ROUGE
LE SANG SOUS-JACENT
Enquête sur l’année
2006
Jeanne
Hyvrard
1. Le
rouge plastique, celui qu’une jeune personne de ma connaissance appelle Rouge
Coca - et c’est vrai - des anses de mes cartons
à dessins, eux aussi en plastique.
Ainsi commence l’agenda de cette année 2006 et
ce n’est pas un hasard car je concentre là mon œuvre graphique en ordre de
bataille entre le cramoisi et l’écarlate, entre la destruction complète et la
splendeur de la création affirmée, équilibre difficile à tenir entre l’attente
et la réalisation, la fermeture autarcique dangereuse parce qu’elle isole,
sclérose et laisse le champ libre à la mortification et l’ouverture à tous les vents,
voie royale de la dissolution car c’est dans ce passage que ne manqueront pas
de s’engouffrer les hackers, les pirates, les pillards dont l’époque est
fertile puisque c’est son essence.
Il en est d’ailleurs ainsi chaque fois qu’un ordre
s’est effondré sans que le suivant soit encore opérationnel et que ce
changement pas si simple qu’il apparaît de prime abord ouvre des opportunités
d’autant plus débridées, invasives et envahissantes que les barrières qui jusque-là
les jugulaient, ont cédé.
Le deux Janvier la satisfaction de constater
que personne n’a pu me retirer ma splendide solaire écarlate liberté, ma
pulsion révolutionnaire et chorale, celle qui établit des coins rouges partout
où elle se trouve et qui s’étonne que
Ecarlate liberté qui me pousse à rompre
brutalement – sans même en être moi-même avertie avant même le dernier moment -
dès que l’emprise d’autrui fait apparaître que son projet à mon égard est de me
rendre son esclave, en m’y amenant par paliers successifs de vassalisation et
de biseautage, à partir d’abord de simples positions valétudinaires ou secondes.
C’est pourtant la banalité même, encore faut-il pouvoir se représenter une
organisation du monde si différente de son univers mental à soi...
Cette rouge liberté celle des combattants c’est
au plus simple celle qui s’inscrit, celle que j’inscris comme elle me rend
sujet dans chaque timbre-poste des courriers jetés dans les boîtes à lettres,
témoignages - élémentaires mais solides - de l’existence de la société et de la
possibilité d’y choisir ses liens, liaisons, ligatures plutôt que relations et
de les conduire à sa guise - dans la mesure du possible - c'est-à-dire de ce que
chacun est capable de faire ou de supporter par sa propre vertu.
3. Le rouge aujourd’hui que s’écrit ce nouveau
feuilleton destiné à me prémunir contre l’effondrement qui menace tous les
jours un peu plus c’est l’écarlate du sweet-shirt qui me plait tant, celui qu’en
velours je porte dès que j’en ai la possibilité. C'est-à-dire en fait chaque
fois que cela ne fait ni trop négligé ni inadéquat d’arborer ce vêtement qu’on
pourrait se contenter de qualifier du terme à la mode de basic, s’il n’était déjà malheureusement connoté comme
habituellement portés par ceux qui n’ayant plus ni les moyens ni la force ni
les possibilités de suivre la course effrénée d’une société engagée dans une
mutation féroce, étaient d’ores et déjà considérés comme les exclus qu’ils ne
manqueront pas de devenir. En dépit ou si on y réfléchit plutôt à cause de cela,
il m’est devenu et c’est sans doute le cas aussi pour les autres, une sorte de
deuxième peau.
Le mot sweet-shirt me vient de Maman qui trouvait
distingué d’émailler ses paroles de mots anglais depuis que dans sa jeunesse
elle avait fait un séjour à Folkestone et à Oxford. De son côté, mon père
aurait appelé ce vêtement émouvant un caraco,
m’apprenant ainsi dans la langue française, l’existence de ce mot et me donnant
à penser qu’il avait subi des influences et des imprégnations qu’il ne m’avait
pas - volontairement ou non - transmis.
Depuis j’ai appris par un cousin qui avait le
visage très étrange et très loin de toutes nos habitudes de par ici, que par la
main gauche nous descendions d’un comte espagnol. A cette nouvelle - que
manifestement il ignorait - mon géniteur avait pouffé de rire de l’un de ces
rires gênés qu’on emprunte lorsqu’on veut se donner une contenance concernant
des sujets sur lesquels on a des informations insuffisantes ou bien au sujet
desquels sa religion n’est pas encore tout à fait faite.
Mais de toute façon que Maman ait appelé sweet-shirt ce que mon père appelait caraco
m’a ouvert au bilinguisme existant à l’intérieur même de ma propre langue, en me
rendant - paradoxalement et contre toute attente - incapable d’en apprendre une
troisième faute d’avoir pu résoudre cette première énigme dont personne ne
m’avait en temps utile donné la clé.
Depuis cette histoire d’amour avec ce sweet-shirt rouge, à mes habituels sujets d’angoisse qui trouvent leurs
sources dans mon enfance monstrueuse, est venue s’ajouter désormais la difficulté
qu’il y a à trouver dans les magasins des vêtements en velours parce qu’ils ne
sont plus du tout à la mode. Et il ne s’agit pas seulement du velours côtelé
que portait comme signe de reconnaissance, l’intelligentsia des Trente
Glorieuses au point que les Renseignements Généraux eux-mêmes dans ma jeunesse,
l’avaient adopté.
Par bonheur, je fréquente néanmoins près de
Barbès Ville une boutique qui en vend mais hélas seulement en Décembre, pour les
Fêtes comme dit la vendeuse employant
cette expression qui m’a toujours laissée perplexe. C’est bien d’une certaine
façon la consécration du caractère particulier de cette matière textile. Une
fois de plus, je ne me suis pas trompée dans mes intuitions concernant la
nature sous-jacente du monde. Celle qui m’est connue en raison de mes affinités
particulières, conséquence inattendue de la relégation infrahumaine dans
laquelle ma mère a tenté de me faire vivre.
4 Janvier de la nouvelle année. Celle dans
laquelle la fracture devient telle qu’on entrevoit le moment où elle va nous
emporter, faute de pouvoir mobiliser les forces supplémentaires que requiert la
situation et dont on ne voit pas où on pourrait bien les trouver, étant donné
que ce qui a été traversé ces derniers temps sur le plan professionnel,
littéraire et familial a déjà poussé l’effort au taquet.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai des
problèmes avec les crayons billes rouges. Déjà, naguère lorsque j’exerçais
encore mon métier d’enseignante qui nécessitait un matériel fonctionnel dans ce
domaine, je n’avais jamais ce qu’il fallait. Si cela avait été le cas, j’aurais
vraiment eu l’impression de participer à cette chape de plomb me menaçant
depuis longtemps et qui même dans mon âge désormais depuis longtemps adulte, a
continué à m’étouffer moi-même.
Paradoxalement, peut-être en souvenir du temps
où dans les premières classes du lycée mes relations avec la grammaire étaient
difficiles, en matière de crayon bille rouge j’ai toujours entretenu un
matériel minimum et même la plupart du temps, un fourniment un peu en dessous
toujours en quête en cas de besoin d’en trouver un pour vaquer à ma fonction et
n’hésitant jamais à me replier sur des couleurs moins agressives. Ainsi lorsqu’un
élève m’avait rendu sa copie écrite en noir, j’utilisais du bleu
particulièrement fréquent dans cette maison au point qu’on trouvait toujours
traînant, un feutre de cette couleur-là. Et lorsque c’était le bleu qui se
donnait à lire par un mouvement de balancier avec jubilation, je retournais
vers l’encre noire.
Je savais bien dans mon for intérieur que le
rouge aurait été préférable, peut-être même plus convaincant et qu’autant
hiérarchiquement que déontologiquement on pouvait me reprocher cette fantaisie
issue du Printemps 1968. Ma contestation pacifique n’était pourtant pas là une
position de principe mais plutôt la conséquence malencontreuse d’une certaine
lassitude.
A quoi bon s’épuiser à labourer la mer selon
l’expression que Simon Bolivar employait au sujet de
Aussi lorsque je décidais afin de limiter la
masse de travail et d’encombrement matériel - ce que j’appelais depuis des
années la compactisation - de regrouper dans cette perspective
sur le même agenda les trois thèmes qu’il m’aurait fallu noter autrement sur
des carnets séparés, la nécessité de faire une différence graphique facilement
identifiable m’apparût comme le moyen le plus simple d’éviter les confusions -
fréquentes à la relecture - en raison d’une calligraphie devenue paresseuse. Non
dans son essence mais en raison de la masse d’écrits de tous ordres qu’il me
fallait pour survivre entretenir et qui faute de temps avaient lieu dans un
certain relâchement.
Ainsi ai-je donc racheté le Quatre Janvier
2006, deux stylos billes rouges pour cette précise et unique destination
puisque démobilisée à la faveur de l’âge, je n’avais plus mission pour les
redresser, de veiller à la correction des écrits des autres et que je pouvais
donc désormais consacrer le peu d’énergie qui me restait, aux miens
exclusivement. Malheureusement face à la pléthore de modèles m’obligeant à
m’abandonner à un choix de hasard - car dans la réalité quotidienne comment
faire autrement - ma main fut malheureuse et les instruments retenus
s’avérèrent d’une encre grasse et lourde, générant une écriture sans élégance
qui immédiatement me révulsa.
Je savais néanmoins d’expérience que ces agendas
n’étaient que des intermédiaires et qu’ils ne faisaient que dégrossir le
matériau brut dont se servait ensuite d’une façon plus sophistiquée, la littérature.
Pratiquant comme de plus en plus souvent à la faveur de la destruction sociale généralisée
ce qu’à la suite de Vercors j’appelai une cote
mal taillée, je décidai donc de m’en contenter…
5 Janvier 2006 : Obligation de se rendre
à la réalité. Il faut maintenant suppléer à mon manque généralisé de vélocité
par une prudence accrue. Je le sais depuis vingt ans, depuis que sont apparu
durablement installées, les très néfastes conséquences du traitement de la longue
et douloureuse maladie qui a affecté ce qui était encore ma jeunesse. Mais ce
que je ne savais pas, c’est que les difficultés que j’aurais à surmonter, celles
consécutives à ce cataclysme chimique et nucléaire inouï seraient tout le reste
de ma vie toujours nouvelles et qu’il faudrait y compris pour les séquelles
apparues quinze ans après, trouver pour chacune une solution spécifique.
Là, il appert qu’il ne va plus de soi
désormais de traverser les rues à la bonne franquette comme je le faisais
autrefois. De leur côté, les véhicules ne respectent plus du tout le code de la
route tombé semble t-il en désuétude comme la société
étant effondrée les règles n’ont plus aucun sens, chacun se vivant comme une
puissance autonome titulaire d’une souveraineté absolue, tout autrui étant
alors potentiellement un agresseur qu’il convient d’anéantir de façon
préventive. Quant aux personnes âgées, elles apparaissent comme des gêneuses à
qui il faut payer des retraites dont on ne comprend plus ni l’utilité ni la nécessité
sans compter le surcroît de pénibilité des soins qu’il faut leur accorder et
qui surchargent une vie quotidienne déjà difficile à assumer.
Il a donc fallu
admettre qu’il n’y avait plus d’autre moyen de traverser les rues - et pire
encore les avenues et boulevards - que de le faire sur les passages protégés et
en étant excessivement prudente. Il me faut alors de l’attention aux feux de
signalisation. Non seulement ceux qui ont pour ambition de réguler le trafic
des voitures mais aussi désormais ceux destinés aux piétons envisageant de
traverser. Notamment lorsque celui destiné aux voitures est rouge et que le
petit bonhomme allumé pour l’information des piétons l’est également, il faut
impérativement résister à la tentation de se lancer ! L’idée qu’on en a le
temps est une illusion, celui destiné aux voitures allant bientôt passer au
vert et celles-ci - un moment à contre-cœur arrêtées
- bondir comme des taureaux furieux sans égard pour personne. Désormais la
signalétique urbaine met en jeu la vie et la rougité du rouge plutôt que sa rougeur
doit être impérativement respectée comme le plus sûr moyen d’échapper à la
mort.
6 Janvier 2006. A Paris où j’habite au Café Restaurant
Le Rostand dans le haut de la rue Médicis, face au Jardin du
Luxembourg, là où j’ai mes habitudes comme beaucoup de ces autres écrivains qui
n’ont pas de bureau et au point d’écrire à la gloire de cet établissement d’une
exceptionnelle beauté, un poème publié dans mon recueil Carafe d’eau à volonté, la carte des plats est présentée au
client dans un lourd étui de plastique à l’origine, rouge.
Par politesse et goût des rites plutôt que de
la procédure et du protocole ainsi que pour ne pas déstabiliser le serveur dans
ses habitudes mécaniques de travail, je fais semblant de la consulter. Mais je
n’en ai pas besoin car je la connais par chœur et prends toujours la même chose
d’autant plus tranquillement que changent mes commensaux. Même si à long terme
il apparaît que ce sont toujours les mêmes.
Le 7 Janvier le rouge à l’état pur répandu sur
le papier pour le couvrir grâce à un crayon dont c’est la fonction. Je m’étonne
de n’avoir rien écrit dans cette case là mais l’expérience montre que cela
arrive toujours à un endroit ou à un autre. C’est par ce manque apparent de
notation qu’en fait le texte respire. Et si cela n’apparaît pas de façon
spontanée, cela peut toujours se produire à la relecture et parfois même encore
lors de la correction des épreuves.
C’est ce qui s’est produit page 135 lors de
l’ultime correction au Seuil du Corps défunt de la comédie dans lequel
le mot éternité a été volontairement effacé
pour qu’il soit rétabli à la main par le lecteur, la consigne en étant
transmise oralement par l’étude littéraire du texte. Ainsi est-il démontré que
l’oralité ajoute quelque chose au texte écrit qui peut n’en être que le simple
support de mémoire.
Quant à savoir si les espaces vides repérés
dans les textes sont situés au hasard, il faudrait pour cela faire une étude
systématique. On découvrirait peut être aisément que le prototype en est dans Au
présage de la mienne la date emblématique du 18 Juin symbole entre tous des
jours de résistance en tous cas au moins - et ce n’est pas la même chose -
d’appel à la résistance. Peut-être ces espaces vides qui permettent au texte de
respirer ont-ils tous rapport à la mort.
En consultant l’agenda original dont cette
chronique autobiographique est issue, on verrait bien que ce n’est jamais par
hasard qu’un trou s’est fait dans le texte et que c’est par cette impossibilité
pour l’écriture de recouvrir complètement la réalité que cette activité - il
vaudrait mieux dire cette action - peut demeurer vivante. Ce sont ces trous qui
empêchent de se prendre complètement pour un écrivain et d’adopter une pose qui
rendrait la vie sans objet. Mais c’est peut-être aussi parce qu’il s’agit de
quelque chose de si tragique que l’écriture défaille à prendre en compte cette horreur-là,
laissant du coup au drame l’ultime ancre de miséricorde de l’oubli.
8 Janvier. Le rouge est là à l’état pur si on
accepte qu’il puisse à d’autres endroits par ailleurs être tout aussi bien à
l’état pâteux. Dans ce cas journalier, il s’agit presque au sens propre du
cirage excessivement rouge que j’étends comme une crème de beauté sur mon beau
sac de voyage en cuir d’un rouge si lumineux si chaleureux si vivant qu’il est
à lui seul la métaphore centrale de mon rapport au monde.
Cirer ce sac apparaît alors là comme la
préparation au départ dont on sent bien qu’il ne tardera pas à se produire,
parce que tous les indicateurs vont dans ce sens là
et depuis plus longtemps que je le crois. Il a déjà fallu beaucoup se cacher la
destination finale pour accepter d’arriver jusque là - à savoir dans ma
soixante-deuxième année – mes deux parents venant de décéder à une saison
d’écart. La violence de ce rouge m’apparaît comme la concrétisation des humeurs
en suspension dans l’air du temps, confortant le titre de l’ouvrage jusque-là
seulement en filigrane.
Au 9 Janvier, le constat d’avoir hérité
puisque c’est le mot que la société met sur la chose. Là les cartes postales rangées
dans leur boîte. On peut toujours les ranger mieux. Surtout lorsque la
succession des prédécesseurs a généré du désordre. La mise en ordre de ces vues
cartonnées ne demande ni trop d’intelligence ni trop de forces ni non plus une énergie
que de toute façon je n’ai pas. Celles que m’avait jadis envoyées Maman et que
j’avais rangées à part réintègrent ce jour le volumineux stock de celles que
j’ai accumulées depuis des années.
Il en est de très belles notamment celles dont
la belle couleur rouge me frappe au point de me faire souvenir comme chaque
fois qu’il est question du lien maternel que dans la langue russe c’était
autrefois le même mot qui signifiait rouge et beau au point que ce qu’on nomme
familièrement dans les maisons le coin rouge
est celui dans lequel on a installé les divinités. Ce que dans certaines
cultures on appelle les dieux lares, dans d’autres les totems et qu’on pourrait
si on était plus libre d’esprit et qu’on y voyait pas malice, nommer les idoles. Au sens d’edeilon, idélonne, la figure des idées. Les
idées.
10. A
C’était pourtant autrefois une fréquentation
quotidienne commencée à l’âge de 11 ans, comme j’étais très fière d’y avoir accès
immédiatement après mon père et même avant Maman, ce qui m’apparaissait une
promotion. Peut-être était-ce la légitime compensation de l’inversion qu’il
avait validée en me disant - lorsqu’il quittait l’appartement - qu’il me confiait ma mère.
Il y a un demi-siècle, ce quotidien était bien
celui qu’il n’était pas possible de contester, son sérieux, sa sérieusité - dirais-je
en me pastichant moi-même alors que sériosité existait
déjà autrefois - étant au-dessus de tout soupçon. Mais depuis plusieurs années
ma déception s’affirme et se confirme. Ce ne sont plus seulement des publicités
dégradantes, des images pornographiques insoutenables, des photographies
choquantes, des informations fausses, de la propagande éhontée quand ce n’est
pas l’insulte même faite aux lecteurs qui résistent au décervelage ambiant et
plus souvent encore de la lectrice bafouée.
J’ai fait une fois pour ce journal l’effort d’envoyer
une lettre argumentée pour tenter d’enrayer la dérive mais on m’a seulement répondu
qu’on transmettrait. Ce n’est pas moi qui quitte ce journal, c’est lui qui
n’est plus que l’ombre de lui-même. Il ressemble jusque dans sa mise en page
aux journaux gratuits qu’on distribue le matin aux masses laborieuses à
l’entrée du métro, véritables torchons qui tâchent. Je n’y trouve plus rien à
lire.
11. Mon petit porte-monnaie rouge en cuir
souple acheté sur l’un de ses éventaires précaires installés à la va comme je te pousse sur les places ou
les boulevards très fréquentés. Cette fois là c’était
entre la place de
Cette petite bourse - sans doute fabriquée
dans
Mes croisières sont désormais plus modestes,
il s’agit parfois simplement d’atteindre l’autre côté de la ville et j’y mets alors
dedans avec autant d’enthousiasme et dans le même esprit, mes tickets
d’autobus.
Lors de mes expéditions - il s’agit de cela
désormais - il m’arrive pourtant de faire encore des découvertes étonnantes et
mes agendas balisent ce qui serait peut-être sans eux une errance. Ils
permettent de transformer en littérature ce qui autrement aurait pu n’être
qu’une lente et sinistre dérive que la grammaire est parvenue à juguler. Il
m’arrive hélas lorsque je change de sac comme aujourd’hui, d’oublier ce petit
contenant rouge symbolique. Même si cela paraît excessif, j’en suis alors totalement
désespérée.
12. Le rouge de la casquette du livreur de la
firme qui prend les commandes au téléphone et grâce à laquelle je parviens tout
de même à ne pas mourir de faim. La société anonyme ainsi dénommée tente de redresser
la situation depuis plusieurs saisons qu’elle périclite. Les références
manquent, les erreurs se multiplient, les horaires ne sont pas respectés, les
prix ne se justifient plus pour des services aussi minces et ses employés ne
sont pas toujours opérationnels ni parfaitement polis. Je ne suis pas sûre que
cette opération couvre-chefs normalisés en toile rouge affichant et la couleur
et la marque suffise à enrayer la faillite qui me parait inévitable, tant on se
moque du client au point que moi-même, plutôt bonne fille et ne cherchant pas
tort aux gens, en suis incommodée.
13. Les chemises rouges en carton dans
lesquelles je range les papiers concernant cette affaire qui n’en finit pas car
bien difficile à régler tant les autres concernés n’acceptent à aucun moment le
fonctionnement normal, pour tenter encore à chaque étape une nouvelle
martingale.
Je me souviens qu’enfant mon père m’expliquait
qu’il était normal que les chemises rouges se vendent plus cher que les autres,
parce qu’elles étaient coûteuses à fabriquer et en avoir été éblouie tant ce coloris là me semblait objectivement bien plus éclatant que
tous les autres. Cette dépense différentielle a disparu sans même que je m’en
sois rendue compte.
De toute façon désormais, ce n’est plus Papa
qui va au début de chaque année scolaire acheter globalement toutes nos
fournitures nécessaires à la fameuse papeterie du boulevard Saint Michel dont
il admirait tant l’agilité de la caissière qui comme il nous le racontait
ébloui, parvenait à traiter convenablement avec plusieurs clients en même
temps. D’ailleurs je n’y vais même plus. Les vendeurs venus du bout du monde ne
comprennent pas ce que je leur demande. Ils sont incapables de m’indiquer où
sont rangées les œuvres de Pablo Neruda. Ce sont de simples vigiles.
14 Janvier : Le rouge du petit drapeau
tricolore laissé par une jeune personne dans la maison de Normandie. On est
étonné de trouvé cela là, probablement le dernier endroit où on l’aurait
attendu. Elle l’a passé dans l’anneau de la porte de la grande pièce, anneau
qui servait à nos prédécesseurs à accrocher leur rideau anti-mouches. Il y a au-dessus
de cette porte de communication entre la cuisine dans laquelle on entre comme
toujours à la campagne, entendons dans la vraie campagne et non pas dans les
résidences secondaires réinventées et
C’est que cette campagne est aussi une
exploitation ovine. Sous le masque, on a déjà installé un dessin remarquable offert
par un jeune garçon qui l’a fait à son école. Il faut admettre alors qu’en conséquence
de quoi l’ensemble de la décoration a maintenant l’allure d’un capharnaüm et
qu’il faut donc la réorganiser.
Il est sûr que cela ne fera pas plaisir à la
jeune femme qu’on ait retiré le petit drapeau de l’endroit où elle l’avait mis,
non seulement le rouge mais aussi le bleu et le blanc. Inversement le fait de
lui avoir trouvé sa vraie place et de l’y avoir installé pour un temps
indéterminé - ce qui équivaut à une sorte d’éternité - est une validation
officielle de l’entrée de l’objet dans le panthéon baroque qu’ils constituent à
eux tous.
On ne s’étonnera pas alors de constater qu’il
aboutit tout naturellement dans le coin rouge, celui de la cuisine dans lequel
on trouve non seulement le téléphone sur une petite tablette mal installée par
les prédécesseurs mais un portrait fait par moi-même - comme d’habitude assez
peu ressemblant - une petite huile du village originaire des ancêtres pas très
réussie non plus, raison pour laquelle je n’ai pas pris la peine de le faire
encadrer, un certificat de baptême d’une ancêtre et un petit pastel que
j’aimais beaucoup comme il était anonymement installé dans l’office chez mes beaux parents, office que j’appelais alors sans la moindre
dérision le jardin d’hiver parce que
je rêvais de le transformer dans ce sens. De toutes façons mon tropisme pour
les anonymes n’est pas d’aujourd’hui, c’est en quelque sorte mon deuxième
réseau.
15. A la Télévision à la mi-janvier, le rouge vraiment
très rouge du canapé en demi-cercle qui occupe le centre du décor de l’émission
Vivement Dimanche animée par Michel Drucker. Elle est la charité publique des esseulés, des malades, des
déprimés, de tous ceux qui ont du mal à se déplacer et/ou ne savent pas ou plus
où aller. On n’y dit jamais de mal de quiconque, on y sourit, on y rit, on s’y
émeut. On y a même vu un ancien Président de
Le store rouge du bistrot dans lequel je bois
mon café le 16 Janvier 2006. Mais ce pourrait être n’importe quel autre jour de
n’importe quel mois ou année et dans n’importe quel point de la ville. Car d’une
certaine façon c’est toujours la même et unique fois. Ces stores rouges des
établissements dans lesquels on se pose, se rencontre, se cache, se tapit, se
réfugie voire même trouve asile selon ses états d’âme sont peut
être l’essence même de la ville et de ce texte rouge dont le vrai rouge,
la rougité, la rougeur, la rougeasserie évoque parfois en
sourdine le sang. La vie ne serait pas supportable si ce fil sanglant était
apparent. Et à bien y réfléchir, lorsqu’on boit son café dans un bistrot, là
probablement en attendant l’heure du rendez-vous lors duquel cet ostéopathe
hors pair va trouver le moyen de me redresser le cuboïde effondré qui m’empêche
de marcher, il n’y aurait pas besoin de creuser longtemps pour le trouver….
Cette quasi-invalidité est la métaphore physiologique de quelque chose de plus
inquiétant….
17. Le lendemain la grande quantité de sacs
rouges dans la vitrine du maroquinier de la rue Tronchet. Ce commerce est
signalé dans le célèbre opuscule Paris Pas Cher providence des pauvres
et des avares et le fait est qu’il est bien digne de ce signalement car non
seulement il est effectivement bon marché mais de surcroît il offre un choix
extraordinaire. En regarder la vitrine est en soi une vraie fête qui allège un
peu le fardeau lorsqu’on se rend chez le Notaire dont l’Office est juste à
côté.
Ces sacs rouges transcendent toute cette
horreur en imposant là leur éclat plutôt inattendu et pourtant bien venu. Mais
dans le même temps, leur couleur sanglante évoque la tragédie dont on ne sait
si elle couve ou a déjà eu lieu, l’un n’empêchant pas l’autre en dépit de cette
suspension due un court moment à la contemplation dans la vitrine de tous ces
beaux objets.
Le 18 le rouge du sang sous-jacent, c’est
celui du bijou rouge offert par un ami avec qui je prends un brunch au bistrot.
Je suis toujours étonnée des cadeaux qu’il m’offre tant ils sont décalés et me
renvoient une image de moi tout à fait différente de celle que les multiples
avanies de ces derniers temps m’ont fait intérioriser, à savoir une vieille en
voie de clochardisation…
De mon côté, je ne lésine pas sur les miens et
lui ai déjà donné une partie de ma bibliothèque, découvrant à la faveur de ce
geste le sens du roman d’Elias Canetti Autodafé. A la lecture, cette oeuvre m’avait parue hermétique même si j’avais eu
l’intuition de sa grande importance, bien placée moi-même pour savoir que l’un
n’empêche pas l’autre, parfois tout au contraire.
La conjonction de mon histoire personnelle et
de celle de la collectivité fait qu’il ne m’est plus possible de conserver
l’ensemble de mes livres. Il m’est devenu un handicap dans mon opération de
réduction des affutiaux, contraction rendue nécessaire pour augmenter la
mobilité.
Quand on est chassé de son territoire - ce qui
est le cas - et qu’on va peut-être devoir partir au hasard sur les routes,
comment - même si c’est tragique - faire autrement ? De toutes façons, je
peux toujours me consoler en pensant à Chalamov, cet
écrivain qui après toutes ses années de Goulag déplorait ne pas posséder de
bibliothèque. Cela donne la mesure de la bouffonnerie qu’il peut y avoir dans
un tel regret. Ce n’est pas du même ordre. Perdre la vie pour garder ce qui est
malheureusement devenu une collection d’objet, est un non sens.
Le 19, le rouge ce jour-là, c’est celui du stylo
rouge du correcteur qui délivre une pâte blanche
toujours difficile à extirper de l’engin car dès lors qu’on ne s’en sert pas
régulièrement, elle sèche à l’orifice et a bien du mal ensuite à revenir à
davantage de liquidité. Le rouge n’est pas là sous-jacent mais au contraire,
éclatant et serait même sur-jacent si le mot existait.
Si on parvient à s’en servir régulièrement
c’est à peine mieux, même si on connaît la nécessité théorique de secouer
l’instrument avant emploi. Des marques concurrentes ont basé leur fabrication
sur un autre principe. Mais l’expérience a montré qu’elles étaient encore moins
performantes et qu’il fallait y renoncer. Faute de quoi - à peine plutôt - on
croit avoir un recours contre les fautes alors qu’il n’en est rien et que cela
aggrave encore la situation.
En plastique, le 20 Janvier, le porte-clé électronique rouge, d’un rouge très rouge très
plastique et très vulgaire du trousseau des clés de chez moi, trousseau confié
à ma progéniture. Il est comme tous ceux de la série - le mien est jaune et il
en existe des bleus - assez moche. C’est le concept, le
choix de la matière et de la forme qui ont produit ce résultat consternant dont
le bureau d’études qui l’a déterminé plutôt qu’inventé, est certainement très
fier.
Le paradoxe est alors que dans ce cas-là, la
violence du rouge est telle qu’elle finit par rattraper un peu l’obscénité de
l’objet qui va jusqu’à faire regretter les modèles en argent - qu’avant la démocratisation
pourtant inachevée - distribuaient les firmes automobiles qui avaient le
respect de leurs clients. Mais on ne peut pas comparer parce que ces beaux objets
métalliques, aujourd’hui authentiques œuvres d’art recherchées par les
collectionneurs, n’étaient pas électroniques… Autres temps, autres mœurs… Ainsi
va le monde et après tout, pourquoi pas ?
Le 21 du même premier mois de l’année le rouge
des couvertures des magazines, le rouge le plus rouge qui soit, le rouge coca
cola vulgaire et attractif, le rouge industriel surtout puisque c’est bien de
cela qu’il s’agit. Magazines, hebdomadaires surtout dont je fais tout de même
une grande consommation bien qu’il n’y ait dedans pas grand-chose qu’on puisse lire.
Mais dans l’angoisse ambiante le bruit des
feuilles qu’on tourne, l’odeur de l’encre, la glaçure du papier produisent
rapidement une sorte d’apaisement dû à la confirmation de l’existence d’un lien
avec la société, ma mère de substitution. Les photographies peuvent aussi en
général être regardées et il en est d’étonnantes qui finissent par générer une
sorte de stimulation de nature à me ramener vers et à la vie. Sans compter
qu’en lisant les articulets et les entrefilets, on finit par prendre
connaissance d’informations qui décalent au profit de la vérité, l’angle de
regard sur les réalités du moment.
22 Janvier de la même année : Le rouge du
carton de l’emballage du sirop qu’il a fallu se résoudre à absorber pour venir
à bout de crachats immondes comme je n’en avais jamais vus de ma vie. En mauvaise
santé depuis ma naissance au point de découvrir pour nommer mon état le mot valétudinaire, d’en comprendre la cause
et d’en mesurer du même coup toutes les conséquences, il faut bien admettre que
ces temps-ci la situation non seulement ne s’améliore pas mais aurait même
tendance à se dégrader encore un peu plus.
C’est grippe sur grippe ! Ce n’est pas
très grave mais ramasser comme cela tout ce qui traîne n’est pas signe de bonne
santé mais tout au contraire la marque de l’impossibilité de se défendre,
physiologiquement parlant. Le fait est que je n’ai jamais pu - en dépit des
apparences - surmonter le handicap initial d’une mère qui m’a dès le début,
rejetée mais la nouveauté passablement désagréable est de surcroît la découverte
que malheureusement les conséquences de cette tragédie s’aggravent avec l’âge.
Je n’aurais jamais pu le soupçonner…
Janvier toujours, le 23. Le rouge étendu sur
les couvertures des livres d’Henri Barbusse achetés chez les bouquinistes au
hasard de mes promenades, sans même savoir au début qui était cet Henri
Barbusse là… C’était en fait à cause du souvenir d’avoir dans ma jeunesse été
très heureuse dans la rue du Cinquième Arrondissement de Paris qui portait son
nom et par la suite constaté que des rues Henri Barbusse, on en trouvait dans
beaucoup de villes de province.
Assurément cet homme dont j’ignorais tout
avait compté beaucoup pour beaucoup de gens et pas seulement parce que face au
Val de Grâce c’était là que j’avais eu longtemps rendez-vous avec l’Aimé. Après
ce n’était plus la peine de retourner en ce lieu, nous vivions ensemble
désormais et Barbusse entra silencieusement dans mon panthéon personnel.
Ainsi me suis-je décidée un jour à ouvrir le Dictionnaire
et à découvrir ce qu’il en était. Au point même de me mettre à lire ses livres accumulés
d’abord par instinct et peut être aussi parce que le papier de leur couverture
avait un toucher avenant, ce qui dans l’époque contemporaine est loin d’être le
cas pour tous les ouvrages. Je me suis rendue compte que ce critère était
important. Au point d’admettre que certains procédés d’impression pour bon marché
qu’ils soient, finissent par faire barrage à la lecture et du coup à l’achat.
C’est lorsque j’ai commencé à emballer les
livres que j’allais conserver après avoir compris qu’il faudrait d’une façon ou
d’une autre partir, que j’ai découvert sur les couvertures de ses ouvrages
placardés - apparaissant désormais comme l’essence de l’œuvre - de grandes
plaques de couleur rouge réalisées peut-être au pochoir, cette technique
intermédiaire témoignant à elle seule de l’émouvante continuité entre
l’artisanat et l’industrie.
Le rouge salvateur de mon sweater en velours.
C’est ce que sur l’agenda qui constitue la première version de ce texte, j’ai
noté au jour du 24 Janvier. Malheureusement en reprenant les choses de façon
méthodique, j’ai la déception de découvrir que c’est déjà la rouge notation du 3
Janvier. Cela traduit bien hélas la pauvreté de ma vie sensorielle au sein de
cet univers dans lequel la déréliction gagne tous les jours du terrain sans que
je puisse m’en extraire autrement qu’en constatant que ce vêtement de velours
rouge est pour moi au milieu du désastre - et aussi pitoyable que cela
apparaisse - une ancre de miséricorde. Le fait est que de façon plus ou moins
conscience, le velours symbolise pour moi le luxe et la propreté.
25. En velours rouge encore, le cardigan et le
pantalon assortis achetés au même moment et dans la même boutique. Peu importe
finalement la date car ce pourrait bien être la notation de chaque jour au fur
et à mesure que l’univers se déshabite, se délite et que les sans domicile fixe comme on les appelle
désormais - qui ne sont parfois que les salariés pauvres de plus en plus
nombreux - envahissent la ville et la gare d’autobus qui occupe le centre de la
place dont je suis riveraine, la transformant en un caravansérail dans lequel
bien que habitant là depuis trente-cinq ans, je suis de plus en plus déplacée.
Pourtant pas tout à fait lorsqu’on voit le genre de boutiques cheap dans lesquelles je me fournis et qui
encore ne vendent du velours, comme disent les vendeuses, qu’au moment des Fêtes…
26. Impossibilité de déterminer la date
d’ouverture de cette bouteille de sucre liquide dont on ne se sert que pour
faire des grogs. Il est sûr qu’elle est là depuis des années. Même en
s’appliquant on ne pourrait pas reconstituer à quand remonte la dernière visite
d’amis à qui on en aurait proposé. Pourtant à l’époque de la splendeur nous
dînions souvent en ville et ne lésinions pas sur les réceptions.
Non que le malheur ou la déchéance soient
passés par là. Mais c’est simplement l’Histoire dont le vent a soufflé fort ces
derniers temps et aussi hélas, la physiologie. Pourtant sur la bouteille l’étiquette
joliment dessinée n’a pas changé. Elle représente toujours comme lorsque le
rhum entra dans ma vie à l’occasion du séjour à
Au retour des Antilles, ce genre de tissu
m’avait suffisamment impressionnée pour m’en faire une casaque et une jupe
assortie. J’ai du mal à le croire aujourd’hui et pourtant cela est ! Ce
genre de remémoration fait plonger la réflexion dans les abysses de la nature
et du fonctionnement de l’existence humaine…
27 Janvier 2006. On peut retenir la date.
C’est celle à laquelle j’ai suffisamment récupéré de l’état de paralysie au
propre comme au figuré dans lequel j’ai terminé ma carrière professionnelle - il
vaudrait mieux dire, mon anti-carrière - et le calvaire de l’accompagnement des
agonies parentales pour envisager de me propulser - c’est vraiment le mot - jusqu’à
Saint Germain des Prés pour examiner de visu dans le magasin
C’est que la modernisation accélérée des
appareillages de la vie quotidienne a lieu désormais à un rythme tel que non
seulement financièrement on ne peut plus suivre mais même psychologiquement, cette
permanente valse de tout ce qui fait la vie ressemblant à une course à
l’échalote dont l’enjeu est au-delà déjà de la perte de la mémoire, une perte
de soi-même qui finit par révulser. Ainsi en étant restée - faute d’avoir eu le
temps de m’en préoccuper - aux disques en vinyle et bien que n’ayant plus
l’engin permettant de les écouter, je n’ai jamais désespéré de retrouver un
jour le moyen matériel d’y parvenir…
Malheureusement l’observation réelle de
l’objet signalé dans la presse, a achevé de me convaincre que ma vie ne serait
pas meilleure accompagnée d’un pareil instrument. C’est désormais pour moi le
critère qui déclenche ou nom l’achat d’une chose qui au premier coup d’œil me
séduit. L’encombrement et les nécessités de l’entretien entrent désormais - et
pour cause - en ligne de compte… Ce qui n’était pas le cas auparavant !...
28. C’est sans joie que je découvre ce jour le
rouge de la cordelette du narguilé qu’on voit fumer au bistrot Les deux
facultés dans lequel mon association
de poésie se réunit le Samedi pour que nous puissions les uns aux autres nous
lire nos anciens et nouveaux poèmes.
Colosse brun à la peau mate le patron est
gentil, on y est bien reçu, le chien loup est le portrait craché de la vedette
du feuilleton télévisé Rex qu’il
m’arrive quelquefois - à cause de lui - de regarder. Je m’amuse de cette
parfaite ressemblance mais n’ose pas aborder publiquement le sujet. Cette
fumerie bizarre me met mal à l’aise. Je m’en veux des idées qui me traversent
la tête et que je dois faire l’effort de chasser.
29. A la fin du mois à
Il me faut réinventer une vie à moi alors même
que ma niche écologique a disparu et que la société ne me laisse plus aucune
place. Je n’ai plus non plus l’énergie physiologique qui plus jeune me
permettait de briser les barrages. La mort menace, le fait est là !
Sans doute est-ce dans cette occurrence que ce
texte a pris corps... Ce sang sous-jacent, c’est assurément le mien… Le texte
de ce jour donne le frisson et confirme l’exorcisme que peut être dans certains
cas l’écriture. Même et surtout, comme dans ces pages ci lorsqu’elle ne fait
pas vraiment littérature. Quoique…
Le 30 Janvier, la date n’est pas anodine
lorsqu’il s’agit de fixer un rendez-vous précis, comme ce jour où l’enjeu est
le moment du cours de chant de la semaine prochaine. Il me faut alors prêter le
rouge d’un crayon pour que mon professeur note comme moi même sur son propre
carnet, le changement que nous venons de décider.
A la seconde lecture du texte l’expression qui
s’impose est plutôt le professeur que
mon professeur parce que cette
relation n’a pas été heureuse, sans doute ne pouvait-elle pas l’être. En fin de
compte pour des cours de chant ce n’était ni la bonne personne, ni le bon
moment….
31. A la toute fin du mois - parce que c’est
au plus tard à ce moment-là que la coutume le demande, le commande et même le
recommande, le rouge d’une carte de vœux envoyée par un ami, lui aussi sujet au
malheur extrême. Ces réconforts épisodiques et réciproques nous aident l’un et
l’autre à colmater les brèches récurrentes de nos vies. Nous savons depuis longtemps
que leurs racines plongent dans le noir terreau de nos enfances mais finalement
cette connaissance ne nous aide en rien et peut-être même au contraire.
Premier Février : Le rouge du stylo correcteur
avec lequel je corrige les notes déjà prises. Le fait est que cet engin est
important dans ma vie, comme sans doute dans toutes celles de ceux qui
écrivent. Le progrès technique a produit là un objet remarquable, une sorte de
contrepoids métaphysique au caractère définitif de l’encre de Chine. Je
l’utilise pour reprendre les erreurs relevées dans mes notations du mois
écoulé. Mais ce n’est qu’un prétexte !
En réalité ces corrections me permettent de
relire ce qui a déjà été écrit et de savoir si cela tient la route.
C'est-à-dire en filigrane d’évaluer si je pourrais faire un texte à partir de
ces rapides et parfois incompréhensibles, notes d’agenda. J’ai depuis longtemps
éprouvé que toute écriture ne fait pas texte et encore moins livre. Il en est
qui n’ont pas vocation à être publiés, particulièrement dans ce genre de
chroniques que je tisse comme on peigne
la girafe et auxquelles je m’accroche comme à la rampe de l’escalier
trop raide de l’époque.
Depuis 1989 date de l’ouverture du Mur de
Berlin qui a mis en route la Globalisation - et ce n’est assurément pas un
hasard - je tiens presque chaque année un carnet sur un thème déterminé. Par la
suite, ils ne donnent pas tous naissance à des textes mais me servent au moins
de garde-fou pour éviter l’effondrement lorsque la littérature sous le poids
des vents contraires menace plutôt que n’a tendance, à flancher.
Ce qui me frappe d’ores et déjà à cette
relecture, c’est la pauvreté des inscriptions de surcroît récurrentes. Je
devais en avoir l’intuition avant même le début de 2006 car j’ai pris soin
cette année là dans ce gros carnet en forme de livre domestique - offert comme
d’habitude par une institution - de diviser chaque page en trois,
horizontalement et de concentrer sur les mêmes feuilles les constats concernant
les trois thèmes choisis, eux non plus certainement pas par hasard : L’humiliation, le rouge et le bonheur.
Il faut donc admettre que ce texte là n’est
lui-même que la tierce partie de la question. Et peut-être même pas du tout la
principale. Si cela se trouve il ne sera même utilisé en fin de compte que pour
réussir à articuler les deux autres, et à vicarier l’échec d’une précédente
tentative graphique d’une rouge journalerie
– j’invente cette fois le mot pour nommer ce genre de création - à la fin des
Nonantes.
Mais cette année-là lors de la première
tentative, je n’étais pas parvenue à tenir la cadence ni à découvrir chaque
jour en quoi le fond de l’air était rouge et même par endroit sanglant. C’était
sans doute qu’à cette époque, il ne l’était pas encore suffisamment. D’où cette
nécessité de reprendre comme toujours, l’inachevé. Plutôt que de faire - ce qui
n’est pas dans mon tempérament essentiellement contemplatif - il y a chez moi,
une volonté de parfaire.
33. La rougité
vulgaire et c’est bien là le mot plutôt que la rougeur de
J’envisageais
autrefois - du temps de mes premiers livres tous issus de la même veine -
d’appeler l’ensemble de mon œuvre
Pourtant j’aime tout particulièrement le deux
Février, cette Chandeleur qui recouvre comme elle peut d’un voile religieux
Le 3 Février 2006 : Il est toujours
là ! Il, cet appareil à perforer le papier que je traîne avec moi depuis
des années sans en avoir ni l’usage ni savoir où le ranger. Il est la butte
témoin de l’époque de mon adolescence où le classeur était roi et les feuilles
volantes de mauvais aloi car désignant infailliblement l’élève brouillon
insuffisamment motivé. L’engin qui servait à faire des trous dans n’importe
quelle feuille de papier, quelle qu’elle soit et même dans le carton était
alors le symbole de l’allégeance à ses supérieurs et la signature indiscutable
d’une intégration réussie. On poussait même alors le raffinement jusqu’à
renforcer les trous avec des œilletons gommés en papier spécial destinés à
amortir le choc des griffes métalliques du dossier en carton qui collationnait
les planches ainsi perforées et équipées, copies corrigées comprises mais
attention elles-mêmes trouées après coup, à peine autrement d’être prises pour
un acte irrespectueux voire une provocation.
C’était une époque où on prenait les choses au
sérieux. La dérision n’était pas de mise et la contestation impensable. Il nous
fallu du temps à ma sœur et à moi pour que notre paternel - qui ne rigolait pas
avec la gestion quotidienne - nous autorise à lui emprunter l’engin pour
procéder nous-mêmes à la perforation évitant ainsi d’avoir recours à ses
services. Cela lui allégeant d’autant ce fardeau familial dont il se plaignait
régulièrement en proférant à haute et intelligible voix la question qu’il
s’adressait régulièrement à lui-même autant qu’à la cantonade à savoir un A quelle charrette suis-je attelé! qui
me stupéfiait tant sur le fond que sur la forme non à cause de l’interrogation
mais au contraire du point d’exclamation parfaitement audible...
Cette victoire conjointe de la raison et de ce
que je ne savais pas encore être un projet politique d’autogestion qui me
mènerait plus loin que prévu, fut un pas dans la dure voie de la conquête de
nos indépendances mais hélas non significatif pour ma sœur qui bien qu’abonnée
aux Prix d’Excellence et couverte à ce titre des éloges de l’environnement,
n’avait pas contrairement à moi la manie des idées.
C’est sans doute en mémoire de tout cela que
j’ai continué à traîner cet appareil dont pourtant je n’avais et n’ai toujours
pas l’usage mais dont je n’ai jamais réussi à me séparer dans la conviction absolue
que ce serait un crime de lèse majesté. Le ranger dans le tiroir plutôt que de
l’avoir à disposition sur la table a déjà nécessité tout un cheminement dans ma
pérestroïka libératrice finale.
Prenant alors le problème à contre-pied comme
je le fais souvent lorsque je suis dans une impasse, suivant en cela le modèle de
Kennedy affirmant qu’Au lieu de vous
demander ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous
pouvez faire pour votre pays j’ai tenté de lui retrouver un usage en
décidant d’archiver de cette façon les pièces judiciaires du long conflit
consécutif à la grande vieillesse de nos parents.
Quoique bénéficiaire d’un fonctionnement un
peu volontariste, l’objet retrouva là un peu d’utilité et je l’ai cru un moment
tiré d’affaire, c’est à dire rescapé de cette déshérence qui me fait horreur
tant elle est en elle-même une déshonorante injure à l’existence du monde
considéré là comme un aménagement de la matière.
Mais il m’a fallu rapidement le reconnaître,
farouche adepte de la plus forte productivité possible comme le seul moyen de
compenser le temps perdu par une maladrerie récurrente et les obstacles divers
que les autres mettent à mon activité pour favoriser la leur, cette façon de
faire n’était pas vraiment pratique. Les autres systèmes d’archivage non plus.
Ce que j’aurais voulu c’est ne pas avoir du tout cet énorme carton qui m’avait
été donné par la coiffeuse parce que j’étais une cliente assidue et dans lequel
s’entassait ce flux d’actes juridiques que quelqu’une couvrait si joliment
globalement du nom de paperasses…
Après la mort des Parents en 2005, la vente de
leur appartement à un célibataire qui se disant Parfumeur-Créateur sans
progéniture nous expliquant ses projets de transformation en loft du local dans
lequel j’avais péniblement survécue durant mon adolescence et le partage effectif
de ce que les professionnels appellent la
masse successorale, l’engin fut relégué mais conservé générant une
douleur sourde dont je ne savais pas – autrement que par ce texte – comment me
débarrasser.
Sa couleur pourpre - presque de la nuance du
porphyre - évoquait celle des plaies suspectes de la peau de mon père lorsque
le drame éclata… ou plus exactement celles des plaies suspectes de la peau de
mon père, lésions qui firent éclater le drame…
35. Le rouge des magazines est l’une mais non
la seule obsession récurrente de ce texte. Je les feuillette à la recherche de
la vérité. Non pas celle de la mort de mon père car il est impossible que les
hebdomadaires s’y intéressent - encore que ce genre de drame étant apparu plus
fréquent que la morale aurait osé l’imaginer - il n’est peut-être pas impossible
qu’un jour la question surgisse dans la rubrique débat ou faits divers.
Non, ce que je guette est plus généralement
une vérité sur l’état de la société d’aujourd’hui, dévoilement qui me
permettrait d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche ou de confirmer mes
intuitions. Bien qu’apparemment sans rapport, tout cela est lié. C’est le
délitement généralisé de notre environnement qui a fait croire à certains
qu’une telle pratique était au moins admissible et peut être même normale.
Peu importe finalement la date de la tragédie car
cet engoncement dans le pire ne date pas d’aujourd’hui et n’est pas près de se
terminer.
36. Ce jour en regardant
Rouge le dessin dominical qui berce ma
tranquille solitude d’abord subie puis supportée et aménagée, enfin durement
gagnée et ordonnancée pour me permettre d’échapper à l’aliénation. Pour combien
de temps ? On peut craindre le pire lorsqu’on découvre qu’à cause de ce
coloris qui s’y répand largement, il a nom L’embrasement.
Le 6 Février, la relation avec l’Eliane
retrouvée m’autorise à lui montrer mes anciens dessins. Je les lui sors de leur
carton dégoulinant d’un rouge qui sans doute l’affole même si sur le coup elle
n’en montre rien. Mais au fil des quelques visites qu’elle m’a faites, le
malentendu ancien s’est hélas conforté et solidifié. C’est sans doute bien le
même que celui qui nous avait déjà séparées au Lycée Hélène Boucher où nous
étions des condisciples en 1957 ou 58 et qui m’a fait la rechercher depuis ce
temps pour en avoir le cœur net. A savoir pour quelle raison cette relation
avait été pour moi aussi importante et pour quelle autre elle avait d’une certaine
façon déjà à l’époque, tourné court.
Ce cœur net est le mien, il est sanglant. Rouge du sang renversé dirait on sur les
bords de
38. Le rouge omniprésent du Grand Café sur les
Grands Boulevards ! Ce n’est pas seulement une dominante mais une quasi-exclusivité.
La date ne peut pas là être significative car dans ce lieu, j’ai mes habitudes.
Pour raisons pratiques seulement car de cet établissement je déteste les sièges
inconfortables parce que trop bas, les tables trop serrées générant une gêne
permanente et le harcèlement du chef de rang dont les codes et les oukases me
paraissent discutables tant sur le plan de la logique que du bon goût. Enfin
cerise sur le gâteau - à cause de ma polynévrite - très long et très raide,
l’escalier qui monte aux commodités n’est pas non plus pour moi très
confortable.
En contrepartie la rougité de l’ensemble est propice au rêve et à la confidence. A la
nostalgie rétro aussi, c’est en cela qu’elle attire et peut être aussi
l’immense aquarium dans lequel les homards et les langoustes attendent la
commande du client, ce qui nous permet en même temps de méditer sur nos fins
dernières.
Le rouge des albums de jeux que j’ai acheté pour
mes petits-enfants. J’en ai toujours quelques-uns d’avance non seulement pour
parer à toute éventualité car dans ce domaine ce n’est pas moi qui ai
l’initiative mais pour faire marcher le commerce. Il y a tant de misère dans ce
pays que c’est un devoir pour qui le peut, de dépenser.
Je n’apprécie pas toujours ce genre d’ouvrages
dont certains sont de véritables catastrophes tant sur le plan des idées
véhiculées que du graphisme mais c’est rare, la plupart du temps ils sont
réussis, certains tutoyant même le génie.
Cette fois-là, c’est le 8 Février mais ce
pourrait être à n’importe quelle autre date étant donné que ce genre d’album
fait partie de mon barda habituel et j’espère bien de celui de toutes les
Grandes Mères.
40. De nouveau mon sweater rouge, récurrence
de la douleur et de ma volonté de retrouver sinon la santé, au moins un mieux-être.
Mais étant donnés la situation sociale et mon arriéré personnel, ce n’est guère
envisageable… L’état dans lequel je me trouve - celui de survivante - est déjà
le produit de la lutte acharnée que je mène pour ne pas mourir de ma naissance
refusée.
Ce sweater rouge est bien effectivement comme
je l’ai déjà écrit le symbole de la douceur de vivre à laquelle je continue à
aspirer sans être jamais parvenue à l’atteindre et encore moins à en
bénéficier. Je ne désespère pourtant pas d’y parvenir. Ce texte en est la
preuve. Quelque part il n’y a pas si longtemps, j’ai écrit Née esclave, je veux mourir libre !...
Le 10 Février, le rouge est celui désormais identifié
comme le rouge industriel notamment celui du plastique d’une cuvette que m’ont
donnée mes parents. Donnée n’est pas vraiment le terme exact, en fait ils s’en
sont débarrassés sur moi. Je l’ai gardée longtemps sous mon évier pour raisons
pratiques, parce que cela pouvait toujours servir mais aussi par respect pour
eux, disons même parce que ces dons qui venaient d’eux m’étaient tout de même
chers, faute de mieux.
Je m’en sers désormais pour stocker la
vaisselle sale qui n’est pas de mon ressort. C’est une catégorie que j’ai dû
inventer pour ne pas mourir enlisée dans les déchets et la salissure produite
par d’autres ! Je me suis résolue à cette extrémité car répéter L’homme blanc a souillé sa couche, il moura
dans l’ordure - la malédiction d’un célèbre chef indien nord américain -
s’était avérée insuffisante pour parvenir à supporter l’insupportable.
Ainsi ai-je trouvé le moyen de rédemption de
ce peu glorieux cadeau en objet ayant trouvé sa place dans l’art de vivre
convenablement que je pratique de plus en plus en refusant obstinément tout ce
qui me dégrade. C’est là l’une des nombreuses applications parmi d’autres de
mon principe Chaque objet a droit à un destin.
Et le meilleur possible !
42. Les cartes de vœux reçues, bien rangées
dans leur boîte. Je les regarde de temps à autre et en dépit de l’encombrement qu’elles
me causent parce qu’elles sont vraiment très nombreuses, je ne suis jamais
parvenue à m’en débarrasser. J’ai même fini par découvrir que si dans l’obligation
de faire de la place - comme par exemple aujourd’hui pour stocker mon œuvre en
céramique - je ne gardais de toutes mes affaires qu’une seule chose, c’est cela
que je conserverais. C’est en dire l’importance ! Il ne faut pas s’étonner
alors qu’on y voit tant de rouge et qu’on y redécouvre toutes les
significations symboliques de cette remarquable couleur. La date de cette
notation ne peut pas être vraiment exacte - quelle qu’elle soit - car il s’agit
alors de toute une période de fête, celle du renouveau.
Le 12 Février, cette année là en 2006 est un
Dimanche car bien que l’un des hebdomadaires dont je suis la lectrice paraisse
normalement le Samedi, il faut parfois attendre le lendemain pour pouvoir
l’acheter lorsque la veille a été passée à la campagne et qu’on n’a pas pu réaliser
ou pas osé demander le petit détour ou retard - mais c’est la même chose - qui
aurait permis d’en faire l’acquisition.
Parfois même lorsque le marasme physiologique
domine - ce qui est assez souvent le cas dans cette situation les derniers
temps - il faut attendre encore davantage à moins qu’on me le rapporte comme
cette fois et il faut le dire cela me fait plaisir.
C’est dire la difficulté de ma vie quotidienne
pour que cette simple attention me procure de la joie. Je me souviens qu’un
homme auquel je tenais m’avait dit Ce
n’est pas Pâques tous les jours mais je ne sais plus lequel. Vénération de
l’âge dans lequel la grâce nimbe d’un halo l’oubli et la confusion. En reste
l’essence prophétique de la formule.
Le 13 Févier 2006 le rouge est plus que rouge,
plus que carmin, plus que vermillon. C’est le papier à lettres écarlate d’un
certain nombre de mes correspondants. Je m’étonne d’un pareil choix car sur un
tel support la lecture est loin d’être facile. Je comprends alors que la teneur
du message symbolique est plus importante que ce que la personne aurait de
toute façon plus ou moins réussi à formuler.
45. Imprimée en travers des boîtes
d’antibiotiques la bande rouge pour alerter sur la dangerosité du produit. Il
faut bien cela pour faire rapidement et clairement la différence avec les
remèdes de la vie quotidienne - ceux qui n’ont guère d’effets - les évitant
pour le meilleur comme pour le pire. Une mention spéciale tout de même pour l’aspirine.
Néanmoins lorsqu’on s’intéresse à la question des antibiotiques -
scientifiquement - on s’aperçoit que la simple bande rouge n’est pas suffisante.
Cybernétiquement
parlant bien sûr - si on ose cet adverbe - le rouge est bien la couleur de l’alerte
et à ce titre, concernant les antibiotiques elle est la bienvenue mais dans la
signalétique pharmaceutique, elle ne concerne pas uniquement ce type de produit
mais désigne en fait tous ceux qui ne peuvent être délivrés que sur l’avis
écrit d’un médecin. Mais même dans cette catégorie, il devrait y avoir des
distinctions plus apparentes. Peut-être est-ce déjà le cas mais seulement aux
yeux pharmaciens.
A la Mi Février le rouge de l’inscription
publicitaire sur le sac en plastique dans lequel je range mes œuvres en cours,
faute d’emplacement adapté, j’ai bien dit d’emplacement car de pièce il n’en est
pas question, il faut laisser la place à
Je pourrais aussi aller travailler au café
mais à cinq heures du matin, c’est plus vite dit que fait ! Outre le fait
que les bistrots ouverts à cette heure là ne sont pas dans mon quartier, on a
alors tendance à m’y considérer comme une prostituée qui tente in extremis d’atteindre
son obligatoire quota quotidien.
47. Le rouge des fauteuils de cinéma, ce
pourrait être à n’importe quelle date car on peut à tout moment trouver refuge
dans la salle prévue pour l’usage du cinématographe même si il n’a plus
l’importance qu’il avait dans notre jeunesse. Pour toutes sortes de
raisons ! De nos jours il n’est plus question de mettre en commun des
affects personnels auxquels nous ne savions pas alors comment donner forme,
comme le firent pour nous les Bergman et Godard ni non plus de dénoncer les
scandales politico-économiques qui constituent aujourd’hui le fond de l’air et
que savaient si bien mettre en scène les réalisateurs italiens.
Nous n’avons plus besoin non plus d’avoir
recours à ce genre d’abri pour nous embrasser. Non que cela soit devenu désuet
mais parce que nous sommes désormais installés dans des logements dans lesquels
nous pouvons nous abandonner à l’aise. En dépit de tout cela, j’ai toujours plaisir
à retrouver le rouge des fauteuils de cinéma, même s’ils ne sont plus comme
autrefois obligatoirement rouges et qu’ils n’empêchent pas une certaine
nostalgie des salles de province dans lesquelles le rideau pare-feu de la scène
affichait en lettres fluorescentes et dans une odeur confinée, des publicités
pour les commerçants locaux.
Le17 Février, le petit quart de vin rouge
qu’une de mes très chères amies écluse dans le bistrot où nous avons rendez-vous.
Elle a été retenue en ville par une très obligatoire obligation et son mari m’a
fait patienter en l’attendant. Nous avons bien ri tous les deux en évoquant les
déboires judiciaires des successions bloquées de nos prédécesseurs. Le jus de
la treille ne suffira certainement pas à résoudre le problème.
De toute façon étant donnée la dislocation de
la société, la barbarie revient au galop et il n’y a guère d’amélioration à
espérer. Quant à imaginer qu’une société puisse fonctionner longtemps en
l’absence de régulation et d’arbitrage seuls peuvent le penser, les incultes.
Et d’ailleurs effectivement, ils le croient…
49. Le rouge magnifique et convaincant des
moufles de mon petit-fils. Elles me ravissent absolument. Lorsque j’avais son
âge dans les années Cinquante, c’était notre grand-tante, celle dont j’ai -
comme pseudonyme - pris le nom, qui consacrait sa vie à nous en tricoter alors
que sa sœur, notre grand-mère maternelle était de son côté spécialisée dans les
chaussettes. Nous en consommions beaucoup à cause de nos vacances aux Sports
d’hiver. Depuis le monde a bien changé et les sports d’hiver eux-mêmes sont devenus
une industrie jusqu’à ne même plus me faire regretter de ne plus pouvoir pour
plusieurs raisons, les pratiquer.
Par atavisme par goût et par conviction, je
tricote quand même pour mes petits-enfants mais des choses plus simples car mes
connaissances dans ce domaine sont assez rustiques - et je n’ai eu ni le loisir
ni l’occasion de consacrer du temps à me perfectionner - notamment des couvres
lits dont je leur ai fait - instruite des méthodes éthiopiennes - des images-médecines pour qu’ils puissent dans leur vie s’en servir pour
mieux-être. Assez réussi, le résultat leur a plu, malheureusement leur chatte
Isis qui comme nous aime les belles choses a tendance à ne pas les ménager et
précautionneuse leur mère a dû pour les préserver, les ranger.
Le rouge des flammes de la cheminée, le 19 de
ce mois encore d’hiver parce qu’on crève de froid dans cette maison dont l’un a
fait un élevage de bétail tandis que l’autre rêvait d’une datcha à la mode de
la littérature russe. La divergence des projets a été fatale au charme de
l’installation. La vie y est devenue difficile et précaire. Plus rien ne va de
soi.
Dans cette absence totale de perspective, le
feu dans la cheminée n’a pas seulement comme vertu de réchauffer effectivement
car en réalité il le fait assez peu et pour capter la chaleur il ne faut pas
s’éloigner trop de l’âtre, il améliore aussi l’ambiance et redonne un peu de
courage lorsque celui-ci vient à manquer, ce qui dans ce contexte se produit
immanquablement.
Je l’ai dix fois observé et pour ma plus
grande gloire lors de mon désastreux séjour équestre dans le Lauragais, en
1979. C’est parce que j’étais la seule du groupe à savoir faire du feu dans
l’âtre du salon commun que mes co-stagiaires ont renoncé à tout à fait me massacrer.
Ils avaient besoin de moi et utilitaristes avaient décidé sinon de me préserver
du moins de m’épargner.
Le 20 Février, le coup de cœur dû à l’émotion
de retrouver la couverture rouge du livre Contes et Légendes des Antilles
que Maman m’avait acheté pour aller à la clinique me faire opérer de
l’appendicite vers mes dix ans. Je l’ai retrouvé lors de l’opération de compactisation qui consiste à ranger ma
bibliothèque dans des boîtes - comme le font tous les nomades - pour la
protéger et parce que tous les jours en proie à la menace d’une radicale
liquidation, la pression de l’environnement ne cesse d’augmenter…
S’il ne fallait garder qu’un seul ouvrage, je
ne dis pas que ce serait celui-là mais si j’avais droit à cinq, certainement.
Et les autres que j’aimerais emporter ne seraient pas plus utiles… sauf celui concernant
les radicaux de la langue et les familles de mots, manuel qui lui aussi - mais
ce n’est peut–être pas un hasard - me vient de la même redoutable personne. On
dit bien la langue maternelle.
52. Le fond des tableaux informatiques de la
messagerie électronique pour laquelle la date n’a pas la même signification que
dans le reste de la vie car elle fonctionne aussi bien le jour que la nuit et à
n’importe quelle heure. C’en est d’ailleurs le principe et ce qui en fait
l’intérêt. Il faut reconnaître que c’est assez réussi ! Malheureusement des
inconvénients spécifiques se sont développés dans le même temps et il ne faut
pas s’en offusquer.
Il s’agit désormais d’apprendre à trier dans
le chaos des pourriels - quel
néologisme - de plus en plus nombreux dont les mots n’en sont parfois même
plus mais quelquefois simplement un regroupement de lettres au hasard, lesquels
ont non seulement un sens mais nous sont réellement destinés. Cela ne va
nullement de soi et requiert énergie et attention. On doit naviguer entre les
deux écueils qui seraient de tout analyser comme de tout rejeter.
A égale distance de ces deux erreurs qui
peuvent toutes les deux avoir de graves conséquences, il faut apprendre de
nouveaux comportements de lecture - si on peut appeler de ce nom ce nouvel art
de photographier globalement des signes - pour sélectionner de façon automatique
ceux qui ont du sens et ne pas laisser les autres pénétrer à l’intérieur de soi.
Sans être encore passée maîtresse dans cet art
cybernétique nouveau pour tout le monde mais que j’aborde moi avec tout de même
le handicap non négligeable de l’âge, je ne désespère pas de progresser dans
cette discipline aussi indispensable qu’ingrate et déplaisante. Mais à la
guerre comme à la guerre, la pensée rationnelle en plus.
Le 22 mais ce pourrait être une autre date
sans pour autant être n’importe laquelle car ce n’est tout de même pas si
fréquent loin de là ce rouge foncé, voire même par endroits très foncé du
magret de canard. Il y a quelques années il représentait un met de fête, était
presque de rigueur accompagné d’oranges comme la ressource principale du repas
de Noël - acmé des agapes que j’ai réussi à organiser dans la splendeur et la
générosité - servi dans le grand plat en grès acheté en 1981 pour célébrer l’élection
de François Mitterrand et qui en a gardé le nom. Tout cela alliant le bonheur
des papilles et l’exaltation de la vue ainsi que du sens artistique.
Il s’est ensuite intégré aux nourritures
habituelles, institué comme une fantaisie, un élargissement du champ
alimentaire et il est devenu le symbole d’un rapport nouveau à la nature tant
la volaille évoque un mode de relation pacifique. Mais désormais tous les
restaurants jusqu’aux gargotes douteuses s’en sont emparé comme s’il s’agissait
d’un nouveau filon qu’il ne fallait surtout pas rater et il a beaucoup perdu de
son charme.
Outre le fait qu’il s’est vu cuisiné n’importe
comment dans les lieux les plus divers, voire même souvent servi mal cuit ou
pas cuit du tout, est apparu alors le soupçon de l’élevage industriel qui
emporte les uns derrière les autres tous les bonheurs de la bouche.
Pour finir on s’en est lassé en suivant le
même processus que celui qui nous a petit à petit dégoûtés du saumon fumé au
fur et à mesure que dans les fermes marines, il était engraissé avec des
farines animales rendant parfois cannibale ce messager des dieux, poisson sacré
des Indiens canadiens. Ce met de fête que dans mon adolescence je ne rencontrai
qu’aux dîners de gala où j’accompagnais parfois mes parents, était devenu
méconnaissable!
54. L’antirouge.
C’est cette notion désormais indispensable qu’il faudrait réussir à élaborer
sans nécessairement parvenir à la définir. Je la découvre en constatant que
dans l’œuvre plastique que je réalise à la mémoire d’Ilan Halimi - ce jeune
homme torturé et assassiné en tant que juif dans la banlieue parisienne - ma
tentative d’introduire un élément rouge est paradoxalement vouée à l’échec.
Ce n’est certainement pas un hasard. Plutôt le
constat navré que l’horreur dans laquelle nous sommes désormais tombés sans
perspective pour le moment de nous en extirper, ne relève pas du monde dont
nous avions jusque là l’habitude. Il s’agit de l’émergence d’un nouvel état de
notre environnement, celui dans lequel tout ce qui en faisait l’humanité a
disparu au profit de ce que certains appellent la barbarie mais qui ne me
semble à moi que l’état naturel… Y compris dans la dimension machinique de l’homme, ce chaînon
manquant.
Je mesure par l’absence de la couleur reine
dans cette œuvre là que les processus de création sont plus complexes qu’on ne
l’imagine. La rougité semblait a
priori devoir être le cœur de cette création là. Et en fait non ! C’est
parce qu’il s’agit de tout autre chose. En effet ce n’était pas un crime ordinaire.
Le 24 Février - mais pour aussi bien n’importe
quel autre jour - la mixture que j’appelle pompeusement échappée à la déréliction
installée ces dernières années dans ma vie soupe
à la framboise et dont la recette est particulièrement simple. Il ne s’agit
que de faire chauffer les framboises décongelées achetées préalablement chez
Picard qui me les a très poliment - étant donné le désordre de l’époque, le
fait est à signaler – livrées. En matière de nourriture, c’est mon ancre de
miséricorde.
Quelquefois je n’ai rien d’autre à manger non
pour raison financière, technique ou sociale mais aussi invraisemblable que
cela paraisse pour raison politique. Encore faudrait-il s’entendre sur le sens
du terme politique et sur ce qu’il signifie dans la vie domestique et des
rapports entre les sexes.
Malheureusement après l’embellie des Octantes,
cette exploration n’est plus à l’ordre du jour de la recherche en Sciences
Sociales qui semble même avoir globalement disparu. Emportant peut-être les
Sciences Sociales elles-mêmes. Heureusement l’Histoire enseigne que cela n’est
jamais donné une fois pour toutes. Dans un contexte pareil et étant donnée
l’histoire de ma propre histoire, mon histoire propre au sein de l’histoire
collective, on peut comprendre que faire chauffer les dites framboises soit
déjà en soi même un acte héroïque.
56. L’un de ces jours vagues et vides qui
autrefois - lors de mes travaux forcenés sinon forcés - étaient des jachères
heureuses et qui sont désormais devenus avec ma mise à la retraite, une menace
à laquelle je dois pour m’extirper de la détresse - la dépression n’étant pas à
l’ordre du jour - rassembler tout ce qui me reste d’énergie. La plupart du
temps ce n’est pas suffisant, cette fois un jour de week-end, le rouge
provoquant des articles vintage dans la brocante rétro organisée par une association
locale dans un curieux local qui évoque une ancienne salle de bastringue ou une
paroissiale près de
La place Voltaire a changé de nom et s’appelle
désormais Place Léon Blum mais cette appellation ne correspondant pas à la
sensibilité populaire n’est pas entrée dans les mœurs et c’est toujours
l’ancienne qui a cours. Cette manifestation affichée comme rétro, assez
particulière parce qu’à chaque fois sur un thème déterminé, réveille en moi
tous les souvenirs de l’enfance et de la jeunesse dans les Années Cinquante et
Soixante. Car même si à l’origine vintage
signifiait seulement d’époque, l’acception
du terme s’est étendue jusqu’à finir par remplacer l’idée couverte autrefois
par la simple nostalgie du passé.
Dans ce lieu découvert avec étonnement, je
suis frappée de trouver dans la masse des affaires entassées là, la présence
d’un rouge non encore répertorié dans les effets des gens de la période
précédente, depuis le rouge des maillots de bain une pièce des pinups sur les
calendriers des camionneurs au rouge plastique du commencement des sièges
design. Par bonheur pour sauver cette journée évanescente, je découvre au
milieu de tout cela une statuette anthropomorphe à tête de hibou qui doit être
africaine mais plus subtilement que celles qu’on voit habituellement et sont
partout reproduites jusqu’à en être presque dégoûtée.
Le 26 Février la date est un tournant par la
rage que je déploie dans ma volonté non seulement d’émancipation – je n’ai
jamais cessé d’y travailler - mais désormais de libération car il s’agit là de
briser mon enfermement et de trouver pour la première fois peut-être - étant
donné le statut des femmes - sinon retrouver la totalité de mes pouvoirs d’action
sur ma condition quotidienne.
C’est la nécessité nouvelle de ne plus jamais
subir quoi que ce soit qui me déplaise et tout particulièrement en ce qui
concerne ma nourriture. J’y suis presque parvenue au bout de toute une vie. Il
me reste encore un petit bout de chemin à parcourir et j’entends bien y
parvenir, même s’il faut pour en arriver à mes fins utiliser des moyens tordus
comme par exemple ce sac en tissu rouge dont je me sers pour organiser parfois
un détour.
Il servait d’emballage à une poterie grand
public achetée à la compagnie Chinoise Boulevard Haussmann. Je m’en sers pour
toutes sortes de choses ! Plié il ne tient aucune place et facile à laver,
il est très pratique. Mais tout de même, je suis sidérée de me voir agir ainsi
car je n’aurais jamais cru devoir en arriver là. C’est dire encore une fois ma
déréliction et ma détresse. Ce n’est pas à moi qu’il faut imputer l’indignité
de tout cela.
58. A la fin du mois, le rouge du ruban de la
machine à écrire que j’essaie en l’utilisant intensivement de revitaliser dans
l’espoir de renouer avec cet objet qui autrefois comptait beaucoup dans ma vie,
diversement structurée au fil des époques dont certaines mais certaines
seulement très violemment autour de la littérature. Si on ne s’en sert pas le
ruban dessèche et ensuite de ce fait même, la médiocrité du résultat graphique
est telle qu’elle décourage la poursuite de cette activité subtile. On cesse
alors de s’en servir sans même en avoir conscience. Je l’ai plusieurs fois
après coup, constaté.
59. Le rouge Coca de l’émail passé sur la
pièce de céramique que je viens d’achever. Dans ce club de
De mon côté j’ai préféré renoncer à cette
technique élémentaire qui s’accommode de la cécité, après avoir compris que ce
que j’aimais par-dessus tout c’était suivant sa propre logique, le surgissement
de la forme. Or il n’y a rien de cela lorsqu’on étend les émaux. Pour y réussir,
il faut avoir l’idée d’un projet a priori. C’est à mille lieux de ma façon de
faire.
Je me suis donc sagement repliée sur la
couleur naturelle de la terre passant par-dessus un simple enduit transparent
qu’on appelle aussi couverte ou glaçure et y ajoute la sémantique du
mystère. Le résultat étant satisfaisant, je m’y suis d’autant plus fixée que
cela mettait en valeur le matériau tant en tant que matière que dans sa couleur
spécifique.
Premier Mars : Sans doute à cause de la
perspective printanière, l’attrait du tissu rouge dans la vitrine du tapissier
près de la place Pereire. Voilà un moment que je dois faire refaire le grand fauteuil
car la précédente réfection n’a été qu’une simple et véritable escroquerie. Le
tissu qui manifestement n’était pas fait pour ce genre d’usage n’a pas tenu
longtemps.
Ce qui est pénible dans ce genre de chantier,
c’est mon absence d’habitude de ce type d’action. Il s’agit bien sûr d’une
absence d’habitude culturelle car en matière de réparation confiée à des
artisans, je n’ai jamais vu autour de moi quelqu’un en donner l’exemple et j’ai
bien été obligée de tout inventer. Ce n’est pas le cas pour d’autres activités
pour lesquelles je me suis contentée de copier ce que j’avais vu - y compris en
ce qui concerne les sentiments - domaine dans lequel faute de mieux, j’ai dû et
pu prendre modèle dans les romans.
Le deux Mars. Le rouge du décor des boîtes des
jeux d’enfants. Elles ne conviennent pas vraiment. Je n’ai jamais réussi en
dépit de mes efforts à en instaurer la politique artistique. Une poétique. J’ai
précieusement gardé les miens, notamment ma dînette en porcelaine et mon
matériel pour faire la lessive et j’ai ensuite - lors de mes pérégrinations
dans les brocantes - racheté ceux qui m’avaient paru intéressants cubes
illustrés de scènes de la guerre de 1870 ou diverses patiences. Mais ils n’ont
pas suffi et loin de là à épuiser la question.
Et encore heureusement que j’ai après la mort
de Maman, renoncer à ses superbes poupées en porcelaine que j’ai laissées sans
regret emporter par ma sœur trop contente d’avoir déjà réussi à me débarrasser
de la petite mallette bleue dans laquelle nous rangions lorsque petites nous
jouions encore ensemble, tout notre barda ! Je l’ai donné à une fillette à
qui cela a fait plaisir non sans avoir d’abord consciencieusement recousu les
vêtements de poupées qui n’étaient pas opérationnels.
Ainsi me suis-je vue avec stupéfaction
inventer un système de fermeture pour un minuscule pantalon qui autrement
aurait flotté au vent. Mais c’était en réalité un pis-aller accepté sous le
poids du rétrécissement des possibilités qu’offrait la réalité car je rêve
d’une vitrine dans laquelle je pourrais exposer comme dans un musée ce qui me
parait être des trésors, notamment le minuscule salon en fonte hérité lui de ma
belle-mère.
62. L’inauguration d’un collier rouge offert
par un ami. Il est massif et difficile à mettre mais une fois en place, avec
son grand plastron il est du plus bel effet. Je ne manque pas de bijoux fantaisie
mais la difficulté de la vie est devenue telle que ce qui était autrefois une
parure signifie aujourd’hui un surcroît de charges dont l’organisme se
débarrasse petit à petit pour survivre un peu plus longtemps.
Ainsi les bijoux ont-ils été parmi les
premières victimes de cette perestroïka,
si c’est ainsi qu’il faut appeler ce qui pourrait tout aussi bien être perçu
comme une révolution et en est peut être une. Simplement la nouveauté est que
la conjoncture permet d’en comprendre les effets pratiques sur la vie des gens.
On voit alors les choses tout autrement.
63. De nouveau le rouge sombre et crasseux des
banquettes en plastique d’un bistrot. Dans ce genre d’établissement, ce type de
mobilier est le modèle courant. Autrefois c’était même la norme dans les cafés
d’un certain standing et toujours dans ce coloris qui se veut pimpant et peu
salissant.
Le 5 du même mois de nouveau le même coloris
sur le fond d’écran de la messagerie électronique que je consulte pour tenter
de me raccrocher au monde. Après l’anéantissement de ces dernières années ou
tout au moins la tentative d’anéantissement car en fin de compte c’était bien
de cela qu’il s’agissait, ce n’est pas si facile et d’autant moins que mon
histoire est toute entière et depuis toujours sous le signe néfaste du défaut
d’origine. Pour difficile que soit pour moi son usage, l’électronique m’a souvent
ces temps derniers sauvé la mise !...
6 Mars: Le rouge de mauvais aloi des tomates
que les marchands irradient pour les empêcher de pourrir. Ce n’est pas le
progrès qu’on pourrait imaginer et dont on a rêvé à une certaine période de
l’Histoire mais plutôt une des conséquences délétères de la recherche de la
rentabilité maximale dans le cadre d’une exploitation financière autonome,
devenue totalement folle de s’être détachée de toute autre préoccupation.
Ainsi, en prenant le problème à la racine allège-t-on dans la comptabilité,
l’aria de la gestion des pertes.
Mais au vu de l’objet qui dès lors défie le
sens commun, la partie animale qui demeure malgré tout vivace en nous lance
l’avertissement d’avoir à cesser de consommer ce produit là. Le rouge
inquiétant de ces tomates vitrifiées est devenu désormais sur le rebord des
assiettes des restaurants qui persistent à les servir, le signal d’alerte d’une
société en état d’urgence. Ce n’est pas un problème d’écologie – discipline
pourtant à la mode - mais de santé publique. Ce n’est pas tout à fait la même
chose.
66. Rouges encore et à tout berzingue comme
j’aime souvent à employer cette expression un peu rare mais utile, les lumières
rouges des cafés de la belle, sereine et confortable Avenue de Friedland où
j’ai le bonheur d’avoir des habitudes depuis que je fréquente l’Atelier de Céramique
du Centre de Loisirs de
67. Rouges toujours depuis mon enfance et sans
doute même encore avant, les instruments servant à signaliser les chantiers de
travaux dans Paris et ailleurs. Non seulement ils sont nombreux et variés mais
ils n’en finissent pas. Au vu des barrières qui s’éternisent et des excavations
qui paralysent la circulation, on finit par se demander si comme dans les
anciens pays de l’Est, il ne s’agirait pas de chantiers Potemkine destinés à
faire croire à une activité plus importante que celle qu’il y a en réalité.
68. Toujours dans ces beaux quartiers que je
ne quitte guère plus puisque j’y habite et que j’ai désormais du mal à me
déplacer, le rouge des agencements des boutiques de restauration rapide. Là ce
sont celles de l’Avenue de Wagram mais on en trouve partout. Avec les ravages
de la globalisation, les salariés n’ont plus ni le temps ni les moyens
financiers de se payer à midi, de vrais repas. Les queues s’allongent devant
les boulangeries. On ne compte plus ceux qui mangent des sandwichs dans les
transports en commun au mépris des autres voyageurs en proie aux taches ou
encore tout simplement debout voire même en marchant et en traversant les rues.
69. Le rouge des stores très rouges des
restaurants de luxe cette fois et non des échoppes de restauration rapide, le
long de
11 Mars, le rouge de mon crayon rouge, modèle
traditionnel en bois pour souligner les titres de ma communication de samedi
prochain au Séminaire de Paris VIII et le bonheur d’apprendre qu’au Japon, un
professeur de littérature française me connaît et dit beaucoup de bien de mon
travail et de mon œuvre.
71. La verroterie rouge d’une broche lumineuse
que mon mari m’a offerte il y a plus ou moins quarante ans. J’y tiens comme à
la prunelle de mes yeux. Et d’une certaine façon, elle l’est. La mémoire de
l’amour parfait. Le temps du paradis hors duquel les anges n’avaient pas encore
chuté.
72. Le rouge de mes deux sacs en cuir que je
prépare pour le lendemain, journée décisive. Il s’agit d’aller chercher dans un
appartement dans lequel je n’ai jamais été heureuse, ce que le Commissaire Priseur
m’attribuera. Il a fallu se résoudre à cette ultime solution de ce qu’on peut
encore considérer – et la taxinomie juridique le confirme - comme un partage
amiable.
14 Mars. A la relecture, il appert que ce jour
a disparu !
Le 15 Mars, mon beau sac rouge neuf symbolique
du processus de débarras général de l’appartement parental désormais engagé
alors même que je ne m’y attendais pas. Mais on nous en a globalement remis les
clés, nous laissant nous débrouiller sans se soucier des conséquences pratiques.
Le lendemain le 16, le rouge métallique d’une
boîte de cigarettes trouvée dans l’un des tiroirs du bahut de palissandre, à la
place où depuis toujours les parents rangeaient cette catégorie de biens. Dans
mon enfance ces boîtes là étaient de véritables trésors. A cause de cela sans
doute le sont-elles restées. Mais pas seulement. Objectivement elles sont très
belles. Il y en a d’ailleurs des collectionneurs. Et même à intervalles
réguliers des salons spécialisés.
75. Le sac rouge en cuir encore lui puisque le
débarras des affaires continue. J’y recueille les papiers personnels des
parents. Je suis satisfaite d’en avoir eu l’idée, elle me parait
particulièrement appropriée. Ce beau sac en cuir rouge apparaît alors comme une
forteresse, une enceinte protectrice et il l’est. La violence du rouge alerte
sur les dangers qu’ils peuvent receler mais rappelle aussi ce qui par la voie
du cœur et du sang me relie à eux, pour le meilleur et pour le pire.
Le 18, un samedi au Collège d’Espagne à
77. Le rouge ce jour là, c’est son absence. Je
m’étonne de découvrir que cette couleur là n’existe pratiquement pas dans
l’appartement des parents. Il est vrai que pour des vieillards c’est une
couleur fatigante, je l’observe déjà chez moi concernant ce vert jade qui ravit
les visiteurs mais m’énerve moi-même lorsque j’y demeure. Cette absence de
rouge est peut être aussi une prise de position de maîtrise des émotions. Je
l’ai assez déploré dans le passé, convaincue à cause de cela à tort ou à raison
de n’avoir pas bénéficié de l’amour maternel.
78. Le magnifique ruban rouge hérité,
solennité du terme pour un article dérisoire et pourtant !... Je prends
soin d’en conserver la couleur en lui évitant la machine à laver. Les remous
intimes générés par la possession de ce ruban en disent long sur tout ce qui en
moi et hors de moi n’a pas été résolu dans ce nœud de souffrance intolérable.
Et ce n’est certainement pas maintenant que cela le sera. Je ne sais pas s’il
faut s’en plaindre ou s’en féliciter mais c’est un fait.
79. Apparemment le rouge est cette fois encore
un sac sans attaches, sans doute parce que le projet n’a pas pu être été mené à
bien pour une cause inconnue l’âge, la fatigue et peu à peu l’abandon de toutes
les choses, processus caractéristique de la vieillesse. C’est en fait un simple
morceau de tissu rouge tissé plié en deux et cousu qui était dans mon lot
hérité et dont je décide que j’y rangerai à l’avenir le tablier bleu offert à
ses clients par la firme Picard et dont je me sers pour protéger mes vêtements
lors du cours de céramique du mardi.
80. Le rouge criard de certaines des cartes
postales que je découvre dans les boîtes à chaussures que celui qui m’aidait –
parce qu’il en avait l’usage professionnel - a tenu à emporter lorsque nous
avons ensemble vidé l’appartement des parents. Bien qu’elles contiennent
quelques vraies trouvailles tant esthétiques qu’affectives ou relationnelles,
le principe de réalité - là l’encombrement – me conseille de ne pas garder
cette collection de vues d’un peu partout. D’autant plus que ces cartons aux
couleurs agressives ne renvoient à rien pour moi qui ne les ai ni achetés ni
reçus.
81. Le ruban rouge de la médaille de citoyen d’honneur
d’une commune francilienne attribuée à mon géniteur qui en avait fait le
symbole comique de la distinction anonyme dont la pertinence ne lui paraissait
pas toujours de nature à convaincre. Pour nous transmettre cette idée -
déclinant ses propres titres - il avait l’habitude d’ajouter régulièrement à
cette distinction qu’il ne manquait pas de citer et abonné au gaz.
Ce n’était pas chez lui de la dérision,
attitude qui lui était totalement étrangère mais plutôt une volonté de ne pas
être prisonnier de ce que dans d’autres circonstances et pour des titres plus
valorisants, il appelait les honneurs.
82. En bois, le pion rouge de la forme de ceux
dont on se sert habituellement pour jouer aux dames. Je n’en ai jusque là
jamais vu de cette couleur là. Peut-être avait-il une autre fonction mais comme
il est seul de ce type, je m’en trouve plutôt encombrée.
Néanmoins comme le reste des objets de ce
genre, je l’engrange en le rangeant là où il doit être, c'est-à-dire avec les
autres de sa catégorie. C’est l’une de mes règles de comportement, chaque objet
a droit à un destin et le meilleur possible. C’est cette poétique constamment
pratiquée qui empêche la déshérence et transforme tout mon univers en œuvre
d’art.
83. Au Séminaire de l’Université de Paris VIII
Vincennes Saint-Denis où nous présentons à tour de rôle des communications, le
rouge du tableau d’un peintre brésilien qu’on nous projette comme c’est
maintenant la norme, sur écran. Il m’évoque furieusement le bois brésil qui
fournissait auparavant le rouge servant à la teinture des fils requis pour les
marquages de la vie domestique. Les jeunes générations ne savent pas
qu’autrefois cette teinture était la seule couleur qui rendait possible qu’on
fasse bouillir le linge dans de grandes lessiveuses et explique l’abus de cette
couleur dans les trousseaux, incompréhensible sans ce code.
Dans cet appartement dans lequel je n’ai
presque jamais été heureuse et où j’ai partagé la chambre de celle qui ce 26
Mars 2006 voudrait en matière de rubans rouges plus qu’une part équitable, le
constat effaré qu’on est à deux doigts d’en venir aux mains pour des
colifichets.
Si cela avait été le cas, cette notation à
elle seule aurait empêché l’agenda initial de devenir le texte de cette chronique
qu’elle est, sans qu’on puisse assurer pour autant qu’il aurait du coup généré
une tragédie à la Sophocle sur le modèle du héros
seul contre tous ou de
Corneille et sa passion du devoir. Quant à Shakespeare et son histoire absurde racontée par un
idiot, aucune chance !
C’est que le ruban est un être profondément
symbolique. Lorsqu’on dit Le Ruban, on doit comprendre la Légion d’Honneur.
C’est donc que ce n’est ni négligeable ni si ridicule
que cela. Comme tout ce qui relie et permet au monde d’émerger du chaos. Du
moins lorsque la dite Légion d’Honneur avait du sens parce qu’on avait risqué
sa vie dans le combat pour la patrie. Celle qui nous avait été transmise par
ceux qui nous avaient précédés.
85. Le rouge des rations de survie auxquelles
je suis obligée d’avoir recours, faute d’autres possibilités. Je n’aime pas ces
boîtes métalliques qu’on achète chez le pharmacien mais je suis bien obligée
d’en reconnaître l’utilité. Elles contiennent un breuvage facile à boire et
censé apporter les éléments nutritifs nécessaires à la vie.
Je m’étonne tout de même d’en être arrivée là,
même si rationnellement je n’ai aucun mal à me souvenir que deux médecins
indépendants et parmi ceux qui furent bons pour et avec moi, avaient
médicalement affirmé qu’après ce que j’avais subi dans l’enfance, normalement je
n’aurais pas dû survivre.
En retournant la chose, on comprend qu’à cette
aune là mon existence soit une réussite flamboyante et c’est d’ailleurs bien
ainsi que je me la représente, aussi dure soit-elle encore aujourd’hui. Mais mes
descentes au tombeau ne sont jamais définitives et elles sont de plus en plus
rares.
Mon père le savait bien ! Lorsque je lui
demandais conseil, il me répondait Continue
ta trajectoire en zigzag ! Et c’est bien celle
que j’ai subie plutôt que menée, m’épuisant à faire face aux situations auxquelles
j’ai été sans aucune préparation ni explication, confrontée.
86. A
87. Le foulard rouge d’un ancien élève
retrouvé au bureau de Poste de mon quartier. Derrière son guichet il ne l’avait
plus mais hésitant à le reconnaître alors même que lui m’identifiait clairement,
je lui ai demandé s’il était bien ce garçon qui au Lycée avec ce signe
distinctif là ne passait pas inaperçu. Il l’a confirmé.
Nous avons du coup évoqué cette année-là
terrible et cette classe-là - la sienne - que j’avais particulièrement aimée et
avec qui le travail avait été fructueux. C’est de celle-là dont je parle dans Au
présage de la mienne.
Nous sommes tombés d’accord sur l’analyse de
ce qui s’était passé, un peu gênés tout de même de nous retrouver dans ces
conditions-là après des combats nettement plus héroïques. Il n’y avait pourtant
aucune indignité dans la dégradation de nos conditions : la modestie de sa
réussite et mon commencement de clochardisation. Mais tout de même à l’aune de
ce qu’avaient été nos ambitions cette année-là et la gloire de mon enseignement
à une époque où le Lycée n’était pas encore effondré, on pouvait considérer que
la suite n’avait été à la hauteur de la promesse.
Si le terme désenchantement ne convient pas ni déception non plus, celui de
débâcle serait plus près de la réalité. Mais l’employer là me laisserait désemparée...
88. Comme je rapporte à la maison le bahut Arts
Déco en palissandre qui était chez mes Grands Parents maternels 20 Rue Salneuve
près du jardin des Batignolles et grâce à l’intervention du Commissaire Priseur
qui pour ma plus grande honte a présidé à la répartition des affaires de nos
géniteurs, je suis frappée du nombre de feux rouges dont sont désormais affublés
les voitures et les deux roues qui m’entourent. J’ai un peu de mal à conduire,
ne l’ayant pas fait depuis la mort de Maman, quatre mois auparavant.
De surcroît parce que c’est ainsi que j’ai
pour moi-même cérémonieusement organisé la chose, c’est aussi mon départ
définitif de cet appartement dans lequel je ne rentrerai plus jamais puisque
nous allons le vendre. J’y laisse entassés dans la cuisine tous les sacs-poubelles
bourrés jusqu’à la gueule des ordures que je me suis explicitement refusée à débarrasser
tant les autres se désintéressaient honteusement de la logistique matérielle.
Je ne laisse pas seulement dans cet
appartement ce monceau d’ordures qui m’a fait comprendre la vertu d’Emmaüs et la
profondeur philosophique qu’il y a dans la capacité de discerner ce qui est
encore vivant mais aussi le sol jonché de tout ce que certaines ont jeté par
terre dans leur hâte de fouiller les placards. Cette opération était néanmoins
absolument nécessaire pour procéder au sens fort à la succession et prendre
d’abord sur soi les devoirs et les charges à cause de la filiation.
89. Le rouge du fond de l’air. De l’émeute
latente depuis des mois, on passe maintenant à l’insurrection. Ce n’est pas
seulement un exemple supplémentaire du fameux passage du quantitatif au
qualitatif mais la réelle amorce d’une nouvelle phase de l’Histoire. Je n’en
suis pas surprise, mon expérience professionnelle m’ayant depuis longtemps
affranchie sur la nature réelle de la situation. La plupart de ceux que j’en
avais informés avaient répondu - et sans doute pensé - que j’exagérais.
La satisfaction qu’ils sachent désormais qu’il
n’en est rien n’est pas un contrepoids à la masse des dangers qui se profilent.
Les foyers de la nouvelle guerre mondiale se multiplient et les enjeux en sont
de plus en plus clairs. Quant à l’issue, la simple observation des faits oblige
à s’avouer que le résultat du conflit est aléatoire et que la partie est loin
d’être gagnée.
Premier avril ! Ce jour là - parmi ceux
que je préfère avec le Premier Janvier et le Premier Mai - tout pourrait prêter
à plaisanterie mais ce n’en est pas une, loin de là. Tout au contraire, c’est
la quintessence non seulement de la littérature mais de la métaphore de ce
texte là lui-même sans doute et dans le même mouvement, de mon esprit de
sérieux.
Dans la cassette du film Le Guépard dont j’hérite
parmi un certain nombre d’autres chefs d’œuvre plus ou moins générateurs de
nostalgie - la palme allant à un Pépé Le
Moko que je me suis appropriée en rétorsion à l’affaire des rubans - ce qui
me frappe le plus à part la signification contemporaine du personnage de
Tancrède, un héros pour notre époque, c’est le rouge des rideaux rouges. Ils en
disent et en cachent lourd…
Le rideau, c’est pour le meilleur et pour le
pire ce qui fait le détachement. Je m’en suis déjà largement expliqué aux
Editions Voix dans Cellla…
91. Le rouge des radis,
une joie récurrente comme la promesse d’une éternelle nouveauté. Non seulement
du renouveau du printemps mais de la vie elle-même. Pourtant depuis quelques
temps il faut bien admettre que lorsqu’on les lave, la coloration rose de l’eau
n’est pas du meilleur aloi voire même inquiète véritablement.
Le symbole de la reprise de la vie se confond
alors avec l’escroquerie aux bons sentiments, l’une des lignes de force de
l’époque de plus en plus affective pour le meilleur et pour le pire et par voie
de cause comme de conséquence, de plus en plus déraisonnable.
En ce bouleversement historique et géologique
- et cette fois c’est tout un - les lignes de forces et les failles sont les
mêmes. C’est qu’aujourd’hui dans cette mondialisation globalitaire lourde de
toutes les confusions, la rupture est non seulement un atout mais une
nécessité. C’est ce que disait un écrivain yougoslave rencontré autrefois dans
un colloque québécois. En régime totalitaire affirmait-il pour conclure sa communication, la résistance
c’est la solitude !
92. Le rouge hétérogène et compact du paquet
de rubans rouges – encore eux - rassemblés en une seule masse pour les laver
tous en même temps, à part du reste du linge afin qu’en déteignant, ils ne
l’abîment pas. Et puis aussi pour me réjouir de cette possession unique, produit
de mon héritage. Le vocable mon est là
parfaitement adapté.
Je me suis battue afin que la succession se
déroule conformément à la loi mais encore au-delà de tout cela afin de faire respecter
et ma filiation et mon individuation.
Le paquet de rubans rouges peut paraître un
enjeu ridicule. Il l’est ! Du coup il devient le symbole parfait.
93. Le rouge de la couverture du magazine Paris-Match
que je feuillette dans la minuscule salle d’attente de la dentiste. Il n’y a de
place que pour ses deux magnifiques mais très petits fauteuils Arts Déco
révélant un goût certain – sa mère enseignait le dessin - et pour le porte-revues
dans lequel on trouve toujours son bonheur. On découvre en tournant les pages
les photographies, les péripéties conjugales des altesses ou des explications
qui se veulent rationnelles sur les événements scandaleux qui ont marqué la
semaine. Ces salles d’attente et leur moisson de rumeurs et de ragots sont la
joie de la fréquentation des médecins et des coiffeurs.
On pourrait bien sûr acheter directement chez
le marchand de journaux cette presse dite de caniveau mais cela ne serait pas
pareil. Il y manquerait ce petit quelque chose de transgressif qui permet de la
faire fonctionner. D’ailleurs lorsqu’il m’est arrivé d’acheter un numéro, j’ai
été horrifiée du contenu se partageant entre vide et bobards, alors que cette
dimension n’apparaît pas lorsqu’on est chez les spécialistes. Ainsi va non
seulement le monde mais surtout le mystère du monde…
94. Le ruban rouge – encore un – celui là à
pompons que je décide de jeter tant après son lavage, je le découvre abîmé. On
a parfois ce genre de surprise désagréable lorsque l’usure est réelle sans pour
autant être apparente. Ces rubans sont essentiels pour moi sans doute parce
qu’ils ne sont pas sans rapport avec l’idée de la fermaille - ce mot de vieux français pour nommer le collier qui
symbolise, fixe et exprime le statut - mais il me faut tout aussi bien lutter
contre la dégradation qui menace de faire chavirer l’embarcation de mon voyage
alchimique.
Deux périls menacent le monde, l’ordre et le
désordre nous dit Valéry. Cela s’applique aux objets reçus
de la mort de nos prédécesseurs. Il est malsain de tout conserver et mortifère
de s’en débarrasser. Malsain de tout conserver parce que cela peut tourner au
fétichisme et faire qu’ils envahissent la vie des vivants jusqu’à la paralyser.
J’en vois des exemples autour de moi. Mais s’en débarrasser équivaut à scier la
branche sur laquelle on est assis et à n’être plus relié à aucune précédance.
Je caresse le rêve en faveur de ma progéniture,
de prendre les devants ne laissant derrière moi que des articles de musée. Je
n’en suis plus très loin. Tout cela me fatigue énormément, je ne le conteste pas.
Je ne sais même pas si politiquement, civilement et moralement cela est juste
mais je ne peux pas faire autrement.
95. Le rouge des broderies au point de croix
sur tout le devant de la robe palestinienne en toile bleue pétrole pendue dans
la chambre, pour une exposition symbolique. Mes parents me l’avaient rapportée
lors de leur deuxième voyage au Proche Orient.
Je l’avais portée le soir à l’hôtel lors du
premier périple effectué en Bourgogne en 1977 avec celle qui ensuite a été la
partenaire de notre théâtre de rue. Je me souviens qu’elle l’avait trouvée très
belle et que moi-même j’étais heureuse de l’arborer.
Cette robe m’est encore aujourd’hui sacrée
mais hélas mon actuel gabarit - même si je le crois momentané - m’empêche à mon
grand regret, de la porter à nouveau.
Le 7 avril, le rouge des boutons rouges que je
collationne et non collectionne pour m’en servir dans ma nouvelle œuvre textile
en cours, la tapisserie brutalement dénommée Tar ta gueule à la Révo représentant la
situation sociale d’aujourd’hui et permettant du même coup de l’exprimer. Sur
fond de tapis damassé comme il y en avait dans la bourgeoisie au siècle précédent,
j’ai cousu des boutons de styles différents pour - comme dans un jeu de go -
symboliser les forces en présence et leurs antagonismes.
Le fond de la tapisserie a été récupéré in
extremis dans les décombres - c’est hélas bien le mot - des affaires de mon
oncle par alliance. Décombres produites par une passivité qui me révolte
absolument. D’une certaine façon cette œuvre est une protestation au sens d’une manifestation et je me demande s’il n’en
est pas ainsi de toutes celles que je produis. Je parle des œuvres textiles et
plastiques car pour les dessins et les livres, il s’agit d’autre chose plus
complexe.
97. Le rouge de l’enseigne Le jupon rouge, Rue Rochechouart. Entre
antiquaire et boutique de vêtements vintage, c’est un peu mieux qu’une friperie
ordinaire comme on en voit beaucoup avec la crise économique. Disons une
friperie pour bobos. On en trouve plusieurs dans la ville, témoignage que contrairement
à ce que Simone Signoret dit, la nostalgie est toujours ce qu’elle était.
Pourtant je ne trouve pas sain du tout ce
genre d’établissement. Non seulement du point de vue hygiénique à cause de
l’impossibilité de nettoyer certains articles comme les sacs et les chaussures
mais surtout du point de vue mental, même si de mon côté j’ai eu recours à des
vêtements anciens pour renouer avec moi-même au-delà - en de ça plutôt - de
ceux qui m’en avait séparée.
J’ai même une fois dans une brocante apostrophé
un jeune homme qui tentait d’acquérir un costume en velours côtelé, vêtement
fétiche des intellectuels des Trente Glorieuses sur le thème de la nécessité de
se faire enfin une vie à eux, plutôt que d’être à la remorque de celle de leurs
parents. En l’occurrence, notre génération.
98. Au jardin, les bois du cornouiller coupé
que j’ai abandonnés sur place autour de l’arbuste à cause de mon épuisement
physiologique. Dans une époque antérieure, je les aurais tout de même ramassés
pour les utiliser esthétiquement. A écorce lisse et d’une étonnante couleur
entre le pourpre et la lie de vin, ils sont un véritable trésor. Du point de
vue botanique cette coupe est une nécessité. Je ne parviens pourtant pas à y
procéder chaque année, tant ma vie est difficile. Toute ma vie j’ai été malade,
plus ou moins selon les époques et de diverses façons.
99. Le rouge de la boîte à couture que j’avais
achetée exprès pour l’emporter à
Achetée bon marché chez des Chinois de la porte
de Clignancourt, c’était un vanity-case en imitation de cuir d’autruche. Malheureusement
avec le temps, la matière plastique dont elle était faite a commencé à fondre
donnant à l’objet un aspect gluant de très mauvais aloi.
Outre le fait que ce phénomène était
chimiquement inquiétant, si on y ajoutait la charge lourdement affective de
l’objet, il était bien difficile de lui trouver un nouvel emploi adéquat après
la mort de mes géniteurs auxquels elle était totalement liée et dédiée.
Ma règle de conduite - chaque objet a droit à un destin et le meilleur possible - était alors en
échec. J’ai dû me résoudre comme dans d’autres cas douloureux de ce type à la
déposer le matin de bonne heure près de la poubelle et à regarder accoudée au
balcon quelqu’une la jauger pour apprécier si elle valait le coup d’être
emportée. L’injure suprême.
100. Le rouge des poèmes dont je corrige les
épreuves pour la publication de mon prochain recueil Carafe d’eau à volonté.
J’avais hésité à les y insérer préférant sans doute les garder pour constituer
un livre entier consacré à l’idée du rouge. Cette idée me tient depuis
longtemps car dans les gros albums qui constituent l’original de mon œuvre
poétique, ceux qui ont trait à la rougité - plutôt qu’à la rougeur - s’y voit marqués à cette
couleur.
C’est un thème récurrent car à la fin du
vingtième siècle déjà j’avais autour de ce projet, tenté de constituer une œuvre
calendrier dont je n’étais pas plastiquement satisfaite. Je ne suis même pas
sûre de l’avoir conservée.
Ce texte lui-même Rouge le sang sous-jacent
est assurément né de ces deux échecs précédents. Il s’appuie sur une méthode que
j’utilise depuis vingt ans. Le point de départ est d’abord un agenda qui me
tient lieu de rampe dans le dur escalier d’une vie quotidienne qui ne cesse de
se déliter et sur lequel j’écris chaque jour une réflexion, le thème en étant
donné pour toute l’année. C’est une sorte de brouillon. L’année suivante je
reprends l’agenda et fais le texte à partir des notes prises dont la cohérence
est d’avance assurée par le sujet lui-même.
Il est ce qu’il est et c’est alors une
surprise pas toujours heureuse. Dans le meilleur des cas, un vrai livre advient
comme Au présage de la mienne - écrit en prenant appui sur l’agenda de
1994 ayant pour thème la mort - que j’avais transformé en une des
théories fictions auxquelles je tiens le plus, tout en m’occupant durant mes
vacances de Noël de ma belle-mère âgée alors de 87 ans.
Au pire l’agenda ne devient rien de du tout. Je
me contente alors de mettre les notes au propre sans aucune conviction,
seulement pour lutter contre la déshérence car je sais bien qu’elle est la
première étape de la clochardisation. Le premier thème choisi en 1989 pour ce
genre de travaux avait été la marche, ce qui avait logiquement fini
par donner Le Marchoir et parmi ceux qui n’ont paradoxalement pas abouti
à grand-chose, il y a eu l’écriture que j’ai mis en ligne pour m’en débarrasser
sous le titre de L’effacement.
101. Au cinéma, le manteau rouge de la
fillette dans le film Enfermés dehors. Un
vrai chef d’œuvre que nul ne m’avait conseillé mais que je n’ai pas regretté
d’avoir vu le 13 Avril, découvrant du même coup dans l’acteur réalisateur
Dupontel, un nouveau Buster Keaton. Détonant. Décapant !
102. Le rouge des arabesques sur une nappe
héritée. Elle était là dans ma petite enfance, je l’avais complètement oubliée
et fus très émue en la redécouvrant. Maman s’en servait en camping lorsque
j’avais encore le sentiment d’être heureuse avec elle. Tout est dit. Ou plutôt
non ! Mais tout le reste relève d’un tout autre livre…
103. Le rouge incertain des tulipes à peine
fleuries. Je m’étais donné beaucoup de mal pour répartir les fleurs choisies
pour leurs couleurs et leurs qualités esthétiques. Puis faute de forces, il a
bien fallu renoncer à les entretenir et les laisser se naturaliser ou
péricliter au choix. Les deux termes ne sont pas opposés bien au contraire. Il
faut qu’elles périclitent d’abord pour espérer ensuite se naturaliser. Là, en
matière de tulipe le résultat a quand même été particulièrement démoralisant.
En fait le jardin entier a bifurqué dans un sens tout différent de ce qui était
prévu. C’est désormais plutôt le style gros fourré fleuri et après tout ce
n’est pas plus mal…. J’éprouve quand même encore un peu de gratitude lorsque
par hasard au printemps j’en vois une qui a survécu. Mais on n’arrive pas à la
douzaine sur l’ensemble du terrain… L’investissement n’a donc pas été très
rentable…
104. Le rouge du catalogue de l’agence de
voyage Arts et Vie dans lequel je choisis en catastrophe pour l’automne, un
voyage en Allemagne de l’Est. Une ultime tentative pour échapper à l’enlisement
qui me menace. L’expérience a montré que c’en était la façon non seulement la
plus efficace mais même la plus économique. Je le sais depuis très longtemps.
Cette pratique m’a rendue à moi-même dans le pire de ma vie. C’est en
s’arrachant à l’emprise de l’environnement qu’on se retrouve. Malheureusement
le monde est ainsi fait que c’est toujours à refaire…
Le rouge du cornet de frites acheté chez Mac
Donald’s le 17 avril. Je mange encore assez souvent au coin de la rue dans cet
établissement mais habituellement je ne prends pas de frites, plutôt une
salade. Si j’ai été acculée à le faire cette fois là dans ces conditions là,
c’est parce que j’avais faim. Faute de réussir à manger suffisamment le reste
du temps, les repas structurés et normaux ayant disparu dans le délabrement de
la vie quotidienne. La terreur n’a pas encore tout remplacé mais elle s’immisce
déjà presque partout. Plus rien ne va et il faudrait tout mettre à plat. Mais
ceux qui ont intérêt au fonctionnement tel qu’il est et qui sont convaincus
qu’ils vont réussir à maintenir leur domination s’y opposent farouchement.
106. Le rouge de mon costume tyrolien à quelle
petite fille ira-t-il ? C’est la question du jour. Que faire de ce joli
petit ensemble que m’avait fait Maman pour un bal costumé qui avait lieu au
Cours Complémentaire où elle enseignait l’Education Physique et lors duquel ma
sœur aînée était de son côté habillée en paysanne ukrainienne avec une couronne
de fleurs et de céréales qui n’a cessé depuis lors de me faire rêver ? Si
peu de bonheur me relie à Maman que je suis bien obligée de veiller jalousement
sur mes pauvres trésors.
Désormais à mon âge je n’ai plus vraiment
l’usage de ce petit costume que je retrouve comme beaucoup d’autres choses bien
propre et bien rangé dans les cartons que Maman gérait efficacement. Impossible
non plus de le donner à n’importe qui ou d’en faire n’importe quoi et encore
moins des chiffons. C’est un vêtement sacré et il n’est pas si facile comme
tout ce qui rentre dans cette catégorie, de le manipuler.
Je mesure en découvrant ce costume dont je ne
savais pas qu’il avait été conservé que cette succession est l’ultime occasion
de résoudre ce qui ne l’a pas encore été.
107. Le rouge d’un service à thé très
supplémentaire. Ayant demandé au Commissaire Priseur qui organisait le débarras
de l’appartement des parents que nous n’avions pas été en situation d’assurer
par nous-mêmes, je me suis trouvée à la tête de la totalité du contenu de
l’armoire des parents. Une somptueuse en palissandre verni qui était déjà Rue
Clairaut dans leur toute petite chambre dans laquelle il nous était interdit
d’entrer. Les portes en grinçaient lorsque Maman rangeait le linge que Madame
Marguerite qui le lavait et repassait avait posé sur le lit car il était bien
sûr impensable qu’elle eût elle-même accès à ce meuble. De fait, seule Maman
l’ouvrait.
En faisant l’inventaire demandé par la
Justice, j’avais été étonnée d’y trouver de somptueux draps brodés dont
j’ignorais l’existence. Plus étonnée encore lorsque au printemps 2006 j’eus rapporté
chez moi l’ensemble du linge qui m’avait été attribué de découvrir dans quel
délabrement il se trouvait. Il était en très mauvais état. Beaucoup de pièces
étaient déchirées, certaines avaient des reprises qui avaient demandé beaucoup
de travail pour peu d’intérêt. Cela donnait le frisson.
Difficile de savoir si c’était l’effet normal
de la vieillesse maternelle avec son laisser aller, sa résignation et/ou
l’impossibilité de se projeter dans l’avenir - perspective indispensable à tout
entretien même minimum - ou une avarice pathologique elle-même peut-être issue
des difficultés des paysannes savoyardes qui avaient un siècle auparavant
éduquée la propriétaire de ce curieux trousseau.
Heureusement la quantité de son linge était
telle que j’ai pu sans scrupules jeter tout ce qui était hors d’usage et
trouver encore beaucoup de joie à entrer en possession d’une ou deux nappes qui
m’avaient fascinée dans mon enfance. Pour le reste la pléthore venait des
cadeaux tape à l’œil et bon marché qu’on leur avait faits dans leurs activités
professionnelles et associatives.
Le service à thé en étant une sorte de
prototype de l’époque car il faut le reconnaître, actuellement cela ne se fait
plus du tout. L’heure est à l’individualisme et certainement pas aux réceptions
au cours desquelles on prend toujours le risque d’avoir à donner sans
obligatoirement la perspective de recevoir la contrepartie.
Les portes rouges des coffres d’une banque Avenue
de Villiers le 20 Avril. Il n’a pas été facile d’en arriver là car à chaque
stade du processus légal le coup de force persistait à menacer. Je me félicite
d’avoir pris la décision cinq ans auparavant comme j’avais été nommée pour
administrer, d’ouvrir ce tabernacle et d’y déposer ce qui risquait autrement de
disparaitre.
La pertinence de l’action m’avait été confirmée
comme au téléphone je rendais compte à mon père de l’avancement des démarches,
lui demandant s’il voulait que je retourne dans leur appartement y chercher un
bronze auquel il tenait ce qu’à ma grande surprise il avait sans hésiter
confirmé en manifestant - fait rare chez lui - son contentement.
Ainsi alors que j’étais déjà nerveusement épuisée
par l’effort fourni pour enrayer la dérive ai-je dû retourner chez mes
géniteurs pour en emporter le lourd animal dans un grand sac de chez Ed, le
supermarché discount.
Debout dans l’autobus 56, il pesait lourd et
personne dans la cohue ne me donna sa place assise. Cette situation était si
tragique, burlesque et émouvante que malgré moi, en souvenir de cet épisode,
cette statue est devenue à elle seule, le symbole de l’ensemble.
Mais cette fois là le 20 Avril 2006 presque
jour pour jour cinq ans après l’entrée des parents en Maison de Retraite, dans
le sous sol de la banque il ne s’agissait pas seulement du bronze symbolique.
L’ambiance
était lourde ce matin là et grande l’humiliation de la présence des
professionnels que j’avais dû me résoudre à mobiliser pour que les choses se passent
normalement. Je leur en voulais à tous les deux de ne pas remballer
correctement les objets que je m’étais donnée tant de mal à préserver de tout
dommage. La découverte de leur intégrité fit pourtant ma fierté. J’en avais
bien besoin.
109. Le rouge des foulards imprimés que j’ai
rapportés du coffre. Je les avais utilisés pour emballer tout ce qu’il fallait
protéger d’abord avec du papier de soie. Certains me rappelaient mon enfance et
j’étais étonnée de découvrir que Maman les avait conservés, émue même et d’une
certaine façon reconnaissante. D’autres étaient plutôt des chiffons usagés que j’avais
affectés à cet usage prévoyant que je pourrais ensuite les jeter sans
scrupules.
Certains étaient assez beaux pour que je me
sois un moment posé la question de savoir s’il était acceptable de les laisser
enfermés dans le noir et l’absence d’aération pour une durée indéterminée que
je souhaitais la plus longue possible - au risque de les voir se détériorer -
avant de conclure que les choses étant ce qu’elles étaient, je n’avais de toute
façon guère d’autre possibilité.
Quant à l’un d’entre eux - le plus beau de
tous - je ne l’avais jamais vu et bien que cela ait été d’une certaine façon un
sacrilège, c’est avec l’esprit de décision qui me caractérise que je l’avais
engagé dans cette phase de la procédure. De toute façon il était exclu qu’il en
reste en dehors.
110. Le rouge des drapeaux de
Le 23 Avril 2006 jour anniversaire de mes 61
ans, la tulipe rouge rapportée du jardin. Faute de mieux. Je me souviens des
anniversaires royaux de ma jeunesse. Mais il n’y a pas à se plaindre, c’est la
règle du jeu. J’aurais aimé un gâteau avec des bougies, des ou au moins un
cadeau. Il faut bien pourtant que je m’habitue au sort défavorable de l’âge.
D’ailleurs ce n’est pas ce qui me gêne le plus car j’ai dû toute ma vie,
affronter et surmonter tant d’horreurs au singulier et au pluriel que le
versant tranquille de la vieillesse m’apparaît plutôt un soulagement.
J’y suis délivrée de toutes sortes de
contraintes dont j’ai dû faire beaucoup d’efforts pour m’émanciper, je connais
désormais la musique et ne me laisse plus faire du tout. Enfin et surtout j’ai
le bonheur même, la contemplation tranquille de ce qu’a été ma vie, de ce que
j’ai réussi à en faire ainsi que le contentement simple d’avoir survécue après
avoir traversé les périls. C’est ainsi que la vieillesse trouve en elle-même sa
récompense, dans le simple fait d’exister.
112. Le rouge des roses rouges offertes par
raccroc par l’alter ego comme on lui a dit la détresse qu’avait généré cet oubli.
On est contente quand même de les avoir, plutôt que rien. Mais ce contentement
est déjà lui-même une humiliation. Non le constat de la dépendance car ce n’est
pas le cas mais le dévoilement de l’ampleur du manque. Ce dévoilement ne rend
pas la vie impossible non ce n’est tout de même pas à ce point mais enfin il
faut être vigilante à ne pas laisser les carences nombreuses et celle là - sans
doute la principale - prendre le pas sur la volonté de vivre, cette décision
dogmatique et sacrée qui finalement m’a tout de même sauvée.
113. Le rouge du dos du livre dans lequel j’ai
trouvé l’iconographie qu’on m’a demandée. C’est cette notation que je recopie de
l’agenda de 2006 mais impossible de retrouver à quoi elle renvoie même en
compulsant d’autres écrits concernant les activités du même jour. C’est la
règle du jeu de ce type d’exercice, il faut le supporter ou alors s’abstenir
car il n’est pas question de trafiquer.
114. Le rouge très rouge du rouge à lèvres de
la gardienne de l’Exposition des œuvres de Nina Chevènement.
Cette femme fait tout ce qu’elle peut pour
égayer le silence et le désert de cette pièce municipale qu’on a maladroitement
convertie en galerie artistique grâce à des panneaux amovibles dont le caractère
camelote s’explique par la volonté sinon d’économiser, du moins de gérer avec
parcimonie les deniers publics. Le résultat est un peu triste et on comprend que
passant sa journée presque seule dans cet endroit peu reluisant, cette salariée
ait dû faire du forcing pour avoir le dessus sur l’adversité.
Il y en a bien besoin dans le sous-sol de ce
complexe dénommé pompeusement Salle Olympe de Gouges. Il se voulait
culturel mais n’est pas vraiment parvenu à le devenir. On reste dans cet entre
deux familier des palais soviétiques avec leurs carences certes mais aussi
surtout leur grandeur et des Salles de Fêtes des communes de banlieue qui
déchirent le cœur par leur volonté pathétique et politique de mettre en œuvre
ce qu’Armand Gatti avait verbalisé par sa fameuse formule Elitaire pour tous.
On est frappé là de la qualité des statues en
bronze de Madame Chevènement. Elle est l’égale des plus grands et on est étonné
de la voir exposer dans un lieu si peu prestigieux alors qu’elle relève
manifestement des Musées Nationaux. Ces foules comme des coulées de création du
monde, ces ouvertures de rochers pour laisser le passage à l’espèce humaine,
cela résonne au plus profond de moi. Et que dire de cette sculpture tragique,
l’équivalent en trois dimensions de mon dessin polychrome dans ma série La guerre de Yougoslavie (1995) celui que j’ai nommé L’arbre à réfugiés.
Le choc esthétique est si violent que c’est à
elle que j’envisagerais en cas de besoin, de commander un monument pour mon
tombeau.
115. Le rouge des chemises en carton dans les sous-sol
de la papeterie. C’est un rouge qui me frappe toujours. J’ai déjà écrit quelque
part ailleurs et sans doute dans ce texte lui-même toutes les connexions avec
le coin rouge des isbas russes et ma vénération pour une langue dans laquelle
c’était autrefois le même vocable pour dire rouge et beau. A cause de cela j’ai
toujours une réticence à utiliser les chemises cartonnées de cette couleur. Il
me semble qu’elle ne peut pas s’insérer dans la vie quotidienne. Il flotte
toujours autour d’elle un halo sacré qui en rend l’emploi sinon dangereux au
moins, compliqué. Je m’aperçois qu’il manque un mot pour qualifier ce maniement
qui dans le monde ordonnancé de mon utopie, relèverait d’une procédure
spéciale.
116. Le rouge de la carte du Rostand où je
déjeune avec une étudiante qui par sa qualité est en train de devenir une consœur.
Dans ce restaurant où j’ai mes habitudes et dont je connais par chœur les mets
au point de pouvoir me dispenser de sa lecture, je suis toujours étonnée de
voir comme le plastique qui l’entoure est peu avenant et finalement en décalage
avec le standing de l’établissement.
Je me demande même comment le patron n’y a
apparemment pas pensé. Sans doute les nécessités pratiques l’obligent-elles à
ce compromis car les doigts pleins de graisse et de sucre font facilement des
dégâts. Toutes les maîtresses de maison le savent bien. Mais je crois avoir
déjà dit cela dans cette chronique elle-même. Le radotage menace et d’autant
plus avec l’épuisement physiologique dont je perçois les premiers signes…
117. Le rouge des torchons hérités de Maman
comme je les mets en service. Ils ne sont pas complètement rouges, ils ont
seulement ça et là des bandes de rouge pour faire une petite fantaisie. Ils
sont assez jolis et j’ai du plaisir à m’en servir. La prise de possession
légale et légitime n’est pas toujours aussi facile que dans ce cas-là mais mon
amour du linge de maison - et particulièrement du beau linge - facilite
l’opération.
Par ailleurs c’est une sorte de luxe car
vraiment de torchons, je ne manque pas. J’en ai des stocks à la limite de la
pathologie. A moins de considérer que je les collectionne ce qui serait une
idée bouffonne.
Non la vraie raison est la crainte de manquer,
signe caractéristique de la vieillesse, cette crainte s’étendant au devenir de ma
progéniture. Ainsi ai-je accumulé de quoi leur assurer toute l’aisance
nécessaire. L’Histoire a montré qu’elle n’est pas à cours de têtes à queues
tragiques et que tout est toujours possible.
On me répondra que dans ce cas là on n’a pas
vraiment besoin de torchons… Et pourtant si, justement… Plus que jamais. Rester
propre pour être en propre. La souillure mène à la confusion.
30 Avril de nouveau, le rouge violent et varié
des tulipes du jardin. On se raccroche à ce qu’on peut. La formule Aux grands maux les petits remèdes s’applique
à toutes sortes de situations et on est étonné de constater à quel point elle
peut souvent tirer d’affaire. Sans doute l’équivalent de celle de Balzac qui
n’est pas non plus tombée dans l’oreille d’une sourde : Il n’y a pas besoin de frapper fort, ce
qu’il faut c’est frapper juste ! On pourrait dire que les fleurs ont
bon dos. Ce n’est pas exact car à aucun moment je ne les ai considérées comme
la panacée, même dans les pires moments nombreux de ma vie.
C’est plutôt qu’on fait avec ce qu’on a et
quelquefois - comme en ce moment - il n’y a pas grand-chose. La preuve en est l’idée
même de ces agendas pour ne pas me perdre de vue ni moi ni le monde ni la
littérature. C’est toujours mieux que le journal intime que je considère comme une
plaie, une funeste répandaison si on
accepte ce néologisme même si certaines fois il est impossible de l’éviter,
pour raisons pratiques.
De surcroît les tulipes sont des fleurs
malcommodes, elles ne tiennent pas vraiment dans les vases, perdent rapidement
leurs pétales et dépérissent dès qu’on leur met trop d’eau… Pour peu rentable
qu’ait été mon opération de plantation - comme je l’ai dit plus haut - on peut
néanmoins constater que quand bien même elle n’aurait eu pour seul effet que de
produire du rouge, ce ne serait pas dérisoire. La survenue de ce rouge-là étant
à soi seul le signe qu’on est encore capable de distinguer le vivant.
119. Dans un téléfilm très toxique, le tissu
rouge qui remonte entourant le corps noyé d’une femme assassinée. Dans ces
moments là je ne suis pas très heureuse de l’idée d’avoir cru trouver dans
Outre le fait qu’en matière de téléfilms j’ai
déjà plusieurs fois vu des chefs d’œuvre absolus qui n’avaient rien à envier à
ceux du cinéma, cette première sélection ne relève pas d’une science exacte et
de toute façon le divertissement ou au moins la distraction apportée dans une
situation qui m’est difficile, ne sont pas à négliger…
Enfin cette pulsion de mort qui en ce moment
submerge tout n’est pas si facile à tenir à l’écart et réclame pour s’en
préserver plus d’énergie que je n’en peux fournir. C’est l’une des raisons de
ma dégradation. La règle est et doit être lorsqu’on regarde
L’étonnement réside plutôt dans le fait que ce
téléfilm passe un Premier Mai en plein après-midi, c'est-à-dire qu’il était
consciemment destiné à une vision familiale. Mais cela non plus n’est pas complètement
une surprise, hélas ! La destruction va bon train…. C’est peut-être même
le thème de ce quasi-livre qui se tisse sans que j’y attache beaucoup
d’importance.
120. Sur mon agenda, le grand « C »
indiquant le mardi après-midi, le cours de céramique. J’ai vraiment peu confiance
dans la sécurité de ma cervelle car non seulement c’est la seule de mes
activités socialisées et en ce sens mon seul repère de la semaine mais de
surcroît c’est la seule occupation qui me donne vraiment de la joie, une joie
profonde et exaltante et qui pourrait suffire à occuper de façon satisfaisante,
mon temps.
En réalité ce n’est pas que je craigne
d’oublier la séance mais plutôt l’angoisse d’une inattention qui au téléphone
me ferait prendre un rendez-vous ce jour-là, convention qui me mettrait alors
dans une situation impossible. On mesure avec cela, le soin rationnel avec
lequel je gère mes pauvres ressources existentielles.
J’ai connu des temps meilleurs c’est sûr mais
cela ne me gêne pas plus que cela car en fin de compte ma vie a toujours - sous
un angle ou sous un autre - été très difficile. Même dans le meilleur où j’ai
dû payer rubis sur l’ongle et ce pourrait être cela le titre de tout un ouvrage
concernant ce que j’ai arraché à la vie.
Ce n’est pas par hasard que je souhaiterais
comme épitaphe ces vers de ma fabrication, s’ils n’étaient pas contraires à
l’ordre public Arracher l’écriture au
cosmos et le cosmos à la divinité.
121. Le rouge des manches de mon sécateur parisien
dont je me sers pour rafraîchir les tiges du bouquet de roses rouges de mon
anniversaire. Preuve tout de même que j’en ai été heureuse puisque je tiens à
le conserver le plus longtemps possible. Même si parfois les bouquets inopinés -
en général majestueux - me posent faute de vases adéquats des problèmes
logistiques, je suis contente d’en bénéficier une fois que j’ai réussi à les
installer correctement. Ils mettent à eux seuls une touche de bonheur dans la
maison.
Je le sais d’autant mieux que j’ai pendant des
années fleuri
122. Le rouge du panneau de l’autobus 43 dans
lequel je parviens enfin à remonter depuis que mes possibilités de mouvements
se sont améliorées. J’ai mis du temps à découvrir et identifier le système d’affichage
de couleur différente selon les numéros. Sans doute pour aider les voyageurs à
ne pas se tromper. Ma propre expérience a montré que ce n’était pas inutile.
Plus jeune il m’est déjà arrivé de me
découvrir installée dans des autobus sans rapport avec mes projets, parfois eux-mêmes
un peu flous. Avec l’âge, il faut se rendre à l’évidence, les moyens physiques
sont moindres et cette déqualification compréhensible doit être compensée par
un surcroît de prudence.
Je le sais depuis longtemps. Les suites de la
chimiothérapie subie dans ma jeunesse m’en avaient déjà convaincue mais je
l’avais oublié…
123. Le rouge de mon pull rouge en coton que
je parviens enfin à enfiler à nouveau, signe objectif de ma perte de volume.
J’en suis plutôt contente. L’existence d’une garde robe variée utilisable en
fonction des états d’un corps qui n’a pas trouvé d’autre endroit où inscrire ce
que l’être avait besoin d’exprimer, me dispense d’avoir recours à la balance
tout en restant au courant de la réalité de la situation. La glace aussi
renvoie des informations simples et pratiques. Lorsqu’on ne peut plus s’y
regarder, c’est la côte d’alerte et le moment d’intervenir ! Il reste
ensuite à trouver les moyens d’y parvenir. Et c’est plus vite dit que fait.
C’est pourquoi ce rétrécissement spontané me comble de joie…
124. Le rouge violent d’un gilet que nous
avions fait autrefois pour nos poupées, ma sœur et moi. Autrefois. Très
autrefois même ! Maintenant cela remonte à lorsque nous étions petites
filles. Nous sommes désormais toutes les deux grand-mères et depuis, un monde
s’est écroulé ! Ce gilet là me parvient, pas encore à l’état fossile mais
déjà au moins comme une pièce historique. Je suis émue de le retrouver. Je
l’avais perdu de vue. Au sens propre. Et je découvre à quel point cette
expression est pertinente puisque la vue suffit à elle seule à faire
réapparaître tout le contexte.
Sitôt retrouvé, je le reconnais parfaitement.
Il a été fait dans ce tissu dénommé feutrine que j’adorais comme la matière la
plus étonnante qui soit mais qu’il était malheureusement difficile de se
procurer car Maman s’y opposait pour des raisons qui demeurent encore
aujourd’hui, mystérieuses.
L’expérience de la vie entendons de ma propre
vie, a montré qu’elle n’avait pas toujours tort sur tout et son génie pratique parfois
me manque. Tout de même pas au point de me faire venir les larmes aux yeux mais
au moins de me serrer violemment le cœur notamment lorsque je fais des achats
ratés qu’elle n’aurait pas manqué de me déconseiller…
D’autant plus qu’avec un acharnement qui
aujourd’hui n’a plus rien d’inconnu même s’il est toujours incompréhensible,
elle ne m’a rien transmis et s’en est vantée quelques années avant sa mort,
justifiant de s’en être volontairement abstenue puisque j’avais été rebelle – disait-elle - et que selon
elle - Ellle - je ne voulais rien
apprendre.
Du coup, ce petit gilet rouge retrouvé prend
les proportions d’un drapeau, d’un viatique, d’un symbole, d’une pièce à
conviction, d’un trésor, d’une ordalie, en tous cas d’un objet dont la
découverte et la possession permettent à elles seules d’aiguiller vers un monde
ou vers un autre.
125. Vu à
Je suis toujours étonnée de voir l’intérieur
des logis des gens. La plupart du temps ils sont impersonnels, conformistes,
sans aucune recherche de beauté. Mais lorsqu’ils ont entrepris de donner du
caractère à leur propre établissement, c’est toujours sidérant. Peut-être et
sans doute les autres pensent-ils la même chose à l’égard de mon propre
intérieur…
126. Le rouge de mon sac à tablier pour le
cours de céramique. Je le recouds soigneusement. Ce n’est pas vraiment un sac
mais plutôt un projet de sac abandonné avant d’en coudre faute de temps ou de
courage, la fermeture éclair. Il a été fait dans un coupon de tissu tissé qui
sans être un chef d’œuvre a quand même au moins le mérite de l’intérêt ethnographique
à défaut de l’art populaire que je recherche partout et toujours.
Je lui ai trouvé cette affectation qui n’est
pas indispensable mais qui a mis un peu d’ordre dans le chaos qui menace
toujours au sein d’un environnement qui fait tout pour le provoquer et rêve de
le généraliser.
Quant à en achever la fabrication dans le sens
du projet initial, il n’en est pas question. Le tissu n’en est pas assez
intéressant ni même vraiment esthétique, un simple sac en plastique, voire même
rien du tout ferait tout aussi bien l’affaire… J’ai déjà plus haut raconté tout
cela. Je me répète. Je radote. C’est dire la pauvreté de ma vie…
9 Mai. Le rouge du logo de l’une des banques
de la place Pereire où ne sont plus désormais les objets des Parents. J’y avais
en leur nom loué un petit espace.
Cela n’avait pas été facile. Ma banque
habituelle ne délivrait pas ce service et obstinément ne semblait pas concernée
par les besoins des clients, au point même d’en faire un dogme. Sa concurrente
de l’autre côté du boulevard était plus aimable mais pas plus efficace.
Durant les cinq ans que dura l’utilisation
plutôt que l’occupation des deux habitacles, chaque fois que je passais devant
j’éprouvais une sorte de soulagement voire même de réconfort. Non seulement la
placidité d’avoir fait ce qu’il était convenable de faire mais le contentement
de pouvoir me dire que ces objets là au moins étaient en sécurité et qu’il y
aurait au moins encore cela comme souvenir concret des parents.
128. Le rouge de l’emballage du buste de
cristal que je vais proposer à la vente. C’est un tissu rouge en provenance
d’un pyjama en coton framboise écrasée acheté à une firme connue pour laquelle
je m’étais prise d’amitié à la suite d’un Travail Pratique d’Economie d’Entreprise
fait avec les élèves.
Malheureusement il ne m’avait pas fait l’usage
de prime abord escompté à la lecture de l’article qui y avait servi de base et
j’avais été blessée par le sentiment que les propos tenus dans le magazine par
le Directeur de la firme avaient surtout été destinés à une propagande dont
j’étais le cœur de cible.
Encore pouvait-on admettre que ces vêtements
de coton n’étaient pas l’essentiel de leur métier et que la marque y
réussissait moins bien que dans le pull marin grâce auquel elle avait atteint
la notoriété. Le vêtement rapidement déformé et abîmé avait été réformé mais
comme je m’y étais comme presque toujours attachée j’avais trouvé là le moyen
d’en perpétuer son usage.
Quant au buste, c’était celui d’un pape peu avenant
sanglé dans son costume traditionnel. Je l’avais ramassé in extremis sur la
cheminée de l’Oncle dont nous achevions de vider l’hôtel particulier qu’il
avait légué à l’Evêché et qui après la mort de mes beaux-parents qui l’avaient
habité avec lui menaçait faute d’entretien de s’écrouler. Dans le bureau, le
plafond de l’étage avait déjà dû être étayé par des piliers métalliques et toutes
ses affaires personnelles embarquées par les ecclésiastiques sans que la
famille ait pu en disposer.
C’était avec un sentiment mitigé que j’avais
emballé ce qui restait dans ce lieu depuis longtemps en déshérence à savoir le dit
buste de cristal, une très belle vierge à l’enfant art déco à qui il manquait
une main, un moine en terre cuite réalisé par une belle sœur et c’est avec un
bonheur total que je retrouvai enfin la grande gravure noire de la firme Goupil
intitulée Une messe sous la Terreur, estampe qui m’avait interloquée
et fascinée durant toutes ces années, une trentaine où j’avais fréquenté ce
lieu. Quant au Pape dont nul n’avait voulu puisqu’il était encore là, j’avais à
son sujet entrepris des recherches comme pour tous ces objets insolites qui
d’une façon ou d’une autre entraient dans mon invraisemblable barda.
Ce fut une petite annonce dans un magazine
spécialisé qui m’affranchit parce qu’elle proposait le même à la vente. C’était
Benoît je ne sais plus combien, sans doute un Benoît X qui n’avait pas laissé
un grand souvenir dans l’Histoire mais son numéro permettait de lui conserver
sa place et il était en cristal de Saint Louis. Cette découverte m’avait fait
jubiler comme une preuve de plus de la pertinence de ma ténacité.
Néanmoins avec la place commençait à manquer
et j’avais été obligée d’envisager de me séparer d’un certain nombre de pièces.
Le succès inouï remporté dans la vente du tableau de Wibault représentant les
Drus, tableau médiocre récupéré lui aussi au dernier moment dans le bureau de Papa
- plus par sens des convenances que par désir réel de posséder cet objet qui
chez moi n’allait bien nulle part - m’avait encouragée à persévérer mais
l’autre cohabitant freinait les ventes de toutes ses forces. L’objet venant de
sa parentèle, je fus agréablement surprise que comme je lui en demandais la
permission de nous en dessaisir, il n’y mît aucun obstacle.
129. Le rouge d’une des dernières serviettes
de toilette de mon trousseau de mariage, retrouvée au fond d’un sac dans lequel
je l’avais rangée pour tenter de la conserver encore un peu au milieu du grand
ravage à l’œuvre. C’était une superbe serviette éponge unie de chez Jalla avec
deux bandes fantaisie décoratives tissées, des arabesques noires sur fond
blanc.
Maman avait mis tout son progressisme à nous
dispenser ma sœur et moi de la fabrication manuelle de nos trousseaux, ce dont
elle avait gardé concernant celle du sien un souvenir exécrable et l’avait fait
rêver pour nous d’un destin différent.
Lorsqu’il fut certain que le mariage qu’elle
avait tenté d’empêcher allait avoir lieu, elle mit son point d’honneur à m’acheter
ce qu’il fallait pour fonder le foyer : Trois paires de draps dont une belle
en métis, pas un lin tout de même parce que c’était trop cher - m’expliqua – t -
elle et c’était vrai - une douzaine de belles serviettes éponges sans compter
une demie en nid d’abeille pour s’essuyer le visage, une pléiade de torchons
pour toutes les sortes d’usage et enfin une nappe plastifiée à la taille de
notre table de salle à manger, parce qu’elle avait le sens pratique et le goût
de l’économie du travail ménager, accompagnée bien sûr des serviettes assorties.
130. Le rouge inquiétant d’une tomate que je
laisse sur le rebord de l’assiette au self service Monte Carlo où j’ai mes
habitudes. Il y a longtemps maintenant que je n’en mange plus du moins
lorsqu’elles ont cette allure là, ce qui est le cas le plus fréquent.
L’alerte m’a été donnée lorsque j’ai constaté
que les tomates achetées dans les magasins courants ne pourrissaient plus quel
que soit leur temps de délaissement et qu’elles émettaient quelque chose qui
ressemblait à des rayonnements ou des radiations. Les tomates ont alors quitté
ma vie. Sauf exceptionnellement lorsque dans un magasin baroque ou déshérité,
j’en trouve dans un cageot à l’écart quelques-unes reléguées, cabossées, de
toutes les tailles et de toutes les formes défiant toutes tentatives de
calibrage et ressemblant à celles de mon enfance, y compris et surtout celles
venues du jardin de Grand-Père à
131. Le rouge du harnais de la chienne de
l’épouse décédée de l’un des membres de Rencontres
Européennes, mon association de
poésie. C’est celui qui nous récite de longs poèmes d’André Chénier dont on est
heureux d’identifier au passage un vers ou deux ou quelquefois des textes plus
délaissés encore qu’on lui est reconnaissant de porter vers nous à bout de
bras.
Cet homme force l’admiration et on est désolé
de le voir souvent obligé d’interrompre notre rencontre pour aller chez lui
s’occuper de l’animal. Par affection et politesse, savoir vivre au sens propre,
on lui conseille de l’emmener avec lui mais elle est si agitée que ce n’est pas
facile non plus. On pressent qu’en fait c’est plus compliqué et par pudeur on détourne
les yeux.
Je m’aperçois que je ne connais ni le nom de
la chienne, ni le nom de l’homme. Rejetée par ma mère, je baigne dans un monde
d’anonymes, ce sont depuis toujours mes meilleurs soutiens.
132. Dans les bouchons du Dimanche soir où
toutes les voitures sont grises, l’étonnement d’en voir une de couleur rouge,
au milieu du flot. C’est là que je découvre avec une sorte d’effroi que les
couleurs traditionnelles ont disparu de ce genre d’instruments de plus en plus
gros, de plus en plus sombres avec des vitres de plus en plus opaques, toutes
sortes de signes annonçant un monde de plus en plus inquiétant.
L’automobile est devenue une prophétie. On l’utilise
de plus en plus dans les métaphores qui comparent le corps à un véhicule avec
la même logique de la bonne conduite et de l’entretien. Même si on rigole en
annonçant l’âge en termes de kilomètres au compteur... Et les plus modernes en
heures de vol…
133. De nouveau le rouge des morceaux de
tomates que j’abandonne désormais systématiquement sur le rebord des assiettes.
Je suis dépitée de voir cette notation revenir. Misère de ma vie quotidienne
installée depuis quelques années avec l’effondrement du pays et la liquidation
de l’intelligentsia.
134. Le rouge du store du nouveau restaurant
qui s’installe Place Pereire. Ce n’est pas toujours une fête de voir rénover
des locaux surtout si on craint avec raison de devoir y perdre de vieilles
habitudes. Sur cette place que je traverse depuis trente-cinq ans pour aller
d’un endroit à l’autre, je prends pied désormais sur le mode des oisifs
d’alentour.
J’en ai beaucoup de bonheur au fur et à mesure
que je vois le quartier se constituer comme une ville autonome qui s’enferme
sur elle-même comme une nouvelle entité dont la rue de Courcelles serait
l’artère commerçante - on y trouve de nombreuses boutiques de vêtements
d’enfants - et l’avenue Niel qui ressemblera bientôt par le chic de ses cafés
et de ses restaurants à la romaine Via Veneto. Il m’arrive d’aller prendre le
petit ou le déjeuner de midi dans l’une de ces belles brasseries. Il m’est même
arrivé d’y aller achever mon texte pour le Colloque d’Exeter.
135. Le rouge très agressif du papier utilisé
pour couvrir dans ma bibliothèque, le livre qui m’est le plus cher. C’est un
précis de linguistique qui a appartenu à Maman et explique les différentes
familles de mots avec leur sens raisonné.
Une sorte de systématisation de ma langue
littéraire et la preuve par la sémantique que je n’ai pas rêvé ce que j’ai
tenté et réussi à faire… On peut même penser qu’il a fortement contribué à me
mettre le pied à l’étrier.
Ce papier a été récupéré de l’emballage d’un
cadeau, de ceux qu’on fait dans les magasins généreux dans lesquels on ignore
tout de la pingrerie.
136. L’importance des feux rouges que je
respecte désormais scrupuleusement, non par plaisir ou par sens de la loi mais
par réalisme. En raison de ma polynévrite j’ai du mal à marcher et encore plus
à traverser dans les délais impartis. D’autant plus que les automobilistes
contemporains de plus en plus agressifs ne respectent plus le code de la route.
C’est même une vélocipédiste qui une fois a crié à mon endroit Allez, on l’écrase la Mémé ou comme une
autre fois je faisais remarquer à l’un d’eux qu’il grillait le feu rouge,
m’avait répondu Ta gueule
connasse !
137. La poignée rouge de la mallette en
plastique dans laquelle je range les livres de Claude Ollier, ce grand écrivain
mal connu dont le Marrakech Médine découvert par hasard chez un
bouquiniste dans les années soixante-dix, m’a apporté la preuve qu’il n’y avait
pas d’écriture féminine puisque un homme pouvait la pratiquer.
Et c’est à partir de ce premier livre de la
collection Textes de chez Flammarion
que j’ai poursuivi ma quête d’une parole masculine non-conformiste qui serait
et a été l’autre moitié de l’avant-garde, moins visible que le mouvement
féministe tout en étant - si cela se trouve - aussi importante. J’ai plusieurs
fois sans succès tenté d’intéresser des critiques littéraires à ce phénomène.
138. Le rouge des fleurs du châle russe de
Maman. Le bonheur de l’avoir avec moi chaud et beau. Le dessin en est
malheureusement absolument classique et il souffre de la comparaison avec celui
que j’ai acheté au Château de Paul à Tsarkoïe Selo en l’an 2000 parce que
j’avais eu un choc esthétique comme étant à l’intérieur du bâtiment, j’avais vu
par la fenêtre sur le gravier de la cour, une colporteuse l’exhiber déployé aux
yeux des visiteurs.
139. La floraison massive des coquelicots sur
le talus du périphérique aux alentours du Bois de Boulogne est une véritable
découverte et le signe tangible des modifications écologiques. Dans mon enfance
on n’en trouvait que dans les champs de céréales mêlées aux bleuets ainsi qu’aux
marguerites et on avait du mal à croire ceux qui prétendaient qu’on avait
affaire à de mauvaises herbes.
Puis l’arrosage massif d’herbicides ayant fait
son œuvre, on ne voyait plus ces fleurs rouges sangloter l’été dans les champs.
La déploration ne dura guère car bientôt elles ont refleuri massées au bord des
routes, là où le poison n’avait pas été répandu.
Et grande était la joie alors de découvrir
comment la nature avait été capable pour le meilleur de déjouer les plans de
rationalisation de l’homme sapiens. Ces bordures rouges flamboyantes ornaient
désormais régulièrement les routes l’été d’une barrière faramineuse. Mais de
les voir maintenant coloniser les talus du périphérique est exaltant !...
140. Le rouge des bandes rouges des torchons venus
de chez Maman. Je l’ai déjà signalé. Il y en largement et j’en ai jusqu’à la
fin de mes jours. J’ai choisi d’hériter du contenu de l’armoire en palissandre,
de l’armoire de mariage de mes parents, de l’armoire mystérieuse et grinçante
dont le bruit me bouleversait autrefois rue Clairaut, de cette armoire dont je
n’ai pas pu, pas voulu, pas trouvé moyen de m’encombrer lors de la liquidation
de l’appartement, parce que c’était repousser le moment d’en trouver la juste
affectation et peut être plus simplement la place mais c’est la même chose.
Les torchons comme raccourci de l’armoire
parce qu’eux au moins sont transportables et que l’époque est à la vie nomade.
D’avoir perdu mon territoire. Pas faute d’avoir combattu. Les torchons comme
raccourci de l’armoire parce qu’il faut bien d’une façon ou d’une autre pouvoir
arracher la filiation. Par tous les moyens. Y compris au moyen du linge parce c’est
ainsi qu’elle se manifeste traditionnellement au féminin.
141. Le rouge des sacs de rangement que
j’achète chez le soldeur Toto parce que j’aime bien la femme qui tient le
magasin et que cette affection est réciproque. Mais aussi parce qu’on y fait de
bonnes affaires du côté du Marché Poncelet, enfin et surtout parce que les sacs
en question sont la toute première mesure à prendre pour endiguer le désordre,
la déshérence et la déréliction. Les clochards le savent bien qui s’en
entourent.
Bien sûr il vaut mieux avoir des meubles mais
il faudrait pour cela ne pas être en permanence sur le qui vive, prête à fuir.
Les sacs peuvent ensuite être rangés dans des contenants plus grands qui
permettent le déguerpissement puisque c’est bien de cela que désormais il
s’agit. Aucun doute le mobilier a été inventé en posant les coffres lorsque la
situation se stabilisait. Là c’est l’inverse ! Elle ne cesse de
s’aggraver…
142. Le rouge du logo d’une banque de l’autre
côté de
J’ai comme d’habitude dans ce cas là eu recours
à ma force de frappe en pesant de tout mon poids pour récupérer les fonds.
Finalement cela n’a été possible que parce que l’idiot utile qu’on y nomme
pompeusement : conseiller financier avait une combine pour y parvenir. Il
connaissait quelqu’un au Siège Social. Je ne fus pas soulagée de cette procédure
dont il fallut pourtant bien me contenter. De fait, c’est à cette occasion que
j’ai découvert le droit d’ores et déjà disparu.
143. Le rouge feu de la robe de la femme,
emblème du désir dans le film que nous envoie
144. Les touches rouges de la machine à écrire
mécanique qui a repris du service sur la table de la grande pièce. Je n’ai pas
trouvé d’autre solution que cet agencement depuis que l’offensive télévisuelle
commencée dans un coup de force à signé l’effraction violente - même si c’est
un pléonasme - l’ouverture du foyer sur la place publique, la disparition du
refuge que pouvait constituer pour moi l’appartement et rapidement dans la
foulée et à l’intérieur même de cela, la perte de mon territoire.
J’ai dû me débarrasser de mon bureau pour
faire de la place au lit loin de l’écran où tout brûle et se détruit. Ensuite
pour écrire je me suis mise n’importe où et j’ai eu tout le loisir de constater
que cela n’était pas sans effet. Ma condition n’est pas plus tragique que celle
des Cheyennes sur la piste des larmes. Le bruit de la machine mécanique demeure
à chaque fois une victoire. Je ne suis pas la seule. J’ai déjà et souvent cité
Jean Luc Godard Dans le vide, la moindre
création tient du miracle.
145. Les pivoines rouges, l’ardeur amoureuse à
l’état pur. Je les préfère aux roses trop guindées, trop attendues, trop
rigides. Mais ma fleur préférée, c’est tout de même l’iris.
28 Mai : Les roses rouges qui s’apprêtent
à éclore et ne sont pas mal quand même mais le type de jardin - si j’ose
employer ce vocable un peu abusif dans ce cas là – ce type de jardin que je
pilote et qui tient plutôt du taillis, au mieux du fourré fleuri n’est pas très
indiqué pour cultiver des roses.
Et à y réfléchir je ne suis pas sûre que les
roseraies m’aient jamais fait rêver. Je ne suis pas assez sophistiquée pour
cela. Plutôt d’une évidence naturelle. La rose initiale c’est l’églantine,
reste à déterminer ce qu’elle devient et qu’elle est sa place dans le baroque.
Au mieux les roses pompons qu’on voyait autrefois chez les gens et qui
m’avaient tapé dans l’œil. Mais en dépit de mes efforts que je n’ai pas réussi
à en retrouver depuis, même chez les spécialistes patentés en roses anciennes.
147. Les dossiers rouges en plastique qu’on me
donne pour s’en débarrasser mais ils ne sont pas très beaux et cette couleur
jure avec le reste de mes affaires. Je les prends parce que j’ai toujours eu le
plus grand respect de ce qu’on m’a donné comme sous le signe gracieux de la
divinité.
Avec l’âge tout de même le discernement a fini
par me venir et j’ai compris que la sacralité que je mettais dans le don
n’était pas nécessairement partagée par le donateur pour qui je pouvais n’être
qu’un moyen pratique de se défausser - pire d’évacuer- y compris dans le sens
biologique du terme. La place venant à manquer, le niveau de vie s’étant élevé
et les exigences de confort et d’esthétique s’étant peu à peu imposées, ayant
découvert – ce que je savais pourtant depuis toujours – la profonde liberté que
donne l’usage quotidien de la poubelle, j’ai jeté sans remords des choses qui
auraient été autrefois les objets du culte. J’en ai été stupéfaite !...
148. Les géraniums du balcon. Là aussi, là
encore, la récurrence de cette notation est l’indicateur de la pauvreté
objective de mon existence réelle actuelle. La pauvreté de ce type de fleur est
à l’avenant. Pour ne pas dire sa médiocrité.
Malheureusement et heureusement l’expérience
montre que c’est bien la seule qui réussisse à résister à la pollution et qu’il
faut alors s’accommoder de son caractère rustique qui devient là, essentiel.
149. Le fond rouge des images dans ce
feuilleton télévisuel. On en est mal à l’aise. Il est rare que
Le rouge des lèvres humides de la femme en
face de moi dans le 46.
Le Premier Juin 2006 nous abordons une
nouvelle phase de la succession, la mise en vente de l’appartement que nous
avons réussi à vider. A partir de cela s’ouvre un nouveau labyrinthe dans
lequel nous sommes obligées de collaborer.
Ce
n’est pas facile car si je veille à la correction des aspects juridiques,
quelqu’une intervient à chaque fois pour m’empêcher de parler.
Les lèvres rouges de cette femme dans l’autobus
expriment le même phénomène inquiétant. Une tentative de séduction pour masquer
le projet de la dévoration. Le leurre.
151. Place Rostand, un lieu que je fréquente
assidûment non seulement à cause du restaurant littéraire où j’ai mes habitudes
mais parce que c’est là que je monte dans le 84 lorsque depuis le Quartier
Latin je veux rentrer chez moi, dans la vitrine du pâtissier Dalloyau le rouge
des gâteaux, des bavaroises surtout à la framboise à la fraise et au cassis. Il
y a aussi des tartes aux fruits rouges mais moins spectaculaires.
152. Le rouge des chaussures rouges très rouges
de l’une des doctorantes du Séminaire. Toutes ses jeunes femmes sont très
belles ainsi qu’habillées avec goût et même certaines sont des œuvres d’art.
Depuis ma jeunesse les femmes ont embellies et paradoxalement leur condition
s’est aggravée. La prétendue libération n’a été qu’une libéralisation. Comme le
reste de l’économie et sans doute pour la même raison. Ce n’est peut-être pas
aussi paradoxal qu’on pourrait le croire de prime abord.
Il n’y a pas que les œuvres d’art, il y a
aussi les objets d’art. Parfois même les œuvres d’art sont capitalisées en
objets d’art…. et l’être féminin en usine à production d’enfants esclaves et à
nouvelle source de plus-value.
153. Le rouge du poème sur la pivoine
terrassée rouge écarlate. Ma fleur préférée c’est l’iris, je l’ai dit mais la
pivoine vient tout de suite après. J’avais beaucoup aimé autrefois le poème
d’une collègue La pivoine a pleuré au
claquement de porte. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je les confonds elles
et moi. J’ai depuis pour mon propre compte écrit à leur sujet quelques poésies
qui me plaisent aussi assez.
154. La jubilation de voir fleurir enfin les
dernières pivoines qui ont été plantées et d’en apprécier les nuances. Dans ce
texte, cette récurrence fait contrepoids à celle des géraniums. Là où la fleur
sans âme jalonne les fenêtres qu’on s’efforce simplement d’orner, les pivoines
habitent elles mon rêve de splendeur et d’exubérance. Elles sont dans la langue
courante la traduction de l’idée du Zohar.
155. Rouge l’alerte face à la bijouterie de
celui qui m’a, comme je le lui avais confiée à réparer, volé la montre
Breitling héritée de Maman. J’avais suivi les conseils d’un magazine qui
engageait à faire réparer les montres anciennes et qui donnait son adresse.
Cette montre Art Déco n’avait plus de remontoir, elle était belle de n’être ni
ronde, ni ovale, ni carrée. Je ne dis rien de l’or ni du cinabre de l’avoir vue
au poignet maternel dans mes jeunes années, lorsque nous nous aimions encore et
qu’elle ne m’avait pas chassée de son paradis parce que rebelle, je m’étais dressée
contre sa volonté de faire de moi une partie de son corps à elle et cela
seulement.
Finalement cette montre en panne, c’est aussi
bien qu’on me l’ait volée et surtout en plein Saint-Germain des Prés.
156. Rouge, la récurrence du bonnet de bain
d’un signalé baigneur. Au début de l’obligation d’en porter, j’en avais déploré
la laideur et la tristesse et puis - comme au reste - je m’y suis habituée.
8 Juin. Rouge d’un beau papier glacé le livre
que me donne un ancien lecteur, désormais salarié dans l’une de ces improbables
organisations contemporaines dont chaque nouveauté m’émeut un peu plus. On y
découvre toutes les ressources que possède cette nouvelle institution.
Je suis un peu décontenancée d’apprendre que
mes confrères et consœurs ont cru indispensables de remettre à cet organisme
des cartons et des cartons de leurs paperasses. Je découvre tout cela comme j’y
ai été invitée à y faire une lecture et où assez mal traitée j’ai eu quelques
difficultés à maintenir mes positions. Mes refus de me prêter à des jeux
humiliants voire pervers n’ont même pas été compris.
158. Le pull rouge d’une amie de l’autre rive
comme j’ai l’habitude d’appeler ainsi cette autre part. L’autre rive n’est pas
alors à confondre avec
159. A Nemours lors d’une visite familiale le
rouge du pantalon rouge de mon petit-fils. Mes petits enfants sont toujours
habillés de vêtements qu’on a plaisir à regarder. Une touche de vitalité bien
venue, un contrepoint à l’ordre de la nature sans pour autant s’en séparer
vraiment.
160. La survie du rosier rouge que je quête
dans la tonnelle assumant la grammaire vacillante. Je ne pensais pas en
plantant tout autour de cette improbable armature métallique que cela
évoluerait vers la jungle comme c’est le cas actuellement. Les chèvrefeuilles
ont dangereusement pris le dessus étouffant tout le reste et c’est en retenant
mon souffle que je surveille l’issue des productions du rosiériste avec qui
j’ai autrefois fait affaire. Je me souviens au moins du nom des deux rosiers
lianes installés là Guirlande Fleurie
pour le rouge et Madame Solvay pour
le rose, un rouge édulcoré. La partie est loin d’être gagnée.
161. En cuir, retrouvé dans les affaires de
mon père le cadre rouge autour de la photographie de mon grand-père Fontaine
dans sa vieillesse à
Je sais au moins intellectuellement et je
commence à l’apprendre physiologiquement, ce pacte est la vie même. Cette
transgression là est indispensable à la vie. A ma vie. Si je n’avais pas procédé
ainsi depuis ma naissance, je serais belle et bien morte puisque le statut
qu’on m’avait assigné ne prévoyait pas que je devienne, sois et reste sujet.
162. Le rouge des feux de circulation que je
suis obligée de prendre en compte alors qu’autrefois je traversais n’importe
où, n’importe comment. Mais le principe de réalité s’est imposé, ma mobilité
étant désormais réduite tant à cause des maux de l’âge que des difficultés de
l’existence, j’ai maintenant du mal à traverser les rues et les avenues.
Comme de leur côté les automobilistes
n’appliquent plus le code de la route et que leurs véhicules ont doublé de
volume, la prudence s’impose. Ce ne sont que de nouvelles habitudes à acquérir
et bien que cela ne soit pas agréable, ce n’est tout de même pas une tragédie. D’autant
moins que c’est cela ce qui me gêne le plus actuellement dans ce qu’on pourrait
appeler, la prise de l’âge.
163. Dans le logos de la banque de l’autre
côté de la Place, la tonalité du rouge est entre le pourpre et le lie de vin.
Ce rouge là n’est pas fatigant comme celui des bistrots ni agressif comme celui
du Coca-Cola. Il est plus agréable que celui des autres banques parce qu’il est
plus discret sans être pour autant comme certains, hermétiques.
164. Le rouge des emballages cartons des
pièces à coudre sur les pantalons des petits enfants. On m’a apporté ces
réparations à faire. Je n’en ai pas pour longtemps et tente sans succès d’expliquer
que je pourrais sans aucune difficulté fournir bien davantage. La variété et
l’inventivité de ces modèles de pièces proposées désormais dans les magasins de
grande distribution me laisse étonnée et ravie. Même et il faut le reconnaître si
leur qualité est moindre que celle d’autrefois. Elles sont en tous cas la
providence des couturières peu compétentes et hélas, je suis dans le lot.
165. Le rouge de franchement mauvais goût de
l’affiche du Marché de
166. Le rouge des feux de position d’un bus
qui tente de nous écraser comme je suis dans un taxi. Persuadée que
167. Le rouge de la betterave que je me
prépare pour un déjeuner sobre avant la séance de signature de mon dernier
ouvrage, un recueil de poèmes dénommé Carafe d’eau à volonté dans l’un
des stands du Marché de
168. Le bouchon rouge de mon eau de toilette
dans la salle de bains. C’est dans les dernières années du Lycée que j’avais
pris l’habitude de m’en mettre pour éviter d’incommoder mes voisins, comme
l’angoisse dans laquelle j’étais constamment plongée me faisait secréter des
substances qui n’étaient pas toujours d’odeurs plaisantes. Pourtant je n’aime
pas particulièrement les parfums et leurs composants chimiques m’inquiètent.
169. Les stores rouges très rouges d’un
immeuble boulevard Flandrin. Je les vois depuis le PC qui m’emmène et me ramène
de la piscine. Ils stimulent toujours ma vitalité. La porte Dauphine est un univers
étrange qui constitue pour le regard sur la bourgeoisie, une porte d’entrée
mais pas nécessairement toujours celle que je préfère. Ces stores
m’interpellent, je ne les trouve pas toujours de très bon goût et j’en suis un
peu déçue.
170. Le rouge très vulgaire d’un des
quotidiens qu’on distribue. Je refuse
même de le prendre comme on me le tend avec insistance. Depuis que je suis à la
retraite et que par conséquent - cette locution étant là tragique - j’ai
commencé à me rétablir, c’est avec une certaine honte que je considère les
journaux gratuits que j’étais plutôt contente de lire lorsque je travaillais
encore. Je mesure à cela dans quel état lamentable j’étais tombée, dans quel
commencement de mort de l’âme. Rien que la saleté du papier aurait dû m’alerter
or à l’époque je ne m’en étais même pas aperçue.
171. Le rouge agressif du lustre dans l’appartement
d’une amie. Ce n’est d’ailleurs pas un lustre mais plutôt un abat-jour qui n’a
pas été fait pour être mis au plafond. On l’y a mis quand même.
Je m’interdis d’avoir un avis sur la question
pour ne pas la démoraliser davantage mais le fait est que cela ne va pas.
Pourtant elle en est très contente. Miracle et bonheur de la subjectivité. De
toute façon dans la décoration intérieure, le rouge est toujours d’un emploi
délicat. Encore plus chez elle - d’être toute entière vouée à l’univers maritime
- ayant très jeune, épousé un navigateur.
172. Le rouge du petit tableau de l’hidalgo
venu de chez mes parents. Je le porte à nettoyer et à encadrer à nouveau
d’une part parce qu’il en a besoin mais aussi et surtout parce que c’est le
moyen ainsi que la méthode pour m’approprier cet héritage difficile.
Enfant je l’ai toujours vu chez mes Grands
Parents à
J’ai cherché plus précisément ce que
représentait cette scène peinte n’étant pas très sûre qu’il s’agisse effectivement
de Don Quichotte. J’ai même pour plus de sécurité entrepris de lire les
nouvelles de Cervantès mais le livre a fini par me tomber des mains…
Je suis sortie de cette expérience que je
n’étais pas parvenue à mener à terme avec l’idée que le don-quichottisme dont on
raillait mon père à qui beaucoup de gens avait offert une statuette sur ce
thème, lui avait été assigné dès son enfance en raison d’une structure mentale
précédente et qui sait peut-être pas sans relation avec le fameux comte espagnol
dont le sérieux avéré du cousin Choix donne à penser que c’est sans doute vrai.
173. Les rosiers rouges du massif de la cour dangereusement
empêtrés dans le liseron. Pauvreté des notations, traduction hélas bien réelle
de la misère de ma vie ces temps derniers. En dépit de tous mes efforts pour
briser ce qui m’écrase, je n’y parviens pas. L’étouffement social pour
progressif qu’il soit est bel et bien là et je ne peux que le subir.
Par ailleurs il est exact que j’ai le plus
grand mal à défendre les rosiers contre l’envahissement d’une végétation relativement
incompatible avec eux. Néanmoins les plantes qui dominent dans ce lieu là ont
leur raison d’être et ce sont tout de même bien elles qui finissent par réussir
à transformer en jardin cet espace à la limite de l’abandon.
174. Le rouge des paires de cerises qu’un
jeune garçon s’accroche aux oreilles. Cette pratique fait partie des grands
classiques que nous transmet la coutume. Comme les fruits d’érables qu’on va se
coller en pince nez. Il s’exhibe radieux et moi je suis très heureuse.
Décidemment la fameuse chanson Le Temps
des Cerises est bien l’acmé de l’espérance d’un monde autrement.
26 Juin, le rouge du magazine Points de Vue lu dans la minuscule salle d’attente de la dentiste. On le
lit aussi lui ou d’autres magazines ejusdem farinae chez le coiffeur mais la conversation
collective qui est l’habitude dans ce genre d’établissement en diminue un peu
la satisfaction. Comment se repaître des avatars de la vie des people en en
partageant avec autrui les émotions ? En fait ce n’est pas possible car il
s’agit là de quelque chose de très intime et assez inquiétant. L’Histoire a
montré que c’est là que pouvait s’enraciner le pire.
176. Le rouge d’un modèle qu’exécute une
comparse au cours de céramique. Tout est violence chez elle. Ses regards, ses
vêtements, son tablier, ses paroles et ses œuvres. Plus ou moins brésilienne on
ne sait pas si elle a du sang africain ou indien. La relation avec elle ne va
pas de soi car elle préfère d’emblée dominer plutôt que de tisser avec autrui
un apprentissage constructif. J’ai dû rompre avec elle. Pour ma propre
protection.
177. Le rouge d’un gros camion rouge incongru.
Tous les camions qui traversent la ville ont cet air là en raison du
déséquilibre des masses qu’ils induisent et des dangers qu’ils représentent
d’autant plus que comme les autres ils ne respectent que mollement le code de
la route.
Bien qu’on en ait déjà l’habitude, le rouge de
celui-là en rajoute sur ces impressions. On dirait une alerte ambulante, un
fanal, un feu, une lanterne, un quelque chose qui empêche de se laisser aller.
Dans un sens on finit par en avoir de la gratitude car il est la monstration
que dans cette agglomération arrosée pourtant par une constante, lénifiante et
aliénante propagande, quelque chose ne va pas.
C’est d’ailleurs ce que subodore le corps physique
qui s’asphyxie lentement. Ce gros camion rouge permet de se représenter qu’il y
a quelque part une anomalie dont il est l’emblème. D’autres camions plus beaux,
comme le violet et mauve du pâtissier Le Nôtre ne peuvent pas jouer le même rôle
parce que son esthétique fascine en paralysant la raison. C’est comme cela du
moins chez moi, il faudrait vérifier chez autrui ce qu’il en est.
178. La bourse en cuir dans laquelle je range
mes tickets d’autobus. C’est celle qui me servait l’été 2000 pour y ranger mes
roubles sur
179. Le rouge sang de la concentration d’ozone
sur la carte de la météo. La pollution me tue à petit feu. Je l’ai même dénoncé
avant tout le monde, de la perception que j’avais des malaises qu’elle générait
et nul alors ne me croyait. Depuis la chose est avérée et les sceptiques
n’osent même plus se manifester…
Je ne tire aucune fierté de ma perspicacité, j’essaie
seulement en raison de l’esprit scientifique que m’a inculqué mon père, de
trouver des informations sérieuses, objectives et non polémiques. Concernant un
pareil sujet, ce n’est pas facile…
Si la confirmation sur la carte du désastre
vécu a au moins l’avantage de consolider des impressions dont on aurait pu
craindre la subjectivité, on n’est pas nécessairement rassuré de constater
l’étendue du désastre, observations rigoureuses à l’appui !...
Premier Juillet 2006 : Le rouge des
briques d’Aumale où nous déjeunons ce jour après avoir tourné dans beaucoup de
villages sans trouver aucun lieu qui convienne. Depuis quelques temps il faut
l’admettre les restaurants sont dans ce genre de paysage, en voie de
disparition. Les mœurs ont changé. Non que nous ne nous en soyons pas rendus
compte mais nous avons continué le mode de vie dont nous avions l’habitude sans
intégrer qu’il était devenu impraticable.
Et d’ailleurs comment se résigner à
cela ? Toujours est-il que ce petit restaurant au milieu d’un carrefour
avec sa terrasse proéminente avait presque des airs de guinguette ce samedi
d’été. Surtout à cause de mon envie de revivre après la dure période de liquidation
des objets et vêtements ayant appartenus aux parents décédés. Liquidation
honteuse et douloureuse, la douleur en étant multipliée par la honte. La
gastronomie n’était peut-être pas au rendez-vous, mais ce n’était pas là
l’essentiel !...
De toute façon à l’écriture de ce texte dix
ans après je revois parfaitement l’établissement avec sa terrasse dominant le
carrefour. Merci la vie !
181. Les variations de toutes les roses dans
le pot posé sur le balcon. Ces fleurs chaotiques sont ma joie. Venues du
jardin, celles des fleuristes ne peuvent rivaliser avec elles tant elles ont
l’air artificielles. Le fait est qu’elles le sont.
182. Le rouge de mon costume en velours rouge
mis pour le cours de chant et retiré à cause de la canicule. Il n’est pas facile
de trouver la juste tenue pour la circonstance. Les dernières années du Lycée
ont vu tant la situation était difficile, le commencement de ma clochardisation.
Comme je ne pouvais plus marcher à cause des contractures - elles-mêmes dues à
l’angoisse - il n’était pas question de s’habiller autrement que comme un pis
aller.
Remonter le courant était alors d’autant plus
difficile que le corps en révolte criait son malaise de partout. Ainsi le
velours trouva-t-il le moyen d’allier le confort et une certaine esthétique.
Comme vêtement d’intérieur c’était parfait mais toute la question difficile à
trancher était de savoir si le cours de chant relevait de l’intérieur ou de
l’extérieur. L’impossibilité d’en décider ou plutôt le conflit sous-jacent avec
cette professeure inappropriée rendait cette question non pas sans issue mais en
tous cas ajoutait à un malaise déjà lourd à supporter.
183. La cuvette rouge carrée donnée par mon
père pour s’en débarrasser, il y a bien des années. Par respect filial je
n’avais pas osé la jeter bien que je l’ai trouvé laide, en mauvais état et
d’une couleur insupportable à l’intérieur de ma cuisine aux murs jade avec lesquelles
elle jurait. Je l’avais néanmoins gardée parce qu’il n’était pas malséant d’en
posséder une seconde au-delà de celle qui était en permanence dans l’évier. Je
m’en sers lorsqu’il s’agit de donner l’alerte sur un dysfonctionnement ménager.
184. Les boutons rouges de l’ascenseur du
magasin Habitat que je suis obligée d’utiliser parce qu’incapable d’en emprunter
l’escalier. Mais je n’y suis pas très à l’aise car il a le hoquet et j’ai peur
de rester coincée. Peut-être n’est ce qu’un reste de l’angoisse de la période précédente
et n’y a-t-il aucun danger réel.
Autrefois lorsqu’on me demandait ce que je
ferai à la retraite, je répondais que la première année - je ne ferai rien et
c’est celle de cette chronique - et que les deux suivantes je me réadapterai.
Je suis encore loin du compte et c’est avec philosophie que je supporte mes
états d’âme, gérant au jour le jour c'est-à-dire essentiellement en laissant
passer les orages.
185. Le rouge des touches et du ruban de ma
machine à écrire mécanique avec laquelle je renoue enfin après une bien longue
période d’abstinence. C’est le mot qui me vient. Il faut dire que la fin de ma
vie professionnelle et de la vie de mes parents ont été si tragiques que je n’ai
pas eu beaucoup le loisir.
Cette fois c’est un nouveau livre qui se
prépare, je n’en crois pas mon émotion et encore moins au vu de la nature du
livre. Il faut dire qu’il y en a déjà plusieurs qui sont restés en carafe ces
derniers temps et que ceux qui ont abouti - à l’instar de ce Rouge le sang
sous jacent - n’étaient pas des œuvres d’envergure. Mes conditions d’existence
étaient telles qu’il était presque devenu impossible d’œuvrer.
186. Le rouge du store de l’un des cafés de la
place Pereire dans lequel je vais me reconstituer après la dureté d’un passage
au Laboratoire dans lequel j’ai mes habitudes car la prise de connaissances de
certains résultats est parfois angoissante.
Depuis que j’ai terminé mes études secondaires
à l’été 1962, les cafés m’ont toujours été hospitaliers. Cela a commencé
avec Le Sorbonne aujourd’hui disparu et remplacé comme la plupart des
établissements dans ce cas par une boutique de vêtements, 45 Boulevard Saint
Michel si je me souviens bien.
Je n’ai pas été longue à saisir la liberté que
m’offrait enfin la vie d’étudiante, encore a-t-il fallu réussir à échapper à
l’enfermement au Lycée Fénélon, enfermement que mon père avait programmé pour
moi dans une classe préparatoire à l’ENSET section Sciences Naturelles, sans
même m’avoir consultée. Le motif en était que j’avais plus jeune manifesté à
coups d’herbier, de collection de roches et même d’exposition de champignons sur
les terrains de camping, combien elles m’attiraient.
Je ne me suis pas laissée faire et après un
bras de fer à la mode de l’époque, mon installation à l’Université a été un
vrai soulagement… Dans ces temps d’avant
J’ai dû flirter avec l’un ou l’autre. Avec le
recul je me dis certaines fois que je l’ai échappée belle et que les
interdictions féroces qu’on nous avait mises dans la tête avaient une certaine
utilité.
Aujourd’hui je les fréquente encore, toujours
avec bonheur et parfois avec des manuscrits. Je rêve en matière de bistrot de
me fixer dans l’un d’entre eux mais l’époque n’y est plus, ni sans doute le
quartier. Saint-Germain-des-Prés est tout de même plus accueillant aux femmes
dans mon genre, je le constate. Il est dommage que cela n’ait jamais pu être
pris en compte dans nos choix immobiliers….
8 juillet : Le gros autocar carmin rempli
de touristes grecs.
C’est qu’ils deviennent envahissants notamment
avec leurs véhicules de saison en saison, plus monstrueux. Le besoin croissant
de confort ajouté à la logique de la rentabilité qui n’affecte plus qu’un seul
chauffeur pour deux autocars quitte à les coller l’un au-dessus de l’autre,
aboutit à des productions qui génèrent techniquement et esthétiquement
l’admiration mais déclenche en sourdine un sourd rejet gros du pire même si le
car est joliment peint, comme c’est souvent le cas.
188. Dans le film L’Ours que je regarde grâce toujours à une cassette VHS enregistrée
par mon père, je suis effarée de la quantité de violence et du sang rouge des
ours chassés. Je le suis d’autant plus que ce film a eu beaucoup de succès,
qu’on nous l’a présenté comme un chef d’œuvre particulièrement indiqué pour les
enfants alliant pour eux les caractéristiques d’un vrai film ainsi qu’une
dimension censée être propre à l’enfance, le monde des animaux.
189. Le rouge agressif et mensonger de la
danseuse d’un poster dans le cabinet de l’ostéopathe. Il en change assez
souvent. Lorsque je l’ai connu c’était une scène de régates, rapidement
remplacée par le cirque de Gavarnie. Sans doute se croit-il obligé par égard
pour les patients à cette rapide rotation.
Celui que j’allais voir précédemment avant que
changeant de méthode il ne devienne inefficace, arborait des lithographies
artistiques qu’il ne changeait pas. Il faisait par ailleurs souvent état de ses
difficultés financières. Nous avions fini par devenir amis.
190. Encore une fois le rouge du logo d’une
banque qui me donne des nouvelles d’un compte auquel je ne me suis pas encore
habituée. Cette succession est ardue et le bon usage qu’il faudra en faire,
reste à déterminer.
191. Le petit bonhomme rouge du feu de
croisement qui me retient de traverser en dépit d’un pressant tropisme du
confort des sanitaires de chez moi. Ma vie physiologique est devenue difficile.
J’emploie une partie importante de mon énergie à gérer cette difficulté. Je dois
me contenter de trouver une adaptation à cette condition rétrécie. Je n’en suis
pas encore à tenter de réparer les dégâts finalement consécutifs à une vie
torturée. Devoir choisir entre mouiller mon pantalon ou prendre le risque de me
faire écraser par des automobilistes en roue libre, est assez typique de ma
nouvelle condition. Elle n’est pas uniquement attribuable à l’âge mais aussi au
malheur de ma vie, lui-même trouvant sa source dans une enfance dévoyée.
192. Le rouge de la peinture de la cuillère en
bois achetée en Yougoslavie lors du sublime voyage de 1966. Elle est assez
moche mais je n’ai jamais eu le cœur de la jeter. A l’époque, lors de sa
découverte, je l’avais trouvée splendide.
C’était surtout que je rencontrais là par mes
propres moyens, non seulement l’art populaire mais aussi et surtout une vision
de la vie domestique en gloire, une cérémonie du travail ménager, un objet
sacré de la grandeur des activités féminines et maternelles chose qui jusque là
ne m’avaient été transmises que par les danses folkloriques dans les costumes
de majesté. Tout cela encore inconscient à l’époque, bien sûr.
193. Le rouge du drapeau tricolore apporté à
la campagne par l’une des familière du lieu. Elle l’avait installé dans le
chambranle de la porte de séparation entre la cuisine et la grande pièce. Cela
y faisait tout de même un effet bizarre. Habituellement respectueuse de
l’autonomie de chacun, je l’ai quand même transféré vers le coin rouge là où était
sa véritable place, faute d’afficher un nationalisme agressif pas plus de
saison que l’abandon de toute revendication de souveraineté territoriale.
Décidemment le monde change et dans des sens pas toujours faciles à décrypter.
194. Le rouge d’un de mes anciens costumes pantalon
que j’essaie une dernière fois pour savoir quel parti prendre à son sujet.
Ayant grossi je ne pouvais plus le porter mais ayant maigri j’ai de nouveau pu m’y
glisser.
Un moment j’avais pensé me servir de cette
penderie campagnarde pour y stocker de beaux vêtements à conserver, y établir
en quelque sorte un vestiaire pouvant parer à toute éventualité dans ces temps
troublés, avant d’y renoncer - comme ce lieu davantage menacé de
clochardisation que du maniérisme boisé de la datcha qui avait été mon projet
initial - était lui-même en passe d’entrer en déshérence.
Il fallait donc vider ce grand placard avant
la catastrophe pour qu’au moins mes propres affaires ne soient pas emportées
dans le désastre et pire encore que ce que j’avais mis là pour être conservé,
s’y soit trouvé par un retournement complet coincé à y pourrir. Finalement, à
ma grande surprise après cet essai le costume a échappé à la benne et cela m’a
rendu un peu d’espoir en un avenir plus agréable.
195. Sur la route du retour du week-end, mon
étonnement du nombre de voitures rouges alors que je les croyais pratiquement
disparues, la couleur dominante étant le gris. La couleur écarlate associée à
l’automobile produit un effet de choc qui renvoie à un mode de vie à la fois
désirable et critiquable. Le pas de côté de Sagan dont on sait désormais à quel
point facilement il finit mal. En filigrane, James Dean et Elvis, le King !
196. Le rouge de mon porte-aiguille, comme je
couds en regardant une autre des cassettes enregistrées dans les dernières
années de mon père encore au sein de son appartement parisien et que nous nous
sommes partagées ma sœur et moi moitié-moitié au hasard à Pépé Le Moko près.
L’expression porte aiguille peut de
son côté, prêter à confusion. Il peut s’agir aussi bien du petit carré de tissu
rembourré - de facture presque industrielle - fabriqué dans un ouvroir de
Millau et acheté sur un marché local du côté de Saint Rome de Tarn pour encourager
l’Association des femmes de la
commune à entreprendre l’amélioration de leur condition quotidienne, que de
celui en feutrine réalisé par Maman pour me l’offrir et qui portait sur sa
couverture un petit cœur noir. Un des rares cadeaux spontanés qu’elle m’ait
fait et cela me fit vraiment plaisir.
Sans doute parce que c’est seulement
aujourd’hui que je m’interroge sur la signification de la noirceur de ce cœur. Il
serait terrible que cela ait à voir avec la phrase prononcée par mon père en
1953 à Perth en Angleterre comme en voiture nous étions arrêtés à un passage à niveau
et voyons survenir une locomotive à vapeur : L’âme de votre mère est noire comme cette locomotive !
197. Le rouge des deux motos garées devant Mac
Donald, comme je mange à la brasserie juste en face. C’est dans ce bistrot que
j’ai finalement mes habitudes. Ce n’est pas le plus proche mais presque car
j’ai été si mal reçue par celui en face de chez moi que je ne m’y suis pas
incrustée. J’y déjeune souvent car c’est le meilleur rapport qualité prix de
On y est là comme une vigie à la proue d’un
navire. La mer c’est alors le carrefour, la gare
routière comme je l’ai entendue une
fois nommée à son assistant par un cinéaste en repérage et effectivement on ne
manque pas de spectacle… Les gens, la circulation, les incidents, les joies et
les peines.
Ces motos rouges ne sont pas habituelles et
c’est pour cela qu’elles ont attiré mon attention. Le fait est qu’en matière de
deux roues, il y en a de plus en plus. C’est la réponse à la circulation rendue
impossible par les ayatollahs écologistes. Cette nouvelle espèce de véhicule
est un nouveau facteur de nuisances. Mais je crois me souvenir que les embarras
de Paris étaient déjà dénoncés par Nicolas Boileau.
198. Le rouge du sang dans les bombardements
de Beyrouth. Les médias nous le renvoient en l’exagérant encore. Le caractère
intolérable du concassage systématique d’une cité d’autant plus douloureuse que
la ville m’est connue depuis le voyage en Orient lorsque j’avais 19 ans et la
découvrais à cette occasion. Lors de cette mémorable expédition, ce n’est pas
l’endroit que j’avais préféré mais je ne peux oublier que venant de Syrie, à la
frontière libanaise les douaniers nous avaient arrêtés pour nous demander si nous
voulions du café !
199. Dans le 92, le rouge de la superbe robe
en lin d’une voyageuse. J’ai toujours été sensible aux beaux vêtements pour des
raisons esthétiques d’abord mais aussi par romantisme. En fait les deux
finissent par se rejoindre dans la poétique. C’est qu’un beau vêtement est en
lui-même l’affirmation de la gloire de l’être humain. C’était du moins comme
cela - il faut désormais l’admettre - dans le système humaniste dans lequel
j’ai été élevée et que j’avais cru manifestement à tort un horizon indépassable.
Raison de plus pour vénérer la beauté des habits. On s’en rend bien compte en
constatant que certains groupes affublent leurs femmes, le plus mal possible.
200. Dans le 89, les bagages assortis d’une
voyageuse, valise et cabas. Je suis heureuse de constater n’être pas la seule à
tenter d’endiguer le délitement du monde. Chacun peut le faire à sa façon. La
mienne a toujours été de rechercher l’harmonie et en effet aujourd’hui elle
commence dans les paquets. J’ai d’ailleurs une assez jolie collection de bagages,
même si j’ai mis presque tout une vie à affirmer le caractère impérieux de ma
pulsion poétique.
Bientôt je n’aurais plus que des bagages en
cuir. On m’explique régulièrement qu’ils ne sont pas pratiques. J’en conviens.
Mais est il vraiment indispensable d’avoir la même valise que tout le monde
surtout si c’est pour accompagner le même vêtement, le même poste de
télévision, la même cafetière électrique et tout le reste à l’avenant ?…
Nous sommes en proie à un appauvrissement des
formes dû à une volonté de rationaliser pour exploiter de la façon la plus
rentable possible. Résistons ! Cette maroquinerie est un acte de refus,
ridicule peut être et tant pis.
De surcroît ou bien au contraire
fondamentalement, il nous relie à la vie animale. Sans doute les deux choses
n’en font qu’une dans la lutte contre la déshumanisation et on ne tardera peut
être pas à s’en apercevoir.
201. Sur
202. Le rouge d’une rose bien cachée dans le
fourré. Le thème en est récurrent. Sans doute parce que le rouge disparaît en
tant que coin rouge, sacré, écarlate couleur de la joie de l’amour du cœur et
d’un monde meilleur. Mais elle ne disparaît pas complètement. En cherchant bien
on peut encore la trouver dans le taillis, dans les buissons, dans le chaos.
203. Le rouge des torchons dans mon armoire. Encore
cette notation récurrente. J’en ai jusqu’à la fin des temps. D’abord parce que
je les aime ensuite parce que les aimant j’en ai beaucoup achetés pour leur
beauté et enfin parce que j’en ai rapporté en masse de chez ma belle-mère et ma
mère, les prenant tous non par avidité bien au contraire mais à cause de la
divinité, pour qu’aucun par ma faute n’entre en déshérence ou aille où il ne
devrait pas aller.
204. Le rouge de mes gros crayons rouges dans
ma boîte de réserve. Les uns, parce qu’autrefois le gros crayon rouge avait une
fonction spéciale que n’avait pas les autres crayons de couleur. Il était
souvent bicolore, bleu à l’autre bout et cela suffisait à la cybernétique
d’alors.
Pour les autres, ce sont les résultats des
achats d’impulsion. Les crayons de couleurs m’ont toujours tentée, au point
d’en rapporter à l’âge de 8 ans comme souvenir du voyage en Angleterre et
d’avoir été éperdue de reconnaissance pour le cadeau d’une boîte de 12 Prismalo offert par mes parents lors
d’un périple en Suisse.
Au point d’avoir fait de la boîte seule et
vide, le tabernacle des souvenirs sacrés. Mais depuis la perfection en a encore
augmenté et la tentation est omniprésente. En général dans les boutiques, ils sont
disposés près de la caisse et c’est alors irrésistible. Une fois rentrée, il
faut rationaliser. J’ai donc institué cette pratique ! La boîte de réserve
évite l’excès d’encombrement et le gaspillage.
205. Le rouge de la jupe rouge vulgaire d’une
bizarre nageuse à la piscine. Et ce qui m’étonne davantage encore, c’est cette
notation. Comme tous ceux qui ont eu des enfances difficiles, j’ai appris très
tôt la nécessité de la vigilance aux risques de l’environnement.
Non pour apprendre à m’en protéger car hélas
j’en suis encore relativement incapable mais pour à partir de là, élaborer une
façon d’être qui me permettre de vivre ma vie quand même - non sans douleur ni
entrave - mais sans dommage réel sur son essence. Ne pas rompre avec la
divinité du monde, ne pas être séparée de la matière vivante et inerte.
Ainsi cette jupe détonne-t-elle tellement
qu’elle m’indique rapidement qu’il y a nécessité à passer au large pour éviter
les incidents que contrairement à ce que certains croient je ne recherche pas -
bien au contraire - mais n’évitent pas non plus, s’il fallait pour ce faire augmenter
mon aliénation.
206. Le vermillon de la couverture du dernier
livre de Gabriel Matzneff Voici venir le Fiancé. J’ai beaucoup aimé lire
le journal de cet authentique écrivain, d’abord parce qu’il a un style et que
la littérature c’est d’abord le travail de la langue mais aussi pour son
indépendance d’esprit et la hauteur de ses préoccupations existentielles. Mais
là je suis soufflée et horrifiée.
207. La grande quantité d’objets rouges sur la
crédence de cette amie qui m’accueille pour le déjeuner. C’est en discutant avec
elle que j’ai découvert dans des vies parallèles, Frédéric Mitterrand le neveu
du Président avoir les préoccupations de la bourgeoisie alors que Gabriel
Matzneff était encore tout imbibé de celles de l’aristocratie.
Je ne suis pas sûre qu’elle ait bien compris
mes interprétations. Nous nous entendons fort bien dans notre volonté farouche
et commune d’une vie libre et agréable mais il lui manque pour le meilleur et
pour le pire, le bagage de la gauche sociologique. Il faut bien l’admettre
désormais au résultat des courses de l’utopie ratée.
208. Le rouge du souvenir comme un grand bonheur
écarlate. C’est ainsi que je vois désormais ma jeunesse radieuse depuis le
premier baiser échangé à l’âge de 14 ans dans le parc de l’établissement
thermal de Bagnoles de l’Orne jusqu’au moment où j’ai été plongée dans les
abysses. Il y a longtemps que l’écarlate m’obsède. A cause sans doute de l’eau
du même nom qui sévissait dans mon enfance. Elle était limpide, transparente et
incolore mais non inodore. Elle enlevait radicalement toutes les taches. Elle
exprimait la puissance maternelle de la réparation des dégâts.
C’est peut-être là la genèse de ma passion
pour ce qu’il faudrait nommer l’écarlatité
si ce mot pouvait avoir un sens. Et la transmutation entre l’absence de couleur
et l’odeur. Cela aurait il à voir avec le cinabre? Question incongrue.
En tous cas avec ce texte qui tente par tous
les moyens de distinguer le carmin de l’écarlate. Est-ce vraiment un hasard si
vient se greffer là la citation de René Char La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ?
Et que dire alors des adorateurs du soleil,
pas si loin de nous et toujours à deux doigts de ressurgir dans l’absence des
religions qui les ont recouverts mais peut-être pas autant qu’on le croit.
209. Le rouge du flacon du correcteur blanc
qu’il ne faut pas oublier d’emporter lorsqu’on part en déplacement et qu’on
sait devoir alors ne pouvoir se raccrocher qu’à cela. Dans cette marque là il y
a deux modèles différents : celui du flacon presque rond ou le stylo qui
est préférable lorsqu’il s’agit de dessiner. En réalité cette pâte blanche
presque liquide sert à tout et c’est vraiment avec Internet, l’une des plus
belles inventions du monde contemporain !...
210. Le rouge du pantalon du Soldat Kreuter -
fantassin de la Grande Guerre - sur le poster offert autrefois par l’Illustration, grande image encadrée
dans la cuisine de la villégiature. Je l’ai payé une somme dérisoire Rue de
C’était lors de notre implantation au début
des Septantes dans la période où tout ce qui renouait avec le passé était bon à
prendre puisque dans mon éducation initiale chez des progressistes dogmatiques,
de celui-ci ils avaient au sens propre fait
table rase !.. Un peu au-delà même de ce qui convenait.
Par
la suite en m’interrogeant sur la présence de cette figure dans notre cuisine,
j’ai mis cela sur le compte de la tradition militaire qui pouvait flotter à la
ronde. Lorsque mes petits-enfants atteignirent l’âge de raison je me suis
rendue compte que ce n’était pas une icône pour eux !
Enfin ayant désormais eu l’occasion de faire
dans cette discipline mon éducation et capable enfin de distinguer entre les
estampes et les simples impressions, j’avais constaté qu’à cette aune hélas, le
Soldat Kreuter ne tenait guère la route en tant que poster distribué en masse
par un journal grand public. Sic transit
gloria mundi !
211. Le rouge du premier hôtel qui s’installe
sur le carton du jeu de Monopoly et annonce ma perte. Je ne referai pas mon
retard. Les petits enfants ont tenu à ce qu’on fasse cette partie et je m’y
suis donnée du mieux que j’ai pu.
Hélas, le jeu est ce qu’il est et les
déficiences du hasard des premiers tours ne peuvent être intégralement compensées
par l’habileté de la gestion qui suit. Lorsque commence la disposition des
maisons en bois ou en plastique vert - selon la date d’acquisition du jeu - sur
les quartiers dont on a réussi à devenir propriétaire, la partie prend tournure
mais avec la venue des hôtels qui eux sont rouges, on voit bien qu’ils sont
faits.
212. Le rouge très rouge du sac en tissu qui
enveloppe le sac en cuir acheté chez le maroquinier Salles à Millau. Autrefois
je n’avais pas l’occasion d’avoir affaire à ce genre d’emballages en tissu. A
cette époque là de toute façon on n’avait qu’un seul sac à main, en activité
permanente. Il importait de bien le choisir car il devait pour pouvoir
s’accorder avec toutes les tenues.
De plus, il se devait d’être assorti aux
chaussures et aux gants, sans lesquels il n’était pas question de sortir dans
la rue. J’évoque là le monde de ma jeunesse, c'est-à-dire celui d’avant Mai 68
aussi incroyable que cela paraisse aujourd’hui. Sans doute déjà à cette époque,
les sacs de luxe avaient ils eux un emballage en tissu mais dans une classe
sociale qui n’était pas la mienne et je n’avais aucune possibilité de m’en
rendre compte.
C’est avec
Pendant plusieurs années mes collègues et moi-même
avons même été les propagandistes de cette entreprise dont le cuir avait
effectivement un éclat exceptionnel. J’ai ainsi fait l’acquisition de plusieurs
très beaux sacs de toutes les couleurs et pour toutes les circonstances.
Enfin les confectionneurs asiatiques se sont
mis à copier tous les modèles, y compris les sacs qui les emballaient.
Malheureusement, ils étaient dans une sorte d’ersatz de mauvais aloi qui ne me
plaisait pas du tout et sur l’origine duquel je me suis beaucoup et longtemps
interrogée avant de m’en détourner.
213. Le rouge plastique de la boîte de
médicaments que je me prépare pour la semaine. Il est assez peu avenant,
presque répugnant comme peut l’être souvent quoique bien pratique, cette
matière là. Avec beaucoup de médicaments et un peu moins de mémoire
qu’autrefois, il n’est pas toujours facile de savoir exactement où j’en suis.
C’est la pharmacienne à côté du Lycée, une
boutique un peu folle qui me l’avait conseillée. Je m’étais laissée faire et ne
l’ai pas regretté. A l’intérieur, sept autres boîtes de plus petits formats
divisées elles-mêmes en petites cases selon les heures de la journée,
permettent de s’y retrouver. Le concepteur a même prévu une place pour y ranger
l’ordonnance.
214. Le rouge des paniers africains au marché,
place Emma Calvé à Millau. Ils sont splendides et je suis à deux doigts de
céder à la tentation. Mais j’en ai déjà quelques uns dont je ne me sers pas
vraiment et l’encombrement menace dangereusement. C’est cette restriction que
je m’impose qui me permet de mesurer n’être plus dans la phase d’installation
mais avoir déjà commencé - non à mon corps défendant mais le cœur brisé - une
certaine forme de liquidation.
215. Le rouge très rouge de la jolie robe rouge
d’une jeune femme dont je suis familière. Elle a parfois dans sa vêture
d’étonnantes fulgurances. Je suis toujours surprise de mesurer la distance qui
sépare sa garde robe professionnelle de celle de sa vie quotidienne. Etonnement
d’autant plus déplacé que je pratique la même politique. Disons que je
pratiquais parce que pour le moment, la question est au point mort. Il y a peu
de temps encore, je ne parvenais même plus du tout à m’habiller.
216. Le rouge de la couverture rouge du livre Le
malheur fou de Lucie Faure que j’ai acheté cinquante centimes d’Euro aux
Puces de Millau. J’en avais entendu parler lorsqu’il était sorti et m’étais
promis de le lire attendant l’occasion. Au propre et au figuré. Il a fallu des
années pour que nos trajectoires se croisent, voilà c’est fait. En un lieu et
un temps inattendus. Comme souvent !
217. Le rouge de la reliure du recueil de L’Illustration de 1907 dans lequel le
Rédacteur en Chef d’une revue professionnelle cherche des sujets d’articles
pour son prochain numéro. L’exercice est récurrent. J’en profite à chaque fois
pour feuilleter ces grands livres vieillots un peu sales. Ils me posent parfois
quelques problèmes d’hygiène…
218. Le rouge orangé de la marmite que m’a
donnée avec sa lessiveuse ma grand-mère paternelle, il y a bien longtemps
peut-être même dès le début du mariage il y a à l’écriture de ce texte plus
d’un demi-siècle.
Elle est bien utile à la villégiature où elle
nous a longtemps servi à faire chauffer de l’eau pour la vaisselle ou la toilette.
Elle a sur l’émail un éclat important à la suite d’un coup de fronde malencontreux
en 1975, comme on s’y amusait dans la cour avec un invité de passage.
Entendons un invité au départ mais rapidement
un squatter que pour finir il avait fallu pousser dehors et dont on n’est même
pas sûr qu’il ne se soit pas vengé.
219. Le rouge de la pince à linge rouge en plastique
qui sur le fil de fer courant tout le long du balcon en barre la vue sur le
paysage et tranche avec le vert du figuier. Esthétiquement et écologiquement
parlant, celles en bois étaient beaucoup mieux mais il a fallu se rendre à
l’évidence, elles n’ont pas résisté aux intempéries. J’aurais pu peut être,
effectuer une nouvelle tentative en les remisant pour la durée de nos absences
afin de ne les ressortir qu’au moment de leur utilisation.
Impossible pourtant de tout faire car comment
dégager le temps et l’énergie nécessaire pour œuvrer sans sacrifier la plupart
voire presque toutes les préoccupations de ce genre…
220. Le rouge bizarre et un peu louche des
sacs que je regarde dans les vitrines de
Je peux la supporter à condition qu’on ne
tente pas de passer pour ce qu’on n’est pas, ni non plus de m’entraîner dans un
jeu de dupes au cours duquel on m’obligera de surcroît à faire bonne figure.
Cela dit ce n’est pas une raison pour renoncer
à la joie du lèche-vitrine.
221. Le rouge des papiers à dessin que je mets
en ordre pour les emporter avec moi. Autrefois j’aimais bien dans chaque
endroit où j’habitais avoir de quoi œuvrer. Ainsi ai-je développé avec art et
satisfaction le bonheur des installations et de l’habitabilité.
Hélas, c’était sans compter le grand dézingage
à l’œuvre dans la période, la démolition, le déglinguage et pour finir la
destruction complète. Presque tout fût emporté et pour sauver l’essentiel il
m’a fallu renoncer à l’accessoire.
Ainsi pour survivre, ai-je dû décider de
replier les voiles. Le matériel de dessin en faisant partie, je l’ai - selon ma
formule habituelle – compactisé de ce
verbe qu’il m’a fallu inventer sur le fond et sur la forme.
Cela signifiant commencer par jeter tout ce qui
n’était pas en excellant état car les économies de bout de chandelles n’étaient
plus de saison paradoxalement, le principal lui-même n’étant plus assuré. Il
fallut ensuite rationaliser ce qui avait échappé à cette purge pour obtenir
sous un volume minimum, l’efficacité maximum.
En matière de création artistique le critère
est alors devenu de trouver le plus rapidement possible les matières premières
permettant de concrétiser l’inspiration qui survient toujours brutalement - dans
mon cas en réaction à un événement - pour pouvoir le tenant à distance, me le
représenter.
222. Les deux pièces en bois peintes d’un
rouge vif primitif dans un jeu d’enfant, acheté aux Puces de Saint-Affrique
donc Samedi. Le fait que je m’imagine qu’il ait appartenu à un des enfants
disparus dans
Dimanche 13 Août 2006 : A Liancous qu’on
découvre perdu dans les Gorges de
Une brocante très réussie, une boucle de
ceinture début de siècle achetée pour ma joie. Je commence là aussi à en avoir
une belle collection et me réjouis de tous ces trésors que j’accumule pour ma
progéniture féminine dans la commode qui était autrefois celle de Belle-Maman.
Commode Restauration que j’ai remplie d’un plein tiroir de dentelles…
224. Sur la place de la vieille église à la
villégiature, le rouge tonitruant de la bouche à incendie. Quand nous nous
sommes installés en plutôt que dans ce lieu, il était pratiquement en
ruine. En raison de l’exode rural et de la taille excessive des bâtiments, la
loi du marché a fait qu’ils se vendaient très bon marché. Il n’y avait pas
l’eau courante dans le village et on n’était même pas sûr qu’elle y serait
installée un jour...
J’ai lavé le linge dans le lavoir et pendant des
années été chercher l’eau à la fontaine dans des seaux. Puis les choses ont
changé, les menaces du terrorisme ont fait l’activité touristique se replier
sur l’Hexagone, les résidences secondaires se sont généralisées et le village
s’est rénové. La construction du viaduc - le plus haut pont du monde - a achevé
de transformer cet ancien pèlerinage à Saint Christophe, en Musée. Les Baux de
l’Aveyron en quelque sorte.
225. Le rouge très rouge du tee-shirt du type
qui ouvre par mégarde la porte des sanitaires de l’un des restaurants de la
place du Marché. Je n’avais pas réussi à la fermer. De toutes façons la
déglingue est une des caractéristiques de l’hôtellerie française qui choque
toujours beaucoup nos hôtes.
Nous aimions bien autrefois déjeuner dans ce
restaurant là car sa terrasse s’étend sur le terre plein central qui évolue
chaque saison davantage pour ressembler à la place de l’Horloge d’Avignon. Mais
les propriétaires ont changé et le fonctionnement n’est plus le même. Pourtant
la ville en elle-même est de plus en plus déchirante de bonheur et de
nostalgie.
226. Toutes les sortes de rouge chez le
marchand de Primeurs de la place des Consuls, des tomates aux pêches et autres
créatures. J’aimerais faire le plein de ces splendeurs de Ma Mère
227. Le rouge aujourd’hui, c’est son absence
parmi les douze bagages préparés pour le départ. La moitié concerne le
déménagement. Outre le fait qu’avec l’âge j’ai de plus en plus besoin de
confort et ne peux plus me contenter du petit sac qui accompagnait nos
premières virées en Belgique et en Yougoslavie, à la villégiature la déshérence
est devenue telle que j’ai entrepris de la vider de tout ce qui n’y était pas
indispensable afin d’offrir le moins de prise possible à la destruction que je
ne suis pas en mesure d’enrayer étant donnée la masse à conserver. Ce n’est pas
le tout d’avoir le goût artistique encore faut il veiller aux suites de ses
impulsions. La révision est déchirante je l’admets et en souffre mais faire
autrement serait pire !...
228. Sur l’autoroute, le rouge provoquant
d’une voiture décapotable à la conduite transgressive. On découvre alors que
les deux idées ont des accointances. Le rouge est la couleur de l’amour ainsi
que du cœur et du courage, de la révolution à l’occasion mais aussi bien du
sang versé et des passions dont il est de toutes sortes. J’ai mis du temps à le
découvrir.
229. Le rouge des crayons billes décevant que
je viens d’acheter à la papeterie de la place autour de laquelle tourne
désormais le gros de mes activités. L’expérience montre qu’il n’est pas si
facile d’en trouver des aussi voluptueux que les stylos à encre et pourtant les
impératifs de la vie quotidienne condamnent rapidement à cette écriture plus
plébéienne que démocratique. Les essais trop rapides sur des morceaux de papier
trop petits ne permettent pas d’enrayer cette cause minime mais certaine de
déglingue de la poétique.
230. Au coin de la rue, le rouge du Mac Donald’s
où j’ai trouvé refuge et tente de renouer avec la socialisation. Après ce qui
m’est arrivé ces dernières années, que ce soit dans le même mouvement
l’humiliation de la liquidation de mon établissement scolaire et celle de mon
anti-carrière professionnelle ou bien la fin terrible de mes parents, suivie
elle-même d’une succession à la limite de l’impossibilité, m’ont obligée pour
n’y perdre ni ma vie ni mon âme, à supporter la dégradation physique et la
marginalisation sociale.
Lorsque les horreurs ont fini par cessé, le
paysage était dévasté et la prévision de la nécessité de consacrer les trois
premières années de ma retraite à ne rien faire d’autre que me remettre à flot,
s’est avérée être un pronostic plus qu’un projet pertinent. Que la
resocialisation ait commencé par la fréquentation d’un Mac Donald’s n’est pas
étonnante ! On y est qui qu’on soit, bien accueilli et traité correctement
de la même façon que les autres, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des
restaurants où les vieilles femmes sont comme partout considérées comme des gêneuses
sauf à consommer royalement… Ce dont justement, je ne me prive pas !
Pour mesurer l’amélioration, il suffit de se
souvenir qu’à l’automne 2005 il y a un an, juste après avoir quitté le Lycée,
je n’osais même plus de peur de rencontrer quelqu’un, descendre chercher le
courrier. J’avais dû pour m’obliger à avoir de l’activité, me fixer l’obligation
de passer le balai à 11 heures… Et encore je ne parvenais pas pour autant à le
faire sur la totalité de la surface de l’appartement….
231. Le rouge des géraniums qu’il faudrait
acheter pour boucher les trous des jardinières plutôt dégarnies. L’idée m’en
traverse mais ne dépasse pas ce stade. Sa réalisation parait totalement
fantasmatique et du coup je me convaincs que ce n’est pas d’une nécessité
absolue… Bel exemple de matérialisme domestique !
232. Comme je fais la sieste, le rouge violent
de mes porte-aiguilles dans mes boîtes à couture. J’en ai plusieurs, trop même
mais chacun à sa raison pour être conservé ! Celui que m’a fabriqué Maman
et celui que j’ai acheté à Carnac en 1990, dans mon échappée belle sentant la menace
de l’engluement. Il est de style breton un peu kitch mais dans la rubrique souvenir de vacances, ce n’est pas
mal venu !
233. Le rouge de la couverture du Rien
n’est simple de Sempé. Je l’avais offert à mes parents dans les années
soixante lorsqu’il était à la mode. Je l’ai repris comme nous avons après leur
décès, vidé leur l’appartement. Je le feuillette pour y trouver un écho de ce
que je vis. Si la nature humaine est une constante, le contexte social joue
quand même un rôle particulièrement dans l’œuvre de ce dessinateur humoristique
et on s’aperçoit là à quel point il a profondément changé....
234. Le rouge des boutons rouges que je couds
sur ma nouvelle tapisserie. Mes œuvres textiles si elles ne sont pas encore
innombrables sont déjà très nombreuses. Nul besoin d’en entreprendre une autre
et pourtant c’est ce que je fais. Il s’agit là d’inscrire dans le tissu la
tension sociale entre des groupes qui ne vont pas tarder à s’affronter. Les boutons
rouges expriment les pulsions révolutionnaires. Je suis contente de me
débarrasser à cette occasion de toute une variété de ce qui n’est pas d’un goût
exquis. Pour ceux qui le sont, j’ai des boîtes particulières. Disons qu’à la
limite, ils relèvent de mes collections artistiques…
235. Le rouge un peu rose des bains de bouche
que je tente pour juguler l’abcès dentaire récurrent avec l’anniversaire de la
mort de mon père. C’est assez casse-pieds de s’y astreindre mais on est
toujours étonné d’en découvrir l’efficacité.
236. Le rouge de l’affiche de théâtre que je
scotche dans ma cuisine. Elle représente Montherlant et on pouvait la prendre
gratuitement dans le hall du Théâtre du Nord-Ouest où elles attendaient en pile
qu’on se les répartisse. Bien que cet auteur soit dans le peloton de tête de
mes favoris, je n’avais pas d’autre endroit où la mettre. C’est d’ailleurs ce
que j’ai fait et ma vie en a été améliorée car les leçons de grandeur sont
toujours bonnes à prendre, particulièrement par ces temps de petitesse.
Le rouge n’est pas un rouge franc ni écarlate
ni carmin ni vermillon mais une nuance qu’on découvre en pratiquant le théâtre
en question lorsqu’on a la joie de tomber par hasard sur une pièce inconnue… Le
rouge est lie de vin, j’allais écrire lie de vie, un lapsus pas si mal venu.
Par contre constatant que le théâtre avait imprimé dans la même couleur et
selon le même dessin une autre affiche pour un autre auteur dramatique, j’ai
été déçue et mortifiée de m’être emballée pour rien.
237. A
238. Le vêtement rouge que je mets pour
recevoir l’envoyé du syndic de gestion de l’immeuble. Nous sommes parvenus à
cette procédure pour régler le contentieux qui nous agite depuis plusieurs
saisons. Je ne refuse pas de payer la dette dont on m’assure qu’elle est nôtre
mais je voudrais tout de même qu’on m’explique qu’elle en est la genèse !
Jusque là aucune des explications données n’a
été satisfaisante et la comptabilité qu’on nous fournit est incompréhensible,
de l’avis de l’ensemble des Copropriétaires y compris du Conseil Syndical.
239. Dans l’autobus qui traverse la place de
240. Les queues des casseroles de Maman. Vider
l’appartement des parents a été un véritable calvaire faute de pouvoir
débarrasser dans la dignité un local dont nous devions nous dessaisir pour
apurer la situation. Il fallut aussi vider la cuisine en formica, y compris les
placards à batterie de cuisine.
J’ai pour raison pratique pris les casseroles
qui étaient manifestement de meilleure qualité que les miennes dont je
raffolais de moins en moins. La série était complète, chose inespérée dans la
conjoncture et ce qui emporta mon adhésion la série de couvercles, assortie. Cela
me parut le comble du chic à la limite de l’art.
A ce moment là de ma vie ne comptaient plus
guère les multiples tentatives de ma génitrice pour faire - comme je l’ai écrit
dans La jeune morte en robe de dentelle - tube digestif commun ou plus exactement tout cela était enfin réglé
et transcendé sinon surmonté ! Ce qui n’était déjà pas si mal…
241. Le rouge de l’Officiel de Spectacles que je réussis à nouveau à acheter après
des années d’abstention, renouant ainsi avec une vie à mes yeux, normale. Je
suis stupéfaite de découvrir la tragique signification de la disparition de ce
genre d’opuscule hors de mon quotidien. J’ai enfin là la mesure objective de
l’anéantissement culturel dans lequel se sont déroulées les dernières années de
mon exercice professionnel.
Sans doute depuis qu’en 1999 une certaine Djemila
Abbas m’avait traitée de Grosse Vache
et de Petite Conne comme je tentais
de l’empêcher de bavarder et que plus grave encore l’Institution ne m’avait pas
défendue. Reste ensuite à constater qu’il ne suffit pas d’acheter l’Officiel des Spectacles pour courir au Théâtre ou aux Expositions mais enfin
cela en est quand même la voie ou mieux encore la prophétie.
Je ne perds pas de vue l’existence d’Internet
mais il s’agit alors d’autre chose… Il est difficile d’à la fois bénéficier des
acquis qui selon ma formule soulage le
baudet et de défricher à la machette un monde nouveau de plus en plus
impénétrable….
242. Le rouge du ruban de la machine à écrire
mécanique sur laquelle dans l’allégresse, je tape à tour de bras mon nouveau
livre On attend Robert. Non seulement je ne l’avais pas vu venir mais il
coule au rythme de trois pages par jour ce que je n’avais jusque là, jamais
connu. Même à la haute époque !
243. Un beau buvard rouge tout neuf que je
redécouvre par hasard dans un de mes nombreux cahiers. Les buvards ont toujours
été pour moi une source de difficultés et de joies. Celles qu’ils procurent
dans le maniement de l’encre toujours délicat ainsi que les plaisirs esthétiques
et sensuels de leur usage.
Mais hélas la difficulté aujourd’hui est de se
les procurer car l’encre est passée de mode et ceux qui en usent encore utilisent
des cartouches qui régulent d’elles-mêmes le débit et rendent impossible les
pâtés ou les tâches, terreur des écoliers de mon enfance. Du moins en principe
car il arrive qu’il y ait des fuites…
244. Le rouge des deux tasses que m’offrent
une amie de l’autre rive et dont je prends grand soin. Deux petites tasses
fabriquées en Chine mais qui évoquent néanmoins
245. Les jardinières de géranium aux fenêtres
des combles de l’Hôtel Beaujon transformé en Centre de Loisirs de
246. La photographie de la rose feue à la
villégiature. Superbe image que je retrouve au milieu du lot de toutes celles
qui concernent ce village bien aimé et qu’il me faut - à peine de malaise - de
temps à autre, consulter.
Elle est rouge si on veut mais d’un rouge si
étrange qu’il donne le frisson. On entrevoit que cette couleur n’est pas
uniquement la joie bienheureuse de l’amour comblé mais aussi bien celle de
l’annonce du massacre.
247. Le clown de Mac Donald’s qui fait jouer
les enfants. Si ces lieux de restauration rapide ont leur intérêt pratique
toujours doublé d’un accueil sympathique excluant toute discrimination, on
s’étonne tout de même des complications que cette firme est capable d’inventer
et dont on ne voit pas la nécessité.
Eux sont sans doute persuadés d’ajouter de la
plus value et cela doit être vrai en termes de rentabilité financière….
248. Le rouge du bouton indiquant l’eau chaude
à une fontaine en plastique installée dans les salons de l’Hôtel de Ville de
Paris où je suis allée – sur invitation - écouter une conférence, stupéfaite
d’y découvrir des locaux d’une beauté à couper le souffle et qui en la ramenant
à des préoccupations matérialistes, font comprendre autrement la compétition
pour le pouvoir !…
249. Le rouge tonitruant des lèvres d’une
voisine avec qui je prends l’ascenseur. Ces cosmétiques arrogants ne m’ont
jamais plus et même certaines fois, inquiétée. On pourrait presque dire - si la
formule avait du sens - qu’ils sont trop rouges pour être honnêtes…
250. Le rouge orange du sac plastique dans
lequel je range les cadeaux pour la parentèle. C’est une nécessité pratique car
je les prépare longtemps à l’avance au fil des opportunités d’achat et des
possibilités énergétiques parfois totalement défaillantes. Mes préparatifs
s’étalent donc sur un assez long moment et ma constante politique
d’encombrement minimum pour enrayer efficacement le désordre et la déshérence,
m’oblige le temps nécessaire à utiliser ce genre de contenant intermédiaire.
251. Les rayures rouges de la cravate de
Lionel Jospin à l’émission de Christine Ockrent alors qu’il finasse pour noyer
le poisson. Il y parvient ! La preuve en est, c’est de sa cravate dont je
me souviens. Quant au poisson, je suis en train de le perdre de vue. On a le
vertige lorsqu’on repense aux enthousiasmes de la période précédente. Ce
n’était peut-être pas seulement en raison de la jeunesse.
Le rouge des cyclamens chez le fleuriste dont
la boutique touche la nouvelle agence immobilière dans laquelle nous mettons en
vente ma sœur et moi, le 11 Septembre 2006 l’appartement de nos parents dont
nous sommes les propriétaires indivis depuis neuf mois. Nous avons déjà fait
une tentative dans deux autres établissements mais elles n’ont pas porté leurs
fruits. La partie est plus dure que prévue.
253. Le rouge de l’étiquette du camembert dont
je dîne. Ce n’est peut-être pas très diététique comme repas mais outre qu’on
fait ce qu’on peut, cette formule a comme avantage de réduire à néant le
récurrent fardeau des courses, de la cuisine et de la vaisselle. Le problème est
pris à la racine et réglé à moindre frais !
254. Les poissons rouges dans l’aquarium du Commissariat
du quartier dans lequel je dépose plainte pour le vol de
255. Le rouge des fraises et des framboises
suaves. Elles ont toujours été pour moi le symbole du bonheur et de la
sensualité et cela dès l’enfance. De son côté Ingmar Bergman l’a confirmé dans
l’un de ses films cultes.
256. Le rouge salvateur du nouveau catalogue
envoyé par l’agence de voyage Arts et Vie. Cette réception est toujours une
grande joie car même si cela ne se concrétise pas, on peut toujours rêver. Bien
souvent le simple fait de feuilleter cet ouvrage m’a sauvé la mise. C’est un
remède qui ne demande aucune mobilisation d’énergie. Les magazines en vente
dans les maisons de la presse produisent d’ailleurs à peu près le même effet
mais là c’est gratuit et plus beau !...
257. Le rouge des panneaux d’interdiction qui
au bord de la route balisent un peu le brouillard et créent des espaces dans
lequel l’angoisse peut décroître. Heureusement car je supporte de plus en plus
mal ces avatars qui alourdissent la charge du quotidien et d’autant plus qu’il
m’apparaît que les précautions n’ont pas été prises pour éviter ce genre
d’incidents qui finissent lorsqu’ils sont en nombre par pourrir l’existence et
donner envie d’en vivre radicalement une autre, quitte à tout restructurer.
Le rouge du drapeau français de la péniche sur
laquelle nous sommes ce dimanche 17 Septembre invités sur le plan d’eau où elle
stationne. Journée de grâce et de bonheur. J’ai toujours aimé ce genre
d’étendue aquatique et paradoxalement les plus calmes les étangs, les lacs, les
gravières. Là c’est d’une boucle de la Seine qu’il s’agit. Cela n’y parait pas.
259. Le rouge de mes grosses chaussures rouges
que je parviens enfin à remettre après quelques années de déshérence durant
lesquelles j’avais les extrémités gonflées et ne parvenais plus à marcher.
Selon l’un de mes ostéopathes j’avais l’astragale effondrée mais selon l’autre
c’était plutôt le cuboïde.
Personnellement je n’avais pas moi-même d’avis
sur la question. Cela en ce qui concerne les pieds car pour les jambes, la cause
a fini par en être connue grâce à l’information donnée par le médecin traitant,
la raison de ma quasi invalidité en était et au présent encore, la polynévrite
elle-même consécutive au traitement de la chimiothérapie. Celle qu’on m’a
infligée dans ma jeunesse sans me prévenir des effets ni non plus me demander
mon avis.
Sans doute ceux qui en ont pris la décision,
eux-mêmes l’ignoraient ils ! L’un d’ailleurs a fini par me dire On ne sait rien des séquelles, autrefois les
gens mourraient. Dois-je me réjouir d’être l’une des pionnières de cette
nouvelle conquête ? C’est pourtant le cas mais je ne parviens pas à
l’expliquer à ceux qui me donnent des leçons de maintien…
260. Le rouge du tablier rouge de celle qu’au
cours de Céramique on appelle Fleur sans que je sois bien sûre qu’il s’agisse là
de son authentique prénom. Peut-être est-ce plutôt une coquetterie
locale ! Ce tablier rouge est à l’image de toute sa personne et de sa
production bien ancrée dans la vie et n’hésitant pas à occuper l’espace pour
assurer son propre développement.
Sans doute a-t-elle été comme beaucoup
d’autres la bien aimée de sa mère, ce qui n’est pas mon cas avec toutes les
néfastes conséquences qui m’apparaissent de plus en plus clairement au fil des
années et peuvent même désormais même être objectivées au vu de mon état de
santé catastrophique. C’est comme si la vie… ou pire encore n’avait jamais pu
s’acclimater.
261. Le fond de l’air rouge dans l’original du
tableau Le retour de
Je l’ai comme pour la plupart de mes
acquisitions à nouveau fait encadrer, ce réaménagement artistique toujours
réussi là où je l’ai pratiqué a considérablement amélioré la situation.
C’est dans l’encyclopédie artistique offerte
par ma fille que j’ai découvert l’original du tableau dont cette estampe n’était
que la reproduction et dont l’article qui l’accompagne explique l’énorme succès
de cette peinture à l’époque de sa création en 1827. Le tableau à l’huile fut
même acquis par le Roi. Je suis heureuse de constater que mon enthousiasme pour
cette scène a dans le passé été partagé par bien d’autres. Il n’en est plus de
même aujourd’hui.
262. Le piéton rouge des passages protégés que
je respecte désormais rigoureusement. Ce petit signal s’allume à intervalles réguliers
en changeant de couleur pour autoriser alternativement le lieu aux uns ou aux
autres.
Il me paraissait dérisoire lorsque j’étais
jeune. Comme d’ailleurs les ascenseurs et les escaliers mécaniques. Avec l’âge
j’en comprends non seulement l’utilité mais en apprécie la présence. J’en suis
même religieusement, les injonctions.
La traversée des boulevards et avenues - voire
même des rues - est devenue une opération à risques, d’autant plus que le code
de la route est de son côté dans ce monde d’anomie, un souvenir dont on ne
comprend même plus ni le besoin ni la logique.
J’ai déjà dit tout cela je le sais mais la
difficulté hélas en est elle-même récurrente.
263. Le nouveau logos très rouge du journal de
France 2, le planisphère tout entier dans cette couleur de révolution. C’est
qu’on a beau en permanence arroser les gens de propagande, verrouiller les
informations, mentir effrontément, intimider et même au besoin faire tuer, la
réalité finit tout de même par émerger. Les exactions et dysfonctionnements
sont si nombreux que cela finit par apparaître de toute façon sous la forme
d’actes violents qui obligent à comprendre que les discours habituels ne sont
plus crédibles, même pour les plus naïfs. Les institutions elles-mêmes ne sont
plus non plus opérationnelles.
264. Le rouge de la bordure des ouvrages que
j’offre à une petite fille bien-aimée. Je ne suis pas avare de ce genre de
cadeau.
Au commencement je les achetais dans les
librairies patentées, soit celle héritée du passé comme le Joseph Gibert de mon
enfance dans laquelle mon père après avoir fait la synthèse de toutes nos
commandes allait dans la majesté de sa puissance paternelle acheter d’un seul
coup toutes les fournitures nécessaires à ses trois enfants ou bien dans des
librairies dont la fréquentation avait à voir avec ma vie littéraire. Par la
suite je les ai achetés au Marché de
La qualité de leurs livres nettement
supérieure à celle du circuit traditionnel m’a amenée à réorienter mes achats
notamment en direction des Editions du Poisson Soluble éditant pour les enfants
des ouvrages remarquables !
Je suis même allée jusqu’à en acheter pour
moi-même ou pour des amis adultes. Parallèlement, faute de place et face à une
nécessité de réduire le volume de la bibliothèque comme du reste, j’ai
entrepris d’en transférer une bonne partie à ma progéniture et d’autant plus qu’elle
appréciait la manœuvre semblant elle-même engagée dans une lecture au long
cours.
Je leur ai ainsi transmis des paquets d’excellents
livres auxquels je tenais sans malheureusement être en situation de les
conserver, à peine d’un désastre encore plus grand. Cela bien sûr n’excluant
pas les larges dons faits à des amis ou plus gratifiants encore peut-être, en
souvenir de ma jeunesse qui n’avait que cela, ceux pour doter des
bibliothèques. Y compris dans les confins de l’Europe…
265. Le rouge du voyant de la chaudière. En
panne elle produit pourtant encore de l’eau chaude. Dans les villégiatures il
est agréable d’être chez soi au sens où on n’est pas en conflit avec d’autres
pour l’occupation de l’espace ni non plus obligé de respecter des règles
sociales qui accroissent le fardeau et font perdre de l’énergie pour des causes
qui n’en valent pas la peine. Cela est déjà en soi appréciable !
Mais la contrepartie en est une nécessité
d’entretien qu’on n’est pas non plus forcément capable d’assumer faute de moyens
psychologiques et sociaux. On n’a pas non plus vocation à être à la fois le
maître d’œuvre d’un perpétuel chantier et le larbin chargé des gros et petits
nettoyages.
Quant à cette chaudière, elle est un souci
permanent et fait mesurer à quel point la copropriété de l’immeuble avec son
syndic de gestion aussi imparfait soit-il, est quand même une solution
lorsqu’on n’a pas la bosse du maintien en l’état.
25 Septembre, le rouge des framboises
surgelées que vient de nous livrer Picard. Cette firme qui ne m’a jamais créé
aucun souci est une véritable providence. Combien de fois m’a-t-elle sauvé la
mise face à mes difficultés d’acheter de la nourriture.
Quant aux framboises met des dieux et des rois,
elles sont mon plat totem. D’en avoir tant cueillies avec Maman sur les
sentiers de montagnes dans la vallée de Chamonix de mon enfance.
Sans compter la chanson de Bobie Lapointe Elle s’appelait Françoise mais on l’appelait
Framboise qui me fit surnommer ainsi ma sœur sans même savoir d’où cela
venait. Il parait que ses propres petits enfants à elle ont poursuivi
l’appellation. En connaissent ils l’origine ?
267. Le rouge de la housse dans lequel je
range mon tablier à céramique. C’est un morceau de tissage folklorique assez
ordinaire au sens de qualité médiocre dont Maman avait entrepris de faire un
sac en le cousant en deux. Mais l’ouvrage n’a pas été achevé. Elle avait sans
doute en projet d’y mettre une fermeture éclair comme la forme l’appelait mais
l’affaire ne s’est pas faite.
Et selon ma règle prévoyant de donner à chaque
objet le meilleur destin possible, c’est cet emploi là que j’ai trouvé pour
cette chose là. Il a fallu me gratter pour le lui trouver. Et pourtant, c’est
tout de même mieux que de le laisser dans l’armoire.
A la relecture de ce texte – dix ans après les
faits - je découvre avec consternation que j’ai déjà plusieurs fois évoqué la
chose. Mais rigidifié, ce livre fait je ne peux plus rien y changer. Suis-je
déjà à l’âge du radotage ? Je me souviens de cet ami qui à mon sujet disait
publiquement et subtilement concernant les critiques que d’autres
faisaient de mon style oratoire: Ce ne
sont pas des redites mais des répétitions ! Et c’était vrai.
268. Le rouge de la corbeille des œufs que je
vais devoir jeter. C’est une telle camelote qu’elle ne résiste même pas
vraiment au premier usage et il n’est guère envisageable que je puisse la
réutiliser. Pourtant dans les linéaires du supermarché, elle avait un petit air
pimpant qui attirait le chaland. Mais ce n’était qu’une astuce de marketing !
Une fois qu’elle avait joué son rôle, on avait l’impression d’avoir été prise
pour une idiote. Dans cet état d’esprit, jeter l’objet constituait d’une
certaine façon un retour à la dignité. Ordure pour ordure, la chose était à sa
place. Encore qu’on puisse affirmer exactement le contraire car jeter ce qu’on
vient de payer peut rarement être considéré comme l’apogée de la libération. Le
système économique et social ne nous laisse pas beaucoup de marge d’action.
269. Au vu du cramoisi des doubles rideaux au
coin de la rue Lepic et des Boulevards la découverte que ce que je quête dans
cette enquête sur le rouge, c’est la différence entre cette couleur là et
l’écarlate. Cette compréhension me traverse tout à coup le cerveau comme une
fulgurance et structure alors d’abord tout cet ouvrage puis au-delà peut être,
mon œuvre tout entier. L’écarlate c’est la lumière du soleil mais le cramoisi
en est la brûlure. Tout mon art consiste à naviguer entre les deux, faute sans doute
de pouvoir me tenir à distance de l’un et de l’autre.
270. Le rouge de mes chaussures de chez
l’Arche que je mets pour aller chez l’encadreuse en hésitant entre elles et les
orangées. Je suis restée longtemps sans pouvoir les mettre à cause de mes pieds
gonflés et difformes alors qu’elles étaient dans la période précédente assez
confortables. Quant à celles orangées venues de la même firme, ma religion
n’est pas faite !
271. Le rouge des pommes du verger, une
avalanche difficile à conserver. J’ai tout essayé : les compotes, les
tranches de pommes séchées, la conservation pure et simple en extérieur et en
intérieur et dans les différents lieux, aucun système n’a produit de résultat
positif.
Elles pourrissent de toute façon rapidement et
on comprend pourquoi les marchands les traitent aux produits chimiques ou nucléaires.
Demain qui sait à quoi ? Et comment en dépit des problèmes d’hygiène et de
sécurité médicale, la logique marchande fait qu’on ne peut pas s’en
offusquer !
En réalité, il s’agit d’un simple problème
pratique. Non seulement il faut pour éviter la contagion les visiter tous les
jours mais il est en dépit de cela particulièrement démoralisant de devoir
jeter rapidement des fruits qu’on a pris la peine de ranger, induisant déjà
dans l’univers domestique et familier un surcroît de difficultés dont accablée,
on se serait bien passé.
Le fait qu’il s’agisse de nourriture et de l’icône
d’un foyer heureux - fantasme récurrent sinon quotidien - rend cette opération
particulièrement pénible, retournant en pensum ce qui dans une publicité et
même dans la littérature apparaîtrait comme du bonheur. Pourtant leur goût est
inégalable, de l’avis de tous et du mien.
272. Le rouge du slip de bain du maître nageur
exactement assorti à celui de son collègue. Ce n’est certainement pas un hasard
mais de là à penser que c’est l’uniforme exigé, on hésite. Le rouge du danger
de noyade auquel ils sont sensés devoir faire face et celui de la générosité
qui permet de rendre efficace ce projet. De toute façon il n’est pas
souhaitable de trop s’interroger sur la problématique du slip de bain chez les
maîtres nageurs car leurs attributs y sont si devinables qu’on est gêné de voir
qu’ils captent déjà l’attention…
273. La débauche des tâches rouges, place et avenue
des Ternes. Non seulement les stores et les enseignes de magasins mais aussi les
feux de signalisation, les voitures, le matériel de chantier, les fleurs des
marchands, les vêtements et le rouge à lèvres des belles. Une cacophonie
rougeoyante qui interdit de savoir où donner de la tête tant l’attention est
attirée de tous les côtés à la fois.
On comprend alors comment les impressionnistes
ont fini par régler la question et on se dit que c’était en effet le meilleur
choix. Ainsi petit à petit est-ce pour raison pratique que la transformation du
paysage en univers artistique s’est imposée comme la manière la plus facile et
peut être la seule de ne pas devenir fou. La part de l’industrialisation et de
l’électricité dans la genèse de ce mouvement artistique mériterait d’être
étudiée. D’ailleurs peut-être et ailleurs, l’a-t-elle déjà été. Sûrement même,
du moins faut-il l’espérer…
274. De nouveau au cours de Céramique, le
tablier de Fleur dont je me demande cette fois s’il est cramoisi ou écarlate.
Cela n’a l’air de rien - une nuance sans importance- ce que Voltaire dénonçait
chez Marivaux en disant qu’Il pesait des
œufs de mouche dans des toiles d’araignée et pourtant cet auteur là
annonçait bien
275. Le rouge presque fluo du chauffeur de bus
du 84, un rouge à lancer l’alarme. Une pièce de vêtement dont le carnet sur
lequel j’ai inscrit cette notation pour marquer le passage du jour n’a pas
gardé le détail et dont je ne retrouve pas la nature. L’expérience pousserait à
penser dans ce cas qu’il s’agissait d’un blouson. Et encore ce n’est même pas
sûr car je crois me souvenir que les agents de
276. Le cuir du dos rouge d’un récit de voyage
que je cire. L’un de ces livres achetés sur un coup de tête, un coup de cœur à
un moment de ma vie où cet achat correspondait à l’esprit du moment, à la
nécessité de faire coïncider le fond et la forme, de tout réorganiser à partir
de cet élément là et qui demeurent ensuite comme les buttes témoins de mon
itinéraire. C’est vers ma bibliothèque que je retourne étonnée d’y trouver ce
dont j’ai besoin, des informations, du sens, de l’amour et l’enchantement du
monde dont ma joie est d’avoir réussi à n’être pas séparée en dépit des
pressions subies de tous les côtés.
Je m’émerveille en me souvenant d’à quel point
les récits des voyageurs ont été importants pour moi jusqu’à constituer l’un
des cœurs de la littérature et m’étonne encore bien davantage de découvrir qu’ils
ont aujourd’hui cessé de me préoccuper.
Est-ce parce ce qu’il fallait découvrir - la
face cachée - l’a finalement été ou bien parce qu’il s’agit désormais de tout
autre chose ? Je n’ose pas croire que ce relatif désintérêt a à voir avec
le sentiment de l’approche de la vieillesse ou d’une certaine façon pire encore
- spirituellement parlant - l’indifférence concentrationnaire.
277. Dans un catalogue de mode publicitaire,
une série de photographies obscènes, une mariée nue portant un voile rouge. On
nous remet ces objets qui étaient auparavant des opuscules et deviennent petit
à petit des livres d’art, emballés sous cellophane avec les magazines que nous
venons de payer et leurs autres suppléments.
Autrefois certains étaient si beaux qu’ils
méritaient d’être gardés. Aujourd’hui ils le sont moins à cause de leur mode
d’impression et de la qualité du papier qui accuse le coup de la crise
économique. Sur le fond on a pu y suivre la dégradation de la condition
féminine, icône puis fantasme et aujourd’hui réceptacle des pires pulsions qui
trouvent là une figuration publique et esthétique, prémisses de leur
légitimation.
278. Le rouge de la serpillière que je
rapporte à la campagne après l’avoir lavée à Paris. Habituellement elles sont
d’un gris uniforme adéquat à leur triste mais nécessaire fonction. En dépit de
mes tentatives je n’ai pas trouvé le moyen de rester propre en me passant de
leurs services. Il m’a fallu me résigner et cet état d’esprit dans ce domaine
s’est avéré le moindre mal. Aussi le fait d’en avoir une de cette couleur,
tranchant là franchement avec leur fonction commune est il - aussi modeste soit
le résultat - quelque chose qu’on pourrait presque prendre pour de la
contestation. D’ailleurs c’en est une !
279. Le rouge du fauteuil d’un journaliste de
280. Le pourpre un peu inquiétant des
serviettes en papier dans un restaurant voisin où j’ai mes habitudes. Le fait
est que la couleur n’en est déjà pas banale par elle-même et particulièrement
pas dans cette utilisation. Pourtant à la réflexion, si on pense aux taches de
vin et de viande qu’elles ont vocation à essuyer, on découvre au contraire que
c’est la couleur la plus adéquate. Au point même de se demander pourquoi elle
n’a pas été adoptée par tous les restaurateurs qui de fait ont privilégié dans
le meilleur des cas, le côté pimpant et guilleret des jaunes et des orangés.
10 Octobre 2006 : Le rouge sous-jacent,
entre mes collatéraux et moi. Ce rouge sous-jacent dit à lui seul la vérité sur
cette succession qui se passe aussi mal qu’on peut l’imaginer. C’est
l’intervention en tiers des institutions de la société qui empêche
l’effondrement. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, on peut et on
doit supporter leurs dysfonctionnements. Elles nous sauvent la mise. La mise de
la vie même ?
282. Chez les voisins, la violence
réconfortante de leur tableau rouge, de l’autre côté de la rue. Depuis trente-cinq
que j’habite ici, je ne me lasse pas de contempler cet immeuble, un vrai décor
de théâtre d’autant plus que ses occupants ne ferment plus les rideaux comme
c’est la mode désormais et ne plaignent pas l’électricité comme disait ma
voisine de villégiature au parler régional. On voit donc des intérieurs dont
certains font rêver.
Dans mon cas bien sûr c’en est la dimension
artistique et luxueuse plus liées qu’on fait semblant de le croire. Ce qui
m’attire dans ce tableau, c’est sa couleur presque uniforme et son absence de
dessin. Un paradoxe inspirant… Le degré zéro de la peinture, tout à la gloire
de la couleur, ce que n’a pas su faire ce texte et qui devra de ce fait,
peut-être être recommencé.
283. Le petit sac à dos rouge que j’avais envie
d’acheter Boulevard Magenta chez le commerçant chinois chez qui j’ai déjà
acquis pour rien le gros que j’emporte au cours de céramique et qui me donne
toute satisfaction. Je n’ai pas osé aller jusqu’au bout du projet car c’était
un accessoire destiné aux petites filles. Je me souviens du médecin qui me
soignait dans ma jeunesse et qui au pire moment de ma vie me donna le judicieux
conseil de ne pas trop m’écarter de la norme, ce qu’intuitivement je m’efforçai
par moi-même de faire depuis longtemps. Cette ligne de conduite est encore
valable aujourd’hui.
284. La tonalité rouge d’une brasserie où je
me fais moucher comme une petite fille pour mes comportements brutaux et
violents. Je ne les nie pas, c’est de famille et j’ai découvert en grandissant
que chez les bourgeois chez qui elles sont également endémiques, elles n’étaient
que masquées par des savoirs faire qu’ils prennent pour de la politesse et qui
en sont bien au sens premier du mot. Quant à la violence, elle est générale,
c’est l’état de nature ! On me reproche la mienne lorsque je sors du
conditionnement féminin et met en péril l’idéologie dominante avec toutes les
prébendes que cela permet d’obtenir.
285. Le flot rouge des feux arrière d’un
torrent de voitures retournant vers Paris. J’ai déjà noté cette source
abondante de rouge mais sa répétition est due à la vision récurrente chaque
dimanche soir dès lors qu’on a tardé à rentrer. Le refus de prendre en compte
cet inconvénient pour organiser un emploi du temps moins fauteur de troubles
physiologiques, me parait au mieux une imbécillité mais certaines fois dans mes
cauchemars, une volonté du pire que bien que l’ayant constatée chez certains,
je n’ai jamais compris.
286. La découverte des Editions Chèvrefeuille
et du rouge de leurs couvertures. Le Salon de
Cela ne va pas de soi dans ce genre de lieux
là mais je ne sais pas faire autrement. La récompense en est de véritable
découverte comme celle de ces éditrices là. Un bonheur accompagné d’espérance
voire d’espoir même si je sais bien que dans la réalité, les essais ne sont pas
toujours transformés. Ils le sont tout de même suffisamment pour justifier
cette ascèse, la face noire de l’écriture. S’en dispenser serait suicidaire.
S’y soumettre n’avance pourtant pas à grand-chose. Quel paradoxe !...
C’est que deux périls menacent
l’écrivain : l’ouverture et la fermeture.
287. Les briques rouges des photos des
constructions de Liverpool que je récupère avant de me débarrasser d’un album à
la belle mais encombrante couverture laquée. Il s’agissait d’un de ces produits
qu’on trouve abondamment dans les bazars pour un prix modique et qui sont en
quelque sorte l’un des symboles du triomphe de l’industrialisation. Il m’avait
été offert par un collègue qui me faisait la cour et je m’étais fait un devoir
comme pour tous les objets, de lui trouver une affectation. D’autres auraient
saisi
Ne faisant pas partie ni sur le fond ni sur la
forme de ma série d’albums habituels, je l’avais voué à une utilisation
marginale : Présenter les photographies du voyage que nous avions fait en
Angleterre en 1987 enquêtant dans mon idée sur l’état d’un pays qui avait pu
produire les supporters du club de foot de la cité qui avait déclenché la
tragédie du stade du Heysel. Nous nous attendions à trouver une ville en
ruines. Il n’en fut rien tout au contraire. Cette magnifique architecture rouge
avait déjà été réhabilitée en de multiples œuvres d’art.
L’Angleterre avait une époque d’avance car les
ruines de la désindustrialisation, c’est dans le nord de
288. Le rouge sombre de l’émail que Fleur
passe sur le gros cœur qu’elle prépare comme cadeau d’anniversaire pour ses parents.
Elle est coutumière de ces énormes pièces qui encombrent les modestes
rayonnages de notre atelier. Notre professeure essaie sans succès de la
dissuader de continuer dans cette voie et pour ce que j’en comprends, ses
parents également. Tout s’explique lorsqu’elle parle de son ascendante
péruvienne. Je me souviens des constructions cyclopéennes des Incas.
289. Le rouge du petit porte monnaie dans
lequel je range mes tickets d’autobus, c’est celui dans lequel je mettais mes
roubles lors de la croisière de Moscou à Saint-Pétersbourg, le plus beau voyage
de ma vie. Je ne fais pas l’effort de m’en souvenir lorsque je circule en
autobus, je m’en souviens spontanément, il illumine mon quotidien. Aux grands
maux les petits remèdes, j’ai toujours procédé ainsi et l’Art a fini par
envahir toute ma vie.
290. Incarnat et funeste le rouge à lèvres
d’une voyageuse du 84 qui a une tête de poupée en celluloïd. Elle me fait
horreur et me fascine comme tout ce qui rentre dans cette catégorie de
l’artificiel lorsqu’il se confond parfaitement avec le vivant. Le permanent
déni de ma mère durant toute ma vie a bien sûr été dans mon enfance, la matrice
de ce tropisme.
291. Une boîte rouge ramassée dans une
poubelle voisine. Ovale et métallique, son couvercle est comme souvent illustré
d’un paysage. J’ai toujours aimé les boîtes, représentation matricielle et je
peux même dire qu’elles ont constamment joué un rôle important dans ma vie
quotidienne. Ces derniers temps plus que jamais tant il m’apparaît que le départ
approche par nécessité plus que par goût, comme les Cheyennes chassés de leur
terre errèrent sur la piste des larmes.
Les boîtes sont essentielles au nomadisme.
C’est à
292. L’écarlate d’une vigne vierge recouvrant
une façade à Talmondiers en Normandie. Nous traversons ce village chaque
week-end et le miracle est qu’âgée je ne me sois pas lassée des beautés du
monde, tout au contraire. Bien que mon univers se réduise avec l’amoindrissement
mais non l’affaiblissement de mes forces, je ne suis blasée en rien. Je peux
contempler sans cesse les mêmes trésors. De toute façon en osmose parfaite avec
les habitations, ce végétal me fascinait déjà lorsque j’étais enfant.
293. L’obsession rouge de trouver une
utilisation adéquate pour la boîte rouge ramassée dans la poubelle d’un voisin.
L’affectation des boîtes jusqu’à voir en émerger la rationalité parfaite est
l’une de mes activités majeures. Elle ne cesse de se modifier en raison des nouvelles
entrées et/ou priorités. C’est l’un des aspects de mon alchimie domestique. Je
quête la forme parfaite pratiquant en ce sens, une ascèse constante et nécessaire
dont Montesquieu aurait dit que dérivant
de la nature des choses,
elle est une loi. Je le confirmerai parce que c’est
vrai ! L’alchimie est le mouvement du perfectionnement. C’est
l’architecture interne de ma vie.
294. Le contentement de trouver enfin
l’utilisation adéquate pour cette anonyme boîte rescapée des ordures et qui contient
désormais des pions eux-mêmes rachetés au hasard des brocantes dans le projet
de réhabilitation de jeux de société complets. En bois, en os ou en ivoire.
295. Le cramoisi des aménagements de
l’intérieur du cirque de Bouglione. L’une de mes premières émotions artistiques.
Avec le recul je comprends bien que la petite fille étrange de cette époque
était déjà l’artiste libre que je suis devenue et avec le recul, j’en retrouve
toutes les continuités. Ce texte même en est la preuve. Le rouge du cirque, du
théâtre et autrefois des cinémas est bien la porte d’entrée de l’une des formes
du sacré. En tous cas la plus facilement accessible dans l’univers dont je
viens et qui avait effectivement rompu avec lui mais non avec le sens.
296. Le fond d’une gravure du peintre Aymery.
Elle me plaît beaucoup mais je renonce à l’acquérir à cause du prix. Là où je
fais encadrer mes trouvailles, on y vend aussi des lithographies présentées
dans des expositions temporaires. Ce n’est pas seulement par amitié que j’en
achète, c’est aussi par devoir parce qu’il faut bien que les artistes vivent,
surtout lorsqu’il s’agit de créateurs remarquables.
Elles sont là nettement plus chères que dans
les brocantes mais en matière artistique les prix échappent à toute règle
logique et il faut bien s’en arranger. Toutefois il y a quand même une limite
et en matière d’Aymery, je dois donc me contenter d’une plus petite qui déjà me
procure une intense satisfaction sur le fond comme sur la forme. Sinon de toute
façon, je ne l’aurais pas achetée.
297. Sur les Grands Boulevards la moquette
rouge du cinéma Paramout où j’ai mes habitudes. J’espère qu’il est classé à
l’inventaire des Monuments Historiques - en tous cas il le mériterait - c’est
un chef d’œuvre ! Les vitres Arts Déco - si elles n’ont pas été réalisées
par Lalique - c’est tout comme. Je ne me lasse pas de les contempler. Elles
entrent dans la catégorie de ce que j’appelle à tomber par terre, symptôme du foudroiement émotionnel reconnu et
analysé par
298. La convoitise d’une chose abandonnée sur
une table et dont je me demande si je pourrais me l’accaparer. Je n’ai pas
retrouvé la trace de la nature de l’objet considéré. Il n’en reste que la rougité, la rougeur, la rougitude car en effet c’est bien de
cela qu’il s’agit. Et le rouge de la honte d’avoir été traversée d’une telle
pensée. Heureusement sans suite pratique, le cerveau reptilien ayant rarement
dans ma vie le dernier mot. Contrairement au texte.
Un jour perdu.
Le rouge de l’œuvre qui couve et dont on ne
sait pas encore quelle forme elle va prendre.
301. Déjà évoqué, le rouge du logo du Journal Télévisé
qui ment comme il respire. Ce n’est pas le Journal Télévisé qui me hante mais
le rouge qui échappe aux maquettistes, infographes, concepteurs de tout poil -
envers et contre tout - comme leur ancre de miséricorde, plus fort encore que
leur mensonge. A cause de cela il leur sera un peu pardonné - un peu et non
beaucoup - car ils ont vraiment beaucoup fauté.
302. Le rejet du rouge violent d’un balai que
je refuse d’acheter à cause de cela. Les travaux ménagers sont devenus un vrai
pensum depuis qu’ils n’ont plus été partagés dans la joie comme ils l’étaient
dans la jeunesse et la découverte d’une vraie mixité en tant que progrès social
éclatant. Ils sont devenus le lieu d’une guerre sournoise, immonde et néanmoins
vitale. Mon entreprise de les réduire à néant - et j’y parviens presque grâce à
mon art de vivre et mon culot - interdit toute fantaisie dans ce domaine.
Pourtant dans mon enfance lorsque suivant
Si Simone de Beauvoir termine ses mémoires en
disant qu’à l’aune des noisetiers de son enfance elle a été
flouée, je m’enorgueillis de ne
pas partager ce constat amer. J’ai lutté comme une folle et bien que j’y aie
laissé la santé, j’ai abouti !
Premier Novembre 2006 : Le rouge d’une
œuvre graphique que je vais réaliser à la mémoire d’un homme assassiné dans un
train, seul moyen de n’être pas terrassée par l’émotion de ce qui est devenu
banal et ne suscite presque plus de commentaires. La création me permet
d’expulser hors de moi les affects qui autrement me dissoudraient dans la
confusion. Je peux alors littéralement me les représenter - c'est-à-dire m’en
distancer - les rendre objets d’un
moi-même qui du coup redevient ipso facto sujet.
304. Nouvelle notation du rouge très rouge du
tableau du voisin. Nouvelle récurrence, même si elle fait pléonasme. Ce n’est
pas encore une obsession mais cela pourrait le devenir. Le fait est qu’il est déjà
en lui-même impressionnant mais surtout à cette vue, on se demande qui sont ces
gens qui cohabitent avec cette chose...
Il est peu probable - étant donné l’état de
mœurs - qu’ils se contentent de la subir sans oser s’en débarrasser. Sans doute
ont-ils choisi de vivre avec, peut-être même en ont-ils fait l’acquisition. La
dernière hypothèse serait qu’il s’agit de l’artiste lui ou elle-même mais elle
est peu probable car le reste des installations, meubles et agencement de
l’appartement ne sont pas à la hauteur de cette création là.
305. Mise en ordre de ma collection de roches
commencée en classe de Quatrième au Lycée Hélène Boucher sur ordre du
professeur de Sciences Naturelles. Je l’ai continuée longtemps et même encore lorsque
j’étais déjà mère allant au retour de
Le challenge est cette fois d’intégrer à mes
propres échantillons ceux de ma mère retrouvés dans son appartement. D’abord
parce que c’est elle qui m’a donné le goût de
Absorbant cette collection que je dois
maintenant faire mienne, il me faut - pour raison pratique - éliminer les
nombreux doublons. Je crois me souvenir qu’il arrivait dans mon enfance que
nous ramassions de concert et de conserve puisque les deux expressions
conviennent, des échantillons dans les mêmes lieux.
Ce qui surnage à l’écriture de ce texte plus
encore que les couvertures en carton souple de mes fascicules de géologie,
c’est le rouge de la lave du Vésuve et de la terre du Roussillon. La réalité
dame définitivement le pion à la théorie et pourtant sans elle l’homme humain
ne se serait jamais élancé vers la Planète Rouge. Celle que mon frère nous
faisait voir grâce à son télescope installé sur le balcon de la rue Clairaut.
306. Partout les rouges panonceaux tentant
tous plus violemment les uns que les autres, d’attirer l’attention. La ville
est un chaos informe où chaque objet, chaque chose, chaque lieu existe pour son
compte et pour se frayer un passage dans cet univers saturé a nécessairement
recours à l’excès. Cela n’est pas sans rapport avec le projet de ce texte déjà
tenté sans succès dans les Nonantes, comme la tentative de développer une image
ordonnée de cette foire d’empoigne qui a beaucoup d’égards, me révulse et me
pousse à rester sur le côté.
307. Le rouge d’un voile islamique cramoisi
très beau. Le velours provoque chez moi depuis que je suis née, une sorte de
transe qui en fait un tissu sacré. De plus lorsqu’il est rouge comme dans les
théâtres et les cinémas autrefois, il ouvre les portes du Nirvana. Dans la
fonction d’occultation du corps féminin il a déclenché un tiraillement de
mauvais aloi, une discordance métaphysique qui rend fou plus encore que folle, en
provoquant ce que les professionnels appellent une injonction contradictoire.
308. Le sang des femmes qu’on tue toute la
journée dans les films de
309. Rouge le cœur rouge que Fleur avait
préparé pour l’offrir à ses parents mais qui à la cuisson dans le four, s’est
fendu. A l’atelier on a d’abord le réflexe d’en être navré comme chaque fois
qu’une pièce casse, la sienne ou celle d’autrui - c’est un peu pareil dans ce
maelström - puis on se dit que ce n’est pas si grave car on est envahi par ses
pièces rustiques et monstrueuses dont elle-même nous dit que ses parents tentent
de la dissuader de continuer à en produire. Pourtant la violence de ce rouge
n’était pas sans intérêt, elle témoignait de cette couleur à l’état pur, celle
de l’affection, du sang et de la beauté chaleureuse et sacrée.
310. Invraisemblablement rouge, le manteau d’une
excentrique Boulevard Raspail. Il est finalement assez rare d’en croiser dans
un monde qui aujourd’hui admet tout, abolissant dans le même mouvement et
l’idée de la norme et de celle des marges. Pourtant celle-là parvient à
restructurer suffisamment les codes pour pouvoir par son seul génie s’en
séparer et proclamer urbi et orbi sa capacité créatrice personnelle.
Je suis d’autant plus enthousiasmée de ce
manteau rouge que j’en ai moi-même un que j’adore sans m’arrêter au fait que
mon alter ego a jugé que dedans, j’avais l’air d’une marchande de poissons. Au
point qu’un livre sur les stratégies d’émancipation des femmes dans le dernier
quart du XXe siècle pourrait globalement s’appeler Le manteau rouge.
311. Le rouge de la chemise en carton dans
laquelle je range le texte d’une nouvelle que je traîne depuis un bon moment.
Si péniblement que j’en arrive à penser qu’à l’avenir il me faudra renoncer à
en écrire. Non pas de gaîté de cœur mais parce que cette déshérence est
corrosive. C’est peut-être pour m’alerter sur la nocivité de cette lenteur,
voire de passivité que j’ai rangé ce travail dans cette chemise-là. J’en suis
d’autant plus étonnée que celles qui constituent le recueil dénommé La galerie des reptiles est fermée à l’heure
du déjeuner se sont écrites presque toutes seules.
312. Le rouge – invraisemblable - Rue de
Rocroy d’une plante inconnue. Ce sont les surprises de la ville ! Pas une
sortie, pas un jour où n’en surgit plus d’une. Là d’autant plus facilement que
les horticulteurs non seulement importent à tire larigot des plantes qui sans
être adaptées au climat flattent les caprices des acquéreurs toujours en quête
de nouveauté mais de surcroît en fabriquent de nouvelles, grâce – on hésite à
employer ce vocable - le génie génétique. L’expérience montre qu’en fait par la
suite, on est déçu. En ce qui me concerne j’ai fini par décider après avoir
constaté l’absence de rentabilité de ce secteur nécessitant beaucoup d’énergie
- assez souvent en pure perte - de peu à peu, le fermer.
La mauvaise qualité des plantes mises en
vente, la raréfaction de l’eau, la pollution atmosphérique, sans compter le
manque de forces a amené la raison à qui - au vu des difficultés - j’ai il y a
quelques années déjà décidé de transférer tous les pouvoirs, jugé qu’étant
donné l’ensemble des difficultés, il fallait en finir avec cette activité. La
qualité de la vie s’en est ressentie, je ne nie pas le fait mais il est
inadéquat de vivre au-dessus de ces moyens physiologiques et matériels. C’est
voire même contre performant.
313. Le rouge carmin de l’étui à lunettes de
Claude Aslan, Président d’Honneur de notre association Rencontres Européennes
riche ce jour de 108 membres payants, ce qui est loin d’être négligeable. Notre
activité principale consiste à nous lire nos poèmes dans les cafés qui veulent
bien nous accepter, ce qui est toujours à recommencer car au bout d’un certain
temps, au vu des fraudes à la consommation de certains de nos adhérents, les
patrons préfèrent se séparer de nous.
Claude Aslan grand seigneur est la bonté même.
J’ai été émue de le croiser un jour lorsqu’il faisait ses courses comme moi
chez C and A, cette grande surface d’habillement de la classe moyenne pas trop
élégante… Décidemment après réflexion, ce rouge étui à lunettes ne m’étonne
pas, comme Victor Hugo a écrit Cachez vos
rouges tabliers, tout étant dans l’inversion inattendue des termes.
314. Le rouge presque violacé de la soupe à la
framboise que je parviens à me faire chauffer pour me restaurer. On a du mal à
croire qu’il s’agit là d’un progrès important qui m’a déjà demandé beaucoup
d’effort. L’écrasement domestique m’a obligée à me retirer d’un piège
alimentaire dans lequel je n’étais plus qu’instrumentalisée pour tenter de
trouver d’autres chemins de nourriture. Par ailleurs mangeant moitié moins
depuis la mort de ma mère et allant souvent au restaurant faute de pouvoir
faire autrement, je peux me contenter de bricoler de ci de là ce genre de ce
qu’on appelait autrefois des en-cas.
315. Un vêtement rouge à une fenêtre de
l’autre côté de la cour. Dans le quartier où j’habite on n’a pas l’habitude de
voir du linge ainsi exposé sauf très épisodiquement dans les chambres de bonne
qui couronnent les immeubles. J’aime pourtant bien ces signes de vie qui alimentent
la rêverie poétique sur la vie des gens, spectacle dont je ne me lasse pas et
qui remplace aisément les programmes démobilisateurs de
Dans la période précédente - comme je pensais
encore réussir quelque chose dans l’art photographique, j’avais commencé une
série sur le linge qui pendait aux fenêtres et aussi chez moi du séchoir
savamment installé au plafond de la salle de bains. Cela n’a pas abouti car la
destruction de notre société, celle de mon statut et de mon être physiologique -
le tout dans le même mouvement - a en fin de compte été plus forte que ma
volonté de rendre compte de l’état du monde vu par un œil féminin comme j’en
avais formé le projet. Il a donc fallu renoncer.
Ce vêtement rouge à une fenêtre suscite en moi
une profonde émotion parce qu’il renvoie à tout cela et que sa violente couleur
est à la surface du souvenir comme la tache de sang de l’éventuel meurtre
commis et étouffé au nom de l’ordre public. Pas si sous-jacent que cela puisque
quoi que je fasse, la possibilité de cet assassinat remonte à la surface. Du
coup non seulement le deuil est impossible mais la gravité de cette incertitude
génère dans mon corps une invalidité croissante que tente d’enrayer le poids
des mots.
316. Dans le sous-sol de l’Hôtel Beaujon
autrefois caserne affectée à
Lorsqu’on a enfin atteint l’endroit où les
diverses terres sont déposées, il faut au travers de la matière plastique
épaisse et répugnante qui les entoure, reconnaître la terre que l’on recherche
car même si la couleur est indiquée dessus au crayon feutre noir, c’est parfois
si déroutant qu’on peut d’autant plus penser à une erreur qu’elle se produit
parfois. En effet ce n’est qu’après la cuisson qu’on peut être certaine de ne
pas s’être trompée.
Il n’y aurait pas besoin de se forcer beaucoup
pour oser écrire que cette terre rouge dont l’éclat me ravit lorsque l’œuvre
est terminée n’a au commencement du travail, rien de rouge. C’est plutôt une
glaise marron comme on pourrait en
trouver dans un chemin boueux peu ragoûtant. L’œuvre que j’entreprends dans
cette terre là est de ce fait un pur acte de foi dans la radicalité dont est
porteuse le matériau. Je l’ai d’ailleurs découvert assez rapidement renonçant
après quelques séances aux émaux de couleur qui en masquait la luminosité, au
profit d’un art brut.
317. Le rouge de mon bâton de corrector de la
marque Pentex. Ce produit est la providence non seulement des étourdis dont il
permet de corriger facilement les fautes et les erreurs mais aussi des artistes
car grâce à lui on peut tracer des signes et des lettres sur tous les matériaux
aussi sombres malcommodes et périlleux soient-ils.
Dans les commencements de ce produit, on le
distribuait en flacon qu’on devait utiliser avec un pinceau. Mais le liquide
séchait et s’épaississait d’où la nécessité dans un deuxième contenant d’une solution
destinée à réparer les dégâts en fluidifiant à intervalles plus ou moins
réguliers en fonction de l’usage, la pâte visqueuse et peu propice aux travaux
soignés.
Le progrès technique a fait apparaître un
autre conditionnement plus efficace et plus facile d’emploi. Les anciens
flacons ont pratiquement disparu au profit de cette nouvelle façon de faire
dont le plastique dur et résistant est d’un rouge agressif qui me plait, les
inscriptions que je réalise avec cet engin n’étant pas les symboles d’une
recherche de la paix sociale à tous prix.
318. Le rouge de mon beau buvard tout neuf. Il
n’est pas facile d’en trouver à acheter, bien que toute une partie de mon
activité ait lieu aux encres colorées. Non par maniérisme mais par nécessité
créatrice. Ainsi, à une vendeuse de stylographe qui pour me le faire essayer me
demandait dans quelle couleur j’écrivais, ai-je pu répondre sans aucune
insolence et en toute vérité, que cela dépendait des jours et de ce que j’avais
à écrire. Bien sûr elle ne m’a pas crue et s’est offusquée de se croire
méprisée.
J’entretiens de nombreux cahiers pour y
consigner des réflexions de toutes sortes et j’adore écrire à la plume en
raison de la jouissance que cela procure. Malheureusement je ne suis pas très
soigneuse de tempérament - ni très appliquée faute d’avoir eu un lien heureux
avec ma mère - et la densité de mon activité scripturale m’oblige à utiliser
beaucoup de buvards et de ceux qui absorbent effectivement.
Je n’use pas de buvard de salon ou d’apparat
qu’on pourrait appeler buvard d’opérette mais de gros buvards rustiques.
Si on ajoute que je ne sais jamais entre quelles feuilles ils sont, on comprend
que je sois obligée d’en avoir plusieurs et de déplorer leur usure que je
combats par la pléthore. Malheureusement depuis la prolifération des feutres et
des crayons-billes véritable progrès technique et démocratique - les deux
allant souvent de pair - il n’est pas facile d’en trouver à acheter.
Aussi ai-je été stupéfaite d’en découvrir chez
le petit marchand de journaux à côté du Lycée, marchand avec qui j’ai
sympathisé durant de longues années. Nous nous étions reconnu tous les deux
comme des déclassés. Attaché de presse d’une grande firme automobile il avait
été licencié à cause de son âge et s’était courageusement reconverti,
s’installant dans ce minuscule magasin.
J’ai fait chez lui la trouvaille inespérée de
lots de buvard de couleurs assorties, découpés à la taille des cahiers petits
formats et emballés en pile sous le papier cristal traditionnellement réservé
aux fleuristes. Du coup j’en ai acheté plusieurs paquets et espère en avoir
assez jusqu’à la fin puisque je suis à un âge où l’on peut – sans épouvante -
avoir l’utilité d’une pareille locution. Les rouges sont bien sûr les plus flatteurs
mais j’aime bien les autres aussi.
319. Porte de Champerret un duffle-coat rouge
avec une cagoule. Dans ma jeunesse étudiante, ce vêtement était furieusement à
la mode, pas en rouge évidemment ! Presque toujours en gris, les garçons
en portaient exceptionnellement en noir ou bleu marine qui paraissaient alors
le comble de la fantaisie. Puis à bas bruit il a complètement - sans qu’on s’en
rende compte - comme pour presque toutes les disparitions, quitté la rue !
Sans doute était-il lié à un mode de vie et à des valeurs symboliques qu’on
cherchait – même inconsciemment - à afficher.
Le duffle-coat gris était par excellence le
vêtement des prêtres ouvriers et des intellectuels germanopratins qui quoiqu’on
puisse aujourd’hui s’en étonner, étaient alors dans la même catégorie !
J’ai été stupéfaite d’en voir réapparaître un, découvrant du même coup qu’ils
avaient sans que je m’en aperçoive, disparu et ébaubie d’en découvrir d’une
couleur aussi ouvertement révolutionnaire.
320. Le rouge de la nourriture aux étalages de
la rue Poncelet. Sur le fond et sur la forme une vraie fête. Une forêt de vie,
d’émotion et de désir. Hélas, c’est peu dire que je suis en difficulté face au
nourrissement. Mon histoire personnelle et l’histoire collective – l’Histoire
tout court - se sont coagulées d’une si sinistre manière que je n’ai pas trouvé
d’autre façon d’échapper à l’aliénation qu’elles ont générée et encore au
présent, qu’en gardant farouchement mes distances avec les ogres maniaques de
ce que ma littérature nomme
Faute d’avoir pu inventer une autre
possibilité pratique d’inscrire quelque part - pour la manifester - mon objection
de conscience, je me suis trouvée dans l’impossibilité physiologique d’acquérir
ces trésors qui ne sont donc à disposition qu’en apparence. Et ce n’est pas une
question de moyens financiers. Il serait de mauvais goût d’ajouter hélas !
321. Le rouge très rouge d’un pantalon rouge
porté par un habitant de Bois Colombes que je vois - lors de ce que j’appelle
une croisière - marcher sur le trottoir qu’en voiture, nous longeons. J’en suis
stupéfaite ! Les seuls pantalons rouges pour homme dont j’ai entendu
parler sont ceux de la Guerre de 14. On se demande alors dans cet après midi
heureux…
322. Les rouges sombres et variés de mes
trousses de toilette. Il s’agit là de celles de mes parents, celle de Maman
surtout trousse si peu féminine que j’en ai été un moment interloquée mais
surtout des deux que j’ai achetées à Menton à
Bien que déjà largement pourvue d’une belle
trousse à fleurs, j’avais sans hésiter cédé à la tentation de renouveler le
matériel. C’est que la conception de celle déjà possédée laissait à désirer car
même en fermant le cordon, son étanchéité n’était pas totale. Voyant là en
rayon ces trousses couleur bordeaux - équipées d’une solide fermeture à
glissière - je n’ai pas hésité une seconde à en prendre deux une petite et une
grande, assorties. Avec comme à chaque fois dans ce genre d’opération, l’intime
conviction que je contribuais à faire reculer le chaos. Et c’était vrai !
323. Face au kiosque à journaux, sur cette
place qui n’est qu’un élargissement des voies au croisement du Faubourg Saint
Honoré par lequel j’arrive à la sortie du cours de Céramique à l’Hôtel Beaujon
le mardi après-midi et du Boulevard Friedland d’un côté, Haussmann de l’autre,
cette boutique est un leurre pour touristes et béotiens. On y vend des horreurs
qu’on fait passer pour œuvres d’art. La violence des rouges des tableaux défie
le bon goût et semble avoir surtout pour fonction d’attirer l’œil.
Paradoxalement, installés sur des tréteaux s’avançant sur le trottoir une grande
quantité de livres soldés retiennent l’attention.
Dans ce lot hétéroclite sans doute acheté en
gros chez les professionnels, on trouve fort bon marché des livres d’art de grande
qualité. Je m’y approvisionne régulièrement, pourvoyant ainsi largement ma
progéniture dont il ne sera pas dit que de cette provende, elle n’a pas eu
assez. Cette fois c’est pour moi-même que j’achète un Chagall. Il est vrai que
j’en manque alors que c’est un peintre que j’aime beaucoup et dont je pourrais
dire même si je ne comprends pas le sens de cette expression Et qui me le rend bien. Sans doute cela veut-il
dire qu’il m’a fécondée. Non seulement dans mon art mais aussi dans ma vie.
324. Le rouge des fruits rouges aux étalages de
ce qui reste des commerçants de la rue de Buci. Au cœur du quartier cette rue
était autrefois une fête pour les yeux et pour le cœur. Il pouvait être
désirable d’y habiter. Grâce à elle on se souvenait que du temps de l’exclusion
de Marguerite Duras et de ses petits camarades hors du Parti Communiste, de la
boîte de nuit dénommée Le Tabou et plus généralement de ce qu’on
appelle aujourd’hui désormais à tort, Saint Germain des Prés, ces îlots
d’immeubles ont pu être des lieux populaires.
Lorsque j’y ai débarqué après la publication de
mon premier livre Les Prunes de Cythère en 1975 aux Editions de Minuit,
la symbolique de ce quartier et son phénomène même étaient déjà terminé tandis
que la façade en subsistait encore.
Il a fallu la transformation de toutes ces
échoppes en luxueuses boutiques de vêtements et la disparition des librairies
pour que la réalité apparaisse pour ce qu’elle est comme une impression
photographique ayant persisté seulement sur la rétine.
325. Le rouge d’un camion vieillot digne des
Années Cinquante. J’aime depuis toujours ce type de véhicule mais suis
scandalisée de les voir en ville. Pourtant il le faut bien ! Choquée et
ravie. Sans doute parce qu’ils me rappellent ceux qui dans mon enfance bouchaient
le passage à mon prudent et consciencieux paternel qui devaient sur la route
des vacances - la fameuse Nationale 7 entre autres - développer toute une
stratégie pour parvenir à les doubler. Et lorsque c’était fait pour n’avoir pas
à recommencer cet exploit, il hésitait à nous arrêter pour raison sanitaire. Mon
confort physiologique dépendait donc de ces mastodontes.
Dans la descente de
A l’approche de ce lieu sacré - cimetière des
éléphants mécaniques - mon père était terrorisé et j’en étais bouleversée.
326. Le rouge du pull que j’emballe pour
l’offrir à Noël à un petit garçon de ma connaissance. Depuis des années je les
achète au même endroit, chez les Franciscaines Réparatrices de Jésus Hostie,
mes voisines de l’avenue de Villiers. Lors de leur vente de charité annuelle,
elles commercialisent ces vêtements tricotés à la main par une femme avec goût,
art et compétence.
Autant privilégier cette fabrication
artisanale plutôt que le produit des machines chinoises qui parfois ne résiste
même pas au premier lavage. Il y a longtemps que je pratique cette politique
économique aujourd’hui recommandée par les écologistes. Autrefois elle
m’attirait dérision et quolibets. Je n’en ai aucune amertume, j’ai l’habitude
d’être d’avant-garde !
327. Le rouge des toutes dernières feuilles de
l’arbre à perruques. J’ai planté cet arbre là à cet endroit là pour faire de la
couleur et ne suis pas déçue. Ce rouge là est pourpre et profond et sa
contemplation à elle seule génère un solide contentement. Je ne regrette pas
cette décision là. Ni en ce qui concerne le jardinage ni les autres non plus.
328. Le rouge de mes chaussures comme une
ancre de miséricorde pour intercaler l’extérieur de la société entre mon
marasme et moi, lorsque prisonnière psychologique du lien mortifère avec ma
génitrice, je ne suis plus en état de quitter l’appartement.
Il y a longtemps que j’ai constaté que lorsque
que je m’enlise dans l’indifférenciation animique qui liquide en moi toutes les
constructions culturelles et politiques de l’éducation et de la transmission,
c’est ce simple moyen pratique qui m’arrête sur la route de la totale
dissolution. L’animal en moi capte immédiatement ce signal car habituellement
chez moi, je suis pieds nus. Depuis mon enfance. Depuis que j’ai été en état de
tenir tête à mon père qui pour m’éviter les blessures, tentait de toutes ses
forces à me faire mettre prudemment, des chaussons.
329. Le pull-over rouge d’un rouge
d’autrefois, porté par une femme qui se penche à la fenêtre d’un immeuble de la
rue. Il ne s’agit pas là de l’un des deux qui en face comblent ma rassurance et ma distraction lors de ma
permanente contemplation mais d’un troisième un peu plus loin avec lequel je
n’ai en réalité aucune relation.
330. Le rouge pas très rouge de ma nouvelle
pièce de céramique dénommée Le vase des
trois mondes. Ce rouge là
a la couleur d’une brique sombre. J’ai cette fois l’idée de le doubler à
l’intérieur d’une épaisseur rose dont dans mon enfance on nommait la couleur cuisse de nymphe émue. Cette appellation
me laissait rêveuse et désemparée.
331. Le rose du saumon au fond de ma terrine
commandée dans un restaurant. Si autrefois ce poisson était le messager des
dieux, il a fini par perdre sa grâce et son intérêt par l’absence de vertu de
ce que ses éleveurs appellent pudiquement les farines animales. Les espoirs
écologiques de l’aquaculture ont été
alors transférés dans la catégorie des cauchemars industriels.
332. Le rouge du papier cadeau que j’achète à
Monoprix. Depuis longtemps cet article est pour moi l’occasion de lâcher la
bride à mes pulsions artistiques en permanence au bord du débordement et à mon
sens de la cérémonie. Les fêtes de Noël que j’ai assurées pendant une quinzaine
d’années en réunissant la famille, en ont été la parousie. La débauche de
cadeaux, de vaisselle et de décoration scandalisait Maman qui sur la fin de sa
vie qualifiait tout cela de bazar et
du ton le plus méprisant qu’elle pouvait.
Le mot convenait à cause de la rutilance et de
la majesté. Les parents décédés, cette fête a cessé. Sans qu’il y ait de
rapport de cause à effet, les papiers cadeaux sont de leur côté devenus d’une
si mauvaise qualité qu’ils se déchirent parfois avant même qu’on ait mené à
bien le projet d’emballage ! Sic
transit gloria mundi...
333. Le bouchon du bocal du laboratoire. Il
n’a pas empêché le renversement pénible du prélèvement. J’avais déjà eu
beaucoup de mal à me décider à procéder à cette opération peu agréable et dû
pour aboutir, mobiliser toute mon énergie et mon savoir-faire psychologique.
Cette analyse s’est avérée obligatoire pour espérer guérir de l’infection
sournoise qui se rappelle à moi. Du coup j’en veux beaucoup à cette entreprise
médicale qui péremptoire me téléphone pour m’affirmer sans contestation ni
échappatoire possible, que la pénible opération est à recommencer.
334. De nouveau le bouchon rouge d’un nouveau
contenant de nouveau fourni par la laborantine pour réaliser un autre
prélèvement. Cela ne sert à rien de s’énerver. Il ne faut pas ajouter la crise
de nerfs à la contrainte de la deuxième version de cette pénible opération. Dans
ce genre de conjoncture, l’expérience a montré que c’est en restant calme et
rigoureuse que je limite sur moi l’emprise de l’adversité et de sa néfaste
conséquence, l’aliénation.
335. A la piscine, le bonnet de bain rouge
d’un enfant qui flotte à la surface de l’eau et dont la mère ne se préoccupe
pas. J’ai toujours été bouleversée de constater ces indifférences maternelles
et d’autant plus qu’adulte, je pouvais faire la distinction entre les femmes attentionnées
et tendres qui se penchaient sur leur progéniture, me représentant ainsi sans
échappatoire possible le hasard des conditions personnelles et leurs funestes
conséquences. Lorsque je croise un enfant maltraité, je me défends de mon
chagrin et disant On en fera un
écrivain !
336. Sur le trottoir, Porte de Champerret un
graphisme très rouge, signe cabalistique et incompréhensible au pied d’un
pylône. Ces hiéroglyphes tracés par les scribes des contremaîtres des Travaux
Publics m’ont toujours impressionnée. Je ne suis jamais sûre dans cette société
de plus en plus criminelle qu’il ne s’agisse pas de repères servant
d’indicateurs à la mafia pour perpétrer ses forfaits.
Le rouge de la serviette en papier pourpre du
bistrot où je dîne, Boulevard Haussmann le mardi 5 Décembre. Dîner est bien le
mot, même s’il n’est que 16 Heures 30. Mais on me sert une escalope normande
avec des champignons et des frites suivie d’un dessert me permettant en rentrant
chez moi d’éprouver la totale satisfaction d’en avoir fini avec les travaux
ménagers ainsi que le contexte d’humiliation qui les accompagne. On peut
déplorer n’avoir trouvé d’autres solutions pour s’émanciper mais plus important
que le constat navré de l’état de la question est la gloire de réussir à vivre
envers et contre tout, ma vie d’écrivain.
338. Le rouge des bretelles de mon père que je
couds sur la poupée que je suis en train de fabriquer avec du tissu récupéré de
ses costumes. Ce Petit Claude - comme je l’appelle - est le moyen
que j’ai trouvé pour bercer la douleur de sa mort. Cela fonctionne en me donnant
le moyen de projeter à l’extérieur sur un objet ce qui cantonné autrement à
l’intérieur de moi, serait une cause de marasme.
C’est en restaurant l’objet que je me
reconstitue en tant que sujet ! La méthode est radicale et je pense que
c’est l’un des ressorts de ma créativité artistique. C’est peut-être ce que je
tentais d’exprimer à une amie qui dans ses difficultés me demandait conseil.
J’avais pour elle fabriqué l’injonction Rester
sujet ! Certainement le fais-je moi-même inconsciemment depuis
longtemps. Depuis toujours sans doute !...
339. Le rouge en forme d’encre dont j’ai un
moment réussi à remplir un vieux stylo venu lui aussi de chez mes parents. Mais
finalement je constate qu’il ne fonctionne pas et m’en sépare sans état d’âme.
Il n’est pas question de me laisser envahir et submerger par les objets en
déshérence. Depuis qu’engluée dans leur masse nous avons failli naufrager, j’ai
secrété dans mon organisme une nouvelle fonction chargée d’une élimination
forcenée. Non pas comme Maman de tout ce qui ne lui était pas directement utile
mais de ce qui n’a aucun sens et/ou qui ne sera jamais de fait réparé.
340. Le rouge terriblement rouge d’un
parapluie rouge au milieu de tous les rouges de
Je m’étonne de voir mes concitoyens se laisser
handicaper par cet objet dont ils font un usage excessif. Dans ma jeunesse
j’avais sans succès tenté de populariser l’idée d’installer des parapluies en libre-service
comme les vélos dans la ville de
341. Le rouge très vif du catalogue du Salon
de
342. Le rouge sang de certains morceaux des
vitraux de la cathédrale de Chartes. Mon étonnement est à chaque visite de la
redécouvrir et de constater que non seulement elle est plus belle que dans mon
souvenir - ce qui après tout pourrait se comprendre et se décoder - mais – et
c’est plus étonnant – qu’il est nécessaire d’aller la voir de temps en temps.
Est-ce à cause de l’emprise culturelle de Charles Péguy et compagnie ou bien à
cause du rôle qu’elle a joué dans ma propre histoire ?
A savoir cette invitation que jeune fille
j’avais reçue de participer au traditionnel pèlerinage, en provenance de mes
amis étudiants chrétiens, très amis et très chrétiens, manifestation qui à
l’époque avait beaucoup d’impact et à laquelle mon père avait opposé une
interdiction farouche dont on comprend bien dans le contexte de l’époque, la
raison.
Le 11 Décembre, le manche rouge de certains
outils de mon père que je range dans sa trousse. J’ai choisi de garder avec moi
cet objet, symbole dans mon enfance de la puissance paternelle et du confort
qui en résultait. Avec cette trousse magique il réparait quasiment
instantanément tout ce qui dysfonctionnait. La trousse, comme beaucoup des
objets qu’il y avait dans le minuscule appartement de
344. Dans l’immeuble en face, un pot de fleurs
en plastique très rouge. Il se reflète dans le soleil levant. On a beau savoir
qu’aux dires du manuel du jardinier amateur, c’est le meilleur type de
contenant, ce genre de récipient n’a pas ma faveur et d’autant moins qu’esthétiquement
on les compare aux terres cuites vernissées ou non. Il faut pourtant admettre parce
qu’exceptionnellement l’Astre Mère effleure l’objet considéré, qu’on peut au
moins une fois - cette fois là sans préjuger du reste - admettre ce genre
d’ustensile.
345. Les arabesques rouges sur un ancien
foulard de Maman dont je trouve enfin l’emploi. Il n’est pas en assez bon état
pour que je décide de le porter comme je peux le faire pour d’autres et il est
trop lié à la détresse de mon enfance pour qu’il me laisse indifférente. Il
n’est pas facile de lui trouver comme pour le reste de ce dont j’ai désormais
la charge, ce que j’appelle le meilleur
emploi possible.
Aussi est-ce avec beaucoup de soulagement que
j’ai l’idée de l’enfermer dans la ceinture de Petit Claude, cette
poupée mannequin évoquant la disparition de mon père pour pouvoir me la
représenter. Effectivement c’est bien là sa place car après tout ce qui a fondé
leur couple ne me regarde pas et s’il s’est défaussé d’elle sur moi - me
chargeant alors d’un fardeau hors du commun qui m’a forgé une âme d’airain - il
faut admettre que par cet acte là, même de façon posthume je le lui rends.
346. Le rouge du manteau de Gaspard sur la
carte de Noël que nous recevons. J’ai toujours aimé ces mages couronnés avant
même de savoir qui ils étaient et ce qu’ils représentaient, simplement parce
que j’adorais l’Epiphanie. Et surtout la galette et la fève cachée qui
l’accompagnait, servant selon l’expression consacrée à tirer les rois.
Non seulement parce que c’était la seule
cérémonie fêtée dans ma famille d’origine et que le caractère contestataire –
désir et utopie, fantasme d’égalité - de cette royauté de hasard ne m’avait pas
échappé mais aussi parce que c’était- pour nous les petites filles - la sortie
de l’année. Notre Tante Irène nous emmenait nous les trois enfants dormir chez
elle Rue Fresnel au pied du Trocadéro et le lendemain, c’était la joie.
Lorsque j’ai découvert que ces rois mages
étaient les experts de la connaissance scientifique enquêtant sur le mystère
advenant, j’ai eu la conviction de ne pas m’être trompée.
347. Le rouge de mon sang lorsque je me pique
avec une aiguille en cousant Petit Claude. J’ai de la satisfaction à
réussir cette création qui me délivre du deuil impossible. Le prix à payer
n’est pas considérable par rapport au bienfait de cette solution d’infortune
qui me fait pénétrer plus avant dans la compréhension de la statuaire
africaine. J’ai fabriqué là un exorcisme, un fétiche, une alternative primitive
à la psychanalyse.
Le 16 Décembre, sur mon agenda sur lequel je
note au jour le jour les petits événements qui sont les canevas de ce genre de
texte que j’écris depuis quelques années - le premier fut Le Marchoir en 1989 - comme on peigne la girafe ou on
se tient à la rampe lorsqu’on vacille de fatigue et d’incertitude dans un
escalier trop raide, j’ai malencontreusement tout écrit en rouge y compris le
texte des autres rubriques que celles concernant la dite couleur.
Peut-être parce que je n’avais pas d’autre
crayon bille sous la main mais peut être aussi si on prend en compte le fait
que les autres thèmes de mes réflexions concernaient l’humiliation et le
bonheur, peut-être l’ai-je fait plus ou moins exprès… C’est que la vie
quotidienne est devenue impossible à vivre et le quimbois de la littérature ne suffit plus à en diminuer l’horreur.
349. En allant à la piscine à 8 heures du
matin, les feux rouges des voitures garées Rue Laugier. Vus depuis l’autobus en
passant le long des boulevards des Maréchaux. Une sensation d’étrangeté. Le
double fond de ce qui semblait familier et qui tout à coup parce qu’on repart à
la conquête de soi-même - là dans l’exercice de natation de plus en plus difficile
avec l’âge et la maladie - semble recouvrir une réalité que je n’ai pas encore
complètement pénétrée.
350. Au terminus du 92, au départ des lignes
de banlieue, une vitrine avec de belles robes rouges pour les Fêtes selon l’expression désuète et consacrée.
Depuis toujours cette boutique m’a intriguée. Disons depuis plus de trente ans que
nous habitons le quartier. A l’époque précédente, je me demandais quelle
pouvait bien être la clientèle de cette échoppe digne du Centre d’une ville de
province.
Il m’a fallu du temps pour comprendre que
cette somme d’arrêts de bus constituait en fait tout ensemble une gare routière
et que les chalandes de cet établissement étaient les femmes qui au retour de
leur travail dans la capitale rejoignaient leur habitat par le truchement de
ces longues lignes de banlieue. Depuis je regarde ces vêtements qui de toute
façon ne sont pas pour moi, d’un autre œil...
351. Une voiture d’enfant très rouge, bien
visible et très esthétique. Celle-ci est agréable à regarder et tranche avec ses
homologues qui sont devenues des cauchemars au fur et à mesure qu’elles ont
augmenté de taille, du nombre de roues confondant poussette et landau
d’autrefois et qu’on y a ajouté sans vergogne une fonction caddie à provisions,
semblable à ceux des supermarchés.
Elles sont poussées par des gens de plus en
plus agressifs au fur et à mesure qu’ils sentent que leur armement leur donne
un avantage matériel incontestable et par prudence, de moins en moins contesté.
On sent bien qu’ils n’hésiteront pas à s’équiper du modèle char d’assaut dès
qu’il sera sur le marché. Dans les autobus c’est l’horreur car en dépit des
campagnes de communication de
Je me souviens avec nostalgie de ma fille en
équilibre sur mon bras dans l’autobus de Rouen. On ne se levait pas toujours
pour me donner une place assise.
352. Sur la rambarde d’un immeuble des Maréchaux,
deux tapis rouges étendus. Il est bien rare d’en voir quelle qu’en soit la
couleur car dans les quartiers dans lesquels on a les moyens d’en posséder on
ne les étend pas aux fenêtres, on les donne à nettoyer. Les mœurs changent, le
monde change, la population change…On le voit à des petits détails qu’on peut
collationner pour se faire une idée plus précise de ce qui se passe.
353. Le rouge pourpre tirant sur l’aubergine
du lit de camp que j’achète pour le sommeil d’un jeune garçon que va rester
plusieurs jours à la maison, avec sa sœur. En dehors du grand lit de la
chambre, on ne peut coucher qu’une seule autre personne dans le divan de
Il est donc nécessaire d’organiser un
campement sérieux pour ces deux petits enfants dont j’ai toujours soutenu
qu’ils étaient chez nous, chez eux. Est-ce l’âge qui m’a fait apparaître
insuffisant le prolétaire matelas pneumatique bien connu dans mon milieu
initial de campeurs, l’amélioration générale des conditions matérielles
d’hébergement ou l’intuition que dans un monde en désintégration constante, ce
qui reste des foyers ne tardera pas à se transformer en caravansérail plus
pérenne qu’on peut d’abord l’imaginer, comme subsiste encore des structures
collectives mais pour combien de temps ?
354. Le rouge partout fragmenté dans la ville,
on ne sait pas où donner de la tête. On pourrait presque dire que la couleur de
la ville, c’est gris avec des taches de rouge. Cela doit beaucoup aux divers
signaux cybernétiques, feux ou panneaux ainsi qu’aux stores des bistrots et
restaurants. Est-ce pour attirer l’attention des passants parce que s’y déploient
et s’y jouent les passions ou pour avertir que ces lieux là – généralement
affectueux - ne sont pas sans danger ?
355. Le rouge éclatant de toutes ces choses
dont je me demande comment j’ai pu ne plus les voir toutes ces dernières
années, ces choses rouges omniprésentes. Les dernières années de ma vie
professionnelle se sont passées dans ce que les spécialistes de la psychologie
appellent l’indifférence concentrationnaire. Indifférence
superficielle mais réelle. Celle qui enveloppe tout l’être d’une barrière de
protection contre la somme des avanies, humiliations, déceptions, frustrations
sans compter les camouflets ou pire, barrière globale sans laquelle l’individu
serait désintégré et mourrait.
Je l’ai vécu à la fin de ce que je n’ose
nommer ma carrière professionnelle et pourtant objectivement, cela l’est.
J’ai tenté d’en ralentir l’imprégnation
jusqu’à faire des exercices pour nommer les choses que je voyais, non les
concepts abstraits mais les objets concrets pour ne pas perdre ce qui me
reliait à eux. Ainsi me suis-je surprise un jour dans l’autobus à nommer le
trottoir, le lampadaire et même et surtout le passage clouté. C’est bien en le
traversant qu’on touche corporellement la menace que recèle cette apparente
indifférence. En fait une indifférence à sa propre mort parce qu’il n’y a pas
moyen de faire autrement…
356. Les montants métalliques renforcés de la
gaine en plastique rouge de ma petite pince. Ce n’est certainement pas le mot
exact mais j’ignore le terme technique. Je me sers régulièrement de cet outil
pour mes petites réparations, là la caravane de chameaux en bois d’olivier,
spécialité de l’artisanat du Proche Orient trouvée dans le fourbis débarrassé
de l’une ou de l’autre de nos deux familles. J’ai projet de la recycler en
l’installant dans la crèche.
357. Mon beau et grand sac rouge en cuir tout
plein de cadeaux de Noël, une vraie hotte de Mère Noëlle. Il y a bien vocation
car j’ai commencé par me faire à moi-même ce royal présent en m’achetant manu
militari - c’est le terme qui me vient non sous la plume mais sous les touches
du clavier - ce sac de voyage.
Ce n’est pas ce qu’on appelle un baise
en ville et qui s’applique au sac de petit format mais tout au
contraire le genre de bagage qui ne serait pas déplacé dans le Transsibérien ou
sur un cargo dans le roulis et les odeurs de mazout. C’est pour honorer mes
gloires passées et à venir que je m’en sers pour la cérémonie de Noël, cette
poétique de la mise en action de l’Espérance. Envers et contre tout !
358. Nous fêtons Noël sur une péniche, dans un
port de plaisance installé sur une petite boucle de
359. Les encres rouges de Windsor et Newton
que je sors de leur boîte pour la mise en œuvre de l’album que je peins pour
représenter et conjurer le drame qui rôde à l’entour, en tous cas pour le
sortir de moi, le regarder, le lire comme quelque chose d’extérieur à moi et
qui pourtant ne l’est pas. L’utilisation de ces encres de couleurs est loin
d’être facile et d’autant moins qu’en tant qu’artiste, je n’ai pas les installations
adéquates - pire encore qu’en tant qu’écrivain…
Néanmoins lorsqu’on utilise ce médium là, on
voit bien qu’il véhicule quelque chose d’incomparable qui vaut bien le
dérangement. Mais on ne le sait qu’après coup ! Habituellement en art,
c’est l’inverse. Avant de la réaliser je me fais d’abord une idée de ce que
sera la chose, même si souvent je suis étonnée de ce dont je ne pensais pas
être porteuse et que je vois émerger…
360. Porte de Champerret, le camion rouge des
Pompiers pressés et tonitruants. Ils me font toujours grosse impression,
ajoutant la brutalité du bruit et des mouvements à celle de la couleur. On
pourrait dire que c’est le prototype de la violence pacifique.
361. Le rouge brique de la housse de coussin
venue de chez mes parents. C’est celle qui était sur le divan de la salle à
manger de la rue Clairaut, là où dans les années Cinquante dormait mon frère. Elle
était assortie - comme c’était la mode à l’époque - au-dessus de lit et aux
rideaux et faite bien sûr de façon artisanale sans doute par Maman qui cousait
remarquablement et à juste titre, en était fière.
Je vais y ranger - faute d’avoir trouvé un
meilleur endroit - le matelas pneumatique que j’ai acheté en supplément du lit
pliant pour que l’installation du garçonnet hébergé - quoique provisoire - soit
l’égal en confort de celle de sa sœur qui dort, elle dans le divan permanent.
Mon système de rangement peut surprendre. Il m’étonne moi-même par
l’ingéniosité que je déploie pour stocker des quantités invraisemblables…
Le 30 Décembre 2006 à la campagne mon chapeau
rouge posé sur
Ce chapeau est là pour me rappeler le chemin à
parcourir parce que même avec cet engin je suis bien incapable d’être à
l’extérieur, tant le milieu à la campagne est devenu pour moi encore plus
hostile qu’à la ville. De toute façon je ne le mettrais pas en milieu urbain,
sa gestion est trop complexe comparée à celle des châles puis faciles à replier
dans les intérieurs.
363. La boîte rouge métallique dans laquelle
je stocke des pastels à la cire qui ne sont pas prêts de me servir. Je peste
contre cet encombrement excessif, conséquence des achats d’impulsions trop
nombreux dans mon cas. Il est facile de critiquer ma gestion mais outre le fait
que ces objets et matériaux me tiennent compagnie vicariant ainsi l’absence de
relations amicales avec ma génitrice, la preuve n’a pas été apportée du
caractère erroné de la méthode. Bien au contraire.
Force est d’admettre que peut être mon état
physiologique m’empêchera dans l’avenir de me procurer les fournitures dont
j’aurais besoin pour mon art indispensable à ma vie mais peut être aussi les
conditions économiques qui seront les miennes m’interdiront elles ce genre de
consommation. Tout le monde n’est pas Modigliani pour utiliser les colorants
des tommettes de sa cuisine…
A
la relecture de ce texte, j’ai refais plusieurs fois le compte et le recompte.
Je n’ai pas retrouvé la trace des jours perdus et d’autant moins que l’agenda
lui-même a disparu peut être plus vite que prévu. Entendons plus vite qu’il
était raisonnable d’y mettre fin.
Comment
croire que ce soit là la cause des nombreuses répétitions de ce texte ? Et
pourtant !...
Ces
récurrentes redites sont-elles le produit secondaire et inattendu de l’effort
pour masquer encore un moment ce qui tente par tous moyens y compris celui-là
d’émerger et y parvient au moins partiellement, ne serait-ce qu’en ayant réussi
à remplacer l’habituel terme de chronique
par celui plus étonnant d’enquête…
La
sémantique est-elle suffisante pour remettre en route la marche ?
Jeanne Hyvrard
2016
Mise à jour : décembre 2016