistence de la vie du monde et de la sienne.

 

Tout mon être bondissait d’une joie sauvage comme à vingt ans écrit il. C’est que la fracture ouverte dans le défaut de représentation de l’essence du nazisme, la dévoration de l’homme comme entité, se referme. SHOAH existe au légendaire comme au présent, et la vie de Claude Lanzmann aussi. Comme la Shoah historique a existé et aussi tous les ans sur les lieux qui la symbolise et que les nazis nommaient l’anus du monde, La Marche des Vivants contrepoint d’affirmation non de la vie qui continue, ou de la vie triomphe, ou de la vie quand même - tartes à la crème obscènes que d’aucuns s’imaginent opposer à la cruauté profonde du monde - mais affirmation d’un Nous sommes vivants garant et inversement d’un Je suis vivant !

 

La Jeunesse du monde, ce film autobiographique qui court en filigrane et dont Le lièvre de Patagonie pourrait bien un jour - tant sa forme littéraire est déjà elle-même découpée en séquences – s’avérer être pour ce rescapé/réchappé de la Shoah qui a passé sa vie à tenter de se la représenter au présent, une sorte de MARCHE DU VIVANT contrepoint de son film - à son propre dire – monstrueux, MARCHE DU VIVANT affirmant et confirmant que sa vie individuelle de juif et de français, de français juif avait pu non seulement exister, mais être concomitante de cet Evénement qui n’est pas comme on l’a dit pour s’en débarrasser, un accident de l’Histoire.

 

Et c’est peut être ce qui est déjà en germe dans la publication page 311 et 312 de la carte postale reçue en 1958 de Kim Kum-sun, la nord-coréenne tant désirée. Elle représente au recto un temple a demi caché par de neigeuses branches d’arbres en fleurs et au verso les idéogrammes locaux dont la traduction française mêle paroles affectueuses et langue de bois. Point focal du film à venir parce que la vérité est là dans sa crudité et que la représentation du monde ne peut plus être biaisée par les figures littéraires qui la soulage en lui donnant un peu de jeu, dans tous les sens du terme. La publication de cette carte postale qui est la trace de cet amour, en en confirmant l’existence, la grandeur, la subversion et l’impossibilité fait enfin coïncider le monde interne du cinéaste et le monde réel. Car à cette femme qu’il n’a pas cherché à revoir, entrant dans l’éternité pour prendre le temps de vitesse, à cet amour suspendu dans l’inabouti, il n’a pas pendant un demi-siècle, cessé de penser.

 

Cette trace publiée, c’est la trace de l’incarnation de la réalité du vivant, la présentification, l’emprésentation, ce qui rend impossible à tout jamais d’être hors du monde pour projeter sur un plan de coupe orthogonal, le support de l’image, une vision qui oblige le spectateur à s’impliquer en lui interdisant le moyen de se défausser.

 

Dans une telle emprésentation du monde, l’excentricité est en effet impossible. Ni celle de l’ellipse autrefois dénommée défaillement dont l’excentricité inférieure à un permettrait l’évacuation du problème pour masquer que la volonté est bien chez certains de réduire l’autre à n’être qu’un gisement. Ni celle de la parabole, l’égalation dont l’excentricité égale à un permet de relativiser les choses en réduisant tout massacre à l’un parmi bien d’autres. Ni non plus l’hyperbole, cet outrepassement à l’excentricité supérieure à un, inventant un monde intégralement peuplé de gens pour qui le meurtre est naturel et même aujourd’hui en passe de devenir l’un des beaux-arts, comme l’esthétisation de la mort et des cadavres le donne à penser.

 

Dans l’emprésentation du monde, dans son représentement au sein duquel le sujet n’a pas voulu rompre avec l’objet parce qu’il sait comme Héraclite que l’âme est commune, quitte à en donner la formulation écologique de la biomasse en tant qu’un tout, la personne n’a pas renoncé à la mémoire primordiale, celle du lien à la mère, celle qu’on croit retrouver dans l’amour, le souvenir de et l’aspiration à la fusion, matrice d’une connaissance de la totalité, empreinte consciente garante de la préservation du retour de son refoulement sous la forme d’un totalitarisme toujours et peut être plus que jamais menaçant.

 

Ainsi a-t-il gardé la connaissance du sacré, ce monde de la mémoire de la mère que les religions monothéistes ont projeté hors sol pour s’en débarrasser. Ainsi demeure t-il dans la proximité d’une essence divine, ici et maintenant, parmi et avec nous, dans la mémoire d’avoir été enfanté par sa mère et d’être ainsi condamné à s’en souvenir. C’est la condition du vivant, incarnation absolue de l’habitation de sa propre chair et de la nécessité de la défendre face à ceux qui la chasse pour s’en faire de la viande à consommer.

 

Tout cela ne peut pas être pris en compte dans une logique binaire ou le deuxième terme est toujours le second impliquant de céder le pas et d’être vassalisé, première étape vers la réification d’autrui. Pour être pris en compte – au sens propre – l’étant doit être resitué dans un tiers exclu à nouveau inclus. Face au fils dévorant aujourd’hui sa mère et prenant sa place, les mémoires de Claude Lanzmann tentent de redresser le biais de la représentation. Il y a la mère, y a le fils et le père, le nom, la loi ou le monde qui ne ce ne sont que des variantes du troisième et nécessaire terme.

 

Tout cela est rassemblé dans le même chromo dont est tiré le conte de Silvina Ocampo, l’auteure argentine du Lièvre doré. Au commencement est l’image qui espace et temps confondus fait surgir le lièvre comme un étant, dès le commencement représenté dans la complicité de Dieu et des Anges, tour à tour visible ou invisible, parlant ou muet, dans la lueur éclatante du soleil, cet écarlate brillant et brûlant.

 

Dans l’extrait de ce conte pour enfants que Claude Lanzmann a choisi de mettre en exergue à son livre, la voix du quadrupède est tremblante car à travers la littérature, après l’image, l’espace et le temps se sont mis en mouvement. Or le mouvement c’est la chasse, cette version funeste et funèbre de l’incarnation. Ce qui est corps pour les uns est viande pour les autres, et le lièvre tout doré qu’il soit, voit arriver sa fin.

 

Inutile de trembler. Ceux qui ont vécu dans l’éternité du sacré parce qu’ils n’ont renoncé ni à leur mère, ni au monde, en réchapperont. Par leur parole et par leur œuvre. Une seule et même chose : Le Verbe fut-il à l’ère cybernétique….

 

QUOI CELA ?

 

 

Jeanne Hyvrard

Retour à la première page

Mise à jour : septembre 2017