SAUVER LES MEUBLES (2011)

 

 

Vendredi, N. à peine parti en mission de l’autre côté du monde, je me suis trouvée enfermée dehors, devoir faire appel au serrurier, lequel envoya immédiatement son plus jeune employé qui prît peur en entendant sonner ma pendule monumentale. J’ai dû le rasséréner en précisant que c’était celle de ma grand-mère, ce qui ne le rassura pas du tout. J’ai alors fait preuve de prudence en évitant d’ajouter que la deuxième qui était à son côté sur le bahut, était celle de mon autre grand-mère. Ce qui somme toute est logique puisque des grands-mères, on en a deux.

 

Il était inutile de commencer un exposé d’Histoire de l’Art sur les styles comparés du Second Empire et du Début de Siècle. Je n’ai pas eu le temps non plus de m’interroger sur la coïncidence de cet évènement avec l’absence de mon cohabitant, ni de chercher à savoir si le dysfonctionnement dont je m’étais rendue coupable autant que victime était un acte manqué ou un de ces nombreux artefacts dont ma vie est parsemée, et que j’appelle familièrement Coup de calcaire. Ce qui équivaut à la fermeture du dossier avec l’ancien coup de tampon Affaire classée !

 

Samedi on m’a apporté un chat à garder. Ce n’est pas la première fois. Lui et moi nous avons nos habitudes. Débarquant de son carrosse gris bleu, maquillé en panier à salade en plastique rigide – cela afin d’éviter les commentaires des voisins qui ne manqueraient pas de s’inquiéter de notre bizarrerie - Sa Majesté a immédiatement pris ses marques dans ses appartements, à savoir le divan du salon aménagé – la durée de son séjour - dans cette perspective, grâce à une architecture complexe de plaids bariolés et de coussins constituant à eux seuls une œuvre d’art qu’il faut tous les jours reprendre à zéro comme on fait les lits. Et d’ailleurs, en fait de lit, c’est le sien. Je ne m’en plains pas. Je sais que le monde est perpétuellement en mouvement.

 

Dimanche : Petit tour en ville l’après midi dans les allées d’une brocante de particuliers. Aller et retour en taxi, eu égards à ma polynévrite assez invalidante. Outre le plaisir de parler avec les gens, j’y ai acheté pour rien quelques broutilles pour étoffer mes diverses collections et un petit tableau qui sur le coup, m’a plu. Je l’ai ensuite mis à la poubelle car acquis trop rapidement, c’était une erreur d’appréciation. L’offrir à quelqu’un pour m’en débarrasser aurait redoublé ma déception. Je ne donne en cadeau que ce que je garderais éventuellement pour moi avec bonheur. Autrui n’est pas un paillasson. Cette pratique n’est pas un gaspillage mais une ascèse. Il faut du temps pour s’en rendre compte.

 

Lundi : Après avoir lu dans un journal un article que j’avais cru concerner les Sciences Sociales, texte qui m’avait d’autant plus intéressée qu’il recoupait le champ de mes propres recherches, j’ai – profitant de la facilité de la messagerie électronique - adressé au Courrier des Lecteurs du mensuel, une précision technique. Elle mentionnait un fait que j’avais il y a quarante ans, moi-même plusieurs fois observé sur le terrain dont dans le texte, il était question. J’ajoutais que cela ne retirait rien à l’article, mais en changeait un peu la perspective car là où la réalité ne coïncidait pas avec le discours officiel de son Association, l’auteur n’avait pas hésité à dénoncer à tort, une fabrication frauduleuse.

 

Mardi : Grande sortie ! Trop rare au goût de mon médecin traitant qui déplore ma vie casanière aggravant ma déjà mauvaise circulation héréditaire. Je lui ai pourtant expliqué qu’être en forme n’apportait aucune amélioration ni à ma condition ni à mon statut, et que mon état physiologique précaire ne gênait en rien ma vie d’artiste. Il a fait semblant de comprendre. Il tient à sa clientèle. Surtout à la mienne, cas d’école pas banal. Il n’y a pourtant aucun risque que je le quitte, avec lui on est dans du Gogol sans jamais atteindre le Tchekhov. Il n’a pas de leçon à me donner.

 

Après avoir mangé dans un restaurant où j’ai mes habitudes et prends toujours les mêmes plats afin de garder l’esprit libre pour d’autres préoccupations, j’ai vu au cinéma Le discours d’un roi de Hooper dont la hauteur de vue, l’apologie de l’effort, du sens du temps et du devoir, de l’amour et même de l’humour tirent vers le haut, rompant - une fois n’est pas coutume - avec le nihilisme à la mode et la déréliction qui en résulte.

 

Quant à l’interprétation des acteurs, elle nous permet de nous souvenir de ce que signifie la compétence. On en reste déconcerté, on ne s’y attendait plus. J’ose dire que j’ai vu un chef d’œuvre, et que l’acteur principal Colin Firth incarnant le successeur contraint d’Edouard VIII démissionnant est ce que j’appelle dans ma terminologie Un aigle.

 

Mercredi : L’auteur de l’article que j’avais pris à tort pour une contribution d’ethnologie m’a – par le même canal - répondu qu’à l’époque à laquelle se situait mon témoignage visuel, il n’était pas né. L’argument étant irréfutable je m’en suis tenue là, m’efforçant de considérer comme sans importance le persiflage sous jacent qui sous entendait que j’étais une vieille folle. Paradoxalement, il m’invitait à lui répondre. Ce que j’ai trouvé étonnant. Je me suis tout de même réjouie de ne pas être envoyée au Goulag, comme cela arrivait souvent aux imprudents qui écrivaient à la Literatournaïa Gazeta leur avis sur les critiques publiées dans cet organe essentiel du temps de feue l’URSS.

 

Jeudi : J’ai réceptionné la commande d’épicerie que j’ai réussi à faire chez Auchan, au moyen de son site Internet, ce qui déjà en soi n’est pas une mince affaire. C’était le même livreur que la fois précédente, il a reconnu les lieux, savait où était la cuisine et comment procéder. J’étais très contente de lui et de moi. Personne ne peut dire que je ne fais pas des efforts pour m’adapter à la modernité.

 

La journée était chargée car je me suis également rendue chez l’ostéopathe, à trois immeubles de chez moi, sur le même trottoir. Elle a dégrippé la vieille guimbarde qui me tient lieu de corps. Sans aller jusqu’à prôner la pensée positive, force est de constater que par la suite, je me suis sentie mieux.

 

Ne l’ayant pas gardé faute de place et pour lutter contre la déshérence qui tous les jours menace, je suis allée racheter un deuxième exemplaire du journal qui avait publié l’article auquel je m’étais intéressée. Ce que de toute façon je ne saurai regretter. Pas pour alimenter une controverse qui sentait le sang – il est vrai qu’il y était question de maternité - mais pour en avoir le cœur net.

 

Non parce que je pensais que mon interlocuteur avait peut être raison, mais comme j’avais vu faire mon père âgé au volant de son automobile, s’efforçant de monter doucement sur le trottoir - roue après roue - sans à-coups. Comme l’accompagnant, je m’enquerrais de son étrange pratique qui m’apparaissait cette fois là sans aucune raison, il m’expliqua qu’il s’y exerçait de temps à autre pour être informé au moment voulu que n’en étant plus capable, il devait désormais renoncer à conduire. J’avais admiré sa façon d’envisager l’inévitable dégradation de l’âge et décidé ipso facto que mutatis mutandis, je ferai de même.

 

Ainsi me suis-je dit, relisant scrupuleusement l’article comme au temps de mes Travaux Pratiques à l’Université : Si j’ai mal compris le propos de l’auteur, j’arrête ! Or ce n’était pas le cas. Au contraire, je n’avais rien perdu de ma studieuse application. Hélas ! Le toubib a encore du souci à se faire. Je ne suis pas prête pour être en forme à aller à la Piscine Montherlant à sept heures du matin pour contrecarrer au fur et à mesure qu’elles apparaissent, les perverses adaptations de mon torse mutilé, ni de gagner non plus une course de fond, comme lorsque j’avais quatorze ans et qu’on me donnait en exemple Mimoun qui s’entraînait au marathon chez mon grand-père, au Stade de la Belle Epine, avant qu’il ne devienne la gare routière des Halles de Rungis.

 

La presse écrite elle, a moins de souci à se faire. Ayant acheté en toute connaissance de cause deux fois le même numéro, j’ai nettement contribué au redressement financier du titre. On me dira que c’est insuffisant. Je ne le nie pas. Surtout comparé aux efforts de Georges VI pour être à la hauteur de la situation que l’Histoire lui a faite.

 

N va bientôt rentrer. Et repartir…

 

Je me souviens du chanteur Eddy Mitchell qui il y a longtemps disait à la Télévision que sa femme profitait qu’il était en tournée pour - selon ses propres termes - balancer les meubles. J’avais été soufflée de sa maîtrise distancée de la réalité plate et nue.

 

 

 

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Mise à jour : mars 2014