CLAUDE
LANZMANN OU L’EXCENTRICITE ZERO.
A
BORD DU LIEVRE DE PATAGONIE
Jeanne
HYVRARD
Compte
rendu du livre de Claude Lanzmann Le lièvre de Patagonie Publié en 2009
Chez Gallimard 558p 25 Euros
Tout le monde sait
que les coniques sont les fonctions mathématiques définies au moyen d’un point
appelé foyer et d’une droite appelée directrice. Elles sont alors l’ensemble
des points M tels que F étant le foyer et H la projection orthogonale de M sur
la directrice, le rapport MF sur MH soit une constante dénommée l’excentricité. Lorsqu’elle est égale à
un, on a affaire à une parabole qu’on appelait autrefois l’égalation. Lorsqu’elle est supérieure à un, c’est une hyperbole
dénommée anciennement l’outrepassement
et il s’agit enfin du défaillement devenu
l’ellipse lorsque le rapport en question est inférieur à un.
Il n’a échappé à
personne que ces fonctions mathématiques sont également des figures littéraires
… L’une ou l’autre selon la position du plan de coupe par rapport à la génératrice du cône et à son sommet. La
parabole s’obtient lorsque le plan de coupe est parallèle à la génératrice, l’hyperbole lorsqu’il passe
par le sommet et l’ellipse dans les autres cas. Si celui-ci est orthogonal à
l’axe du cône, on a l’excentricité
nulle du cercle, représentation parfaite d’une image projetée qui n’étant pas
déformée montre l’objet de la représentation tel qu’il est, dans un CELA EST
auquel l’art de la littérature permet de se dérober.
C’est ce que
Claude Lanzmann a décidé de faire dans son texte Le lièvre de Patagonie
qu’on peut interpréter comme le scénario préparatoire au film autobiographique
qu’il pourrait ou pourra sans doute faire pour en finir non avec son tourment
mais au moins avec son interrogation concernant sa vie fertile et féconde en
rebondissements artistiques, politiques et amoureux dont il nous dit qu’elle a
toute entière été sous le signe du temps qui n’en finissait pas de ne pas
passer. Affirmation paradoxale qu’il a néanmoins plusieurs fois confirmée dans
les entrevues médiatiques consécutives à la publication de son livre sous-titré
Mémoires, au pluriel.
Le film
autobiographique qu’il en tirerait en serait alors sous-titré Mémoire au singulier, au masculin au
sens d’un rapport sur une question déterminée, l’existence qui fut la sienne.
Ni un récit, ni un compte rendu, ni un documentaire, ni une fiction. Un mémoire
que le dictionnaire définit lui-même comme un écrit destiné à exposer la
prétention d’un plaideur, un exposé ou une requête sommaire à l’adresse de
quelqu’un, une dissertation adressée à une société savante ou pour l’obtention
d’un examen. Et une mémoire aussi au féminin au sens de l’ensemble des pensées
qui l’assiègent en perdurant dans son psychisme toutes ces années après.
Le mémoire et la
mémoire fusionnant en l’absence d’article dans la forme parfaite dont le
cinéaste dans son film SHOAH, a déjà
montré qu’il était capable. Peut-être parce que le mémoire et la mémoire en
coalescent au-delà de la séparation parviennent à reconstituer l’unité
primordiale brisée par la création du monde. C’est ce que donne à penser
l’étrangeté de l’expression
Il croit s’en
expliquer dans les dernières pages : Ni
retraite, ni retrait, je ne sais pas ce que c’est que vieillir et c’est d’abord
ma jeunesse qui est garante de celle du monde. Le temps, un jour, et dans des
circonstances dont je ne saurai rien, a pour moi interrompu son cours.
Propos sibyllin pour un octogénaire soumis à la commune loi humaine mais qui
s’éclaire avec la projection cinématographique si l’expression Jeunesse du monde - après un
détour par la formule biblique Une
génération s’en va une autre vient, et la terre subsiste toujours est en
filigrane, le titre éventuel du film autobiographique en gestation.
Cette hypothèse
peut être retenue au motif que le texte préparatoire selon cette analyse, en a
été - sous forme de livre dicté à ses collaboratrices habituelles - comme les
premières balises jalonnant un chemin. Comme entre l’île de Noirmoutier et la
terre, des poteaux refuges marquent le lieu du Passage du Gois permettant
d’aller à marée basse d’un lieu à l’autre à pied sec, opération impraticable à
marée haute. Curiosité environnementale qui visualise le symbole de la
traversée de
Cette hypothèse
du Lièvre de Patagonie Mémoires de Claude Lanzmann en tant que scénario
de son éventuel film autobiographique qui serait dénommé
Ce travail est
même semble–t-il déjà assez avancé puisqu’il en explicite la forme page
342 : Et sur des plans du Pyongyang
contemporain, une voix off, la mienne aujourd’hui, sans un acteur, sans une
actrice, sans reconstitution, eût raconté, comme je l’ai fait dans le chapitre
précédent, la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et de Kim
Kum-sun. Il s’agirait d’un très minutieux et sensible travail sur l’image et la
parole, le silence et les mots, leur distribution dans le film, les points
d’insertion du récit du passé dans la présence de la ville, discordance et
concordance qui culmineraient en une temporalité unique, où la parole se
dévoile comme image et l’image comme parole.
C’est donc bien
de représentation et de temps dont il s’agit, et d’autant plus dans le chaos où
geste l’œuvre à savoir le tohu-bohu de l’ère cybernétique générant elle-même une
révolution copernicienne de l’ontologie. Le cœur du système n’est plus occupé
ni par Dieu, ni par l’homme mais par
Ainsi fut
inventé du même coup le concept juridique, politique, philosophique et moral du
Crime contre l’Humanité que
tente en vain de lui disputer d’autres horreurs qui ont chacune leur
spécificité mais n’en comportent pas la dimension de rationalité de la gestion
mécanique au sein de laquelle il n’y a pas de place pour l’être humain tel que
nous l’avons connu dans notre idéal d’humanisme dont l’acmé s’est incarné par
la proclamation de Robert Badinter affirmant après son abolition au début des
Octantes que la peine de mort n’appartient
plus à la civilisation européenne.
Dans cette
nouvelle époque qui s’ouvre à nous, celle où l’homme lui-même semble expulsé de
Avant d’en arriver
à ce récit dans la dernière partie de son livre, Claude Lanzmann nous a
raconté, comme dans un labyrinthe, sa vie en séquences apparemment surgies dans
le désordre lorsqu’on le lit comme de la littérature - ce que l’auteur croit
avoir réalisé - alors qu’il trouve sa cohérence lorsqu’on le prend dans son
ensemble en acceptant d’en voir la vision quasi prophétique d’un être en proie
à une lutte féroce parce qu’il est assiégé sur deux fronts.
Ami de Simone de
Beauvoir et beau-frère de Jean Paul Sartre par la main gauche, plus jeune
qu’eux, il résume cet attachement d’un Ils
m’ont aidé à penser et je leur ai donné à penser. C’est qu’avec Simone de
Beauvoir la temporalité n’est jamais la même et il ne partage ni son goût et sa
nécessité de l’absolue et immédiate transparence. Avec Jean Paul Sartre, s’il a
la conviction que si dans Réflexions sur la question juive, le patron de
l’existentialisme fait un juste portrait de l’antisémite, il est convaincu
qu’il est inexact de prétendre que la judéité n’existe pas par elle-même de
façon autonome. La contestation intellectuelle de ces deux autorités de
l’époque bien qu’elle court en filigrane, est l’une des clés du livre, car ce
qui est en cause c’est bien le système de représentation du monde, le statut de
celui qui l’observe et le rapport au temps qu’il implique.
Comment dès
lors, dans les dédales de l’Histoire, en proie au Minotaure qui menace de
dévorer l’imprudent, raconter le cheminement d’une conscience pour qui le temps
n’a jamais cessé de ne pas passer et qui en même temps ne peut se contenter
d’une vue abstraite et théorique des choses en laissant de côté le poids de
chair et de vivant, l’incarnation.
C’est cette
quête et ce challenge que né en 1925, il poursuit d’un emploi professionnel à
l’autre, qu’il soit après
Mais le système
de représentation en vigueur dans notre société ne le permet pas. Non seulement
parce que le scientisme actuel n’est pas l’horizon indépassable de l’analyse de
la réalité existentielle - la conscience réellement vécue n’étant notamment pas
linéaire - mais déjà parce qu’elle n’est pas permanente et pose quelquefois des
lapins à ses rendez-vous. Tout le monde connaît des moments d’absence à
soi-même et/ou au monde, les passages à vide psychiques ou selon la formule
consacrée ce n’est pas ça donnant à penser que le ça s’est cette fois dispensé d’être là, rompant le CELA qui fonde le monde.
Jean Philippe Smet qui parle vrai et ne dit du mal de personne avoue en ce qui
le concerne que lorsqu’il se lève, il n’est pas Johnny Halliday. Encore dans
son cas, faut-il noter l’existence d’un pseudonyme mais vrai nom d’artiste, lui
permettant de ne pas se perdre.
Mais il n’en est
pas de même pour Claude Lanzmann qui ayant outre ses nombreuses signatures de
journaliste, nègre, rewriter, reporter diversement usé et abusé de surcroît de
nombreux faux papiers pour sauver sa vie et son œuvre en déjouant les menaces
des occupants, totalitaires ou tortionnaires de tous poils. Comment alors faire
coïncider les différentes vies qu’il a menées, entretenant des rapports divers
et distancés avec les différents codes en vigueur aux époques concernées.
On est
bouleversé lorsqu’il dit qu’il cherche encore aujourd’hui sa carte d’identité
en usage sous le régime de Vichy, carte sur laquelle a été tamponnée la mention
« juif » qui le désigne pour l’abattoir dont il sous-entend et pas
seulement comme métaphore que c’est une main familière qui la lui a volée à la
faveur d’un déménagement. Plus bouleversante encore la certitude dont il fait
état qu’elle réapparaîtra un jour sans qu’on sache s’il veut dire qu’elle sera
un jour vendue chez l’un des antiquaires spécialisés dans le douteux commerce
des papiers d’écrivain ou si l’antisémitisme loin d’être mort, retrouvera ses
couleurs funèbres comme on le voit aujourd’hui pavaner dans ses nouveaux
costumes.
Comment dans ce
contexte réaliser alors ce que Le livre des Morts égyptien appelle la cohésion des âmes multiples et qu’un
langage plus moderne apparenterait à la poétique cette méthode consistant à
quêter en toute chose la formosité –
c'est-à-dire la beauté de forme -si on entend ce mot dans tous les sens qu’il
peut et a pu signifier y compris dans ses aspects concrets. Hélas le système de
représentation franco-français en vigueur est à l’opposé de la recherche de la cohésion
des âmes multiples. Le
schématisme binaire y est une présomption irréfragable …
La difficulté de
Claude Lanzmann est d’être enfermé dans ce contexte social de représentation
strictement codifiée alors qu’il est lui-même en proie à ce qu’on pourrait
nommer en ayant recours au constructivisme littéraire, le représentement. C’est qu’il ne faut pas confondre l’action et
l’état. Si la représentation est l’acte d’une personnalité qui se forme une
image, une figure, une idée, une idole, une forme de quelque chose extérieur à
elle-même en projetant sur un objet ce qu’elle a dans la tête, en sa tête, elle
est parfois impossible étant donnée la masse des contraintes imposées à la
personne en question ou bien elle n’est pas souhaitée pour des raisons
philosophiques ou morales.
Ainsi par
exemple sont contraints au représentement
les supporters des footeux qui se marquent le visage aux couleurs de leur pays
aujourd’hui dissous dans une globalité qui en les effaçant les renvoie à
l’anonymat, ou encore les femmes réputées folles parce qu’elles sont empêchées
d’exprimer efficacement leur agressivité, la tournant du coup contre
elles-mêmes, déchirant leurs vêtements ou face à un adversaire trop puissant se
lardant elles-mêmes de coups de couteaux.
C’est ainsi
qu’est dans le représentement Claude
Lanzmann harcelé par les difficultés matérielles et financières lorsqu’il n’a
pas de lieu pour œuvrer convenablement. C’est ainsi qu’une femme excédée lui
demande un jour lors d’une projection de son film ce qu’il en est de sa patrie,
et qu’il lui répond avec justesse et justice, Madame, ma patrie, c’est mon film !
Mais le représentement peut aussi être une
objection de conscience philosophique comme la volonté de n’être pas séparé du monde.
Le refus ontologique d’adopter une position HORS d’un monde construit sur le
refoulement et bientôt la scotomisation de la mère alors qu’on veut être EN le
monde et ne pas rompre avec ELLE. Ce que dit à peu près l’écrivain dans la
toute dernière page de son livre : le
spectacle du monde ou le monde comme spectacle renvoie toujours pour moi à une
dissociation appauvrissante, à une séparation abstraite qui interdisent
l’étonnement, l’enthousiasme, déréalisant à la fois l’objet et le sujet.
Ainsi se revendique
–t-il de ce qu’il appelle l’incarnation et
qui n’est pas sans rapport avec cet autre néologisme issu du même
constructivisme littéraire, la présentification,
cette volonté de représenter au présent, non comme un événement passé, mais comme
un évènement présent. Ainsi a-t-il magistralement réussi cette opération dans
son film SHOAH construit sans aucune
image d’archives et tout entier attaché à filmer les traces de l’Evénement
qu’il appelait d’abord «
C’est au présent
en effet que les traces en existent effectivement ! Que ce soient les
escaliers des chambres à gaz d’Auschwitz dans lesquels selon ses propres dires,
et je cite : son caméraman et lui-même se
cassent la gueule, les mégalithes
plantés sur l’emplacement du camp de Treblinka et qu’exaspérant au plus haut
point son équipe qui trouve que techniquement ils ont déjà suffisamment
d’images mais qu’il continue à filmer à satiété parce qu’il n’y a rien d’autre,
les synagogues de Pologne transformées en n’importe quoi et pourquoi pas en
entrepôt, les habitants polonais racontant tranquillement des horreurs qui les
font rire, des nazis si contents d’eux-mêmes qu’ils s’expriment librement face à
une version inédite de la caméra cachée, et aussi ceux qu’ils nomment les revenants
enfin plutôt que les survivants.
Le temps de SHOAH, son film est selon le cinéaste,
l’immémorial. Or c’est grâce au cinématographe - et il s’agit bien d’une
écriture - qu’il est parvenu à introduire ce mode de conjugaison qui n’existait
pas auparavant dans notre langue française. Le temps de SHOAH explique t-il dans son livre, c’est la légende ou le présent.
Et c’est vrai à ceci près que c’est parce que c’est à la fois la légende et le
présent qu’on peut le comprendre lorsqu’il dit que le temps pour lui n’a jamais
cessé de ne pas passer.
Les
hommes normaux ne savent pas que tout est possible nous a prévenu
David Rousset, et le dissident soviétique Boukovsky orfèvre en la matière
d’avoir été un jour échangé comme une marchandise, le confirme en affirmant qu’un pessimiste est un optimiste
qui s’est informé. Comment le
passé passerait il pour quelqu’un qui âgé de 18 ans en 1943 convoie des armes
pour
Non qu’il est
été tenu à l’écart des dangers qu’en tant que juif il encourait - car l’épisode
est connu - le père aimant et prévoyant résistant lui-même faisait faire en
pleine nuit à ses trois enfants des exercices d’évacuation rapide et
silencieuse à entreprendre dès lors qu’on entendrait les tueurs frapper à la
porte. Il chronométrait la durée de la manœuvre, se félicitant du temps chaque
jour imperceptiblement gagné et tançant vertement sa progéniture pour les imperfections
de sa cachette programmée, habitacle qu’elle se devait de rejoindre dans les
meilleurs délais.
Le temps pour
Claude Lanzmann s’est arrêté, peut-être n’a-t-il même jamais faute qui sait, de
tendresse maternelle, coulé. Mais peut être aussi est-ce en 1945 que cette
sorte de sidération s’est produite, lorsque la connaissance objective de ce
qu’il a encouru en étant juif, s’est avéré dépasser toutes les connaissances
jusque là accumulées pour s’installer dans ce que j’appelle pour attirer
l’attention sur ce manque jusque là peu répertorié: un défaut de représentation. Comment croire que le monde ait pu
exister tel qu’il est - Shoah comprise - et que lui ait pu par ailleurs et en
même temps, survivre presque normalement ?
Ce défaut de représentation n’a
peut être pas été seulement l’expérience singulière de Claude Lanzmann mais qui
sait, celle de toute une génération, celle qui sans succès avait pourtant
réussi à verbaliser son inquiétude face à la menace de l’abolition de l’homme
par la société qui n’offrait plus d’autre but que la consommation (aujourd’hui
véritable DEVORATION) en Mai 1968 avec sa formule hermétique jusqu’à maintenant
Nous sommes tous des Juifs Allemands.
Formule qui à tort et à raison scandalisa l’opinion sans qu’on lui ait ni à
l’époque, ni aujourd’hui, apporté de réponse.
L’auteur du Lièvre
de Patagonie élevé dans un milieu laïc sans transmission de la judaïcité
-sinon de la judéité - sans outils pour la penser et sans un environnement
culturel ou familial qui aurait permis de s’interroger à son sujet, tout en
étant néanmoins confronté aux violences de l’antisémitisme, s’est donc trouvé
pris dans un maelström mental. L’inadéquation de son expérience intérieure avec
la nature de ce qui lui était imposé comme mode de pensée philosophique, l’a
obligé à passer en sourdine sa vie à tenter de se représenter ce qu’à vingt
ans, pour vivre, il avait dû laisser de côté.
Les buttes
témoin de cette quête en forme de labyrinthe initiatique en sont le tropisme
pour Israël, l’Allemagne de l’après guerre dans laquelle comme lecteur de
français il organise un séminaire sur la question, le permanent effroi de l’Est
comme la terre de perdition symbolisée longtemps par le refus absolu d’aller en
Pologne, l’interrogation sur les mouvements de libération de l’Algérie qui
combattant le colonialisme ne reconnaissent pour autant le droit pour les Juifs
d’avoir un pays à eux, l’engagement dans des conditions inhumaines dans la
réalisation du film SHOAH et de ses
annexes si on peut ainsi nommer Sobibor
et Un passant qui passe…
Cela fait, cela
est. Et paradoxalement, c’est parce que CELA EST, C’EST AINSI, AMEN puisque
c’est le sens initial de ce terme qu’étant enfin au présent – présentifié - cela peut du coup, mais
comme une conséquence dans une logique paradoxale, avoir été aussi presque
accessoirement, au passé. Cette première étape est une victoire, mais ce n’est
pas pour autant que Claude Lanzmann - profession reporter - parvient à l’emprésentation - la représentation au
présent - de sa propre vie à laquelle il reste comme étranger.
Etrangeté qui ne
cesse que lorsqu’il parvient à l’incarnation
avec son poids de réalité humaine. Il est souvent question de nourriture, de
boisson, de furoncles et de tous les avatars et besoins de la chair, maladie et
sommeil compris. De ce poids du vivant, le lièvre est la métaphore centrale du
livre comme le support de matière vivante, support d’une vie animale sans
abstraction ni recul, matière vivante à l’état brut comme peut l’être la proie
qui lutte pour sauver sa vie. Il dit qu’il y a pensé tous les jours lors de
l’écriture de son livre et qu’il souhaite après sa mort être réincarné dans ce
noble et libre animal. Lièvre de Pâques symbole de la perpétuelle renaissance
face à l’horreur de la condamnation à mort que ce soit dans sa forme
traditionnelle qu’on a cru un jour disparue et qui ressurgit plus féroce que
jamais dans la pulsion meurtrière aujourd’hui à l’œuvre, pulsion née dans de la
fusion des haines coagulées ou dans la joie sauvage de la pulsion d’échapper
pour vivre encore. C’est finalement sa permanente tentative de s’arracher et à
l’inerte et à la dévoration d’autrui, l’essence même du vivant comme mouvement.
Dans ce livre,
cette métaphore revient par trois fois plus une. D’abord dans
La deuxième
intervention des quadrupèdes a lieu lors du tournage du film à Auschwitz,
lorsque qu’ils se sont invités dans le champ de la caméra, parvenant en
s’affaissant suffisamment à passer dessous les barbelés, séquence de hasard que
le cinéaste a gardé au montage et transformée en paradigme.
C’est enfin
alors qu’âgé de soixante-dix ans l’auteur effectue un voyage en Patagonie sans parvenir
à psychiquement être au monde dans un état d’absence qui ne veut rien croire du
fameux Cogito ergo sum de Descartes
errant plutôt dans un de ces états brumeux dont le catalogue reste à faire.
C’est alors la survenue inattendue de l’animalité d’un lièvre qui lui permet
enfin de se sentir au monde et de recoller les différents morceaux de sa vie,
opération qui ne peut avoir lieu que par la coexistence de la vie du monde et
de la sienne.
Tout
mon être bondissait d’une joie sauvage comme à vingt ans écrit il. C’est
que la fracture ouverte dans le défaut
de représentation de l’essence du nazisme, la dévoration de l’homme
comme entité, se referme. SHOAH
existe au légendaire comme au présent, et la vie de Claude Lanzmann aussi.
Comme
Et c’est peut
être ce qui est déjà en germe dans la publication page 311 et 312 de la carte postale reçue en 1958 de
Kim Kum-sun, la nord-coréenne tant désirée. Elle représente au recto un temple
a demi caché par de neigeuses branches d’arbres en fleurs et au verso les
idéogrammes locaux dont la traduction française mêle paroles affectueuses et
langue de bois. Point focal du film à venir parce que la vérité est là dans sa
crudité et que la représentation du monde ne peut plus être biaisée par les
figures littéraires qui la soulage en lui donnant un peu de jeu, dans tous les
sens du terme. La publication de cette carte postale qui est la trace de cet
amour, en en confirmant l’existence, la grandeur, la subversion et l’impossibilité
fait enfin coïncider le monde interne du cinéaste et le monde réel. Car à cette
femme qu’il n’a pas cherché à revoir, entrant dans l’éternité pour prendre le
temps de vitesse, à cet amour suspendu dans l’inabouti, il n’a pas pendant un
demi-siècle, cessé de penser.
Cette trace
publiée, c’est la trace de l’incarnation de la réalité du vivant, la présentification, l’emprésentation, ce qui rend impossible à tout jamais d’être hors
du monde pour projeter sur un plan de coupe orthogonal, le support de l’image,
une vision qui oblige le spectateur à s’impliquer en lui interdisant le moyen
de se défausser.
Dans une telle emprésentation du monde, l’excentricité est en effet impossible.
Ni celle de l’ellipse autrefois dénommée défaillement
dont l’excentricité inférieure à un
permettrait l’évacuation du problème pour masquer que la volonté est bien chez
certains de réduire l’autre à n’être qu’un gisement. Ni celle de la parabole, l’égalation dont l’excentricité égale à un permet de relativiser les choses en
réduisant tout massacre à l’un parmi bien d’autres. Ni non plus l’hyperbole,
cet outrepassement à l’excentricité supérieure à un,
inventant un monde intégralement peuplé de gens pour qui le meurtre est naturel
et même aujourd’hui en passe de devenir l’un des beaux-arts, comme
l’esthétisation de la mort et des cadavres le donne à penser.
Dans l’emprésentation du monde, dans son représentement au sein duquel le sujet
n’a pas voulu rompre avec l’objet parce qu’il sait comme Héraclite que l’âme est commune, quitte à en donner la
formulation écologique de la biomasse en tant qu’un tout, la personne n’a pas
renoncé à la mémoire primordiale, celle du lien à la mère, celle qu’on croit
retrouver dans l’amour, le souvenir de et l’aspiration à la fusion, matrice
d’une connaissance de la totalité, empreinte consciente garante de la
préservation du retour de son refoulement sous la forme d’un totalitarisme
toujours et peut être plus que jamais menaçant.
Ainsi a-t-il
gardé la connaissance du sacré, ce monde de la mémoire de la mère que les
religions monothéistes ont projeté hors sol pour s’en débarrasser. Ainsi
demeure t-il dans la proximité d’une essence divine, ici et maintenant, parmi
et avec nous, dans la mémoire d’avoir été enfanté par sa mère et d’être ainsi condamné
à s’en souvenir. C’est la condition du vivant, incarnation absolue de
l’habitation de sa propre chair et de la nécessité de la défendre face à ceux
qui la chasse pour s’en faire de la viande à consommer.
Tout cela ne
peut pas être pris en compte dans une logique binaire ou le deuxième terme est
toujours le second impliquant de céder le pas et d’être vassalisé, première
étape vers la réification d’autrui. Pour être pris en compte – au sens propre –
l’étant doit être resitué dans un tiers exclu à nouveau inclus. Face au fils
dévorant aujourd’hui sa mère et prenant sa place, les mémoires de Claude
Lanzmann tentent de redresser le biais de la représentation. Il y a la mère, y
a le fils et le père, le nom, la loi ou le monde qui ne ce ne sont que des variantes
du troisième et nécessaire terme.
Tout cela est
rassemblé dans le même chromo dont est tiré le conte de Silvina Ocampo,
l’auteure argentine du Lièvre doré. Au commencement est l’image qui
espace et temps confondus fait surgir le lièvre comme un étant, dès le
commencement représenté dans la complicité de Dieu et des Anges, tour à tour
visible ou invisible, parlant ou muet, dans la lueur éclatante du soleil, cet
écarlate brillant et brûlant.
Dans l’extrait
de ce conte pour enfants que Claude Lanzmann a choisi de mettre en exergue à
son livre, la voix du quadrupède est tremblante car à travers la littérature,
après l’image, l’espace et le temps se sont mis en mouvement. Or le mouvement
c’est la chasse, cette version funeste et funèbre de l’incarnation. Ce qui est
corps pour les uns est viande pour les autres, et le lièvre tout doré qu’il
soit, voit arriver sa fin.
Inutile de
trembler. Ceux qui ont vécu dans l’éternité du sacré parce qu’ils n’ont renoncé
ni à leur mère, ni au monde, en réchapperont. Par leur parole et par leur
œuvre. Une seule et même chose : Le Verbe fut-il à l’ère cybernétique….
QUOI CELA ?
Jeanne Hyvrard
Mise à jour : septembre
2017