SOUFFRIR AVEC MOI DU MONDE

 

Le crime d’Oswiecim

 

 

 

1. SIGNALER

Pendant quarante ans, si on n’y a pas été mêlé d’une façon ou d’une autre, Auschwitz n’a été représenté que par une image unique. Un portail noir évoquant un bâtiment de ferme, une église rurale, une construction ancienne, un quelque chose en tous cas formant architecture.

On reproduisait toujours cette voie de chemin de fer qui paraissait éternellement désaffectée, sans se demander comment elle avait bien pu fonctionner. Cette question n’avait même pas lieu d’être. Elle se terminait sur une ouverture qui basculait dans le néant.

Depuis toujours, derrière cette unique image d’Auschwitz, les cendres, l’absence, le vide réputé innommable. L’incompréhensible. L’au-delà de tout ce qui pouvait être dit. Ce portail définitivement noir apparaissait comme la limite de ce que l’esprit humain pouvait concevoir. Ou plutôt ne pouvait pas concevoir. Il aurait fallu inventer le verbe inconcevoir mais confronté à cette béance sémantique, l’intelligence y répugnait et préférait encore se tenir à l’écart. C’était la coupure indépassable entre le compris et l’incompris. L’horizon de la Terra Incognita.

On ne pouvait regarder cette image sans trembler. On la voyait rarement et heureusement, car elle déclenchait l’effroi. On savait seulement quand on la rencontrait, l’identifier. Comme une syllabe péniblement déchiffrée. Le savoir d’un portail de l’Enfer dont on ne connaissait rien. Une Pologne lointaine qui signifiait en ou hors le bout du monde …

C’étaient des landes, des brouillards, des marécages, un au-delà d’un rideau de fer coupant en deux le continent, à l’époque infranchissable; les confins des terres habitées. Là où la civilisation humaine (la nôtre) s’arrêtait. Elle se terminait bien en effet puisque les rails de chemin de fer finissaient là. Sans doute la civilisation industrielle, elle-même.

De cet évènement cru à tort impensable, on avait en tout et pour tout, une unique photographie en noir et blanc et encore pas même, car cette notion pratique était inconcevable. On n’aurait pas pu non plus l’envisager en couleurs. Stylisée, elle donnait une forme, un signe, un hiéroglyphe, un logo presque, pour dire ce que l’esprit humain ne savait pas nommer. Quand on rencontrait ce signe-là, on détournait les yeux d’une divinité infernale qu’on savait devoir ne pas provoquer.

 

§§§§              La version originale du texte comportait là

un schéma stylisé du portail d’Auschwitz              §§§§

 

Pendant quarante ans, de 1945 à 1985, ce fut le silence. Un deuil de quarante ans. Non seulement l’absolu silence familial en forme de censure menaçante puisqu’il était interdit ne serait-ce que d’aborder le sujet, mais le silence apparemment collectif. Un trou de mémoire sociale historique. Le déni. L’annulation.

La destruction des Juifs d’Europe de l’Est est comme la destruction d’une forêt, elle a modifié le climat à des kilomètres à la ronde. C’es ainsi que Claude Lanzmann résume ce que fut le contexte de toute une génération.

Que sont les étoiles jaunes devenues ?

 

 

2. TUER

Le crime d’Oswiecim. Auschwitz parait à certains impensable parce que le crime qui a eu lieu à Oswiecim est passé dans l’Histoire dans la langue du vainqueur. Auschwitz, c’est le nom que les Allemands ont donné à cette bourgade polonaise. Simple distorsion de la prononciation ou quoi d’autre ? Entre le criminel et la victime, il n’y a plus de point de passage et le forfait accompli ne peut pas être désaccompli. Ni pardonné. Ni oublié. Ni aboli. C’EST pour l’éternité, la condamnation de la société qui a produit CELA. CELLLA. Car seule, la monstruosité orthographique peut – non rendre compte – mais demander des comptes de ce qui est arrivé.

Si Robert Antelme a pu bâtir son livre autour du thème de L’espèce humaine, c’est parce que lui n’était pas juif et que son expérience était celle du camp de concentration et non d’extermination ! Si pour Antelme, les déportés et les nazis étaient bien de la même espèce, c’est parce qu’entre les deux, il y avait une langue, une règle, un code. La volonté d’avilir le déporté trouvait sa limite dans l’acharnement de celui-ci à vouloir rester un homme. Et dans cet espace-là, il y avait place pour ce quelque chose qui faisait que la bouche n’était pas le lieu exclusif de la dévoration.

Entre le SS et sa victime juive, il n’y avait pas de point de passage et la langue était inutile, la notion d’espèce humaine, inopérante. Non qu’ils n’aient pas été objectivement de la même espèce biologique mais que cette objectivité même soit au sens étymologique, obscène car elle équivaudrait alors à observer un phénomène en mettant le bourreau et la victime sur le même plan, l’observateur se situant lui-même en dehors du champ d’expérience.

Entre le SS et sa victime juive, il n’y avait pas de langue car la bouche du bourreau était le lieu de dévoration de la victime, sa proie. Non une proie parmi d’autres, occasionnelle et à la mesure de la faim, mais une proie d’élection anti-animale, dans la mesure où elle fut considérée par essence comme une proie. Cela dans un processus qui n’était pas seulement un nourrissement par la récupération quotidienne des affaires des déportés au bénéfice de la consommation courante des Allemands, mais dans le projet d’une extermination, rejetant ainsi l’idée même de la proie dont la gestion commanderait qu’on n’en détruise pas la source.

Parmi plusieurs choses qui font du massacre des Juifs par les Nazis, un évènement incomparable au Goulag soviétique et encore moins aux crimes de guerre Serbes ou Rwandais, il y eut la volonté d’exterminer les nourrissons et les enfants que les Staliniens faisaient eux de leur côté, élever dans des centres spéciaux pour en faire de bons communistes ou l’enfantement obligé des femmes bosniaques violées. Déportés et bourreaux de Russie et de Yougoslavie étaient bien de la même espèce, même du point de vue du vainqueur puisque l’engendrement fut possible et possible la croissance de ce produit.

Rien de tel à Oswiecim. Du point de vue du bourreau, la victime ne fut pas de la même espèce et n’y eut pas d’enfantement visible, de langue ni de point de passage possible. Entre les deux, une coupure absolue. Il manque ici un mot, une idée, celle que signale le logo du début du texte. Une faille d’ouverture, fermeture. Une contradiction : expulsion, intégration, assimilation, désintégration, le vide de la digestion. La volatilisation. La rupture de la continuité du monde. Le déni. Dans ce déni gît et racine le refus absolu de prendre en compte ou d’être mis en cause. Quelque chose là fut cassé dans la chaîne du vivant.

Nommer dans sa langue à soi la mort de la proie, pour que l’idée même de la subjectivité de l’autre disparaisse. S’établir ainsi non seulement le seul maître du monde, mais le seul au monde. Empêcher l’expression de l’autre, fut-ce seulement dans la perduration du nom de sa mort. Plus que l’abolir, d’ab-olere étymologiquement, ne plus le sentir, c’est faire qu’il n’ait jamais été.

Auschwitz dans cette logique est impensable car penser c’est décoder, dégager le code, comprendre, faire sien le lien avec le monde, en tous cas établir des points de passage. Or à Auschwitz - EN AUSCHWITZ vaudrait-il mieux dire puisque du point de vue de la victime, ce lieu n’existe pas et que prononcé par le vainqueur, il ne s’y passe rien - EN AUSCHWITZ donc, il n’y a plus rien entre le sol et la bouche, là où pourtant a eu lieu la dévoration. Mais CELLLA a disparu, gobé. En un clin d’œil. L’idée même du lien a disparu.

Auschwitz est impensable parce qu’il n’y a aucun lieu dégagé où on pourrait installer un espace pour le penser. Entendons par là un espace vide, une sorte de zéro philosophique où quelque chose de l’ordre de la représentation mentale pourrait se tenir. Un zéro philosophique qui serait à l’ontologie ce que le zéro est aux mathématiques, la possibilité d’une construction.

Pour penser sans défaillir cette dévoration où la proie même est niée, il faut pouvoir tenir à distance ce qui nous lie au nourrissement et au souvenir d’Elle, la pourvoyeuse, la mère ou en tous cas ce qui en tient lieu, si on n’y a pas été mêlé. Auschwitz est impensable parce qu’il n’y a aucun lieu où projeter l’espace vide qui permettrait seul de penser, sans s’encombrer du souvenir d’Elle, la nourricière qu’on pourrait bien soi aussi, quelque part dans les fantasmes, les abîmes, les abysses avoir eu envie soi aussi, de dévorer.

Dans cette logique, Auschwitz est impensable car dans ce vide pourtant de pure oralité puisqu’inventé par la prononciation, il n’y a plus de lien entre la langue et la terre - plus de langue maternelle - ni entre la bouche et le nourrissement de la bouche, puisque la victime est niée - plus de têtation - ni entre la bouche et ce qui alimente la bouche - le sein - puisque l’évènement est sensé n’avoir jamais été.

Pour certains ainsi Auschwitz est-il impensable. Mais non ce qui est survenu à Oswiecim : le gosier allemand imposant à cette ville le formatage de la prononciation allemande, de la grammaire allemande, de l’ordre allemand, de la prédation allemande. La digestion du lieu dans la langue du vainqueur.

Considérer la langue comme un nouveau lieu quand il n’y en a plus d’autre parce que l’espèce est devenue hors-sol et qu’elle n’a plus d’autre enracinement que ses langages. Rétablir le nom du lieu, le raccrocher à la terre qu’il n’aurait jamais dû quitter. Réinstaller ce nom de lieu digéré, parti lui-même en fumée. Arracher à la gueule de Moloch, la langue de l’autre en train d’être digérée. Nommer l’impensable : Le crime d’Oswiecim.

 

 

3. NOMMER

De 1945 à 1985, dans la France officielle le crime perpétré à Oswiecim est resté innommé. C’était pourtant l’assassinat même. Technique, massif, compact on n’ose pas dire idéal. En 1944, un juriste juif américain inventa pour le dire le terme de génocide et longtemps on s’en tint là. Sans doute n’était-il pas possible à l’époque de faire autrement, les survivants étant tous occupés à survivre et ceux qui auraient pu demander des comptes, pas assez nombreux pour les obtenir. La démocratie, c’est aussi - ou d’abord - si elle est minoritaire - et c’est souvent le cas - le silence de la victime. Comme la proie quand elle est chassée en meute…

Elie Wiesel parla faute de mieux, de l’évènement, essayant d’en faire L’Evènement, mais ce fut le terme d’Holocauste qui s’imposa et horreur après l’horreur donna encore contre la victime, raison au meurtrier. Car l’Holocauste - totalement brulé - c’est bien le sacrifice fait à la divinité et ce nom renforça ce qui là avait été perpétré. Les mots n’eurent plus prise sur rien et la langue se défit.

Des classes d’âge entières furent emportées dans la tourmente. Les enfants ne croyaient plus ce qu’enseignaient des parents non crédibles face à leurs descendants incrédules parce qu’on n’avait pas pu leur fournir d’explications. Dans ce trou noir désert et vide, une génération sans lien s’écoula. Déni de filiation, le mot manqua pour dire la chose qu’on fit à la génération. Déni de transmission. Déni d’Histoire. Déni de précédence. Ablation. Dans le silence, l’enracinement mourut. Les enfants ne purent prolonger l’action des parents et refluèrent. Retournement.

Ainsi une génération erra dans le désert de l’absence de filiation, dans le trou noir de l’époque, dans l’absence du nom. Ainsi une génération survécut elle incrédule face à des parents non crédibles qui peu à peu refoulant leur descendance, refusant leur mort y compris au prix de celle de leur progéniture, peu à peu occupa tout le champ.

En 1985 sortit le film de Claude Lanzmann au nom inouï, jamais entendu de la majeure partie des gens : SHOAH. Ce vocable étrange surgit brutalement sans explication ni hésitation, incompréhensible au milieu d’une langue qui non seulement ne l’attendait pas, mais ne voulait pas en entendre parler. Et je leur donnerai un nom impérissable (Isaïe 56.V) C’est cette phrase que la lumière du projecteur du cinématographe inscrit d’abord sur l’écran.

Shoah, c’est bien ce vocable étrange qui nomme ce qui fut le temps d’un deuil - mais ce temps là seulement pour la plupart - innommable. Shoah en hébreu : la catastrophe, l’anéantissement, la destruction. Un deuil de quarante ans pour renoncer à nommer en français, ce qui pourtant se passa non seulement en allemand, mais aussi hélas en français. Comment s’en étonner puisque cela eut lieu dans le lieu où la langue n’avait pas lieu d’être ? Shoah, le nom de l’évènement, ni génocide, ni holocauste, car ce qui a été détruit là, ce n’est ni un peuple, ni une victime expiatoire, mais l’humanité toute entière, dans son être ontologique.

Est-ce que cela aurait un sens de remercier l’hébraïté d’avoir réussi à refouler les termes de génocide et d’holocauste pour imposer la nomination, la nommation enfin dans la langue de la victime et non dans celle du bourreau ? L’innovation est elle là ? Désormais les crimes seraient nommés dans la langue de la victime et dans celle là exclusivement ! Car après tout la notion même de crime est subjective. L’assassinat du point de vue de la victime peut n’être qu’éradication du point de vue du meurtrier. Désormais chaque victime laissera derrière elle, le nom de son meurtre.

Paradoxe du surgissement du mot par le canal du cinéma. La nommation par le titre d’un film, est ce le premier nom cybernétique ? Et en se souvenant de la traduction de Béréchit, L’ENTETE d’un monde d’images. Le nom impérissable, est-ce la judéité elle-même ? Soit, cela est ! Le nom impérissable, celui de la nomination elle-même, la distance entre l’objet et le sujet, la constitution du sujet lui-même.

Retourner le problème. Depuis la Shoah, des génocides il y en a eu bien d’autres : Dans les Nonantes le Rwanda et les Musulmans de la Bosnie-Herzégovine. Mais des crimes contre l’Humanité, aucun ! Si le crime doit se dire dans la langue de la victime, le seul crime contre l’Humanité, c’est la Shoah car là seulement, il y avait projet d’abolir l’Humanité. La couper en deux. Dénier à certains le droit d’en faire partie.

Ce ne fut pas le cas ni au Rwanda, ni en Bosnie Herzégovine où seule la terre en tant qu’emplacement était convoitée. Rien d’autre. Crime de guerre tout au plus pour ne pas dire la guerre simplement, puisqu’elle est déjà elle-même le crime… Le crime contre l’Humanité est unique alors que les génocides ne le sont pas. Le crime contre l’Humanité n’est pas seulement le génocide juif, mais le génocide juif plus le projet d’abolir l’idée de l’Humanité, les deux étant pour des raisons culturelles et historiques, inséparables.

Le crime contre l’Humanité, c’est la volatilisation d’Abraham - le père d’une multitude - comme les Nazis obligèrent certaines Juives à se dénommer Sarah et leur compagnon Isaac, les enfermant ainsi dans un inceste sémantique perpétuel. C’est avant la Shoah elle-même que commença le Révisionnisme, l’abolition de la mère, sa stérilisation définitive, l’interdiction de l’enfantement et de la filiation, l’obligation pour la matrice de rester définitivement vide, en attendant qu’elle le soit, essentiellement.

Pourrait-on alors écrire La Shoah a cessé mais le crime contre l’Humanité continue ? Ou bien faut il aller plus loin et au-delà de l’évènement historique, renversant les deux notions, oser dire que le crime contre l’Humanité, c’est la Shoah au sens où c’est la judéité qui a inventé l’idée d’Humanité ?

 

 

4. ILLUSTRER

SHOAH, le film de Claude Lanzmann. Au commencement, la couleur.

Quand la projection commence, la lumière donnant vie à l’écran, on a un choc et on croit à une erreur ou à une simple séquence d’introduction qui va bientôt cesser au profit d’un vrai film. C’est un avertissement, un recadrage, un genre de quelque chose qui s’interposerait ou qu’on intercalerait pour faire supporter, protéger, mettre de la distance entre la chose et le spectateur. Mais contre toute attente, cela ne cesse pas. C’est la première étrangeté du film. Elle persiste jusqu’à la fin. On ne s’habitue jamais. Et pourtant, la projection dure neuf heures...

C’est grâce à la couleur qu’on découvre qu’Auschwitz et Treblinka n’ont rien à voir. Le second est une verte forêt de conifères persistants et la première une ville de briques et de rues que les historiens de l’architecture rapprocheront un jour des docks de Liverpool. Une différenciation se réintroduit qui rend à nouveau possible la pensée par la faille qui s’ouvre entre les deux. Le réputé innommable, impensable, l’indicible craque. L’horreur se fend en deux pour commencer à pouvoir être nommée. L’innommable se coupe livrant passage à la pensée : pierres et forêt d’un côté, briques et ville de l’autre.

La couleur donne la pensée. C’est la première opération du film. Il recrée le monde par la couleur. Il, le cinéaste, celui qui dit de lui-même Pour faire ce que j’ai fait, il m’a fallu un culot d’acier ! Le culot d’abord d’utiliser la couleur là, incongrue. C’est elle qui ramène la dualité qui permet de penser.

Le film commence sur les images paisibles d’un batelier sur une rivière. Des eaux verdâtres et des buissons le long de la rive. Dans la barque, un homme assis. Ce pourrait être une agréable promenade d’été, la Venise verte de quelque marais provincial. Et l’horrible génie du cinéaste est là : Tout est parfaitement tranquille et quotidien.

Désarçonné dès le début, le spectateur – mais ce mot ne convient guère, car si on l’est on ne peut pas rester – le participant disons plutôt à cette cérémonie qui coupe en deux le cinéma, SHOAH d’un côté et le reste de l’autre, l’est définitivement. Il y a des œuvres dont on ne sort pas indemne parce que c’est leur essence brute qu’elles jettent au visage et c’est sans doute là la création, l’instauration d’un ordre.

Ainsi Claude Lanzmann dévoile-t-il l’horreur du monde, la tranquille dévoration des uns par les autres sous un ciel souvent serein et dans un paysage harmonieux dont la beauté parfois dilate le cœur.

Commence alors le récit de l’horreur. Ce batelier avec cette perche qu’il pousse si tranquillement, c’est le nocher de l’enfer d’ici-bas conduisant dans sa nacelle un être autrefois en ce lieu laissé pour mort dans un charnier de corps assassinés. C’est l’un des deux seuls survivants de Chelmno – le centre d’extermination par le gaz – qui enfant avait servi de jouet aux Nazis parce qu’il était agile aux courses qu’ils organisaient entre leurs esclaves enchaînés et qu’il chantait bien. Il avait la charge de nourrir les lapins de ses tortionnaires et deux fois par semaine remontait ainsi la Ner avec son garde prussien.

Il refait le voyage devant la caméra. Il a maintenant quarante sept ans et chante la même chanson qu’il chantait à treize. Il y a dans cette séquence cinématographique la judaïcité toute entière : le temps, la voix, la présence, l’oralité, le souffle. Le refus de la confusion. La négation de la résurrection. Le refus du refus du Temps. L’affirmation du vivant. C’est au présent de sa vie d’adulte, devant la caméra de Claude Lanzmann que Simon Srebnik refait le voyage et se souvient.

Il n’y a pas reconstitution des faits mais constitution de ce que le nazisme avait mis une force inouïe à essayer de cacher. Cela est. Cela a été. C’est ainsi. L’expression même de la judaïcité. Tout l’effort du film est de rompre avec la confusion de la présence et de l’absence, du cela est et du cela n’est pas, de la vie et de la mort qui doivent à tout jamais être séparées. Le paradoxe du film est que le cinéma pouvant sans difficultés être le lieu de toutes les confusions, est là l’instrument inattendu de la clarification par l’affirmation des traces.

Le film est un objet cybernétique non identifié, quelque chose comme l’écriture de la parole, si on donne à l’écriture le sens de trace et à la parole, celui d’acte. Cela n’est possible qu’à travers la judéité elle-même toute entière structurée en termes de présence et d’absence. Sans réparation possible. Ce qui est détruit l’est éternellement. C’est bien la Shoah qui a eu lieu. Le monde disparu dans le crime d’Oswiecim n’a pas ressurgit après la guerre dans ce qu’on a si joliment nommé La Reconstruction et Les Trente Glorieuses. Il a définitivement sombré. Cette ancre de civilisation une fois levée, l’espèce toute entière est entrée dans sa liquidation. Car n’étant plus rattaché à rien, l’être pos-industriel n’a plus vraiment besoin de lui-même.

Ce qui frappe tout de suite après dans le film de Claude Lanzmann, ce sont ces moyens de transport qui ne cessent de parcourir le film dans tous les sens. Non seulement les trains et les camions charriant la chair déportée – marchandise primordiale, matière première de l’enrichissement – mais aussi et tout autant les voitures, les bateaux, les bicyclettes et les chevaux.

Au bout de quatre heures trente de projection et ce n’est que la moitié du film, on est obsédé par les carrioles à chevaux qui font du bruit avec leurs clochettes là où il semble que les trains n’en fassent pas, roulant sur des rails bien graissés. On ne saurait dire que les chevaux sont au présent, vivants et bien vivants là où les trains sont au passé, car dans SHOAH - et c’est cela qui pétrifie - tout est au présent. Un absolu présent devrait on dire comme on invente le parfait conjugaison différente de l’imparfait et du plus que parfait.

Ce qu’on retient ensuite, c’est cette voix uniformément inexpressive avec laquelle les survivants racontent devant la caméra. Les survivants juifs, entendons-nous. Car les autres – hélas - se portent très bien. Non pas inconscients de qu’ils ont fait mais pour la plupart, n’y voyant aucun mal. Les survivants juifs raconteraient tout sur le même ton si le mot raconter n’était pas là, obscène et dangereux. Car ce n’est pas un conte mais le récit d’une réalité. A cette aune, c’est au contraire ce qu’on a ouï pendant quarante ans qui devient conte. Un conte à dormir debout : la bonté de l’homme, le progrès, l’humanisme, les Lumières. SHOAH, la Shoah balaie tout cela d’un seul coup.

C’est d’une séquence à l’autre, la même voix monocorde dont le siège ne semble plus être le souffle de celui qui parle, mais venue d’un lieu où la parole s’est tout ensemble désintégrée et concentrée. Non pas d’outre tombe, puisque de tombe justement, il n’y en a pas et parce que de toute façon ceux qui racontent ne sont pas morts mais plutôt d’une parole d’avant-tombe. Une parole voilée.

Ensemble de séquences où sur les lieux mêmes du crime les gens racontent, le film est monté comme une spirale encerclant d’abord de loin, puis de plus en plus près, la chambre à gaz. Le mouvement d’emballement des chevaux qui trottent a-t-il lieu autour de cet espace vide ? Comme un grand mouvement d’eau tournant dans le fond d’un lavabo avant d’y disparaître. Un encerclement de plus en plus rapproché de la chambre à gaz qui n’est jamais montrée de l’intérieur et qui tient la place d’une anti-matrice qu’il ne faut pas dévoiler. En aucun cas. Car c’est de là que vient la voix voilée.

La voix d’avant-tombe. Et encore si on admet que de tombe il n’y en a même pas. La voix d’outre-tombe, d’au-delà de cette tombe absente. Si on veut bien admettre que cette voix voilée, c’est ce qui relie des deux côtés de cette absence. Comprenne qui pourra ! Claude Lanzmann a par ailleurs dit que s’il avait trouvé un film montrant ce qui s’était passé dans les chambres à gaz, non seulement il ne l’aurait pas projeté, mais il l’aurait détruit. C’est bien là le point aveugle, le foyer optique de son film.

Aux dires d’un témoin, après l’ouverture des portes une fois le forfait perpétré, l’espace autour des cristaux d’acide cyanhydrique, était vide. Autour de l’espace vide, des cristaux. De gens, non. Dans l’espace et dans le temps, cet espace - ce lieu vaudrait il mieux dire pour éviter les confusions - est comme le zéro philosophique, un zéro chimique. Le lieu vide de ce qui vient. Le tabernacle de la création post-humaine. La nouvelle abominable matrice, là où l’homme n’est pas, d’avoir disparu. Volatilisé. Là.

Dans le plus grand cimetière du monde où se mêlent les hommes venus de toutes parts. Là où de l’homme, on a perdu la trace. Le passage de l’état solide à l’était gazeux. La sublimation. C’est l’idée même de l’être humain évacué par la machine. Hors du monde. Jusqu’au ciel ? C’est la première phrase de Claude Lanzmann dans son film, puisqu’il y participe comme interlocuteur, référent, questionnant, faisant préciser et encourageant la parole lorsqu’elle vacille. Il la pose là comme une fausse question, faussement incrédule pour attirer l’attention sur la victoire apparente du christianisme, pourvoyeuse de cette étrange et obscène ascension.

Cette masse compacte de victimes mourant conglomérées dans les vapeurs, est-ce le projet d’abolir la coupure entre le chimique et l’organique ? Est-ce le fantasme de réussir l’ultime combinaison des éléments ? La recombinaison avec d’autres substances des supports chimiques de ce que les poètes appellent l’âme pour s’assurer de sa disparition définitive ? C’est la précursion d’une gestion nouvelle du vivant. Non seulement sa maitrise et son recyclage, mais son traitement.

Gestion, administration, rationalisation. Regestation artificielle. Substitution à la mère naturelle. Comment d’étonner alors qu’à Treblinka les cristaux mortels aient été apportés par des véhicules sur lesquels une croix rouge était peinte et que les Nazis aient nommé hôpital, le lieu d’achèvement individuel - si on ose dire - des malades, des vieillards, des enfants seuls et des Sonderkommandos ?

Un quart du film raconte le Ghetto de Varsovie. Est-ce que cela exprime l’effort pour naître quand même, quand la vie est interdite, là où l’extériorisation, l’extériorité elle-même est interdite par le négateur totalitaire ? Quand le cinéaste met en exergue de son film Je (leur) donnerai un nom impérissable est-ce que cela veut dire : Je les ferai naître quand même ? On pourrait le croire dans la mesure où les dernières séquences sont tournées en Israël, au kibboutz dit des Combattants du ghetto.

C'est-à-dire en fin de compte de ceux dont une partie au moins a réussi à survivre, s’évader et conquérir un lieu pour ETRE. Du verbe ESTER. Se tenir debout et aujourd’hui encore en français moderne agir en justice. Israël est alors le symbole de l’affirmation de la naissance. Comme Jacob se collète avec l’Ange, il lutte contre l’innommable et comme dans toutes les luttes contre la mort, en reste boiteux. Car le secret des survivants, c’est le prix qu’ils ont payé pour sauver leur vie. En ce sens face au nazisme, la survie d’Israël n’est pas seulement celle d’un peuple, d’une nation ou d’un pays, mais celle de l’Humanité toute entière.

Claude Lanzmann convoque les traces, les corps survivants, les paroles, la parole plutôt car elle est - aussi bien que l’absence - le sujet du film, les voies ferrées, les panneaux indicateurs, tous les résidus d’une disparition qui - en dépit de l’effort nazi - n’a pas été intégrale. Il transforme la tentative d’holocauste en Shoah, déjoue le projet d’abolir le monde en en retranchant un élément et constitue la réalité, une digestion laissant des traces… L’apparent deuil de quarante ans était-ce la durée nécessaire pour tout cela ?

Le cinéaste organise par le montage de son film une séparation entre la chair vivante née par les voies matricielles et la force des armes - ce qui se passe dans le tunnel et les égouts pour fuir le ghetto - et le monde des déchets et des traces. Il sépare ce qui concerne le tube digestif et les voies maternelles, en s’opposant à la négation totalitaire qui repose sur une cavité unique indifférenciée servant indifféremment à toutes les fonctions puisque tout serait alors fusionné. Il oblige le corps bouleversé à fonctionner enfin normalement. Il réaffirme aussi les limites de la Shoah et du nazisme. Cette humanité défaite doit continuer à vivre et à se réorganiser au sens propre.

Le film se termine sur la séquence des Combattants du Ghetto. Peut-on l’interpréter comme - après la concentration sur l’(anti-)matrice de la chambre à gaz détruite - l’engagement dans le vagin de la survie pour aboutir vivant en Israël ? L’œuvre s’achève sur un homme seul dans le ghetto en ruines Je suis le dernier juif. Je vais attendre le matin. Je vais attendre les Allemands dit-il. Cet homme c’est Simba Rottem dit Kajik.

Et au Cela est, mais personne ne sait quoi de Maître Eckart, Claude Lanzmann répond enfin Cela est et on sait quoi : Cela. Encore faut-il pouvoir le montrer. Dirait-on qu’il y a là, la supériorité du cinématographe sur le livre ?

SHOAH est filmé au présent non d’un temps qu’on conjugue mais d’une présence qu’on habite. Filmant les traces, les résidus, les déchets, les signes laissés par l’Evènement - c'est-à-dire les marques mêmes - Claude Lanzmann fait de son cinéma une écriture, ce qui est son étymologie même, remise là dans son sens. Je (leur) donnerai un nom impérissable signifia alors Je montrerai leur trace. Ce qu’il fait. Le film SHOAH est un monument qui hors du commun dans tous les sens du terme, se rajoute comme un chapitre supplémentaire à l’Ancien Testament.

Il rend visible l’invisible. Il vainc définitivement le projet nazi de faire disparaître jusqu’aux traces du massacre pour que les victimes soient non seulement tuées et mortes mais comme n’ayant jamais existé. Le projet nazi était bien l’holocauste. Le grand brûlement de la totalité. Le sacrifice parfait à la divinité hors-sol. Projet qui fut partiellement soutenu par les autres nations sans qui le forfait n’aurait pu s’accomplir, et qui perdura après l’évènement dans sa nomination obscène.

Les Juifs redeviennent ainsi membres du monde pour mourir effectivement et non plus seulement disparaître. La mort est réappropriée par ceux qui l’ont subie. Claude Lanzmann impose un retour à la normale. Puisqu’il y a eu digestion, il impose qu’elle s’accomplisse dans son être au monde, présent au monde. Il a ainsi prise sur le totalitaire et même emprise. Il l’empêche de se livrer à son activité habituelle - favorite, oserait on dire - le refus des échanges, au profit de l’intégrale captation, le gobage.

C’est la tentative de porter au jour ce que le meurtrier veut dissimuler. Ainsi Serge Klarsfeld quand de son côté, il dresse la liste des ultimes voyageurs déportés depuis Drancy, liste lue désormais chaque année comme un tragique appel des morts, non pour les ressusciter mais témoigner au contraire de leur mort.

Anus Mundi. C’est ainsi que les Nazis nommaient Auschwitz, la Grande Horreur pour faire que ceux qui en sortaient par la cheminée des crématoires en soient expulsés et au-delà même encore de ce projet déjà extravagant, soient comme n’ayant jamais été. Le cinéaste prend le parti de la réalité et montre CELLLA. Puisque cela est. Cela est. C’est ainsi, ce qui est arrivé. C’est cela qu’ils ont fait.

 

 

5. DEVORER

Mais comment croire qu’il soit exact que le nazisme ne voulait pas laisser de traces alors que Claude Lanzmann dans son film nous dit, nous montre et nous démontre que la Shoah s’est effectuée aux yeux de tous… Le cinéaste affirme que c’est parce qu’ils étaient alors sûrs du silence des témoins.

N’y a-t-il pas au bas mot contradiction à désigner par l’étoile jaune, pour ensuite faire disparaître ? Mais le paradoxe peut néanmoins être levé si l’objet de l’opération est l’ostentation et la déglutition. L’ostentation de la déglutition.

Le christianisme est un exhibitionnisme du sacrifice, de la torture et de la crucifixion. De la croix elle-même. C’est l’ostentation permanente et théâtrale de l’hostie enchâssée, promenée, exposée, élevée partout et toujours et chaque fois que c’est possible, très au dessus de tout, des maisons, des paysages et de la terre elle-même, si cela était possible.

Dans une séquence du film, Simon Schrebnik, l’enfant chanteur rescapé de Chelmno parle sur la place d’un village devant une église. Le montage a intercalé dans son discours les images de la procession qui a lieu dans le même temps et la monstration de cette curieuse hostie : Schrebnik enchâssé dans un ostensoir formé par les visages polonais autour du sien. Si dans l’argot d’Auschwitz, crématoire se disait boulangerie était-ce parce qu’il s’agissait d’y fabriquer l’hostie ? Hostie au sens d’otage, d’ennemi hostile, utilisé pour s’en nourrir de façon cannibale ? Le rescapé juif, l’otage/hostie des paysans qui les ont laissé déporter ?

Le nazisme invente la dévoration christique UTILE, créant à partir du christianisme la religion de l’utilisation économique en dehors de tout sacré. C'est-à-dire la dévoration de la mère en dehors de toutes les lois. Dans cette religion là, il ne s’agit plus seulement de racheter les péchés et les manques mais de vicarier directement les besoins économiques. La DEPORTATION fut-elle une christianisation de force ?

Ainsi les cendres qui montèrent au ciel pour mimer l’Ascension et obliger les Juifs à relier le Ciel et la Terre qu’ils avaient pourtant, œuvre titanesque au commencement de l’Humanité, réussi à séparer. C'est-à-dire pour annuler l’idée même du Judaïsme.

La séparation. Peut-être pourrait-on aller ainsi jusqu’à décoder tous les éléments symboliques. Le gaz, l’asphyxie et la croix elle-même. Symbole chrétien et nazi. Est-ce un hasard ? Dans un cas comme dans l’autre, un instrument de torture. Sur quels abymes de la psyché, la croix gammée a-t-elle eu prise en fascinant les êtres ? Ou au moins ceux qui ne parvinrent jamais à l’être tout à fait, en exposant l’idée, le fantasme, le désir d’un corps, sur une roue disloqué d’avoir été trop fortement soumis aux forces centrifuges ?

 

 

6. SACRIFIER

Le sacrifice d’Abraham est une des pièces maîtresses de la judaïcité car en renonçant au sacrifice humain, en faisant de l’autre, un Autre, il institue l’espèce humaine. Ce n’est pas seulement Tu ne tueras point mais plus profondément encore : Tu ne tueras point celui-là, parce qu’en le tuant, cela serait comme te tuer toi-même ! En reconnaissant dans l’autre son semblable, on se reconnait soi comme constituant de l’espèce humaine, séparée de Dieu.

J’ai été ordonné moi ! affirmait Lévinas qui poussa au bout cette logique de l’institutionnalisation du Soi et de l’Autre comme les soubassements de la philosophie humaniste. J’ai été ordonné moi en reconnaissant en l’autre mon frère, mon semblable. Ainsi le sacrifice d’Abraham, il faudrait mieux dire le non sacrifice humain scellant l’alliance avec un Dieu séparé.

Et comme Abraham signifie Le tumulte de nations est ce que cela voudrait dire dans la mondialisation de l’époque, reconnaître dans l’autre ce qui pourrait s’exprimer par le vous et moi, la transcendance du lien à l’autre, le fondement de l’espèce ?

Dans ce cadre, la Shoah est alors non la destruction de l’espèce, mais son abolition. Elle se casse en deux. La Shoah est non seulement la destruction des Juifs mais aussi la tentative d’abolition de la représentation du monde, de la représentation qu’ils ont donné du monde. C’est non seulement le meurtre de la précédence mais du legs de la précédence, du lien. La Shoah, c’est le projet de sacrifier Isaac pour interdire l’enfantement de Jacob, l’empêcher à tout jamais.

Le nazisme invente la post-humanité sélectionnée comme telle, comme étant capable de s’adapter et de survivre à un univers post-humain a-culturel. Il n’y a donc pas à s’étonner qu’il ait surgi dans la nation techniquement la plus avancée. C’est la logique même. Auschwitz fut prévu par les Nazis comme un centre de décantation de l’humanité pour en exprimer les principes actifs de la post-humanité. Un laboratoire. Un grand chaudron à concentrer la sauvagerie de l’Humanité pour en dégager l’élite capable d’être sans états d’âme, cannibale. Couper l’Humanité en deux entre un logiciel - l’élite - et la biomasse - les sous-hommes -. Abolir l’humanité et restaurer la simple loi de la prédation animale. C’est bien là en effet le crime contre l’Humanité.

 

 

7. UTILISER

Dans l’affaire dite du Carmel d’Auschwitz qui émailla la fin des Octantes, le scandale tient déjà dans le simple rapprochement des deux termes. L’été 1989, il y eut déferlement des flots dans le lieu noir, puisque la langue ne faisait plus écran. Les magazines, la Télévision, les affiches montrèrent sans ordre ni précaution des lieux qu’auparavant on n’avait jamais vus, hormis dans le film de Claude Lanzmann et encore pas même ainsi.

L’écroulement du rideau de fer - qui depuis Les Evènements coupait en deux l’Europe - multiplia alors les occasions de voyages, de tourisme même dans un lieu dont pendant quarante ans, on n’avait connu que le portail noir énigmatique et terrifiant. On vit alors des photos des bonnes sœurs à cornettes planter des salades au pied des miradors et l’incongruité de ces images - au-delà du choc – mettait mal à l’aise. Le décalage avec le film de Claude Lanzmann devenait intolérable. Et sa douleur lorsqu’il parlait en public, insupportable.

On restait pantois devant l’incongruité et désemparé devant l’abondance des images dont en même temps, aucune ne parvenait vraiment à faire sens. On entendit même parler d’un théâtre et on n’en crût pas ses oreilles. Non qu’on ne sache déjà qu’il y ait eu des concerts dans les camps de concentration, mais des représentations théâtrales à Auschwitz, cela passait l’entendement…

Plus on montrait de plans et de dessins, plus l’image - autrefois taboue – devenait l’une parmi d’autres. Pour l’esprit, le scandale était évident - la langue elle-même en témoignait - mais les sens submergés d’images et de phrases qui n’étaient elles mêmes pas des paroles, empêchaient de le cerner. Le recul manquait et ce que l’esprit pouvait concevoir, l’intelligence le récusait.

Cette saison là, on ne parla plus que du Carmel d’Auschwitz et ces mots devinrent même monstrueusement inséparables. Le signe quoique toujours incompréhensible, mais comme un étant déjà nommé, s’estompait. Le Carmel d’Auschwitz avait inventé une forme de génitif dont on ne pouvait plus se défaire et qui s’imposait tous les jours un peu plus. On avait beau savoir que Carmel signifiait Vigne de Dieu, on ne pouvait se laisser aller à imaginer que l’Eglise Catholique avait entrepris la récupération de la Shoah pour ses fins propres et pour faire de CELA un holocauste effectif, un jus de pressoir pour en exprimer/extirper ce qui pouvait servir à Dieu. A leur Dieu. Il aurait mieux valu alors dire BAAL, cette idole barbare et carnivore qui aimait à s’enivrer du fumet des chairs brulées.

Auschwitz fabriquant un carmel pour achever effectivement l’Holocauste commencé par le nazisme, cela Oswiecim seul n’aurait pas pu le faire : que tout soit consumé en effet, le grand brûlement, consommé, achevé. Une ville continuant à exister et à vivre, elle n’aurait pas pu le faire, il fallait bien pour cela déjà nommer le lieu dans la langue du meurtrier, et la chose dans l’imaginaire du vainqueur.

L’Holocauste d’Auschwitz et la Shoah, le crime d’Oswiecim ne sont pas la même chose. Ne sont pas une seule et même chose. L’Holocauste d’Auschwitz est hors lieu et hors langue, car le plus grand cimetière du monde a mêlé les hommes venant de partout pour les mener nulle part. Ce grand cimetière n’a aucune tombe. Ainsi s’achève l’inversion, la transformation de ce lieu en une matrice ayant produit pour détruire. Ce carmel est la tentative de rendre Auschwitz utile.

Le christianisme a pour symbole - créneau ? - la résurrection, c'est-à-dire l’abolition de la mort. Le premier cadavre disparu, c’est celui du Christ. C’est donc le cadavre d’un juif torturé, assassiné, volatilisé sans laisser de traces qui sert d’émissaire. Le passage damné entre le christianisme et le révisionnisme est-ce la notion du pardon qui efface la trace et en fin de compte permet en petit ou en grand, de réécrire l’Histoire ?

Le catholicisme a la prétention de l’universalité, là où le judaïsme est le questionnement de la différence essentielle. Le Carmel d’Auschwitz achève l’Holocauste pour que tout soit brûlé jusqu’à la trace, jusqu’au sens de ce questionnement de la différence, la cause même pourtant de l’évènement.

La judéité, c’est l’affirmation de la différence qui se nomme elle-même, inventant la nouveauté dans une pensée ouverte. Ainsi celui qui dit Je ne sais pas ce que cela veut dire mais je suis juif ou encore Etre juif cela veut dire, il y a du lien et pour finir Jonas lui-même affirmant Je suis Juif et j’ai peur.

C’est cette ouverture que voulut refermer le nazisme. Ce n’est plus alors seulement un rôle attribué comme dans le catholicisme mais une définition administrative. Est réputé juif, celui ou celle qui a tant de grands parents juifs. Une circulaire suffit et on peut même administrativement et à volonté – selon les besoins – en modifier les critères. Le moteur de l’identification n’est plus à l’intérieur mais à l’extérieur. Comment nommer cette lutte à mort dont le but est de ravaler l’autre au statut d’objet, fut il vivant ?

En termes modernes, c’est la question du logiciel. L’ontologie se résume alors à savoir où est le logiciel et où est la biomasse. Pour la judéité, le logiciel ne peut être qu’à l’intérieur de l’être alors que le fascisme s’envisage nécessairement comme le logiciel d’autrui, un autrui immobilisé dans ses bandelettes avant d’être en tant que proie, détruit.

Le complexe d’Auschwitz puisque c’est ainsi que le Front National a aujourd’hui nommé la chose, les lieux, cela, quoi ? Le Carmel construit sur le complexe d’Auschwitz. Une monstrueuse grammaire agglutinante désintégrée. Mais la désintégration a été rendue possible parce que le lien avec le lieu avait été cassé dès l’origine. Auschwitz n’est plus un lieu et ne peut pas le redevenir, c’est un évènement.

Le complexe d’Auschwitz – terme terrifiant – donnerait à penser que les installations concernées peuvent être remises en route, voire même que d’une certaine façon elles continuent peu ou prou à fonctionner, qu’elles mêmes peut être n’ont jamais cessé de fonctionner, si on parvenait à comprendre dans quel sens cette proposition peut être tenue pour vraie. Elles renvoient à une organisation industrielle au présent.

L’expression Le complexe d’Auschwitz signifie qu’on parle du point de vue allemand et que ça fonctionne normalement. D’une façon complexe certes et encore le mot lui-même autant qu’il évoque la complication, signifie en même temps qu’on la maitrise. Le complexe d’Auschwitz est une expression terrifiante qui s’oppose en tous points à ce que couvre le mot Auschwitz lui-même. Non un symbole, mais un concept qui pourtant ne peut être ni défini, ni pensé dans une logique de la société telle qu’en l’état on la conçoit pour la rendre vivable. Il est le définitif infini fini de la pensée.

Le terme complexe d’Auschwitz non seulement prétend définir Auschwitz mais en fouillant davantage, le formater comme ayant une fonction qui le relierait au reste du monde. Or c’est inconcevable. C’est ce qu’exprime

 

§§§§     Schéma stylisé du portail d’Auschwitz      §§§§

 

Relier cela au monde, c’est abolir ce signe qui permet seul dans l’état actuel de nommer d’un seul mot - fut-il encore autre que la vision imprononçable - que cette chose est encore et n’a jamais cessé d’être au présent, en mouvement.

 

Jeanne Hyvrard 1997

 

 

 

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Mise à jour : octobre 2014