TON NOM DE VEGETAL

 

 

TON NOM DE VEGETAL

Essai-fiction de Jeanne Hyvrard

 

Ecrit entre 1983 et 1991 cet ouvrage d’outre-littérature a été publié en 1999 aux Editions Trois au Québec.

Cette disquette - mise en ligne ci dessous - a été fournie telle quelle à Anne-Marie Alonzo - fondatrice et directrice des éditions - qui l’a transformée en livre-papier avec en couverture un dessin de l’auteure qu’on peut facilement trouver sur Internet.

 

 

 

Notes nécessaires à une bonne typographie

(à supprimer dans la version finale)

 

Ne pas perdre de vue que le principe littéraire du livre est une sorte de vision floue qui tente plus ou moins vainement de se préciser pour comprendre ce qui se passe. Pour rendre correctement cette idée, la langue employée dans cet ouvrage est en permanence approximative, et c’est voulu, mais cela rend le travail du correcteur particulièrement périlleux.

D’où les indications suivantes :

 

-Les termes comportant une * (qui sera supprimée dans la version finale) doivent impérativement restés tels quels. Ce sont: soit des néologismes, soit des formes douteuses, soit des formes ou des constructions qui apparaissent comme des fautes, mais en fait n’en sont pas parce qu’elles sont destinées à traduire l’étrangeté de la situation.

-Une deuxième difficulté provient de la nécessité qu’il y a à résister à la tentation de certaines corrections qui auraient pour but une homogénéisation de la typographie qui serait là un contresens, puisque la narratrice erre dans le texte. Il faut donc penser que la typographie tient dans cette oeuvre un deuxième discours à l’intérieur du premier et constitue par ses variations une sorte de littoral qui est un des lieux où se débat la nouvelle création du monde. Ainsi:

   -Résistons à la tentation d’harmoniser les italiques qui constituent une sorte de front conflictuel de deux langages et de deux territoires et ne sont pas aussi arbitraires qu’une première lecture pourrait le laisser croire.

   -Il en est de même pour les accords de « jon me souviens » qui n’a pas d’accord régulier mais s’accorde avec un « s » ou un « t » en fonction du contexte.

   -Il en est de même pour les litanies « Je m’abandonne à toi le... de l’Univers ». Le « Toi » et « l’Univers » ne portent systématiquement ni l’un ni l’autre une majuscule ou une minuscule, mais ne renvoyant pas toujours à la même idée, c’est tantôt l’un ou tantôt l’autre sans qu’on puisse établir de règle.

  -De même pour les majuscules concernant les figures, les allégories ou les pronoms.

-On peut au contraire corriger la ponctuation sachant que les guillemets ne correspondent pas du tout à mon univers littéraire, et que j’ai horreur des points virgules trop tièdes à mon goût.

-Il faut faire attention aux formules chimiques qui contiennent aussi bien des petits chiffres que des grands et plus généralement aux termes techniques parfaitement homologués et très nombreux dans la troisième partie.

Bon courage et merci!


 

Jeanne HYVRARD

TON NOM DE VEGETAL


GENERATION


Au commencement, il sépara les cieux et la terre, et établit deux royautés jumelles, celle des oiseaux sur le ciel d’en haut et celle des reptiles sur la terre d’en bas.

Au commencement, il dit la terre sera deux, le ciel peuplé de la gente ailée, à cause des anges et des oiseaux, à cause aussi des rêves de musique, des séraphins surtout, ces mots qui ne parviennent pas tout à fait à recouvrir cette parfaite allégresse, le savoir qu’elle va venir me prendre dans ses bras, me nourrir et me donner de quoi surmonter le plus grand des voyages.

Au commencement, il sépara les cieux et la terre et établit deux histoires jumelles, celle des oiseaux dans les cieux d’en haut, à cause des séraphins porteurs d’ailes et celle des reptiles sur la terre d’en bas, humide et végétante.

A ceux-là, il dit: Parce que vous adhérez si forcément* au chaos de la nature, de toute la puissance de vos corps ronds et errants, je vous donne la terre entière, conquérez-là, dominez-là, des prairies glaciaires aux marais des embouchures, et qu’il n’y ait pas de bonheur végétal qui ne soit vôtre.

Au commencement, il sépara les cieux et la terre et les partagea entre deux royautés grandes et jumelles. Et quand il créa l’homme, il n’eut plus de place où le mettre, parce qu’il avait déjà réparti le monde entre le un et le deux et qu’il n’avait pas de lieu pour mettre ce qu’il venait de créer.

Il ne voulait pas l’installer dans le royaume de l’oiseau, car l’homme ne voulait pas se souvenir d’être né d’Elle, la grande toute chaotique, la mère des séraphins, porteurs d’ailes et de chant. Il ne pouvait pas non plus l’établir dans le royaume du serpent car il ne cessait de lui disputer la maîtrise de tous les autres vivants.

Il décida qu’il le garderait avec lui dans le grand jardin blanc.

Que le jour se lève et que le monde commence!


RECIT


Jour de l’An

Croûte la glace, mémoire de la blessure répartie en coulées distinctes émergeant de la même source du ciel. Croûte la glace répartie dans toutes les failles et tentant de les combler de leur propre poids. Croûte la glace dans les interstices de la montagne quittant les nuées pour rejoindre les vivants. On ne sait de ce désert que la moraine ou la rimaye. Passent les reflets bleus et fauves. Ils ne furent qu’un moment.

Mais non, il ne va pas tomber. Il fond lentement pour rendre son eau à la terre puisque c’est de la terre qu’il la tient. Il fond lentement. Ses eaux ne font pas encore corps et rivière. A peine seulement l’humidité de la roche. De la vallée, on ne la voit pas.

On croit savoir où s’arrête la rimaye et où commence le rocher, mais ce n’est pas tout à fait vrai, à cause de cette multitude de névés, glaciers minuscules, épars. On dirait qu’il y a un front, puisqu’on dit le front du glacier, mais il n’y a pas de séparation. Elle y est pourtant car comment expliquer autrement le changement de couleur et de nom?

Sombre la montagne. Le passage de cascades jetées dans le vide pour que toute eau continue, si haute soit la source, si lointaine soit la rive, si prodigieux soit le saut; Caressant la pierre, elle choit dans son lit de vide cognant les parois noires. Plus bas encore, elle ruisselle, lavant les dalles pour les faire parvis de cathédrale sans ogive, ni arcs-boutants, rien qu’un filet de mailles pour retenir le temps.

Il n’y a personne dans ce désert de pierres et d’eau. Nulle végétation, nulle animalité, nulle humanité. Demeure des glaces et des eaux, cascades devenant torrents, ce n’est encore ni la forêt, ni la plaine, ni le rivage. Un passage d’eau sous le névé, seulement.

Blocs épars dans cette vallée perdue sans voie, ni route, ni allée. Blocs épars apportés par la mémoire des glaciers. Lent, lent, le glissement. Long, long, le creusement des siècles, des millénaires durant. Raclement de pierres. Entassement de cailloux. Pression des ans. Insistance et patience à raviner le lit pour qu’il devienne vallée.

Le monde n’est plus que ce manquement, la tentative absurde d’ordonner le littoral, comme s’il n’était, par définition, ce qui ne peut l’être. Et pourtant, la moraine elle-même, à un moment, cesse d’être glacier.

 

Saint-Basile

Quatorze tubes de sang contre l’émail. Le tintement du verre contre le plat. La mémoire des orangers. Un champ d’amour. Un chant d’amour. La beauté du monde que rien ne peut détruire, ni l’angoisse, ni ce nom répété quatorze fois sur mille éprouvettes. Détourner seulement la tête pour ne plus voir sur le fil du rasoir, ce sang. Apprendre que, dans presque chaque pièce, il y a au plafond un ventilateur, une bouche d’aération ou quelque lieu courbe de soulagement dont la rotondité euphorise.

 

Sainte-Geneviève

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de le parcourir pour le comprendre; Comme si, dans sa diversité, dans son unité, dans ses connexions, quelque chose oeuvrait depuis toujours. Le littoral, ou plutôt l’absence de littoral. La continuité du monde, là où vous prétendiez m’enseigner la rupture.

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de le parcourir pour le comprendre. Mais qu’advient-il de l’esprit quand le corps l’abandonne parce que la montagne est trop haute, le ravin trop profond, le passage trop étroit?

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de le parcourir pour tenter de le comprendre. Cet air, cet espace, ce vide, ce rien entre la glace et le rocher. Cette possibilité. Cette latence. Ce manque; Cette faille où passer la main. Cette absence d’élément entre la pierre et le glacier.

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de regarder le monde pour le comprendre. La rimaye et le littoral. Deux versions d’un même lieu dont vous ne m’avez rien dit. Ni d’elle, ni de lui.

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de comprendre la rimaye, cet autre nom du littoral. Celle dont vous disiez le vide, le néant, la lacune. Pas même le chaos, pas même l’absence. Et pourtant, sans cette fente, ni coupure, ni rupture, ni cassure, comment comprendre la parole à l’état naissant?

Le névé de toutes ces neiges agglomérées. Tassement de mots entendus pendant des années. Tassement de la parole. Des siècles d’horreur et de mécontentement. Tassement dans le névé de ce que vous disiez l’histoire du monde, comme si vous seul.... Mille ans... Trois mille... Le glacier sourdant lourdement de cette accumulation. Le glacier dans la haute vallée. Le glacier enserré dans le fatras des montagnes. Il coule quand même, si on peut appeler coulement*, coulure*, coulâtrie*, cette folle folie de la parole glacée.

Voici, impénétrable, la procession des mots qui, dans sa bouche à elle, ne peuvent dire le monde. Voici fracturés, les séracs et les crevasses, tous les malheurs de ce que vous vouliez faire un, le multiple et l’hétérogène. Folle la folie, le bâillement de la glace parce qu’elle ne peut suivre la terre dans toutes ses variations.

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de le comprendre et, avec lui, le corps suspendu, encaissé, fracturé. Il ne meurt pas. Il avance absolument. Insensiblement. Invisiblement, si on ne mesure pas. Il rend des cadavres, des débris, des hélices, des piolets et des gourdes vidées. Il rend petit à petit tous les drames qu’il a conservés. Par eux, vous datez les malheurs et leurs avancées. Une montre parfois ou un carnet de voyage. Les mots sont effacés, pas les choses. Membres et tête, jaquette et chaussures, ventre et chapeau. Tout y est.

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de comprendre ce que vous appelez désordre, quand vous portez, sur des civières, les restes de chair quand même conservée. Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de comprendre les mots accumulés dans le névé des siècles. La rimaye courant sans jamais se perdre entre la roche et le glacier. Mortes, dites-vous des chairs dont vous avez perdu la trace. Car vous n’entendez que la glace et le roc et pas cette rigole de rien accompagnant là où vous croyiez qu’il n’y a rien.

Je vous dirai la pierre qui ne sent rien, cette masse sombre, la demeure des oiseaux. Les glaces et les séracs, les pics et les monts, les gouffres et les ravins. Je vous dirai le littoral. La terre sans rupture. Les corps morts que, peu à peu, je vous rends. Des ancêtres reviennent plus jeunes que leurs enfants.

Le monde n’est plus que ce manquement. L’effort de le comprendre et, à travers lui, la mort des corps qui ne peuvent vivre que son désordre. Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de comprendre que ce désordre est un ordre autre. Le temps pour le glacier de rendre les cadavres conservés.

Les gentianes. Les anémones. Les orchidées. Vous essayiez encore de m’expliquer la matière vivante. Voilà des siècles que je ne vous comprends pas. Je sais seulement les fleurs à la croissance infinie, ces bouquets d’êtres dont vous récusez la logique végétale. Vous m’enseignez l’individuation. Vous me décrivez cette monstruosité que vous prétendez la norme, la partie prise pour la totalité.

 

Epiphanie

D’abord cette masse dure au milieu de la chair. Cette île au milieu de la terre ferme. Ce corps étranger au milieu du corps lui-même. Cette nuée ardente au milieu du volcan. Cette pierre verte au milieu des scories. Cette cristallisation au milieu du magma. Cette phrase au milieu des mots. Cet être se disant à lui-même quelque chose.

 

Saint-Edouard

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de comprendre le corps lassé, fatigué, rongé. Le corps dont on ne sait si ce qui l’épuise est la maladie ou le traitement.

Marcher jusqu’à comprendre comment des cellules folles peuvent garder en elles la mémoire. Marcher jusqu’à comprendre le ravin. La ravine*. La haute vallée. Sans route, ni voie, ni chemin. Sans rien d’autre que le passage étroit. L’anémone soufrée. Le rhododendron. Le grand pavot. Les pistils. Les spores. Les étamines. Les pétales. La sente balisée par les fleurs. Le glacier pris entre les deux versants. Tentative. Tentation de se frayer un chemin, là où nul...

Mais ce n’est pas un lieu pour les vivants. Car comment expliquer alors cette panique s’emparant du corps comme le paysage devient pierre? Comment expliquer cette angoisse du corps s’approchant de la frontière du vivant? L’outrepassement*. L’alerte. Comme si quoi? Rien à faire. La vie avec les vivants. La vie au prix des vivants. La vie contre le vivant. La symbiose envers et contre tout. Les mots venus de la chair. Une maladie qui n’en est pas une. Une organisation autre. L’ordre végétal dans les tréfonds du corps.

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de comprendre le monde pour guérir de la mémoire. La dire pour qu’elle soit le corps même de la guérison. La logique autre. Celle du végéral. Les corps en bouquet croissant infiniment. Comprendre le littoral. La rimaye et la moraine entre la glace et le rocher. L’écrasement réciproque. La symbiose pourtant.

La glace tentant d’écarter les montagnes. Comment ce fleuve pourrait-il respirer davantage puisqu’il n’occupe que la place laissée libre? Et encore, regardez la rimaye que nul ne peut combler. Résidus du flottement. Du déplacement. Vide gratuit où tout passe. L’air, le mouvement, l’espace et le temps. Sans la rimaye, le glacier n’avancerait pas.

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de comprendre le littoral, la moraine assemblée, cailloutis de toutes tailles, poussés par le glacier et lui barrant la route. La voie frayée entre les deux versants. La tentation de passer d’une vallée dans l’autre en dépit de la pierraille.

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de comprendre comment le glacier arrache la terre pour l’emporter avec lui. La moraine, dites-vous. Barrage contre la haute vallée. D’un versant à l’autre. L’avancée du glacier. Le terril de montagne repoussant ce qui le bride. Je ne vois plus le front. L’eau résurge pourtant. L’humidité d’abord. Un suintement qu’on croirait hasardeux si on ne voyait que les pierres alentour. Elles aussi sont mouillées.

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de comprendre le suintement de la moraine. D’abord, l’humidité d’une pierre, juste assez pour que se forme une goutte. Puis deux. Puis trois. Traversée du barrage. Le goutte à goutte de la survie. La gestation du filet. Tantôt étroit. Tantôt large. Achoppant de pierre plate en caillou rond, de presque galet en...

Un filet d’abord étroit cheminant entre les pierres. Une vague rigole qui se perdrait si elle était seule, bue par la terre et encore peut-être pas tant elle est saturée aux abords du glacier. Mais que ferait la terre de toute cette eau, puisqu’il n’y là nul vivant?

Le monde n’est plus que ce manquement. Comprendre comment le glacier traverse ce qu’il a lui-même accumulé. En un endroit d’abord, parce qu’il faut bien que l’eau commence. Et encore la glace fond déjà. Il n’y a pas de rupture. Elle change de nom seulement au milieu du barrage. Simples filets d’abord, de plus en plus nombreux. Se rejoignant deux à deux. Ce n’est pas un hasard puisque, venus de la même Toute*, ils tentent ensemble d’y retourner.

Le monde n’est plus que ce manquement. Tenter de comprendre comme l’eau franchit le barrage qu’elle a elle-même accumulé. Un écoulement formé de mille suintements. Un écoulement comme si la moraine elle-même était porteuse d’eau. Elle l’est puisqu’elle ne la retient pas. L’érosion bien sûr, mais pas seulement. Les éléments. La terre et l’eau. Le glacier. La rimaye. La moraine. Le flot devenant ruisseau.. Ses affluents s’ordonnant pour devenir rivière.

Le monde n’est plus que ce manquement, comprendre comment les eaux traversent toujours les débris par elles accumulés. Cette terre de littoral où germe tout vivant. La moraine frontale barrant la vallée, vaste désordre de ruisselets, de ruisseaux bientôt, et encore de glaces, de névés, de cailloux, de n’importe quoi qui a pû être arraché, motte de terre isolée, augmentant le désordre pour le rendre vivant. Car les spores. Car le vent. Car la graine. Cette herbe jaune et rase dont...

C’est qu’il faut bien un commencement. Ce rien du tout pour se mêler d’abord. Les quelques herbes dans la moraine, parce que le ruissellement au commencement du monde. La matière devient vie, touffe à peine au milieu des cailloutis. Longtemps encore, le mélange de pierres, d’eau, de glace, de caillasses et de terre détrempée.

 

Sainte Mélaine

Recommencer l’exercice. La reconquête des forces. Jusqu’à ce que la pierre refasse vie par la mémoire d’avoir été un moment une seule chose. Recommencer les exercices jusqu’à ce que la vie s’ensuive. Le long chemin pour échapper à une mort si vieille qu’au commencement déjà, ils m’avaient condamnée.

D’abord cet imperceptible salut. Revue militaire passée par quel chirurgien? Dérisoire victoire de la chevelure lavée dans le lavabo de la chambre. Le déchirement du flanc. La brûlure de l’espérance. Le tournoiement du bras. L’effort pour atteindre ce point là-haut, très-haut, presqu’au plafond. Là où s’envolent les oiseaux prisonniers.

Le carton bouilli du corps. Le papier mâché du visage. Les centimètres regagnés un par un, jour après jour. Retrouver une à une des lettres pour faire des mots. Des mots pour faire des phrases. Des phrases pour faire du texte.

La mémoire inscrite dans le corps pour témoigner du corps. Les gestes du bras, pour faire des mouvements. Ce serait si simple d’arrêter. De consentir au manque. D’accepter la perte des facultés. De s’installer dans la mutilation. De se laisser mourir faute d’avoir osé réorganiser la pensée.

Le corps en carton pâte. La balafre le long du torse. La raideur de tout le tronc. Le champ de ruines des côtes. L’épaule de pierre retenue par une peau de lierre, s’obstinant à pousser par quel aveuglement? Recommencer l’exercice. Ce qui permet à la roche de végéter. Le lichen. L’impossible pari de la mémoire. Le déchirement des chairs qui ne veulent pas. L’impossibilité du ressourcement. Pourtant, en elles-mêmes, bien qu’enfermée, reste la source. Survivre de toutes façons. Les dents serrées. Parcours du combattant de quelle guerre que nul n’a déclarée? Parcours du combattant sous les barbelés de la conformité.

Ces voix disant: Taisez-vous! Reposez-vous! Tenez-vous tranquille! Ces voix s’empressant de se soulager: Mon père en est mort! Cette condamnation prononcée sur qui prononce l’imprononçable. L’anathème jeté sur la parole. L’excommunication du nom. L’absolue nécessité alors de le confirmer. Cette devise folle répétée cent fois par jour: pour capituler, ça peut attendre.

 

Saint-Raymond

Cette forêt épaisse. Les glands si nombreux tout autour de nous. Les uns dans leurs cupules encore. Les autres répandus à côté. Certains presque enfouis. D’autres aux branches ou sur l’herbe. Profusion, ces rejetons nombreux. Tous ces glands autour de la pensée principale.

Vous vous extasiez sur la cupule et le gland. Vous admirez l’art de la nature. Vous louez le réceptacle parfait du fruit. Mais de l’avoir pris dans la main, il ne poussera pas. En l’arrachant au désordre, vous l’arrachez à la vie. Et comment savoir, dans cette profusion, lequel aurait trouvé le chemin de la germination? Question de vent, de pas, d’animaux, de dérangement ou de temps?

Penser le désordre. Penser la profusion. Penser l’impensé. Le sous-bois des pensées. Le commencement même. Ce bosquet-là, qu’est-ce? Vous recherchez éperdument les noisettes, ne reconnaissant les arbres qu’à leurs fruits. Il n’en a pas encore. Ce n’est pas la saison.

Penser la profusion. Le désordre que vous voyez dans les arbres. Ce chaos d’entrelacs, de compétitions, de mimétismes, de symbiose enfin. Ce repaire d’habitacles peuplés eux-mêmes d’un désordre de rongeurs, d’insectes et d’oiseaux. Cette forêt que vous haïssez parce que vous ne pouvez en penser le foisonnement.

 

Saint Lucien

D’abord, le bras pas encore tout à fait monstrueux. Une chose qui n’a pas de nom. Un corps innommable témoignant d’un engrossement. D’abord, le bras. Le gros bras. Le bras gigantesque. Le bras de levier. Le bras de mer. Le bras mort. La paralysie en train de se faire. Tout le chagrin se concentrant maintenant sur le bras.

Le tassement du temps. Le temps qui coule. Le livre qui commence à se mettre en travers. Le temps qui ne peut plus couler. Nommer la mort pour rester du côté des vivants. L’effort de tous les jours pour prononcer le mot. Le jeter à la face des passants. Des chauffeurs de taxi. Des marchands de journaux. Des voyageurs de l’autobus. J’ai la ... Innommable, à cause de la faute de français. J’ai le ... Non. Je suis moi-même ... L’ordre nouveau.

 

Saint Alix

Bleu turquoise. Manganèse. Azural. Mers du Sud. La tranquillité. Le fond de l’eau pas si profonde. Les cailles* parce qu’on ne peut pas passer. Incompréhensible l’effort des coraux pour occuper peu à peu tout la masse des eaux et venir près de la surface pour la fleurir. Madrépore réinventant la terre de l’avoir vue. Les brindilles des nids de langoustines, mille branches dans les berceaux à poissons. Rêve dans la boue des marécages, iris et calthas dans le frottement de l’entre-deux, la mémoire d’autrefois, là, autrement, le corps noyant entre sublimation et enlisement.

 

Saint Guillaume

La fatigue. L’écrasement. 92. L’oeil vert. Les éléments de la télécommande. Des bruits seulement. L’impossibilité d’engager la conversation. Leur résistance farouche. L’étonnement. Comprendre pourquoi elles ne veulent pas de la conversation. Rien que ces instructions techniques. 92. La graduation de la lumière sur ma peau. La faire coïncider avec les marques d’encre. La délimitation du champ. Rien d’autre.

Le glissement des plaques. Le mouvement de la table. Le déplacement de l’appareil. Les sons techniques. Le miroir tout au fond. Les yeux, le nez, la bouche. Le plexiglas de protection. Près. Près. Si près. Le panique à ce moment-là. A ce moment-là seulement. Le manque d’espace entre l’appareil et le corps. Au-delà de ses limites de sécurité. La panique, au moment de la suppression de l’espace. Qui donc avait mesuré, étalonné, publié, les distances en déçà de quoi déjà? Quelles réactions? La fuite? L’agression? L’impossibilité de la fuite. L’erreur de l’agression. Aimer alors. Hélas!

Aimer ce corps de métal en deçà de la distance de sécurité. Cet appareil si près. Dans mes bras presque. Cette tête d’optique, de plaques et de faisceaux. En deçà des limites de sécurité, aimer d’amour ce qui ne peut être rejeté. Absurde. Pas tout à fait. Fusionner pour échapper. Fusionner avec ce qui ne peut être repoussé. Fusionner avec la lumière invisible. Fusionner avec la machine luttant elle-même pour sa survie. L’écran de protection. L’aimer d’amour puisque c’est la distance de l’amour. Fusionner avec lui. Devenir pareille à lui. Mimétisme du plus faible.

Arrêter de penser. Devenir pareille aux pierres, aux colonnes, aux voûtes du four à pain, au magasin à poudre. Devenir pareille au lieu. Vous échapper. Devenir cet appareil. Fusionner avec lui. Ne pas être ce corps liquéfié, fusionnant avec les autres. Fuir dans les miroirs, les graduations, les poussoirs, les glissières, les clapets. Faire corps avec l’espèce inventant les moyens de sa survie. Devenir elle. Fuir avec elle dans le siècle qui vient.

Refuser le jeu de la victime expiatoire. Disparaître. Inventer une pensée pour le temps qui vient. Survivre à aujourd’hui. Fusionner encore une fois. Mais pas là où ils veulent. Avec l’avenir, pas avec la pensée. Avec le métal, pas avec la chair. Avec l’ordinateur, pas avec le cerveau.

 

Saint Paulin

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de l’être tentant d’échapper à la déchirure du langage. Comment dire autrement le groupement des bouleaux, les stigmates de l’écorce cyrillique, les troncs fluets cunéiformes, la face livide des hiéroglyphes? Comment décoder le message de graffiti séculaires? Corps de bouleau, la forêt, frisure de branchages pour que le ciel au travers, léger, léger...

Les mots donnés par les trembles, c’est bien d’eux que vient la mémoire. Les racines dans le sable à mi-pente. Le flanc couvert de champignons. Les signes sur la peau argentée. Le commencement du temps. Le rebord du talus, chaos de feuilles, d’herbes, de terre, de fougères desséchées. Seules les ronces survivent croirait-on, sorties de terre, retournant à la terre, racinant plus loin encore sous le mur, au bord de l’étang où vous êtes assis.

 

Sainte Tatiana

D’abord le goût. D’abord sur les lèvres cette odeur. Mémoire de mort. Mémoire de guérison. Mémoire de haute-guérison; Apprendre à vivre avec ce goût et cette odeur. A n’importe quel prix. Apprendre à vivre en désaccord avec vous qui n’aimez pas les odeurs chimiques. La haute solitude. D’abord sur les lèvres, le goût de la mort qui ne passe pas, imbibant tout le corps, toutes les chairs, toutes les cellules. Apprendre à tolérer cette sensation.

Le contreplaqué. Le formica. L’aggloméré. De l’autre côté de la cloison, cette voix. Mémoire. Disparition de la cloison dans le fond de la mémoire. Vomissements. La ruse pour ruser avec la mémoire. Remplacer le vomissement par l’écriture. Enfantement de haute-guérison.

L’odeur de dépotoir. Ni brûlement d’ordures. Ni pourrissement de nourriture. Plutôt l’entassement de déchets chimiques. La chair sentant l’essence et l’insecticide. Déferlement de la horde barbare du souvenir. Etre hors. Derrière. Comment dit-on la rupture du temps? La naissance? Non. Elle ne rompt rien de la mémoire. La mutation. Oui, la mutation qui laisse derrière elle la mémoire.

Un livre impossible à écrire.

 

Sainte Yvette

Ne pas ressasser les griefs. Etablir la liste des dommages. Les maisons détruites, les ponts cassés, les jardins saccagés. Comment drainer la terre d’une pareille croupissure*? Comment draper* la liste des tortures? Pourquoi faire? Ni vu, ni connu...

Le brouillard des griefs. La confusion des mots d’abord. D’où vient qu’elle me gêne aujourd’hui? La liste des méfaits du Commandant Caveau. Elise disparue. Enlevée. Renvoyée? Elise partie. Prescription. Forclusion. Reste seulement sur le côté de mon corps la trace blanche où le texte se perd. Une feuille sans date classée II. Comment avec cela retrouver la ...

La paix des braves. La paix des vaincus. Renoncer à Elise. Le prix à payer pour la délivrance. Je ne peux pas. Négociations toujours. Les conditions inacceptables. La rupture. L’impossible écriture.

 

Sainte Nina

Bruits de moteur au fond du couloir. Attention, danger! Attention, zone protégée! Attention, haute entrée interdite! Radiographie. Echographie. Ultra-sons. Résonances magnétiques. Scanner. Gamma-caméra. Mur d’angoisse. Scrutation* de leurs visages scrutant le corps interne. Apprendre à ne pas le faire. Apprendre à ne voir en tous lieux que l’horizon. Le point du présent. Ne regarder dans ces plaques opaques que les hublots du navire. Ne plus voir dans ces blouses blanches que l’uniforme des matelots et, dans ce néon blanc, la lumière artificielle de la coursive.

Bruits, la salle des moteurs. Le ronronnement des machines. Apprendre à aimer les soutes et la cale. L’effort de l’espèce. Le navire de ces visages. Le cargo de l’administration. La galère du temps. Nager au jour le jour. Croire à la survie. Faire d’un indice une présomption. D’une possibilité, un dogme. D’une hypothèse, une certitude. L’absolu mensonge du mentir-flou. Faute de quoi, la mort est certaine.

Le ronronnement des machines à la découverte du passage. Les plaques noires des cartes. Les mémoires de ceux qui l’ont déjà parcouru. L’effort de ce voyage. L’effort de la transformation. A peine de l’envahissement par la totalité. Inventer une autre réalité. Ressourcer encore une fois la mort. Cette fois, la dernière, comme à chaque fois, hélas!

Parole de folle et pourtant non.

 

Saint Rémi

La terre rend les pierres, disiez-vous.

Elle ne rend plus que cela. Des cailloux, du marbre et du basalte. La terre rend des pierres. Elles recouvrent peu à peu tous les corps. Il n’y a place pour aucune végétation. Empoisonnée, la terre. Vitrifiée, la peau. Le grand désert maintenant.

J’ai eu.

Le drame n’est pas dans la conjugaison mais dans l’oubli de ce qu’il y avait avant. Le cerveau où plus rien ne pousse. Finis les jardins, les forêts, les plaines et tous les vivants de la terre qui devenaient si facilement des mots. Finis les oiseaux et les serpents, les colombes et les sangliers.

Confusion des conjugaisons. Le livre ne peut s’écrire au temps incertain.

 

Saint Marcel

Apprendre les mille trucs de la survie. Ne plus regarder les visages. Ne plus lire dans le regard, ni l’effroi, ni la pitié, ni le doute, ni l’inquiétude, ni la déception. N’en rien attendre. Ni une parole. Ni un sourire. Ni un geste.

Les cours. Les polycopiés. Les conférences. Les vidéos. Les stages. La formation permanente. Le recyclage. Les progrès de l’humanisation. L’hominisation. Ces corps appelés par le nom qu’on vient de lire. Apprendre à tolérer cette indifférence mécanique.

La barbarie du meurtre des cellules qu’on n’apprend pas à se discipliner. L’erreur dans la conception même de la maladie. Tuer au lieu d’apprendre à vivre avec. Le moment réversible. L’excès de la mémoire. La tumeur d’espérance. Retrouver dans l’excroissance le chemin d’amour. Elle, parce que partout ailleurs, la route en est barrée. Accepter l’extraordinaire régression.

Tenter quand même de leur dire ce qu’ils ignorent. Ce qu’ils cherchent. Ce qu’ils n’écoutent pas. Recommencer avec chacun parce qu’une fois, l’un ou l’autre... Et comment savoir lequel, quand on les voit tous pareils, ces matelots... Recommencer à dire: ce corps n’est pas malade. Il se souvient du végétal.

 

Sainte Rosaline

Ces larges trous dans le savoir du monde.

Vous êtes là. Cette fois, vous avez bien voulu que nous prenions le sentier de grande randonnée. Vous avez bien voulu que le monde puisse reprendre forme et que, voyant le signe blanc et rouge, je cherche dans le fatras de ma tête quelque chose qui y ressemble.

L’effort du corps tentant de retrouver son chemin. Rouge et blanc, le sang et le plâtre, reconstruction du monde détruit. L’effort d’avancer à travers bois. Aucune feuille. Aucun bourgeon. Aucune source. Seulement des mares, des fondrières, du sable et des souches. Des fougères mortes. Des arbres déracinés. Des branches de conifères. Des débris. Un charnier végétal. Et pourtant non. A travers tout cela, le chemin ailleurs, autrement.

 

Sainte Prisca

L’effort pour continuer à vivre normalement. J’ai eu. Sans cette conjugaison, l’impossibilité absolue de continuer. Pourtant, il me semblait que quand je disais j’ai, la vie était plus facile.

J’ai eu. L’effort pour continuer à vivre. D’où vient qu’il était plus facile de dire j’ai? D’où vient que le corps coule de lui-même vers le en, comme s’il était chair du rêve et des étoiles?

D’où vient qu’il était si facile de dire j’ai, et presque impossible de... j’ai eu? Est-ce pour cela que le livre est impossible à écrire? La grammaire n’indique pas la passation* de la conjugaison. La rimaye seule, et elle court tout le long du glacier.

 

Saint Marius

Coule enfin la plaie mère des mots. Coule la fosse de la syntaxe enfermant mon corps vivant. Coulent les mots pour un qu’il a dit: guérie. S’accrocher à ce mot-là. Coulent les mots dans les herbes du marais. Coulent les plantes grasses sur le mur. Coule le linge oublié dans le lavoir. La longue et douloureuse profusion des choses du monde. Comment dire autrement le désespoir? La mère resecrétée* dans le corps parce qu’il n’est plus possible de la retrouver autrement.

 

Saint Sébastien

Marcher dans les eaux. La mer. La mare. Les algues. Rien de bien différent de tout ce qu’il y avait avant. La mort présente, mais pas davantage puisque la date en est incertaine. Nager les yeux fermés. Nager comme s’il n’y avait rien d’autre que ces vagues à traverser. Nager vers l’horizon. Chacune des brasses éloignant de la terre. Et dans chacune de ces brasses, la haute mer pour toujours. Le lieu du plus jamais ailleurs. Le temps du plus jamais autrement. le chagrin ne coule pas, éperdument bétonné à la surface de l’eau.

Réinventer une terre dans cette dérive. Réinventer le monde pour ne pas se noyer tout à fait. Réinventer la chair au milieu du temps. La crête des vagues jusqu’à l’horizon. Dire non aux algues entourant la tête pour l’entraîner vers le fond. L’effort du corps pour chaque jour demander au corps un effort. La mort comme état naturel. La conquête de la vie des millénaires durant.

 

Sainte Agnès

Réapprendre à nager. Le flanc crispé. Déchiré. Fondu. Se souvenir que ce sein-là s’appelait Fessenheim. Oublier que ce sein-là, Fessenheim. La fusion. La fission. La scission. L’impossible coupure entre l’avant et l’après. Le coeur étanche. Tous les matins recommencer l’exercice. J’ai eu. L’auxiliaire fondamental parce qu’il n’y a plus le choix qu’entre la grammaire et la mort. L’effort de conjuguer les portes du réacteur.

J’ai eu... Au bout de combien de temps cette grammaire de survie? J’ai le... Non... Vivre. Tous les matins, recommencer l’exercice. Osez la faute de la langue maternelle. J’ai eu la ... Recommencer trois cents jours mille fois par an. Recommencer le temps qu’il faut pour que cesse l’éternité. Pactiser. Compromettre. Trahir. Conjuguer. Inventer le passé, là où il n’y a plus de passé. Le goût sur les lèvres. Le goût qui ne passe pas. La mémoire à tous moments.

 

Saint Vincent

J’ai eu. L’invention de la conjugaison. Le temps de l’écriture. J’ai eu. L’effort à faire. Demain peut-être, le temps autrement. J’ai eu. La forme impossible qu’il faut pourtant maintenir. Inventer le temps à peine d’enlisement. L’eau noire et boueuse remontant par-dessus la tête.

Entre les roches et les marécages, dix, douze, quinze jours parfois entre le prise de sang et le résultat. Laboratoire L... interne des ... etc... etc... les colonnes antigènes. L’insupportable angoisse. Les bornes des chiffres... le nombre qui change le j’ai eu en j’ai. La victoire définitive des mathématiques sur la grammaire.

A tout jamais adieu mon amour, adieu votre rire et votre sourire. Adieu les projets que vous jetiez dans l’inondation pour arrêter la montée des eaux. Adieu cet effort fou pour être absolument tranquille et regarder sans défaillir le commencement de la nuit.

J’ai eu. L’effort pour inventer le temps à la fin même du temps. Déchirement mon amour... Alors comme ça, vous et moi... pour toujours... J’ai eu. La grammaire à bout de courage, inventant encore une fois le passé simple. L’effort pour tisser les mots. Passent passent les corbeaux.

Je ne vous mettais jamais en position de mentir, et pourtant vous mentiez quand même. Pas vraiment. Vous disiez seulement des vérités partielles. Pourtant, je ne vous posais aucune question à laquelle vous auriez eu peur de répondre.

La force de lutter. Un an et demi seulement. C’est cinq qu’il en faut pour pouvoir dire J’ai eu. Je ne tiendrai jamais. Je ne peux construire la digue en osier. Rien à faire, l’angoisse se conjugue toujours auprès des petites colonnes sur fond bistre. Des alternances de clarté pour faciliter la lecture. Normes de 0 à 10. Le chiffre qui devient nombre et la grammaire s’effondre, la digue en osier ne sert à rien. Pourtant, elle arrête à la fois le sable et les eaux.

CEA. Attention. Nouvelle méthode sans extraction. Docteur H.L. Médecine nucléaire. La digue n’arrête rien. Bistre clair et bistre foncé. Les deux colonnes séparées. Normes différentes de la méthode. Vie différée jusqu’à plus ample informé. Norme différente jusqu’à plus ample information. La désintégration de l’angoisse. L’écriture. L’intégrale recalculant toutes les dérivées du cauchemar.

Trois livres d’angoisse dans la digue en osier. Nasse, elle me fait poisson. Passent les eaux sur mon corps d’écaille. Je ne coule pas. Trois tonnes dans les roseaux. A peine plus qu’un oeuf de cygne nidant seul dans le printemps. Trois livres d’angoisse, dans la nasse en osier. Elle tombe au fond de l’eau, rejoignant le sable au milieu des mots.

Vous et moi, mon amour, dans la lumière. Il n’y a plus ni mât, ni voile, ni rame, ni pont. Il n’y a plus que des miroirs brisés. Comme je vous hais de me laisser sans armement. Rendez-moi les armes, vous disais-je autrefois. Vous ne m’avez donné que du sperme, du penthotal et des médicaments. C’est assez, disiez-vous pour un si long voyage!  Toutes vos cartes étaient fausses.

Trois livres d’angoisse au fond de l’eau. Passent, passent les poissons. Mille chagrins dans les hauts fonds. Vous ne voulez pas de moi et là-bas, au bout de l’horizon, la mer tombe entre les mots. Trois livres d’angoisse entre les doigts. Saint-Vincent. Une troisième page. Jamais tant depuis le drame.

Le désastre n’est pas aussi parfait qu’on pourrait croire. La disquette n’est pas tout à fait effacée. Les mots sont dans l’envol des oiseaux. Ils sont partis, plein Sud. Dans les doigts des corbeaux. Dans le vent du cobalt, dans le flux des comprimés blancs et dans quoi d’autre encore, la liqueur transparente? Ils sont partis plein Sud. C’était encore l’été. Ils sont partis quand j’ai commencé à ne plus tenir debout. Ils sont partis, les mots. pas d’un seul coup. Ils ont traversé un à un la digue sans faire de bruit. Passent les mots et les fautes, la mémoire n’est pas tout à fait close. L’oubli n’est pas complet. Les ailes du cobalt touchant les mots d’oiseaux. Sérénité absolue.

Je m’abandonne à toi, la destinée de l’univers.

 

Saint Barnard

Carte. Carte, le doigt parcourant la peau méthodiquement, cherchant à délimiter la zone d’insensibilité. Les marques faites au pinceau. Longtemps après le retour de la blanchisserie, le rectangle et la croix apparaissaient encore sur le tissu de vos draps. L’eau de Javel ne les avait pas effacés. Vous me les aviez montrés en riant. Tout en moi s’était glacé.

 

Saint François de Sales

J’ai eu. Commencement du temps, ordonnancement de l’espace. Sans cette conjugaison, je meurs. J’ai eu. Commencement de la renonciation, ordonnancement du temps. Par cette conjugaison, je meurs. L’impossibilité d’écrire. La nécessité d’écrire. L’écriture. Trois livres d’angoisse dans la digue en osier.

 

Conversion de Saint Paul

Un peu de paix seulement couchée contre votre corps, nos bras enlacés. Quelquefois, vous vous retournez, mais je vous tiens quand même. La nuit complète hors la chaleur de votre chair. La vie de tous les prisonniers qui, même libres, des années après sont encore derrière les barreaux. L’effort pour construire chaque matin la digue en osier. La récidive, une fois sur dix seulement. L’argument statistique noyé dans les eaux glauques de l’aube. La raison impuissante. L’espérance hors sujet. L’entêtement animal à survivre entre panique et terreur.

Le jour ne se lève plus. Hélas!

 

Sainte Paule

Le mensonge de Docteur P. Ca ne serait pas arrivé si... L’horreur absolue de ce commentaire. La fausseté surtout. Médicalement, c’est l’inverse. Le bras d’Ingrid Bergman qui, a la fin, pesait 27 kilos. L’article du magazine le racontant. L’article jeté vite, déchiré, au fond de la poubelle, pour que vous ne le voyiez pas.

 

Sainte Angèle

Cette angoisse recouvrant toutes choses. Les vagues de la mer comme des herbes folles. Cette extrême angoisse qui, si on l’écoutait, empêcherait de vivre. Cette angoisse qu’on ne peut que nier. Le vrai mensonge. Forclose, la cicatrice rentrant peu à peu dans la chair. Sous le bras, les poils ne repoussent pas. Repli sur soi. La faille balisant l’océan.

 

Saint Thomas d’Aquin

La mère en soi. Cette fois, vous n’y pouvez plus rien. Il a accepté de dire l’expression avec moi. Il a peur. Et comment n’aurions-nous pas peur de ce commencement? De ce mêlement. De cette fêlure dans l’ordre ancien. De cette faille de notre commune délivrance.

La mère en soi. Comment dire autrement, l’échec du deuxième jour? Ces eaux à peine partagées. Comment dire autrement, la digue en osier que vous m’avez laissée, à moi la fille? L’effort pour retrouver la mémoire. L’effort du cheminement. Retrouver les routes. Les cartes du ciel sous la voûte des étoiles. Les cartes de la mer dans les lambeaux du présent. Les fausses cartes du navigateur.

Séparer la maladie innommable du reste des morts. Séparer le mot imprononçable du nom à prononcer. La digue en osier nomme autrement ce que vous ne pouvez supporter. La rétention sans l’assèchement ni l’exclusion. Jour au commencement du jour, le clair obscur de l’eau. Rien à faire. Vous ne voulez pas. Vous voulez absolument me guérir. Mais c’est sans objet. Vous ne m’avez laissé que le champ sec de la parole. La mémoire disparue. Les fausses cartes du travail en cours. Des mois si longs pour découvrir le vide.

Le mot imprononçable à peine d’exclusion. Vous ne supportez pas la* nom d’Elise. Vous la haïssez. Vous l’asséchez. Vous la faites taire. Je vous la dis quand même. Vous ne voulez pas de mes mots, je vous donne ma chair. Vous la coupez. Elle repousse au même endroit. Vous n’en venez pas à bout. Je vous dis que j’ai perdu la mémoire et que le livre s’est volatilisé. Il s’est sublimé dans le passage que vous ne m’avez pas laissé.

Vendredi matin. Je viens vous voir à la consultation. Je réclame Elise. Formol. Camp. Prison. Elle a disparue. Vous ne savez pas où elle est. Vous ne voulez rien savoir. Vous ne voulez pas me le dire. Elle est votre prisonnière. Votre otage. Silence dans la chair du cerveau. La mère en soi. La production de chair pour vous dire ce que vous ne voulez pas entendre. Elise que vous avez emmenée.

 

Saint Gildas

Le Docteur P veut me couper le sein. Ca se reconstitue très bien! dit-il. Les cônes de silicone. Ce n’est pas un problème. Docteur P. tranche de tout. Du monde surtout. Que sait-il du sein des femmes? Cette rage qu’il en avait enfant? Cette coulée blanche de nourriture? Cette chair alimentant la chair? Cette chair se faisant coulée blanche pour que vous ne mouriez pas.

Il est là avec son grand couteau. Son oeil derrière les faux-cils. La gigantesque lettre sur l’affiche de la façade. Orange mécanique. M. le Maudit. Docteur P sur l’affiche du cinéma. Docteur Mabuse propose la reconstitution du sein. On ne voit pas la différence! dit-il. Docteur Frankenstein tente l’ultime expérience. Le remplacement de la chair par le plastique. La dernière transformation. Le grand-oeuvre alchimique. La grande oeuvre scientifique.

 

Sainte Martine

Vous étiez là derrière la porte, à côté du laurier rose. Cet air de chacun de ne pas en être. De ne pas l’avoir. D’être là par hasard, par erreur, par distraction. Absorbé par le vide et de faire-semblant. Le mensonge à l’état pur. Le trompe l’oeil et le leurre. Il y avait là quelque chose de si étonnant qu’on ne pouvait pas le comprendre les premières fois, ni les suivantes, ni même peut-être jamais. Ce silence et cette immobilité presque totale où nul ne manifestait ni crainte, ni impatience, ni résignation, ni même inquiétude. Ils étaient simplement pétrifiés de terreur.

 

Sainte Marcelle

Il apparut sur l’écran. Il avait les yeux exorbités que j’avais vus chez les autres. Ces yeux terrorisés que j’avais rencontrés la première fois dans le sous-sol de la machinerie. Ces tas rabougris qui n’étaient plus des corps mais déjà de la chair en désintégration.

 

Sainte Ella

Le désespoir qui me prenait parfois sauvagement. Un cheval lancé au galop. Un barrage emporté inondant la vallée. Une armée ennemie envahissant tout à coup le territoire. Il y avait des tanks et des cargos, des missiles et des contrefaçons, des mensonges et des vides et puis, surtout, ce malheur fou colmaté pierre à pierre, ce ciment étendu sur les plaies, ce béton coulé dans tous les trous. Jusqu’à devenir cette forteresse formidable, cette armada que plus personne ne pouvait vaincre, ni les autres, ni moi-même J’étais comme encombrée d’une armée folle de mercenaires que je ne pouvais plus renvoyer et sans lesquels je serais morte.

 

Présentation de la Vierge au temple

Les bourgeons dans le vase au milieu des jonquilles. Les feuilles s’ouvrent d’heure en heure. Rose au commencement de l’éclosure*. Vert tendre le printemps miniature. Rose, blanc, les poils, le léger laitage des branches. Pardon mes belles de vous avoir cueillies. La trahison du monde. Le vol de la vie pour l’enfermer dans mes mains dévastées. Contre la loi. Contre l’habitude. Contre le sens. Contre la vie même, le rapt de la vie. La prédation. Une fois seulement, entre mes mains ruinées. Un flot d’or vert. Chatons, le nom populaire des enfants noisetiers.

 

Sainte Blaise

Me souvenir que les doigts ne pouvaient plus porter les bagues. Oublier que les doigts ne pouvaient plus porter les bagues. Me souvenir de la peur de traverser les rues. Oublier la peur de traverser les rues. Me souvenir de l’effort de nommer chaque jour la maladie. Oublier l’effort de nommer chaque jour la maladie.

 

Sainte Véronique

Défaillement d’angoisse. Evanouissement du monde. Disparition dans le vent. Défaite du langage lui-même. Jamais pareille terreur que ces jours-là. Vous disiez de laisser craquer le barrage pour que passent les eaux, mais je savais bien qu’elles vous emporteraient. Seules mes algues pouvaient les arrêter. Laisser aller! disiez vous. Mais face à la mort, que pouvais-je faire que de ne pas me répandre, comme un produit toxique qu’on s’efforce de tenir à l’écart des vivants.

 

Sainte Agathe

La moulinette folle lisant à l’envers les résultats pour être sûre de n’en point réchapper. L’inversion des chiffres pour en tirer des conclusions erronées. Pour que la vie ne soit plus possible. Ni le printemps. Ni le soleil renvoyé des vitres voisines sur le coussin du canapé. Ni ce matin lumineux dans les plantes vertes. Ni ce manteau ouvert enfin. Ni ces hommes en veste dans la rue même.

Comme dire autrement la participation de l’être à l’être? La vie s’insurgeant avec le printemps, les feuilles hors les bourgeons, celles du marronnier surtout guettées depuis des mois. Enclencher la manivelle pour être sûre de naufrager. Les nombres comparés dans quel ordre. 3,8-3,5-3,6 pour être bien sûre que les fleurs ne refleuriront plus, ni les hommes, ni les mots, ni rien du tout de ce qui teint le corps vivant.

La manivelle enclenchant le contraire même de ce qu’elle constate pour être bien sûr de ... mais non, la corde est trop tendue, l’angoisse lâche, l’effet retour, la racine du texte est impossible à trouver. Le travail se fait quand même. Vivre, envers et contre tout. Pas seulement survivre. Réparer les dégâts, éliminer un à un tous les effets secondaires. Parier sur la disparition des séquelles. La guérison totale. La victoire complète. Mourir d’ancienneté, rien d’autre.

Je serai une grande et belle vieillarde.

 

Saint Gaston

L’angoisse désintégrant le vivant jusqu’en sa mémoire même. Couloirs des condamnés à mort. Pourvoi en cassation.

 

Sainte Eugénie

J’avoue tout ce que vous voulez. Avoir transformé en mastose le nom que m’aviez donné, en nodule l’objet de vos plaisirs, en tumeur le lait que je devais secréter. J’avoue avoir contracté la maladie totalitaire, l’anarchie des cellules, l’irrédentisme biologique et culturel. J’avoue tout ce que vous voulez puisque vous avez en main toutes les preuves.

Couloir des condamnés à mort. Pourvoi en cassation. Attendu qu’il est exact que... Comme je vous hais maintenant de toutes ces fleurs de chair que je vous jette au visage pour vous dire combien c’est Elle que je préfère, la déesse reine, la chair mère, la toute puissante.

Pourvoi en cassation. Attendu que la condamnée a fait valoir que la loi républicaine, dans son principe d’égalité n’avais jamais été appliquée, et qu’elle avait depuis sa naissance sans cesse été discriminée, casse le présent jugement et le renvoie devant la cour de l’hôpital au prochain bilan. Couloir des condamnés à mort. Ce n’est pas encore pour ce matin. Ni pour demain. Jour.

J’ai eu.

La digue a tenu. Elle a résisté au vent, aux arbres et aux poissons. Au sable et aux coraux. Au temps, à l’espace et au chant. Haine, ce déferlement que plus rien ne peut arrêter car vous ne m’avez pas aimée. Rien ne vous ébranlait. Ni mes mots, ni mes larmes, ni mon corps pourrissant pour vous crier la mort que vous jetiez sur moi. Vous fonctionniez comme une mécanique reproduisant ce qu’on lui avait appris. J’avais seulement droit aux troubles programmés. Calvitie, conjonctivite, infections. Pour les autres, vous ne vouliez même pas en entendre parler. Cette mort pourtant que vous répandiez sur moi, alors même que je criais un vivant éternel.

Les articulations qui se raidissaient. La rigidité qui me venait dans tout le corps. Les muscles qui se figeaient dès que je cessais de bouger. Le désir qui n’existait plus pour rien ni personne. Ce mur qui s’élevait petit à petit entre les autres et moi. L’affaiblissement des yeux et des oreilles et de tous les sens à la fois. Ce vieillissement accéléré de tout mon être. Ce cognement dans tout vivant.

J’ai eu.

J’ai eu ce cognement dans tout vivant. Ce désordre magnétique où le Nord n’était plus au Nord, mais dans toutes les chairs à la ronde. L’affolement de la pierre aimante désemparée. L’affolement de la boussole dans l’aire inorientée. Les cris. Les injures. L’impossibilité d’expliquer. Trop long. Trop dur. Trop ... La grammaire impuissante à restaurer l’espace. La honte de la vie passée à tabac. Couloir des condamnés à mort et les gardiens à coeur joie.

Ce vieillissement accéléré de tout mon être. Ce cognement dans tout vivant. Cela pourtant, les vieillards eux-mêmes ne le vivaient pas. Les autres en face au moins les évitaient. Moi pas. Je n’avais ni rides, ni canne, ni cheveux blancs. Rien qu’un corps raide et voûté descendant une à une les marches de l’Enfer.

Un jour, vous m’aviez donné un coup de poing, parce que je ne tournais pas la tête assez vite pour m’installer comme il fallait sous l’appareil. Vous regardiez mon bras enflé et vous disiez si on vous avait coupé le sein, ça ne serait pas arrivé! Quel mensonge vous prononciez là et quelle horreur! Comme vous me méprisiez pour penser que je pouvais croire à ce que vous disiez là.

Vous n’entendiez rien. Vous étiez en terre de mission, l’archange au glaive terrassant le dragon. Vous étiez en terre étrangère propageant la foi au sein des hordes infidèles. Adorant votre caducée, je devais avec vous réciter le credo: Je crois en la Science unique et toute puissante, en la Technologie son alliée, en la Thérapeutique son excroissance, en la Mutilation, sa panacée. Je crois en la Prothèse mime du vivant, au Silicone comblant tous les vides, à la Clé à molettes revissant tous les écrous, à la Normalisation des pas de vis et à la Plastification des artères.

Vous ne me présentiez pas les éprouvettes où vous cultiviez les chairs que vous m’aviez volées et, sans voir les burettes, je ne pouvais vous répondre et cum spirituo...

Ils étaient trois ou quatre à tenter de me faire plier. Ils vous appelaient en renfort. Ménopause disiez-vous, comme si cela allait de soi, lors même que je n’avais pas d’âge. Calvitie. Conjonctivite. Infections. Autant que je voulais, mais de la rivière rouge tarie, vous ne m’aviez rien dit. A l’abri de votre uniforme, vous croyiez votre pouvoir éternel. J’aurais pu me fendre en deux sous vos yeux, vous auriez noté: Ectomie.

Je vous regardais faire. Je n’avais pas de supérieur à informer. Pas de statistiques à calculer. Pas de thèse à terminer. Pas de remède à breveter. Pas de communication à rédiger. Pas d’articles à publier. Pas de séminaires à animer. Pas de traité à sous-traiter. Ni sur l’éthologie. Ni sur l’étiologie. J’étais seulement la matière vivante sur laquelle vous aviez tous les droits.

Je vous regardais médusée, contemplant l’aurore du siècle survenant.

 

Sainte Jacqueline

Les étoiles, les planètes et l’universelle gravitation. L’éclatement. L’exaltation. L’exultation. La production d’éternité. Le système solaire des masses de chair en mouvement. Recommencement de la souffrance sans autre issue que cette production de chair humaine pour vous dire que je suis toujours vivante. L’enfantement des chairs par elles-mêmes et pour elles-mêmes. Cette production de chair de la totalité. Soi et l’autre en même temps. Circadien. Le mot existe. Puissance absolue de l’individu. Cet enfant de soi-même à soi-même. Comme ça. Ex nihilo, disent-ils.

Elise disparue. Elise que vous m’avez retirée. Elise que vous ne voulez pas me rendre. La césarienne en travers du thorax. La porte du temps refermée. Elise. Sans état-civil. Sans faire-part. Ni naissance. Ni décès. La fille morte. La mère fille. La reine folle. L’accouchement. L’arrachement. Le déracinement.

La matière vivante. La matière inerte. La matière morte. Je vous demande encore une fois la différence que je ne comprends pas. Le carbone, dites-vous. Je ne comprends pas davantage. Le métabolisme. la reproduction. Vous êtes formel. La matière vivante se reproduit. Elise aussi puisque vous la cultivez dans vos bacs en verre. Une autre fois, vous m’aviez dit l’information. La matière vivante, c’est la matière dans laquelle l’information circule.

Elle a disparu. Je la cherche dans les hôpitaux, dans les bureaux, dans les caves, dans les rues, dans les chemins sans issue, dans le rire des étoiles.

 

Sainte Appoline

Le monde extérieur de nouveau. L’impossibilité d’accepter la mort d’Elise sans avoir vu le cadavre. La nécessité d’accepter la mort d’Elise sans avoir vu le cadavre. J’ai eu. Conjuguer une fois pour toutes pour que cesse la profusion des contraires dans la lumière du printemps. Elise au commencement. Le traitement. Un hiver éternel. Plus jamais la chair. Ni vivante, ni morte. Plus jamais la mémoire vive, ni morte. Croisement de deux chemins. Fin de l’oubli. Fin de l’hiver. Commencement de la conjugaison. Blanche la lumière sur le mur lézardé. J’ai eu.

Les capillaires des branches dans le poumon de la cour. Les bourgeons à peine. Un minimum. Un peu moins, on ne les verrait pas. Les bourgeons depuis deux ou trois jours. Je suis toujours sans nouvelles. L’horreur dans leurs yeux quand je prononce son nom. Pourtant les oiseaux; Celui-là dont on n’entend le chant qu’au printemps. L’absence tragique du loriot. Totalement bleu, le ciel derrière la couverture en zinc. Les girouettes, les cheminées. Les ardoises. Les chiens assis. Deux pigeons et trois moineaux. Tous obèses.

 

Saint Arnaud

L’ombre des disparus. Les peintures sur les murs. Sa photo à elle, cet éternel négatif dans sa pochette de papier kraft. Le créneau de la mémoire. Un effort insoutenable. L’oubli gardant la place de la mémoire. Les ombres mortes. La nouvelle vie en tous points végétale. La disparition des acquis. Ce silence absurde. Les mots resourdant* petit à petit. Pas une feuille où que ce soit. Sur aucun arbre. Ma tête comme ces branches mortes. Savoir que c’est l’hiver. Garder la mémoire du printemps.

 

Notre Dame de Lourdes

L’effort de la survie. Recommencement. L’absence de jaillissement. L’humidité légère que la prairie ne peut absorber. Il n’y a plus de pente dans ce champ décérébré. Cette eau dégoulinant au milieu de l’herbe. Elle ne coule pas. Elle stagne. Les mots ne s’ordonnent plus. Ils sourdent de la mémoire, comme un automatisme. Pas même une rivière qui aurait autrefois existé. Une source seulement. Pas vraiment tarie.

L’impossibilité de conjuguer les verbes. Une acquisition précaire retirée. Le chant désorganisé. L’entêtement de l’eau à mouiller la terre à cet endroit-là. Une vie végétative. Trois mots. Trois chapitres. Trois parties. Trois thèmes. Trois drames. Disparue. J’ai eu. La mère en soi.

Le répit entre les convocations. La possibilité d’inventer la vie entre les mailles du filet. La mémoire de ce qui a été. L’oubli de ce qui a été. La vie défaite. L’invraisemblable effort de mimer la vie, là même où elle a disparu. Blanc rêve. Blanc cauchemar. Blanc nettoyage. Blanc pour être sale à la première saleté. Blanc pour bouillir. Blanc sécurité.

Le Commandant Billau derrière son bureau factice. Pas de pot à crayons. Pas un dossier. Pas une boite de trombones. Pas une plante. Pas un papier. Pas un vêtement. Pas une affaire personnelle. Ce bureau pourrait être celui de n’importe qui. Il est occupé par n’importe qui. Il est n’importe qui.

Désordre des mots. Disparition de la pensée même. Disparition des mots. La. La. La. Souvenir seulement de ce qui a amené là. Une trace sur la disquette effacée. Un mot qui reste sur l’écran. Une phrase qui n’a pas de sens. La marque de l’eau dans le champ. Il est glacé. L’impossibilité d’écrire. Décérébration. Amnésie. Le cri du corbeau. Je l’entends. Un morceau du puzzle. Une clé à mettre dans une serrure.

Le noir ne peut plus être identifié avec certitude. La mort à chaque sensation. Dresser la liste des désordres. La disparition de la langue. Creuser la plaie pour en extirper le venin. Mais il s’est diffusé trop avant, empoisonnant tous les sens. Destruction des moyens de production.

Matin. Midi. Soir. Trois fois par jour, les gélules blanches et rouges, porteuses de mots, d’idées, de souvenirs et de liens. Nootropyl, rendez-moi la mémoire! Commandant Brulaud ne sait pas si ça va revenir. On peut toujours essayer ça, dit-il. Trois fois par jour, deux fois, la gélule. L’espérance. Celui qui tire l’épée périra par l’épée. Celui qui empoisonne ... guérira par ... La chimie contre la chimie.

Je m’abandonne à vous l’orfèvre des poisons.

L’effort pour inventer l’effort sans pareil. L’effort pour vivre sans la vie. L’effort pour faire sourdre l’énergie de l’absence même d’énergie. La recréation du monde autrement. Nootropyl aujourd’hui et demain. Nootropyl qui êtes aux cieux, donnez-nous aujourd’hui notre espoir quotidien. Que votre effet soit fait dans mon cerveau et sur mes pensées. Ne me laissez pas succomber à l’amnésie, mais délivrez-moi du désespoir.

La destruction du monde. Le grand fleuve ne traverse plus ma prairie. Le grand fleuve me laisse hors. Le grand fleuve qui m’avait portée à la grève des nuages. Nootropyl qui êtes aux cieux, donnez-nous aujourd’hui notre espérance quotidienne. L’accord des mots. La mémoire des conjugaisons. L’ordre des chiffres. La fin du grand désordre.

Ce livre plus ardu encore que tous les autres. Le cheminement sur ce sentier désolé. La haute montagne. Le désert. Personne ne peut y vivre, ni les animaux, ni les plantes, ni ce qui reste de moi. L’angoisse. Les mots les uns pour les autres. L’ordonnancement des chiffres à contretemps. Nootropyl qui êtes aux cieux, rendez-moi la grammaire, la pensée, le verbe, la digue, la vie, l’ordre.

Nootropyl, rendez-moi la littérature!

Le quotidien n’est plus que l’angoisse de la mort. L’effort pour réapprendre le nom des oiseaux. Mais cela ne sert à rien. L’autour n’est plus que la dévoration de proies vivantes et le faucon chasseur, l’impossible quête des mots. Que dire de l’oiseau jaune du bosquet, le loriot du poète?

 

Saint Félix

L’épervier. Le vautour. Le milan. Tenter d’écrire sans les mots. La crécerelle. La buse. Le busard. A quoi bon les mots, s’il n’y a plus de marche? L’aigle. L’émerillon. Le hobereau. Les noms sont inutiles puisque je ne peux plus marcher. La perte de la langue. Commandant Vassaud ne veut rien sauver. Ca n’a aucun rapport avec le traitement! Commandant Vassaud ne veut rien savoir des corneilles mangeant la chair vivante. Les insectes. Les grenouilles. Les oisillons. Une horreur que plus rien ne peut apaiser, hors les retrouvailles avec le sens. La chaine trophique démasquée. Comment reconstituer l’architecture chimiquement dissoute?

Retrouver la langue commune. Les mots pour dire la*monde. Epervier et corbeau. Matin et soir. Soir et matin. L’ordonnancement. Pas de vie hors le sens. Pas de guérison sans le sens. Et pourtant, le sens est contre le sens. Contradiction. Contrairation*. Je ne sais plus. Matin, midi et soir.

Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit commercialisé, que votre ordonnance soit respectée, que votre effet soit total. Nootropyl, délivrez-nous de la tentation de nous résigner à la mutilation.

Des bulles d’air remontent du marécage du cerveau. La digue de béton s’entrouvre. Remonte l’âme éradiquée. Reviennent les disparus dont on retrouve les tombes une à une. La place des mots disant des choses qui n’existent plus. Epervier. Corbeau. Autour. Vautour. Quoi d’autre encore?

Je ne peux plus ouvrir la porte de la cour. La poignée dure ne tourne plus. Le bras sans force. Appeler pour qu’on m’ouvre. Ou ne pas sortir. La marmite d’eau que je ne peux pas porter. L’impossibilité d’être seule dans la maison. L’humiliation. Je ne peux plus ouvrir la porte vers le rocher. Je reste sans eau et sans fosse. Angoisse. Enfermée au Fort, est-ce bientôt la fin de la restauration?

Commandant Rissaud est formel. Ce n’est pas le traitement qui a fait cela. Ca n’a aucun rapport. L’impossibilité de rester seule dans la maison. Il fait si froid dans la cour que de toutes façons... Et ces remparts qu’on répare ne disent rien qui vaille. Disparition du mot corbeau.

 

Sainte Béatrice

Les platanes sans un bourgeon encore. Rien que les feuilles sèches et les boules de l’an passé. Les escarres jaunes contre le tronc. Un trop longtemps* cauchemar. Une langue défaite. Une lumière éclatante d’un février presque printemps. Les nids dans les tilleuls. Rue du boulevard du temps d’avant. Quartier de haute-guérison. Souvenir du temps où les phrases étaient incohérentes. L’effort pour les corriger. L’effort pour retrouver le sens. La tentative d’orienter l’absurdité. Mais non, les fautes de grammaire sont incoercibles*.

 

Saint Valentin

Je ne peux pas me baisser. Je ne peux pas étendre les bras. Je ne peux pas rester assise. L’affaissement. Les pierres du bras tombent recouvertes de salpêtre. La charpente de l’épaule s’effondre vermoulue. Le plancher de la tête ne retient plus rien. Le corps sombre comme un grand bâtiment. Décidément, ils ont bien fait de commencer la restauration.

L’impossibilité de marcher, de bouger, de penser. Le cerveau inondé. Ruines du corps au fond de l’eau. Mille crustacés raidissant les muscles. Les coquillages dans les chairs. Les algues dans les os. La sédimentation dans les fosses marines.

La brûlure des muscles plus jamais décontractés. L’insuffisance du mot contracture pour dire la tragédie de celui occupé à retenir ce bras qui traine. Le petit muscle prenant tellement au sérieux sa tâche, complètement crispé dans la tranchée du corps, empêchant à lui seul l’avancée de l’ennemi, maintenant le bras qui naufrage, emportant au fil de l’eau la carcasse du corps mort. Il ne fait plus la distinction entre le soir et le matin.

Le dernier maillon retenant ce qu’il sait ne pas devoir être séparé. Cette main étrangère touchant ce qu’on ne veut pas savoir. Cette main qui n’a pas peur. Le hurlement devant ces doigts qui se rapprochent. Ce muscle-là ne peut plus être touché et surtout pas par cette main qui palpe la mort que la bouche tait. Le sang circule le temps de cette main-là. En dehors d’elle, c’est la pierre.

Le petit muscle écorché ne supporte plus d’être touché. Il s’est retiré des vivants plutôt que de ressentir. Il a pris sur lui seul toute la mort du corps. Il ne peut plus retenir le bras qui tombe hors de la table. Il tente pourtant de le ramener. Mais la crispation ne suffit pas. Engager alors le geste inverse. L’autre main rapportant le bras mort le long du corps. Hâler jusqu’à la rive cette épave inutile. Droit de varech.

Terre! Accostement de cauchemar.

La colline ravagée au lance-flammes. Le creux. Les bosses. Le vallon asséché. La montagne défoliée. Le corps déformé à cet endroit-là. On ne passe pas. Le sillon refermé. Blanc Les chaines ganglionnaires des forts défendant le territoire, le littoral fortifié, l’ennemi repoussé? La guerre gagnée. Perdue? Comment savoir? Comblement de la tranchée avant même la signature de la paix. Comblement sacré. Non. Nacré. Dans l’intérieur de cette coquille, la trace de la vie. Le muscle en garde la mémoire. Il ne se résigne pas. Il ne sait plus rien du monde que la crispation de l’écriture.

Les mille vivants et les mille morts. Enfermés dans le Fort, les prisonniers du Commandant Marteau transformés un à un en cadavres. Au fil des mois. Le petit muscle ne lâche pas prise. La vie résiste par cette crispation. Inscrire la mémoire dans le corps même jusqu’au jour où... Témoigner envers et contre tous. Envers et contre tout. En terre et contre nous.

Commandant Mulaud poursuit le traitement jusqu’à abandon de la faute. Mais le petit muscle résiste, résiste, résiste. Tente de retenir le bras qui s’échappe. Le bras de mon poing dans votre figure. Rupture d’avec votre monde. Rupture d’avec votre logique. Rupture d’avec votre langue. L’effort pour inventer un autre langage. Une autre civilisation. La mienne. Pas la vôtre.

La geôle en contreplaqué. Le petit rideau à fleurs qu’ils ferment pour ausculter. Ouvrez, ouvrez, qu’au moins avec les autres... Ouvrez, ouvrez, tant que je suis encore avec les autres... Aveuglement des carreaux blancs. La paillasse. Le laboratoire. La vaste cuisine. Cette odeur de potage défoliant. Ce civet de dioxine. De consommé d’endoxxan*. De coulis d’insecticide. L’odeur surtout. Quartier de lente et puante guérison.

Le désossement qu’ils tentent sous couvert de diagnostic. Un nom toujours quoi qu’il arrive. Même pas. Un nom seulement pour ce qui est autorisé. Répertorié. Déjà nomenclaturé. Miracle. Le mal à l’épaule est sur la liste des troubles patentés. Il ne remet pas en cause l’ordre public, mais dénote tout de même un certain mauvais esprit.

Commandant Brivaus est furieux d’être dérangé. Il vient constater la capsulite. Il remue le bras dans tous les sens. Mobilisation! Alerte! On ne passe pas. Le petit muscle empêche à lui seul Commandant marlaud de démontrer qu’il n’a rien abîmé. Le petit muscle a un nom. Découverte sur une planche-couleur du Larousse. Il s’appelle le sous-clavier.

 

Saint Claude

Ce chagrin tellement épais qu’il recouvre jusqu’à la vie même. Comment, dans la nuit polaire, la vie continue-t-elle? La mémoire de l’aurore boréale par quel savoir que de toutes façons quel que soit... L’horreur des mots qui s’emmêlent. Le cerveau touché. Docteur Grinaud jure que non. Docteur Morno rigole, rigole, rigole.... Alors, vous aussi, vous êtes devenue comme tous ces cons qui ne savent plus où ils en sont? dit-il en rigolant encore.

Rejet dans le magma de la salle d’attente. Ces petits tas crapoteux tassés dans les banquettes, ces petits tas rabougris et silencieux. Couloir des condamnés à mort. Pas une parole. Des regards seulement... Les mêmes à chaque fois. Le même à chaque fois. Toujours le même. Insoutenables photos d’archives.  ... Docteur Grinaud jure que ce n’est pas lui qu’on voit sur la photo. Un montage ou une confusion, affirme-t-il, invalidant la preuve.

L’obsession de mon cercueil descendu dans la fosse et vous, jusque-là impassible, éclatant en larmes. Déchirement; la certitude du lieu sans retrouvailles. Et cet homme qui disait...

Manquent à jamais ici les mots que vous n’avez pas su dire.

Déglinguement du langage. Le centre est atteint. Docteur Marlo ne veut rien savoir. Il ne sait pas. Poudre de perlimpanpan*. Trois fois par jour, deux comprimés. Cette écriture de désordre que je ne supporte plus. Docteur Palo dit que ça n’a rien à voir avec le traitement.

Au côté, au coteau, au vallon, à la montagne, une épouvantable souffrance sur tout le flanc. A flanc de coteau, la douleur du côté. Comment est-ce possible si les muscles n’ont pas été coupés? M parti, impossible désormais de savoir la vérité. Le corps n’est plus que cette loque se traînant sur la place autour du Monument aux Morts entre la Poste et la Mairie. Ils sont en train d’en retirer les grilles pour les remplacer par des glaces sans tain. Hantise des voitures, crainte des murs, approximation des gestes.

Je m’abandonne à toi, la boussole de l’univers.

Etonnement de lire encore le désir dans le regard des hommes. Ne voient-ils pas? Non. Rien ne se voit. Ni le vertige, ni la disparition du sens, ni de l’équilibre, ni des perceptions, ni, ni, ni... Ces longs détours pour atteindre les feux et l’impossibilité encore malgré eux et avec eux de traverser. La rue infranchissable. La vie cantonnée au pâté de maison.

La marche. La reprise des forces. J’ai eu. Le cumul des efforts pour retourner vers le printemps. Cette marche le long de l’avenue entre le Fort et l’autobus. L’effort pour tenter encore une fois encore... par mes propres moyens.... refuser l’assistance. Vous tenir en dehors... Un désastre si complet que le sauf-conduit en est de la prendre sur moi-même. Tomber seule ou ne pas tomber. Avoir avec vous de la lumière seulement. La mort sur moi seule pour vous l’épargner.

Obsession d’image. Mon cercueil descendu dans la fosse et vous, impassible jusque-là, éclatant en larmes. La phrase écrite pour la deuxième fois. Cette fois, je ne pleure pas. Je peux recopier cette phrase sans m’effondrer. Victoire de l’écriture. Je peux même changer la place de l’adjectif sans que le texte se défasse.

 

Sainte Julienne

J’ai eu. La mère en soi. Le troisième vocable: lobotomie partielle. Le diagnostic de cette torpeur. Ce manque. Ce flottement. Non. Ce qu’on préfère prendre pour un flottement. Un manque, de peur d’en percevoir tout à coup l’étonnement. Le cerveau ne fonctionnant plus! L’enfoncement au fil du temps. En Mars déjà ce commencement de difficulté, pas encore de découragement, mais de terreur toujours. Silence. Commandant Bricaud veille. La perte de conscience. En Mai, elle était toujours là. En Mars, elle commence à revenir. Entre les deux, ce trou. La perte de l’idée de soi. Pas l’idéal de soi. Mais l’idée même de soi. La perception du monde en soi. Disparue. Pendant des mois, l’absence de soi.

 

Saint Alexis

L’horrible médicament pour retrouver la tête. La gélule bienfaisante boursouflant la chair. Long chemin vers le jour, l’errance des traitements. Long chemin d’effets secondaires en désagrégation principale. Long chemin, l’effet des mots. Passe mon corps nageant vers la revie*. Le choix à faire entre la pensée et le corps.

La chair devenant difforme pour prix de la pensée. Le petit carnet notant la reconstitution des facultés. 50. 55. 60 % peut-être, au commencement du printemps. 274 gélules absorbées. Presque autant encore. Je ne tiendrai pas. La balance. L’horreur. La balance remisée. La balance cachée derrière la machine à laver. La balance perdue derrière le bidet. Fin des graduations. Commencement d’infini. Pas encore. L’addition des gélules. 276. 278. 280. Deux par deux, trois fois par jour à peine de... L’impossibilité de maintenir ne serait-ce que la numérotation.

Recommencer. Lecture. Ecriture. Pas davantage. Lecture. Les mots un par un. Pas davantage à mon âge. Le vocabulaire. Les concepts que je ne parviens pas à assimiler. La dérobade. La maille lâchée. Le tricot qui se défait. L’impossible ouvrage. Les aiguilles l’une contre l’autre. Un point du même. Un point de l’autre. Sages, sages, les bonnes élèves, les jeunes filles bien élevées, les vierges de la pensée, serrant les cuisses du raisonnement bien appris. Deux gélules, trois fois par jour. Rien à faire. Je ne parviens pas à tricoter. La langue de bois reste de bois.

288. Ca ne fait rien. 60% de la pensée, c’est assez pour recommencer. Ramasser les billes... Le pouvoir et l’identité. Le contraire et la négation. Séparer et différencier. Recommencer avec les éclats de verres des miroirs brisés. Je, impossible à dire. Jon*, tout au plus dans le meilleur des cas. Le je et le jon* ne peuvent pas être mis sur le même plan. Je suis, dites-vous. Mais jon* fatigue en vous écoutant.

Nommer autrement l’innommable. La langue des femmes pour négocier la reddition du magma. La langue des chenaux au milieu du marais. Depuis le onze mars, pas une ligne. Ramasser les billes. Recommencer. Reprendre à zéro. Le pouvoir et la négation. Non, ce n’est pas cela. Jon* fatigue terriblement.

Impossible de penser même avec les gélules. Le corps ne soutient plus la tête qui roule dans le sable. Le panier de son de ma dégradation. Ca n’y parait pas, répète le coeur antique. C’est fini, voyons... Mais non. Je commence seulement à entrevoir qu’ils m’ont arraché et le style et la pensée. Je vous le dis. Vous ne pouvez le croire. Je blesse votre goût de l’absolu. Je martyrise votre espérance. Je tue votre confiance en la science. Vous ne pouvez le supporter.

 

Sainte Bernadette

Forclose la parole. Pas tout à fait pourtant. La brèche dans le mur juste assez large pour que l’eau passe empêchant la clôture. Par moments, l’entrevoiement*, l’entrevoyure*, l’entremaitrise*, l’entremets. Le cerveau ne livre plus les mots exacts. Le hasard. La roulette. La surprise. Un mot frère ou voisin. Pas le lapsus. Plutôt la ressemblance. La torture des mots se reclassant d’eux-mêmes autrement, pour tenter de faire sens.

Accrochage militaire. Les phrases bombardées. Les concepts déchiquetés. Les idées mortes. Le travail détruit. L’impuissance. Mille milliards de neurones cloués au sol. Par quelle panne? Quel sabotage? Quel désastre? Elise perdue au milieu de toutes ces ruines. Elise ensablée. Son sang ne coulant plus. L’impossibilité de faire la liste des troubles. Autant nommer le chaos. L’impossibilité à la fois de le penser et de l’ordonner.

Barbarie des plombiers sauvages détournant le cours de ma vie. Mon ventre bidet, ma bouche lavabo, mon tronc baignoire, mes veines tuyauteries, mes yeux robinets, mes jambes tuyaux de douche. La source des mots tarie. Commandant Brilo a ordonné la mise à mort. Forclosion. Le barrage de mes cheveux en travers du Commandant Crissot. Le déboucheur qu’il verse dans mes veines. L’ordonnance pour acheter la perruque. Je la lui jette au visage.

L’horreur de cette façade. La camisole de force. Le treillis militaire. Un costume de prisonnier. Cette chevelure qu’ils regardent tous. Il faudra la couper, c’est le règlement. Elise pleure dans les ruines. Elle ne veut pas mettre l’habit des condamnées. J’entends sa petite voix qui ne crie pas bien fort, comme une souris qu’on écrase.

Le mensonge uniformément blanc comme la paillasse de la cuisine, l’évier du laboratoire, les placards des gardiennes. L’intimité du tissu à fleurs. Les matons palpant les seins, le ventre, les cuisses à l’abri des rideaux tirés. D’abord ce mensonge uniformément blanc de la haine que je camoufle pour qu’ils ne me jettent pas dehors. Cet exorcisme qu’ils maquillent en médecine.

J’ai eu. Lobotomie partielle. La mère en soi. Le corps qui ne peut plus produire autre chose que ces trois locutions. Lobotomie partielle. Pas tout à fait pourtant puisqu’il reste le cerisier de Sainte-Lucie, fleurissant à la gare d’autobus. Lobotomie partielle. Pas tout à fait pourtant puisqu’il reste assez de cerveau pour organiser ces deux mots.

Les mots ne peuvent questionner la mort puisqu’ils font à eux seuls la séparation. A moins peut-être que sautent des lettres quand la conscience se perd. Une lente déperdition de soi. Le corps bougeant de moins en moins. Un monde entier entre le treize et le quatorze de la même rue. Une porte cochère. La devanture d’un coiffeur. Ces repères empêchant encore l’indifférenciation. Mais la grand-place déjà ne peut plus être atteinte.

Je m’abandonne à toi, le maître de l’univers.

Entre juin et août, le basculement. La disparition. La perte de la conscience. La méconnaissance? Le non-sens? L’absurdité inoculée dans les veines de l’épouvante. Mur de silence. Commandant Brulo est là derrière le bureau. Un guichet postiche dans une salle d’audience. Le procès est joué d’avance. La légalité violée. Le verdict obligé. Dans une vitrine, la pièce à conviction: la fleur de chair. Commandant Brumault ne lit même pas l’acte d’accusation. De toutes façons, je le connais pas coeur.

 

Saint Gabin

Le cerisier en fleurs sur le terre plein. Les mitaines de la marchande de journaux. La pluie devenant neige. Le vent et l’aberration de la saison. La force enfin de traverser la place. La pâtisserie. Les croissants. Le poisson en chocolat. La mémoire des cadeaux. La mémoire de la terre même. Il y a eu. La grande papeterie de l’autre côté de la rivière. Elle ne peut plus être atteinte maintenant et pour longtemps encore. La pharmacie certaines fois, les jours de pleine force. La banque, l’inabordable calcul des comptes en déroute. La teinturerie définitivement hors champ. La brasserie comme un port dont on pourrait encore rêver. Littoral le dernier mot. Littoral, disiez-vous, les lèvres de la mer. Nous en étions là, lors de la disparition.

Les monuments hors d’atteinte. L’église sur un autre continent. La boucherie perdue. la gare d’autobus rayée de la carte. Le fromager, comment même y songer? L’autobus dont on ne sait plus que l’arrêt. La fleuriste, la nouvelle frontière. Tout le reste de la place a disparu. La boutique de mode, les comestibles, le restaurant et même le boulevard et l’avenue. Le libre-service, les sacs en plastique et le regret d’en avoir trop dit.

La rocade sur une autre planète. Le rideau de fer, la clôture de barbelés de la centrale nucléaire, les bennes et les grues et le chantier en extension. Le béton armé au milieu des panneaux publicitaires. Au-delà du pont entrée interdite au public Zone d’Aménagement Prioritaire. Les habitants expulsés, le linge aux fenêtres, combien de temps encore? Les traces. Les bulldozers. Les casemates des ouvriers. Les arbres promis à l’abattage. Les rats dans les détritus. La terre empuantie.

Il neige sur le cerisier d’Avril. Interdiction d’offrir de vrais cadeaux. Seulement ce poisson en chocolat, la mémoire du on. Littoral, les lèvres de la mer, disiez-vous. L’écume a disparu, les coraux, les algues, les barques et les filets. La mer même. L’ensablement de la place jusqu’au milieu de la rue. Le quatorze peut encore être atteint, mais c’est déjà un long voyage. Deux immeubles exactement. Il n’y a plus ni carte, ni vivres, ni eau depuis des mois.

Les fossés ont été asséchés et les fontaines désertées. le quatorze peut encore être atteint, si c’est le seul effort de la journée. Le coiffeur interdit, les deux bistrots condamnés, le marchand de légumes, le coeur même du danger. La rue fermée par les deux bouts. Les dunes. La sécheresse. Insensiblement d’un mois sur l’autre. Il n’y a plus personne pour mesurer. Il sable dans le silence.

Il sable depuis des mois. Les mots disparaissent. Les phrases. Les lettres. Les souvenirs. Les idées. Les concepts. Les thèmes. Les analogies. Les articulations. Reste seulement en haut de la rue le panneau indiquant la direction de Sainte Lucie et à côté de l’abri, l’entrée du funérarium. Restent surtout les toiles cirées de la marchande de journaux. Sur la place, on ne voit plus que cela.

L’impossibilité de retourner là où le nom de la chose a été dit. Trois points, là où il a été prononcé. Bannissement. Exclusion dans ... Précipitation vers la ... L’expression ne peut être reconstituée. Les lieux interdits par l’aveu. Chaque endroit où... Le sable gagne. Le panneau indiquant la frontière est devenu presque illisible. La marchande de journaux indiquant la cheminée en briques. L’odeur. Dénégation.

Premier avril, grande neige sur le cerisier de Sainte Lucie.

La voûte en pierres. Le porche à traverser; Le rempart épais. Le pont-levis. Le portail métallique. Les papiers. Montrer les papiers. Les cartes. Les convocations. Les autorisations. Les bordereaux. Nuit et demie. L’odeur surtout. Les bâtiments. Les pavillons. Les gardiens. Les habitants. Les visiteurs. L’attente. L’odeur et le silence. Les gardiens et le silence. Les bureaux et le silence. L’attente encore. L’odeur toujours.

Un gardien passe. Attendez. Silence. Oui, il a été prévenu. Il va venir. L’odeur et le silence. Ne pas se laisser intimider. Il arrive. Où est Elise? Elise comment? Elise tout court. Il sable. Il n’y a plus de nom. Les pronoms impersonnels. L’illisible panneau indiquant le chemin de Sainte Lucie. Attention voie privée. Quelle Elise? Il n’y a personne ici de ce nom-là. De nouveau tout se défait. Le littoral s’éloigne dans les sables nouveaux.

Remplir l’imprimé. Les cheveux. Le poids. Les yeux. Cocher les cases. Caburer* les bonnes réponses. Il n’entend rien. Il ne voit pas de quoi on parlure*. Partiral* olimi* sans Elise. Impossible. Flottement d’humidité au dessus du sable. La* partira* pas d’ici sans Elise. J’écrirai des lettres. J’informerai la police. Commandant Brivo rit. Ricane. Ridule*. Ripart*. Riconne*: Quelle emmerdeuse! Cette fois, c’est non! Révolte. Je n’accepte plus la procédure. Je refuse tant qu’Elise... Commandant Brimo. L’odeur et le silence.

Les gardiens. Les matonnes. Les plantons. Le sang. Les bras gonflés. L’envie de vomir. Elise. Elise why* ti* mar* abacarré*? Céciron* cette fois ne voudra pas. Désespoir infini. Ensablement sur le linge blanc. Mémoire d’Elise. Où est-elle? Qu’avez-vous fait d’Elise? Odeur et silence. Chocs les matons et les gardiennes. La tête projetée contre les murs. La paillasse blanche. Les placards. Les cloisons de bois cloisonnant les comirants* Le choc. L’ébranlement dans tout le corps. Les bras. La tête. L’ensablement uniforme.

Coudes raidis. Chevilles enflées. Pieds dilatés. Membres paralysés. Côtes cassées. Clavicules défaites. Tête fracassée. Epaule démise. Estomac ravagé. Anus déchiré. Seins coupés. Vulve obstruée. Brouillard devant les yeux. Dignes crachats dans le haricot inoxydable. Dégueulement* sur les jambes et les pieds. Comment font-ils pour bouleverser la chair interne, sans que rien n’apparaisse? Vomissements. Leurs coups atteignant l’être profond. Aucun organe ne leur échappe. Comment font-ils? Le médecin. L’interrogatoire. L’électrocardiogramme. Coeur absolument normal. Coeur d’acier résistant à tous les traitements. Sauf à la disparition d’Elise.

L’odeur trop forte recouvre les mots. Le butoir du langage. Nul n’en est revenu pour raconter. Cet ordre de sensations n’est pas répertorié. En première approximation: la torture et la mort. Quel homme pour dire: Chaque tragédie doit inventer son propre vocabulaire? Mon désespoir de ne pouvoir y parvenir.

Votre voix dans l’autre pièce. Vous venez me chercher. Gris votre costume rompant avec le blanc kaki.

 

Sainte Aimée

La sieste du matin. La sieste de l’après-midi. La sieste du coup de pompe. La sieste du rien du tout. Lasse, lasse... Cette masse de petits problèmes. La journée qui s’arrête avant la fin du jour. Dimanche 15 Avril. Le temps coule. Pas encore uniformément. Par saccades. Par groupes de semaines. Par intervalle entre deux.

Le temps coule. Irrégulièrement. L’eau s’accumule contre la digue. Monte. Monte. Dling. Dling. La sonnette du laboratoire. L’eau déborde. La jetée tente encore de la retenir. Encore une fois. Une seule. La dernière et c’est tout. L’impossibilité d’inventer une vie nouvelle. Le mot exact: désemparée. Vivre comme avant, disent-Elles. Impossible et absurde. Un aller simple.

Dling. Dling. La sonnette du laboratoire. L’hygiaphone. Le tromboscope*. Le distographe*. Le langage se défait. La digue ne retient pas l’angoisse. Comment dire la décomposition de l’être devant sa propre mort? On ne peut ni prévoir ce qu’elle sera ni la reconstituer. Comment retrouver la langue éparpillée? Les mille fragments du miroir brisé. Aurore. Horreur. Arreur*. Et pourtant!...

La roulette russe des mots. Prendre le risque quand même. En tirer un. C’est un autre qui sort. Vous riez. Ca ne fait rien. Vous n’êtes pas le seul à rire. Tous rient. C’est si drôle, cette bouche prise dans les filets. Mémoire. Gaucherie. Gausserie*. Aucun dictionnaire ne peut le dire, ni la grammaire, ni la poésie, ni la fiction. Rien que la crudité du trouble. Sa cruauté. La ressemblance du mot que la diction ne peut ni prédire, ni retrouver. Reste seulement le clavier de la machine sous les doigts déréglés.

Corps les mots autrement associés, échappant à toutes logiques connues. Ni lapsus, ni homonymes, ni synonymes, ni rien de ce que l’on peut savoir, comprendre ou connaitre. Le classement des mots par sons, dans les tiroirs de l’encéphale. Gauchissement avec blanchissement. Aucun autre rapport que la forme. Et qui sait si ce n’est pas un ordre autre?

Retourner au carrefour. Dling. Dling, la sonnette du laboratoire. L’angoisse. Le courage encore. Mais il se décompose. Le prélèvement. Dling, dling, la sonate* du parloir. Les mots en désordre. Ni logique, ni sens, ni poésie. Les inédites productions d’un cerveau décontenancé. Rires de l’entourage. Rires francs. Rires sans retenue.

L’empirisme. Arriver à 8 h 20 au lieu de 8 h 30. Deux clients de moins. Une attente limitée. Un meilleur confort. La vie n’est plus que la gestion de l’horreur à moindres coûts. Aménager la terreur pour pouvoir y survivre. 8 h 15, c’est trop tôt. La porte est encore fermée et l’angoisse inutile. La digue contre la décomposition. La découverte de l’optimum. L’adaptation ou la mort.

Une veine si dure que le bras ne plie plus. Une veine si dure qu’il faut pousser très fort. Une veine devenue si dure qu’il faut la perforer. Votre capital veineux, dit-elle me laissant étonnée de ce concept... Désordre du sens. Désordre de l’être. Je suis a disparu. Il n’y a plus que je serai. Je serai ou je serais? Ne pas soulever le problème. Le muscle étranglé par le caoutchouc. Le poing serré. J’ai été. Je serais. Les mots eux-mêmes disparaissent. Dling, dling, l’aiguille dans la veine. Elle est si dure qu’elle ne pénètre pas. Disparition, non de l’écriture mais des mots mêmes. Je suis n’est pas. J’ai été. Je serais. Je serai. Sans s. L’effort. S’y reprendre à deux fois. Le fauteuil en cuir. Les mots glissent. L’aiguille dérape dans la veine. En poussant, ça rentre quand même. Littérature.

Je m’abandonne à toi, la création de l’univers.

Votre voix de digue. Un je suis qui est un je serai. Votre voix tentant de rétablir la conjugaison. Le temps. L’espace et l’orientation. La parole. Votre voix de... Trop tard. La langue s’échappe à nouveau. Je passe dans le tamis. Je passe avec les mots. Vous criez votre désaccord. Je vous entends. Je n’ai pas peur. Ni de vous. Ni d’elle. Ni du silence. Ni des mots qui se défont.

Dling, dling. Ca y est presque. Un suis qui je seras* avec elle. Sans s. Je sera*. Je seront*.Nous serons. Non. Jon*? Au présent de l’éternité entre les mots qui glissent. Elle retire l’aiguille. Ca y est! C’est fini! Vous pouvez plier le bras! Mal encore. La plante verte. La cheminée de marbre. Jon*, indestructible. Le monde existe. J’ai été. Je serai. Non, je suis. Jon* nous sommes. Rien d’autre que le moment où jon* serait* racine dans le suis*. Ca y est. Vous et moi dans la forme éclatante du soleil. L’éternité de nos souvenirs. J’ai été. Je suis. Je serai.

Dling, dling, ça y est, c’est passé. Le béton recouvre à nouveau toute chose. Le mime intégral. Comme si de rien n’était. Rien n’est, que ces mots imprévisibles et s’emmêlant sans loi. La matrice produisant à la demande, à la carte, à la lettre, des pièces fausses inutilisables. Le cerveau fabriquant des pièces vides qui ne serviront qu’à faire rire. Gaucherie pour boucherie. Les mots n’entraînent plus les engrenages. Le roman est impossible à faire. La littérature ne peut reconstituer le néant. Je ne parviens pas à écrire l’histoire d’Elise. Le livre n’aura pas lieu.

Le cerveau ne fabrique plus que des pièces tordues. Des mots que personne ne ramassera. Ils ne sont plus membres du corps, mais production d’empoisonnement. J’ai été. Je ne sais pas encore que je ne serais plus. Les mots confusionnent. Le cerveau s’ensable. Je ne le vois pas faire. Les efforts impuissants à enrayer la chute. Je ne m’en rends pas compte. Avril. April*. Le corps ne résiste déjà plus. Pas de notes. Pas de traces. Je disparais. Un seul gribouillage entre février et juin. Il parle de quatorze tubes de sang dans un plat en émail.

 

Saint Damien

Je ne marche plus. Je n’ai plus confiance. Je ne joue plus. Commandant Bripault n’est pas de service ce jour-là. Seulement la femme soldat. Elle n’a qu’un seul galon. Donnez-moi des nouvelles d’Elise. Je ne partirai pas sans Elise. Vous l’avez tuée. La soldate terriblement blanche. De peau, de linge, de paillasse, de draps, de serviettes, de feuilles. L’horreur blanche. La privation de sensations. A devenir folle. L’interrogatoire... La gifle d’un seul coup. Elle appelle les plantons, les gardiens, les hommes de main. Les vautours. L’horreur de ce linge blanc qu’ils portent tous.

La révolte en dépit du grillage, du carreau, des câbles, des barreaux, des lacets, des vidéos. La révolte d’Avril. Le cerisier de Sainte Lucie au milieu du bosquet. L’arbre en fleurs. La bibliothèque. Les oiseaux. Les hommes de peine. Les femmes de ménage. Les couloirs à n’en plus finir. Le bâtiment axial. Le pavillon de l’Horloge. L’accueil des familles. La morgue. L’horreur de ce champ blanc où rien ne bouge.

Quelques mots encore. La ville s’envase. La ville prise. La ville noyée. La ville morte. La ville naufrageant sous l’épaule. La résistance s’amenuise. L’abandon. La fin des mots. A peine une date: Abril. La descente dans le lieu de ça. Un escalier de sable pour descendre sous les eaux.

 

Sainte Isabelle

Avril. Abril*. L’époumonnement*. L’essouflement. L’effondrement. Les mots s’associent, n’importe comment. Résistent encore. L’envasement de la mémoire. Il n’y a trace ni de chambre, ni de lit, ni de corps. L’hôtellerie. La porte du rempart. Au-delà, le polder, la jetée, les récifs.

Vous m’avez amenée là pour écrire. Mais ça ne doit pas être ça. D’habitude, je pars seule. L’écriture pourtant au café de la place au printemps encore. Il doit bien y avoir une notation quelque part. Ca ne se peut pas. Je ne tiens pas de journal. Une trace pourtant. L’émotion de mon corps au regard de cet homme grand et beau.

Mon pantalon vert. Mes bottes rouges. Ma toque de fourrure. Un froid épouvantable. En Avril? Le thermostat du corps déréglé. Il n’y a plus de saisons. Le discours des vieillards. De mon temps, les étés. De mon temps, le printemps. De mon temps, les automnes. De mon temps, les amours.

Nommer l’effort de la mémoire travestissant le monde. Le mensonge? L’oubli? L’écriture? Nommer le temps où la vie était... Le passé. Pas même. On ne peut plus nommer puisqu’il n’y a plus ni langue, ni texte, ni jalons. Plus rien que le sable envasant l’eau et les fortifications retenant le corps au-dessus des fossés. Ténèbres, la mémoire lorsqu’elle se défait. Pas l’oubli. L’amnésie. Pas le contraire. La négation.

April*, dernier passage du désir. La mémoire des mots. Leur raison d’être, leur logique, leur agencement. Trace, le désir de l’homme pour que le monde soit deux, définitivement. La fusion et la séparation. La parole et le chant. Le magma et les ténèbres. Le marais et les lavoirs. Trace, le regard de l’homme reconstituant le monde. Le drame de la disparition de l’autre.

Abril. Avril. La différence. Nous faisons deux, encore. Lui le dernier. L’ensablement pour des mois. L’enfoncement* dans la vase. L’enquête sur une disparition. Récit. Fiction. Roman. Comment ferais-je pour dire je suis encore? Sans le deux, comment dire le un? Sans le désir, comment dire je? Sans la sensation, comment dire le monde?

 

Saint Lazare

Marcoule. Fessenheim. Crest-Malville. Quoi d’autre encore? Pierrelatte. Clermont. Montlhéry. Je ne sais plus. Saint Laurent des Eaux? Reste surtout ce nom envahissant tout. Cette cheminée archaïque. Les petites briques. Les petites fenêtres. Le bâtiment non identifié. On dirait une forteresse. Une centrale. Urgence. Sécurité. Administration. Accueil. Les fleurs en plastique dans un vestibule où tout meurt. L’absence de lumière. Les portes bleues. Les montants violets. Quel architecte a tenté de rajeunir l’horreur?

Passées les portes du vestibule, les murs du chagrin. Des lettres d’avant guerre. La crasse. Le malheur. La misère. Centrale Beaugency. Les plantons. Les matons. Les détenus. Des lambeaux de vêtements civils. L’épouvante des regards. L’horreur des murs. Jaune canari. Beaugency. Janvier. Avril. Enquête sur une disparition. Quelle Elise, ici, il n’y a jamais eu d’Elise. Ici c’est Beaugency-sans-Elise.

Janvier. Avril. Deux fois Beaugency. La grande bâtisse à l’assaut du ciel de briques. Reportage sur la disparition d’une femme. Les photos. Les entrevues. Les matons dans l’escalier canari. Réglage. Télémètre. Visages de ces trois-là. Zoom. Contrechamp. Rien à faire. Sans Elise, rien n’est possible. Comment inventer les termes techniques? La porte blindée. Le radio-réacteur. Pour votre sécurité, le port du casque. Fermez la porte. Vous qui entrez ici... Des détenus plein les couloirs. Misère de ces escaliers jaunes. Autorisation spéciale. Prise en charge. Le scoop que ne prendra aucun journal. L’article qui ne paraitra nulle part. Le livre qui ne...

Elise. Le registre des entrées. Elle a été transférée. Bulletin des cent pour cent. Quatrième étage. Pas ce guichet-là. Redescendez à la porte. C’est en face. Pas ici, c’est ailleurs. Ce n’est nulle part. Elle n’est plus ici. Nous n’avons rien à voir avec le centre. Ce n’est pas la même caisse. J’ai demandé un rendez-vous. Reportage sur la disparition d’Elise. Elis. Eli. El.

 

Saint Modeste

J’ai eu. Le printemps hors les eaux. Conjuguer définitivement la réalité hors de l’imaginaire. Saint Laurent, mémoire des escaliers jaunes canari. Sainte Cécile. Commandant B finira bien par lâcher prise. Cynature-le-Fort. Pension de famille. Foyer de rééducation. Maison de santé. Centre de survie. J’ai eu. Quoi donc? Post-cure. La grammaire à tout jamais. Comment sans Elise retrouver la vie d’avant la disparition d’Elise? L’enlèvement. Le seul témoin. Vous.

Je m’abandonne à vous, le créateur de l’Univers.

J’ai eu. L’introduction de la conjugaison. Passé furtif des regards embusqués. Inventer la nouvelle grammaire. Je n’aurais plus. Commencement du temps. Coulent, coulent les berges du Cynature. La condensation du malheur. La concentration du désordre. L’ordonnancement de l’histoire. J’ai eu, je n’aurai plus. Le passage d’un ordre à un autre. Un vrai roman.

Le tissu exponentiel. L’indifférenciation. Les cellules prêtes à se fixer n’importe où pour crier ce que vous refusez d’entendre. L’amour. La passion. Le manque. L’impossible résignation à la séparation. Ce que vous appelez le désordre. Conquête des mots dans le couloir de Sainte Lucie. Je vous crie: Cette fragmentation, je n’en peux plus. Vous n’entendez pas. Votre surdité me condamne à mort. Vous ne me laissez aucune place.

Vous n’entendez ni la parole, ni la folie, ni la fabrication des tissus. Vous n’entendez que l’ordre unique que vous concevez. L’ordre deux que vous prenez pour le seul. La moitié du monde se prenant pour la réalité. L’ordre du un se prenant pour le deux. Je vous dénonce de toutes mes chairs fusionnantes. Je témoigne du sens que vous avez perdu. Je tente par mes organes l’intégration de l’espèce. Vous répondez par un désordre plus grand encore.

 

Saint Roméo

L’épouvantable traitement chimique. Les perfusions une ou deux fois par mois. La chute des cheveux. Pas tous. Juste assez pour n’avoir pas besoin de perruque. L’ordonnance jetée à la figure du maton. Je vous dis qu’ils ne tomberont pas. Le pari fait à l’infirmière. Les cheveux tombés quand même. Collés au jour le jour sur des feuilles blanches. Le tampon de caoutchouc de la date. Journal de bord de l’horreur. L’impossibilité d’écrire un autre livre.

 

Saint Nestor

Demander aux gens ce qu’ils ont connu d’Elise. Ce qu’ils ont vu. Ce qu’ils ont su. L’impossibilité d’écrire platement son histoire. Le chemin passe par la froideur de la langue. L’effort d’être entendue. L’effort pour s’arracher au savoir-faire. Ecrire autrement. Elle n’est pas morte. Elle a seulement disparu. L’impossibilité de l’enquête. Les témoins ne veulent pas parler. Surtout pas G. L’impossibilité de retrouver Elise tant que vit ce témoin principal mentant obstinément. L’idée même de vérité a disparu. Le corps d’Elise est pourtant bien quelque part. Mis en culture. Maître B a dit qu’on ne pouvait pas s’y opposer. Le vide juridique. Ecrire aux journaux.

La piste se perd à Sainte Lucie. Le grand portail métallique. Les fenêtres grillagées. La rue intérieure. Les bâtiments centraux. Les rassemblements. Les manoeuvres. Les convois. La réception des visiteurs. La carte d’identité déposée à l’entrée. La porte de fer refermée. Le va-et-vient des corps dans la cour. Les uniformes. Les casquettes. Les insignes. Les marques. Les badges. Les manteaux.

La convocation à Sainte Lucie. L’épaisseur des murs. On y a aménagé des pièces pour les gardiens. Les montants de fer. Le pont. L’odeur de pourriture. La première cour. L’accueil des familles. L’administration. La garderie. La morgue. Les panneaux d’émail bleu. L’aiguillage lumineux. Les bâtiments. La deuxième cour. L’unité administrative. La ville dans la ville. Le mur et le terrain vague. La zone. Les cabanes. Les planches. Les talus. Les clochards. Les herbes folles. Les satyres. Les amoureux. Les promeneurs. Les ficaires. Les bouillons blancs. Sainte Lucie du littoral.

 

Sainte Honorine

L’apprentissage. Le chemin dans les bosquets. Les branches dans la figure. Les épines. Le houx. Les marécages. Les fondrières. Les feuilles mortes. Les aubépines surtout, le lilas blanc, la clématite. Apprendre au milieu de tout cela à ne plus jamais prononcer le mot. La perte des lettres et du langage. Perdre jusqu’au souvenir du nom d’Elise. Les perfusions pour y parvenir. Leur efficacité. Le corps s’est bien perdu sans le savoir. L’expérience majeure de l’être au monde. L’ignorance de la disparition de soi-même.

Est-ce cela la mort?

 

Saint Romain

Le boulanger. L’épicier. Le boucher. L’horreur de la relation à mener. L’impossibilité de la relation à nouer. Blocage de toutes les fonctions. Me cacher dans un trou, comme une bête blessée. Ne plus savoir parler. Non pas ne plus avoir la force de parler mais ne plus connaître les règles de l’agencement des mots. Le corps torturé doit tout réapprendre. Ce tout n’est qu’une seule chose: le lien avec le monde. Sans mère pour lui montrer le monde. Sans tiers pour lui nommer le monde. Il ne peut plus rien saisir parce qu’il est orphelin du monde. Et comment dire cela? Dans le coma de l’être, les mots même ont disparu.

Que dire alors des Saints manquant aux jours bissextiles?

 

Saint Aubin

Convalescence ne convient pas, tant c’est long et ardu. Il faut tout réapprendre. Ressurectance* terrifie parce qu’il sépare à jamais des vivants. Qu’y a-t-il entre convalescence et ressurectance*? Qu’y a-t-il Elohim?

 

Saint Charles le Bon

Ils ont dû incorporer l’émetteur au cerveau. Cela n’est pas possible. On ne voit pas de cicatrice. Dans l’état actuel des techniques, ils ne peuvent pas l’implanter sans. Sur le haut de la tête, pourtant, de vastes plaques dégarnies. Derrière l’oreille, une peau lisse et belle qu’on n’a pas l’habitude de voir découverte. Même en tenant un miroir. D’ailleurs ce n’est pas possible, le bras ne peut plus être levé aussi haut. Cette voix qui susurre tout le temps vous devriez renoncer à ... Sa tendresse enveloppante pour le plus grand bien-être. L’impossibilité de rompre. On ne rompt pas avec cette voix.

 

Mardi Gras

Le corps martyrisé rejaillissant dans la faille du mot barrette. Crier ma haine. Mon refus. Mon chagrin; Cette perfusion distillant la mort de la littérature. L’éradication du style par la chimie. L’impossibilité de se dire à soi-même, le deuil imposé.

 

Cendres

Le goût de la mort dans la bouche, une année entière. Le morceau de cadavre suçoté. Le morceau de son propre cadavre. Les bonbons à la menthe pour supporter l’insupportable. La menthe et la mort mêlées dans la bouche de Léviathan. Le récit de cette femme qu’on avait obligée à rester couchée à côté de son ami en décomposition.

La recherche de l’espace entre je et le en, le elle et le on. Le lieu de la mise à mort. L’impossibilité d’écrire ce livre parce que l’expérience qui l’a fait naître est l’absence même d’architecture.

Le suçotement* de ce morceau de cadavre, une année durant. De l’été à l’été. Et au bout de ce suçotement*, la mort de l’été. Comprendre ce paradoxe. Regarder sans faiblir, les bonbons à la menthe, les témoins absolus de ce qui a été. Une minute au moins, les sacs de cellophane empilés comme les sacs de plastique contenant le sang sur la paillasse de l’hôpital.

Je suis. Je serais.

L’interpolation entre j’étais et je serai. Pour toujours entre les deux. Un goût dans la bouche. L’abolition du temps et, avec lui, des mots, du style, des phrases et des sentences. Envolés avec la chevelure, la mémoire, les oiseaux, le désir et les rêves. La chimie obtenant ce que n’avaient pu ni la force, ni l’art, ni l’amour: faire sucer son propre cadavre.

Le temps et l’écriture, est-ce la même chose?

 

Sainte Olive

La mémoire de ce que d’autres avant moi...  Et pourtant non. Au froid, on pouvait répondre par le feu, à la faim par la nourriture, mais à l’absence de nom, on ne pouvait pas répondre, puisque le nom lui-même avait disparu.

 

Sainte Colette

Entre le chaos et le nom, j’ai glissé la main. Il fallait qu’elle brûle pour comprendre le brûlement, mais ils ne voulaient connaître que la brûlure. Ainsi la littérature et pire encore son absence.

 

Sainte Félicité

Je recherchais le chemin pris pour aller vous voir. Je n’en trouvais aucun. Certaines fois, il m’avait fallu venir de très loin. D’autres fois, de plus loin encore. Je ne savais plus quelle rue j’avais empruntée, ni quel autobus, voiture ou camion. J’essayais de me souvenir de vous. Je ne retrouvais rien. Ni de moi, ni de vous. Ni du chemin menant de moi à vous. Je me souvenais seulement des vêtements blancs et de ce compromis inauguré entre l’éternité et le temps.

 

Carême

La marche le long de la rue. Le bras comprimé comme un étau de fer. La mitaine de la mort au coeur de l’été. Les doigts boursouflés par la torture. Les doigts bleuis. Les doigts monstrueux. L’impossibilité de porter des bagues. La montre ne ferme plus. Le temps lui-même est aboli.

Le bras dans le fer. L’invention de Docteur P. Commandant M. n’est pas au courant. Les passants se retournent. Les hommes en chemise. Les cols ouverts. La splendeur de l’été. Docteur P a assuré que le coeur tiendrait. Le bras de fer. Il ne peut pas plier.

Survivre à chaque torture séparément. Ne jamais faire le lien entre elles, à peine de ne pas pouvoir toutes ensemble les surmonter. Ne pas conceptualiser l’ensemble. Ne pas le nommer.

Et pourtant, sans cette nomination, la défaite est certaine.

 

Sainte Françoise

Je passais devant votre maison sans pouvoir retrouver le chemin. Le portail en verre et le grand vestibule. La boîte métallique où mes lettres se posaient comme des oiseaux las. C’était du temps où je marchais encore. Je vous portais au matin les mots de la soirée. La boussole gisait mitraillée dans le fossé, victime d’une guerre que personne n’avait déclarée. Le Nord n’était plus au nord. Vous ne vouliez plus me connaître, ni me recevoir, ni m’écouter. Sans mes chaussures dans le tiroir de votre commode, j’aurais cru à tout jamais la terre dévastée.

 

Saint Vivien

Etat endémique analogue au précédent interrogatoire.

La phrase s’alignait sur la feuille envoyée au sergent. Il devait être tenu au courant. Il n’y avait pas moyen de leur échapper. Les nouveaux croyaient à des erreurs et qu’avec un peu de patience, on allait finir par s’occuper d’eux.

 

Sainte Rosine

L’angoisse de la mort. Je suis rebelle et froide. Sur votre terre, je meurs de prédation. Hors votre territoire, je meurs de chagrin.

 

Sainte Justine

Tout en moi rejetait ce que vous vouliez faire de moi et, comme le temps passait, je savais qu’il n’y avait plus d’autre chemin que cette rupture entre vous et moi. Vous l’appeliez passage mais dans ma langue à moi, elle se disait naufrage. Chaque rencontre avec vous extirpait davantage hors de moi ce qui restait de moi. Pourtant je résistais. Tas de cendres dans l’urne de bakélite, vous m’aviez remise à moi-même et je ne savais que faire de cette relique venant de l’autrefois.

 

Saint Rodrigue

Vous ne vouliez de moi que le style.

 

Sainte Mathilde

La reconstitution. La recollation. La redimation*. La rémission. La réorganisation. La réforme. Accepter la rupture. La cassure. La césure. Un autre temps.

 

Sainte Louise

Il me fallait m’enfuir de la grille de vos paroles. De votre cage à penser. Du hachoir de votre logique. Vous me rejetiez. Vous me maudissiez. Vous me damniez.

 

Sainte Bénédicte

Tout en moi vous échappait. J’étais l’émeute programmée, la rébellion incarnée, l’irrédentisme forcené. J’étais tout ce que vous détestiez, le désordre et la provocation. Tout ce que vous ne pouviez contrôler. Je ne croyais plus rien de ce que vous me disiez. Vous prétendiez guérir, vous anéantissiez. Vous étiez la nuit vêtue de blanc, un mensonge absolu s’appuyant sur mes phrases pour me contraindre à plus d’amour encore.

 

Saint Patrice

Je ne supportais plus ma condition. Le pire n’était pas le retrait que vous aviez fait de votre amour. Cela avait commencé le jour même où j’avais tenté d’être. La nuit s’était étendue sur la terre et, jamais depuis, je n’avais connu la lumière. J’étais devenue une bête souterraine creusant éperdument des galeries pour me rapprocher de vous. J’entendais vos pas au-dessus de ma tête et cela suffisait à mon rassurement.

Le plus dur n’était pas le retrait de votre amour. Ce n’était à moi qu’il s’adressait mais à la marionnette fabriquée par vos soins. Est-ce que cela importait que vous coupiez les fils que vous aviez vous-mêmes entrelacés? Au pire, je devenais libre et cette liberté là n’était pas plus pénible que mon enfermement.

Non, dans la prison blanche, ce qui était terrible, ce n’était pas le retrait de votre amour. C’était que moi, je ne pouvais plus vous aimer. Je voyais bien votre forme, vos mains et le vêtement dessous votre uniforme, mais cela ne m’évoquait plus rien, ni la sueur, ni les poils, ni la chair de vos cuisses, ni le printemps, ni les cerises, ni l’empressement de vos mains. Et c’était si terrible que je préférais mourir.

Il n’y avait que le bruit du papier quand vous lisiez mon dossier plein de comptes rendus de toutes les couleurs, de résultats d’analyses dont personne jamais ne faisait la synthèse, des copies de copies et surtout votre voix qui criait: rémission complète, rémission complète. Mais on ne savait de quel péché vous m’absolviez. Vous vouliez de moi l’obéissance pure et parfaite. Vous vouliez la disparition totale de cette féminité que vous haïssiez. Elle se dressait contre vous, comme des eaux que vous n’aviez pu assécher.

 

Saint Cyrille

Les mots coulaient encore au premier printemps. Si la chimie les avait asséchés, ils auraient dû avoir cessé, mais ils coulaient, je m’en souviens. En Août encore, la promesse qu’il fallait bien tenir. L’épouvante de découvrir que je ne pouvais plus écrire. L’été employé à un unique texte. Ce tiers de page écrite chaque jour. Les siestes entre les lignes. La découverte de l’état dans lequel vous m’aviez laissée et que de surcroît, vous m’aviez abandonnée.

L’impossible effort de rechercher maintenant la vérité puisque le corps lui-même à ce moment l’avait refusée. La connaissance de la mort, sans avoir la possibilité de formuler: c’est lui qui me tue.

 

Saint Joseph

Je ne pouvais parvenir jusqu’à vous, empêtrée dans des urnes de cendres que je ne savais où repandre car tous les champs étaient bétonnés.

 

Saint Hébert

L’écoulement du temps infini. Je marchais vers vos bras, à genoux sur le tapis. Je posais ma tête contre la laine de vos costumes. Vos mains me caressaient.

 

Printemps

Rémission persistante. C’était par ce mot que vous m’accueilliez comme je venais vers vous portant dans mes mains une pierre verte. Par ces mots, vous me rendiez le chien du voisin, la montée pénible dans les ronces, le claquement des mains pour effrayer les serpents et au-dessus des fortifications, les nouvelles constructions.

Vous me rendiez le chemin plat où, le souffle court, j’émergeais des arbustes, cherchant Elise disparue. Vous répétiez qu’elle et moi, nous étions deux pour toujours. Je ne pouvais le croire. Je faisais le détour par le chemin de ronde. La grille rouillée battait au souffle du vent. J’appelais le noyer par son nom. Deux ans après le traitement, je confondais toujours les bouleaux et les peupliers, restant des jours entiers à quêter leur différence.

 

Sainte Léa

Vous me faisiez l’amour. J’étais la grande prostituée royale couverte de dentelles et de soie. Les hommes venaient à moi et j’aimais leur chemise blanche ouverte sur leur poitrail fauve. Ils portaient la forêt du temps comme un plastron de gloire. J’aimais l’échancrure de leurs vêtements et la pliure de leur cou quand ils s’abreuvaient à ma source.

J’étais la grande prostituée royale couverte de dentelles et de soie et, dans le berceau de mes jambes, je leur faisais courir le monde. Vous disiez qu’à lui seul, mon corps était votre prairie. Je vous parlais des jardins et des orangers. Des éventails et des terrasses. Des berceuses et des bassins. Je vous disais la souffrance si grande dans l’écriture du livre que je croyais, cette fois que je n’y parviendrais pas.

J’étais la grande prostituée royale couverte de dentelles et de soie et les taches de sperme épandues* sur mes robes ne les déshonoraient pas. Elles étaient comme l’eau blanche de la lune, la nuit à la surface du temps. Je vous lisais les mots que j’écrivais et, en les écoutant, vous ne pouviez pas croire que le style s’était perdu.

Pourtant, il ne me restait qu’une seule phrase, infiniment répétée.

 

Saint Victorien

Vous éclatiez d’un rire froid.

Ce mot-là, je le connaissais. C’était machette, sabre, bistouri, couteau, scalpel. Tous ces mots que vous agitiez tout près de ma chair. Coutelas surtout. J’en connaissais même que vous ignoriez. Cimeterre, par exemple. Vous preniez des airs de ne pas connaitre surin. Je vous regardais de face faisant semblant de vous croire. Vous disiez bistouri mais, en vous regardant de profil, c’était surin qui s’imposait. Tout dans le cabinet le disait. Il n’y avait un seul objet qui soit à vous. Vous y aviez un air emprunté, prenant bien garde à faire savoir que vous n’en étiez pas. Il n’y avait que serpette que vous vouliez bien admettre, et encore seulement si j’évoquais pour vous les abeilles et les fenaisons.

Je vous racontais ma mort. Le lit, les draps et les rengaines à tue-tête. Je vous racontais ma mort, les écouteurs sur les oreilles: c’est fou c’que j’peux t’aimer, c’que j’peux t’aimer des fois, c’que j’peux t’aimer d’amour... Je vous racontais ma mort au milieu des sanglots d’Edith Piaf. Vous me disiez de me laisser aller. Vous me regardiez de face et je ne voyais plus le mot surin. Je vous racontais comment je mourrais la tête pleine de chansons... Des mots d’amour, y en avaient tant, y avaient trop...

 

Pourtant, je savais bien que la mort ce n’était pas cela mais le souffle court au milieu des ronces, le mot unique pour dire les murs mille et mille et la confusion entre le peuplier et le bouleau. Et encore ce n’était même pas vrai. C’en était seulement les prémices, la lisière, car dans l’informe même, il n’y avait plus ni ronce, ni mur, ni souffle, si court fut-il.

Je vous parlais des vignes et des pêchers. Dans les mots que vous disiez, j’entendais où vous aviez enfermé Elise. Vous juriez ne pas la connaître, ni même savoir de qui je parlais. Serpette, disiez-vous. Les vignes. Les pêchers. Les murets. Serpette, répétiez-vous. Ce mot-là vous trahissait.

Je vous parlais d’Héraclite et d’Empédocle et de tout ce que nous connaissions de plus ancien. Je vous disais qu’à travers ce portail étroit, j’entendais et l’âme et le logos* et l’informe. Vous éclatiez de rire, montrant la marqueterie de peaux humaines que vous aviez mis cinq cents ans à constituer. Je vous disais que celle-là aussi, je la connaissais, la somme des mille murets que vous aviez construits.

Je vous confirmais l’âme d’Héraclite et son logos*, l’amour et la haine d’Empédocle et toutes les choses du monde que j’avais tentées pour encercler l’informe. Vous n’en vouliez rien savoir hors scalpel et serpette, mais surtout pas surin. Et pourtant c’était bien surin qui convenait exactement.

 

Saint Simon enfant

Terrain militaire. Défense de pénétrer. Des baraques ordinaires. Les trois marches de l’hôpital de jour. Le Commandant Nardaud ricane: On l’a emmenée. L’école de santé. Rémission. Révision. Reddition. Elise. Où est Elise? Il le sait. Elise est dans l’azote liquide. Elise est en attente de clonage. Disparue. Réimplantée. L’usine de la démultiplication génétique. Solidarité Gen’s Corporation.

Il a des lunettes noires et des cheveux frisés. La voiture roule dans la ville. On le filme dans le rétroviseur. Il dit qu’il sait où elle est enterrée. Nous les menions n’importe où dit-il. Des milliers de disparus enterrés, n’importe comment. Pas d’Elise. On l’a enterrée dans un terrain militaire. Les mots insuffisants pour dire le rire du Commandant Bricaus.

Retournement des mots. Reddition. Elle est enterrée dans le terrain militaire. Révision. Il montre le champ. Rémission. Les barbelés. La campagne. La rivière. Au loin la mer, on la devine à la lumière changeante du ciel. Les vaches. Les mares. Les marais. Les eaux répandues dans la prairie. Ce mot-là ne s’est jamais perdu. Reprendre le dictionnaire et pointer tous ceux qui sont de retour.

Commandant Brimaud rend un par un les mots confisqués.

On l’a étendue sur une planche. On lui a attaché les mains et les pieds et on a ... Le réveil. Les mots gazeux occupant l’espace disponible. Le mot imprononçable envahissant à lui seul tout le cerveau. Tous les matins depuis trois ans. Le lever du jour. La création de l’ordre. L’ordonnancement. Reconnaître dans cet acte, la création du monde. Tous les matins à l’aube, le refoulement. La mise en ordre du monde. Les mots manquent pour expliquer l’opération. Des mots qu’on sait pourtant avoir existé. Ceux confisqués par le Commandant Brillaud.

On l’a dévêtue. On l’a étendue sur une planche. On lui a attaché les pieds et les mains. Commandant Brulot rend les mots dans le désordre. Ils s’agencent pour raconter n’importe quoi. L’imprononçable envahit tout l’espace. Mettre de l’ordre. Refouler. Je vous disais que le monde devait être fait tous les jours. Cette phrase vous faisait horreur. Vous ne compreniez pas ce qu’elle comportait d’efforts pour seulement consentir à continuer. L’expérience de l’informe était intransmissible.

 

L’Annonciation

De nouveau la tombe des mots se refermant. L’impossibilité de poursuivre la route à travers l’ensablement. La confusion. L’impossible discernement de ce qui empêche de vivre. L’horreur. L’aurore. Des sons si proches. Comment les distinguer? L’horaire? Le livre de la torture. Comment l’écrire? Comment ne pas l’écrire? La limite qu’on a oublié de fixer. Jusqu’où peut-on déformer les règle de la grammaire pour dire le grésillement, le vomissement, le saignement, la perforation, l’éventrement*, l’énucléation, la mutilation? Comment trouver le mot de la disparition du mot? Le sens de la disparition du sens? Le lien de la disparition du lien? Quel mot peut dire à la fois tuer et soigner? Inventer la grammaire de la disparition de l’être. Comment le faire sans philosopher?

 

Sainte Larissa

Les mots s’emmêlaient et comment les ordonner quand votre grand rire tombait comme un couteau sur mon âme dépecée? La paillasse blanche sous les crochets de métal. Le bruit de la graisse et des ligaments sectionnés. Etait-il suffisant de dire le quartier de viande sur l’étal du boucher? Impossibilité d’écrire le livre de la torture sans modifier les règles de l’écriture. Impossibilité de se souvenir sans bouleverser les règles de la mémoire. Impossibilité de guérir sans truquer les règles de la médecine. Impossibilité de continuer sans inventer une autre parole. Vous n’en vouliez pas. Vous faisiez de mon corps le prolongement du vôtre. Une prothèse plastique. Un champ chimique. Une possession absolue.

 

Saint Habib

La torture, est-ce d’imposer à l’être un ordre qui n’est pas le sien?

 

Saint Gontran

Les grands arbres. L’écorce des hêtres montant à l’infini. Les fougères des jours sauvés. Le sentier de sable. L’écureuil. Les grenouilles. Les limaces. Vingt-quatre en une heure trois quarts. La joie du corps dans ses retrouvailles avec la terre. Le ressort du chemin. Le bonheur du pied irrigué. La forêt verte encore. Les troncs couchés. L’idée folle de les relever. Le ménage qu’il faudrait faire. Le désordre du cerveau. La lutte de tout instant. L’automne qui autrefois n’existait pas. Réamorcer la pompe de l’an pour l’eau de l’écriture. Continuité. Les mêmes fougères. Les mêmes hêtres. Et l’écureuil toujours.

La marche. Les limaces. Vingt-quatre en heure trois-quarts. Le calcul impossible à effectuer. Je ne sais plus. Ce champ-là est tellement blessé que je ne le cultive même plus. Le calcul infaisable. Les soixante minutes de chaque heure et les quinze de chaque quart d’heure. L’invraisemblable multiplication des divisions horaires. Additionner d’abord soixante et quarante-cinq. S’y reprendre à deux ou trois fois. Y revenir à peu près à l’erreur près. La division à faire: vingt-quatre par cent cinq, ou cent cinq par vingt-quatre. Je ne sais plus, tout s’embrouille. Le cerveau recule devant l’ampleur de la tâche. Tout s’ensable.

La mousse folle, expansion de la profusion. Interdiction ne serait-ce même que de la contempler, comme ruinée on se fait interdire de jeux. Les fondrières. Les ornières remplies d’eau. Les plantes aquatiques. Le bourbier du temps. Ce qui reste du monde dans lequel il faut refaire son nid. L’arrachement à la torture. Une limace toutes les quatre minutes.

L’insupportable menace de ces arbres en travers du sentier. Les géants déracinés d’avoir résisté. La reprise des branches repartant verticalement. L’insurrection. La mauvaise tenue. Les perfusions qui vont recommencer à cause de cet arbre en travers du sentier. Le corps vivant du monde tentant d’abolir ses coupures. La forêt dans son plus grand désordre.

 

Sainte Gwaldys

Le soir, l’épouvante me prenait. C’était le couvre-feu.

Au-delà de la cour je regardais la ville. Les cendres de l’angoisse recouvraient toutes les terres. La boue du volcan coulait sur nos amours. Couvre-feu, la lave gluante investissait l’exondé. Le magma effervescent se répandait sur tous les mots. Je voyais la nuit calfeutrer la ville.

Roches éruptives, fluorescentes, évanescentes. Petit à petit, la boue devenait pierre. Pétrification, disiez-vous. Je savais qu’il ne fallait plus aimer la coulée noire du volcan. Magmatique, le môt même devait être banni. Roches magmatiques. Il était là pourtant le refroidissant cercueil plombant les vivants.

Des hommes s’arrachaient à la boue portant un blessé sur une civière de branches. On aurait dit des singes, des fourmis, des oiseaux, des quoi donc que j’avais vus si souvent à l’oeuvre, porter secours à l’un des leurs. Ils avançaient, dégluant leurs racines de ce qui devenait porphyre, basalte, obsidienne. Les glaciers avaient fondu et s’étaient mélangés aux fumerolles. La boue noire s’étendait sur la ville. Une femme cherchait sa.... Et dans ces Champs-Elysées glaciales et fumantes, les survivants arpentaient la terre que le ciel venait d’asphalter.

La terre entière était devenue grise. Vos biens et vos bêtes avaient été emportés. On avait vu une vache tenter de s’arracher à la boue. Il n’y avait dans ses yeux ni angoisse, ni désespoir, ni peur, ni révolte. Elle ne faisait rien d’autre que ce que n’importe quel animal aurait fait en toute tranquillité.

Vous aviez interdit l’usage même du mot magma. Je n’avais plus de phrases pour vous dire l’horreur. Vous m’aviez interdit d’aimer la terre en fusion. A peine de rechute, disiez-vous. A peine de récidive. Les arbres pourtant, eux, avaient résisté: les karités, les araucarias et les cocotiers bien au-dessus de la coulée boueuse et fumante du magma. Je ne savais comment vous dire que j’étais pareille à eux.

 

Saint Amédée

J’étais devenue toute petite. J’avais peur de la nuit, de la pluie, du gel, de l’orage, de la grêle et du vent. Mon corps avait l’âge des pharaons. Il en avait la rigidité de l’or et des bandelettes. Il était déjà paré pour le voyage éternel. Et il fallait vivre quand même.

 

Saint Benjamin

Vous ne compreniez pas cette lividité qui me venait quand la ville s’obscurcissait. Vous allumiez les lumières, mais les abat-jour en étaient de peau humaine. C’était une chose très ancienne infligée aux sauvages au temps des rois très chrétiens. Quand vous promeniez les images saintes devant les Indigènes prosternés. Il s’agissait d’un temps très lointain. D’une femme qu’on avait jetée pour être dévorée par les chiens.

 

Saint Hugues

Je me disais que le livre aurait peut-être nom le lieu de votre absence.

 

Sainte Sandrine

Je ne pouvais plus marcher. Vous arrêtiez l’auto très loin, sans égards pour mes dires. Mon corps pesait mille tonnes soutenues par des rameaux de vent. Pareille aux volailles agonisant sur le bitume, j’implorais les oiseaux. Vous disiez plus vite, plus vite, et l’écart entre nous grandissait.

Je vous haïssais et m’émerveillais de cette haine. Je la protégeais, je la nourrissais, je la cajolais. Eblouie d’éprouver à nouveau. Elle était mon trésor, ma source, ma fontaine de recommencement. Quelque chose d’animal, d’humain sourdait à nouveau. La vie revenait en moi comme un instinct de meurtre pour me libérer de vous. Je vous haïssais heureuse de cette haine. Une haine petite et fragile. Une haine de malade sans force. Un filet d’eau dans un champ dévasté. Mais une haine quand même.

 

Saint Richard

Vous n’entendiez pas ce que je vous disais. La hantise de la nuit et sa honte. Elles me surprenaient. Elles me pétrifiaient. Le magma ne pouvait plus être surmonté car vous m’aviez interdit d’employer le mot. Dans mon corps, le sang ne circulait que quand vous le caressiez. Vous aviez des huiles venues de tous les continents. Vous massiez les champs et l’herbe y repoussait. Vous massiez la coulée du volcan et empêchiez la pétrification. Vous massiez le limon de toutes les souffrances et vos doigts couverts de sel empêchaient le sédimentation.

Vous m’aviez interdit la parole sauvage, les mots de terre et de sang, les textes de chair et d’oiseaux à peine de récidive disiez-vous. Je ne comprenais toujours pas quelle faute je commettais. Vous aimiez les textes que je vous lisais le matin au réveil, ceux que j’avais écrits avant le jour quand vous dormiez encore dans le grand lit d’osier, rêvant dans la nacelle, le berceau, le nid d’herbes et de plumes, où l’on est comme le bateau et la mer.

J’aimais poser les mains sur la verseuse. J’aimais sa chaleur remontant dans mon corps. J’aimais ces guirlandes peintes, les anges et les amours. Les tasses, les soucoupes et jusqu’au pot à lait. Les couvercles et les anses dorées. Le bruit qu’ils faisaient quand je les refermais. Je remettais du sucre dans votre café pour entendre une fois encore le bruit et tenir dans ma main cette vaisselle me rattachant au monde.

Les anges et les amours portaient des fruits rouges et amers. C’est à eux que je confiais les champs dévastés, la jungle pétrifiée, et ce que je n’avais pu empêcher, l’inondation de vos jardins. C’est à la verseuse de porcelaine que je confiais ce corps d’hiver polaire. Vous ne compreniez pas qu’on puisse avoir si froid en plein été. Le temps s’était perdu cyclique et nucléaire.

Les repères avaient disparu. Le fléau de la balance n’indiquait plus le nord ni le haut ni le midi. Rien de ce qui permettait autrefois de s’orienter. Assise dans votre fauteuil, je glissais lentement. Mon corps versait, se répandant à profusion. Je glissais dans le sable et hors la verticalité, le temps se décomposait. J’avais cent ans. J’avais mille ans. Je n’osais plus mettre les chemises de dentelle qui laissaient voir cette boursoufflure qui me barrait le torse.

 

Sainte Isidore

J’essayais de revenir vers vous. Il me fallait franchir des frontières pour lesquelles je n’avais pas de papiers. Je n’avais pas de passeport à présenter. Ni de carte d’identité. Ni de carte de séjour. Ni de carte de travail. Ni de laissez-passer. Ni de titre de circulation intérieure. Ni d’autorisation de transiter. J’avais seulement dans les mains cette convocation. Pour tous les jours. Tous les mois. Tous les deux mois. Récurrente et perpétuelle, elle servait perpétuellement.

 

Sainte Irène

Je n’avais pas de papiers. Chaque uniforme me faisait trembler. Je ne pouvais plus vivre.

 

Saint Marcellin

Je suivais la grande rue essayant de me souvenir de mes achats d’autrefois. Je reconnaissais deux ou trois devantures et dans l’une des bottes que j’avais vainement tenté d’acheter. Entre vos doigts, mes chaussures devenaient objets d’art. Celles en serpent fauve et brun étaient les plus belles de toutes. Les chiffons les plus doux faisaient crisser les écailles. On lisait à l’intérieur le nom d’une capitale lointaine. L’adresse du fabricant brillait en lettres d’or. Vous la connaissiez par coeur et ne cessiez pourtant de la relire à voix haute. De votre bouche alors sortaient les lumières de la ville. Les ponts sur le fleuve, les marches du théâtre, les vasques et les candélabres  et les réverbères sur les quais. J’entendais les fauteuils en bois verni, le tissu damassé des loges et le tintement des lustres de verre. J’écoutais la soie et les dentelles, les colliers de perles et les éventails illustrés. Cette paire de jumelles aussi que vous m’aviez empruntées un soir que vous ne sortiez pas avec moi. Vous m’aviez laissé enfermée debout, les mains jointes liées au-dessus de la tête à un anneau que vous aviez fait poser. Mes talons étaient si haut que j’avais bien du mal à me soutenir et je vous maudissais avec vénération.

 

Sainte Hégésippe

Je vous voyais très loin au bord de l’eau. Je vous reconnaissais à votre démarche de promeneur au bord du monde. Je ne pouvais vous accompagner plus loin, tout à l’effort déjà de vous laisser aller. Tout à l’effort de ne pas crier que vous m’abandonniez. Il fallait réapprendre à conjuguer et pour cela que le temps se remette à couler. Il se rémissait* sans cesse mais ne se remettait pas.

Je vous redemandais les noms de ce que j’avais perdu. Vous me rendiez les écluses, le chenal, le phare, l’avant-port, les bassins et jusqu’aux darses que je n’avais pourtant jamais vraiment connues. Je vous demandais aussi des noms que vous ne saviez pas me donner. Des usines mêlées au chaos. Des passerelles, des cheminées, des coupoles rondes et jusqu’à des fumées blanches parfois.

Le visage rouge. Les lunettes rondes. Les cheveux blancs. La femme portait un gros chandail et de vastes chaussettes dessous son tablier. Protégée du vent par la camionnette garée le long du quai, elle régnait sur des paniers emplis de corps ronds et plats. Devant cette agonie, je ne voyais plus les oiseaux sur la vase, ni les vivants sur le quai, ni les remorqueurs à l’entrée du port. Je ne supportais plus les dix mètres qui me séparaient de vous.

Turbot, vous disais-je, quêtant le passeport. J’avais entendu la femme prononcer ce nom. Elle l’avait dit comme on lui désignait le panier où le poisson tenait à peine, respirant encore, humide et brillant. Je ne pouvais me résoudre à cette mort-là. Turbot, vous disais-je, tentant de séparer entre la vie et la mort. Turbot, ce corps mourant qui se faisait nourriture. Turbot, vous disais-je sans savoir ce que je me disais à moi-même. Le nom du geste qui faisait couler les mots.

Dans la vase, j’attendais la marée. Je tentais de me remémorer le monde. Je n’y parvenais pas. J’essayais de me souvenir du fort où nous nous étions juré un amour éternel. Je ne retrouvais rien. Ni les rochers, ni les mouettes, ni les murs. Turbot, me disais-je pour au moins garder un nom du monde. Turbot, répétais-je avant de retomber dans le chaos, suçant le mot comme un bonbon.

 

Sainte Julie

Dans l’aube hors le temps, je trouvais refuge en votre caverne plastifiée. Vous me faisiez ressentir que j’étais toujours du côté des vivants, mais d’une façon si terrible, qu’on se demandait si c’était bien des soins que vous donniez en dépit de la plaque de bronze qui brillait à la porte de votre repaire.

J’étalais sur votre table de travail le monstrueux chaos d’un corps en rébellion. Un buste tordu et une épaule en miettes. Un torse raide et voûté. Un flanc évanescent et sirupeux. Une charpie mêlée de restes de charpentes, de gravats, de poutres noircies et de débris infâmes dont on ne savait s’ils relevaient de la médecine ou de la maçonnerie. Les traces calcinées faisaient croire à l’incendie, mais la ruine de l’ensemble évoquait le délaissement.

Vous trainiez mon corps sur votre lit comme une prise de guerre et l’étendiez de tout son long, tirant sur ma nuque, tirant ma tête et, à l’intérieur de ma tête des plis que je ne savais pas m’avoir étouffée. J’entendais le craquement de mon cou entre vos mains. Je me souvenais des garrotages, des pendaisons et des écartèlements, de tout ce que j’avais vu dans ce lieu que vous m’aviez assigné pour demeure. Là où il n’y avait entre les murs blancs où se posaient les oiseaux blêmes, que votre forme incertaine de passeur aux grandes ailes tenant dans la main mon dossier.

Vous me faisiez étaler à plat ventre sur votre table de travail un torse tordu et une épaule en poudre. Vous preniez dans vos mains mes membres inertes et les mobilisiez pour de nouvelles défaites. Vous commandiez des gestes que j’ignorais ne pas pouvoir. Vous les faisiez à ma place, m’écartelant les bras. Vous connaissiez la mécanique des corps et prétendiez réparer l’éternité comme une horloge. Vous repériez l’osselet qui coinçait, vérifiez deux à deux la symétrie des côtes, et m’annonciez triomphalement votre découverte. Celle-là, affirmiez-vous, débusquant la fautive qui me faisait baisser la tête.

Vous me faisiez respirer et, au bout de mon essoufflement, d’un coup de poing, vous assommiez pile la coupable vertèbre. Je hurlais. Vous ricaniez. Vous commandiez à nouveau le mouvement. Mais je ne pouvais toujours pas le faire, et j’en étais terrorisée. La conne, disiez-vous, insultant cette côte qui vous résistait et que je ne savais plus où cacher.

Votre étal de boucher était sans aspérité. Les couteaux bien rangés dans la fente et des crochets brillants descendaient du plafond. Vous auriez pu m’y suspendre sans grande protestation. Votre tablier blanc n’avait pas une tache et parfois, vous étiez même parfumé à la violette. La conne! disiez-vous de cette côte qui vous résistait, glissant sous votre main. Votre tablier ne portait pas de sang. Seulement par endroit les corrosions du métal en fusion.

Je tentais de repousser vos mains loin de l’intimité de mon désastre, mais vous ne lâchiez pas prise si facilement. Professionnel, vous l’étiez avec le même entêtement que je mettais, moi, à subsister. Vous me faisiez changer de position, annonçant qu’on allait changer de position, pour vous-même assurément, car ce on ne pouvait recouvrir cette coulée de lave, de cendres et de neige fondue asphaltant peu à peu ma poitrine ravagée.

Docile et terrifiée, je prenais la position indiquée, m’abandonnant dans la boue fumante et les caillasses vitrifiées. Vous vous colliez à moi dans une proximité qui aurait pu prêter à confusion, si ce que vous aviez contre vous et avec vous n’avait déjà été à part entière, la refusion*.De vos bras de passeur, vous touchiez dans mon cou, l’axe du monde. Vous trituriez l’Atlas et précipitiez les Titans dans l’abîme. Vous faisiez resurgir des paysages disparus. L’Océan primordial remontait sous les Cieux.

A travers mes cheveux que vous caressiez parfois, vous entendiez battre sous vos doigts la mer rachidienne. De l’extrême phalange, vous suiviez les chenaux d’une navigation que vous étiez seul à connaître. Vous n’aviez ni routier ni portulan. Sans cadran ni astrolabe, vous gouverniez à l’estime, tentant de retrouver dans ce corps bétonné, les voies navigables du vivant. Vous mesuriez les pulsations. D’un jour à l’autre, la mer battait plus fort. 16/18 disiez-vous, étalonnant des choses que je ne comprenais pas. A vous écouter, ce vaste sommeil allait bientôt prendre fin. Vous prétendiez connaitre le détroit pour me mener hors l’amnésie. L’agonie, rectifiais-je, et pourtant, déjà, ça ne l’était plus.

Je m’abandonne à toi la connaissance de l’Univers.

Vous.

Enfermée dans votre cave blanche, il fallait bien me mettre à vous aimer. A la cinquième séance, ma main s’était refermée sur votre bras. Vous êtes bien attrapé, vous avais-je dit pour cacher la gêne de ce que vous auriez pu prendre pour une avance, si cela n’avait pas été ridicule puisque j’étais déjà tout à fait dans vos bras. Sur votre bras, plutôt comme l’un de ces oiseaux violemment bariolés que j’avais vus dans les châteaux de la Petite France, où vous m’emmeniez promener. Comme eux, je ne savais plus ni voler, ni parvenir seule jusqu’à la mangeoire.

Sur votre table, je redécouvrais le mot orthodoxie. Il s’échappait de mes lèvres et ramenait dans son filet l’orthopédie, l’orthographie*, l’orthogénie et tout ce que vous vouliez m’imposer pour que le monde soit enfin à votre ordre. Orthodoxie, le mot sourdait de mes lèvres tandis que vous manipuliez mon cou. Mais ce mot retrouvé ne vous suffisait pas. Vous vouliez aussi que j’ouvre la bouche. Mais cela, je ne le pouvais pas.

Vous vouliez aussi que j’ouvre la bouche, mais la frayeur m’en empêchait. Je vous racontais qu’on ne pouvait plus soigner les torturés. Ils ne pouvaient plus s’asseoir dans des fauteuils, ni s’étendre sur des lits. Vous disiez que je confondais l’âme et la chimie, la parole et la bouche, la torture et les soins. Je les confondais parce que la différence avait disparu. Vous vouliez me redresser le maxillaire. Ouvrer la bouche! répétiez-vous, étonné que là, je n’obéisse pas. Mais moi, si j’ouvrais la bouche, c’était pour vous mordre. Ils avaient fait de moi une chienne enragée. J’essayais quand même parce que mes os entre vos murs, les mots revenaient. C’était sans doute ce que vous appeliez le style...

Hélas!

Je cuisais dans votre chaudron, ragoût d’os et de chair. Tout se défaisait, les cartilages, les muscles et les ligaments. Ne restait dans votre marmite que ce mélange informe qui avait été moi. Votre savoir échouait sur ma bouche fermée. Dans l’éternité, vous me parliez du temps.

Je voulais vous dire le ragoût que vous aviez fait de moi. Il aurait fallu dire TU et la passe était infranchissable, le chenal trop étroit, le torrent trop violent. Je ne savais comment vous dire qu’ils m’avaient arraché ce que les vivants croient qu’on ne peut pas leur retirer.

Je vous parlais de cette femme au-delà des steppes, cette femme très lointaine, disant de ce camp-là, on ne sait rien, personne jamais n’en est revenu. Elle racontait des jours de marche dans la neige. Des jours de nuit à couper du bois. L’éternité des verstes quand on a perdu les traineaux. Je ne connaissais plus ni les sentiers, ni les étoiles, ni rien des animaux, seulement les lichens semblables à moi, si ras qu’ils résistaient aux orages, aux pluie et à l’infinité.

 

Saint Gauthier

C’était le printemps ou l’automne. Je ne pouvais pas encore marcher. Je me souvenais de la verdure des troncs, des charmilles et des frondaisons. Une journée entière à l’extérieur n’était plus une idée absurde. Un exploit simplement. Je m’exerçais à tenir debout. Le monde n’avait pas repris sa forme et, hors les murs, je mourais de peur. Vous me promeniez dans des espaces clos, des forteresses, des cours et des jardins. Nous franchissions ensemble des clôtures à la recherche des oiseaux.

J’avais perdu les noms. Je les réapprenais dans les livres que vous me rapportiez. La grèbe. Le foulque. Et l’ara patagon. Ils n’avaient plus de couleurs sur les planches d’images. Ils n’avaient plus de liens avec les terres connues. Ils n’étaient plus que des mots vides. La faune d’un continent qui n’était pas le mien. Je vous récitais, avec application, des noms dont je ne savais rien. Je réapprenais des mots qui ne voulaient rien dire comme les prisonniers taillent les limes. Je creusais le tunnel menant vers la lumière. Vous ne compreniez pas. Je faisais une brèche dans les espaces clos. Je n’avais dans les mains que votre bras que je tentais vainement de réapprendre à lâcher. Autruche, vous disais-je m’efforçant de recréer le monde. Autruche, ce corps écrasé contre la grille, guettant les visiteurs. Par cette familiarité, le monde se repeuplait. Autruche, vous disais-je mais ce n’était pas tout à fait vrai. Les noms que je réapprenais ne recouvraient plus exactement les mêmes choses. Il y avait désormais entre eux et eux une faille indescriptible.

Le temps et l’espace n’étaient pas encore ordonnés. Je n’avais de lieu que le tronc vert des hêtres au milieu des charmilles et sur les pelouses, les canards et les oies. De marbre et de briques, le château s’était fait volière. Des paons étaient perchés sur les vasques des toits. Le blanc au plus haut faîte, sur un flambeau de pierre. L’oiseau de Junon palpitait et les bleus à l’entour couronnaient de pierreuses balustrades. Ils surmontaient les lierres et les clématites et les rampes elles-mêmes en étaient recouvertes.

J’essayais de vous lâcher le bras, m’avançant seule au bord de l’eau. Je respirais ce pourrissement de l’anse, me guidant aux odeurs comme une chienne aveugle, pistant son maître. La sente passait parmi ce banc d’oiseaux. Nous négocions le tour du parc que vous prétendiez faire. La terre était boueuse ainsi qu’au troisième jour. Vous aviez voulu séparer l’humidité de la sécheresse, mais vous n’y étiez pas parvenu. Je gisais dans la vase entre le rêve et les mots. Sur le sentier des odeurs, je reniflais le monde comme une bête que vous auriez recueillie. Ce dimanche-là, le monde sentait: l’étang, la vase et le chemin, la boue.

Je ne savais si c’était le printemps ou l’automne. Je marchais seule le long de la rivière. Un soleil rouge sortait des brumes et les paons d’or et d’eau bougeaient leurs vastes traines. Vous étiez à deux mètres et c’était Austerlitz. Dans la vase du réveil, le monde se recréait. J’entendais les appels et les frémissements. Leurs grandes plumes raclaient les toits de pierre. J’entendais le bruit métallique de la rivière et le frôlement des ailes roses se repliant sur l’étang. Ce matin-là, la troisième année, le monde sentait enfin. J’entendais les bruits. Les cages. La volière. Les cris.

Et le rêve de Junon au milieu des paons.

 

Saint Fulbert

Vous disiez le grand paon d’Amarcord. Le grand paon dans la neige. Il est impossible de ne pas s’en souvenir. Pourtant cela s’était produit. Je l’avais perdu. Ni la mémoire, ni l’oubli. Quelque chose que j’étais seule à vivre et que je ne parvenais pas à faire partager. Ni mémoire, ni oubli. Une plongée plus fondamentale encore.

J’étais comme une naufragée sur son île. Je voyais la terre et les hautes montagnes. Je vous appelais. Vous me disiez de venir. Vous ne compreniez pas que je ne le pouvais pas. J’avais peur de l’eau, des poissons, du sable, des algues et des galets. Je ne pouvais franchir le passage qui me séparait de vous. J’étais sur mon île, naufragée près de la côte. Personne ne venait me chercher et je ne pouvais faire le pas qui m’aurait ramenée à la terre, disaient-ils tous, vous le premier. Vous plus que tous les autres. Ca ne paraissait pas. Ca n’y paraissait pas. Je ne savais s’ils pas s’ils parlaient du métal qui me broyait les côtes ou de cette plage où je m’étais échouée.

Le grand paon d’Amarcord! Impossible de ne pas s’en souvenir! me criiez-vous de la côte. Le grand paon. Je ne retrouvais rien. J’avais fait plusieurs fois le tour de la grève pour savoir si dans les reliefs de mon bateau naufragé, je ne trouverais pas le bout d’aile verte dont vous me parliez. Mais non. Rien que des planches, des porcelaines, des paysages, des refrains, des vêtements parfois, déchirés ou déteints, des morceaux d’objets dorés, des tasses à qui manquaient des anses et des vases fracturés. Des pièces dépareillées. Rien que des épaves. Des choses dont pas une n’était intacte. Mais toujours pas d’aile verte. Rien qui puisse me faire souvenir des corps vivants. Rien d’autre que le vôtre déambulant sur la rive à deux mètres.

 

Saint Stanislas

Les lambeaux de ma tête remontant de la mer. Les lambeaux de l’être roulant jusqu’à l’île. Les lambeaux de la pensée accostant à l’ilot. Quatre ans, vous disais-je. Quatre ans d’épaves accostées et toujours pas de paon. des noms de villes parfois. Des rues surgissant de la mer. Des places. Des minarets. Des monuments. Un jour la Cité des Morts dans le soleil couchant. Une autre fois, la coupole bleue de Gou Emir. Je ne savais sur quel palais la poser ni dans quelle ville la situer.

Le Caire entier remonta de la mer, deux ou trois ans après le drame. j’entendis les mendiants psalmodier un Coran que je ne comprenais pas. Mon île se peuplait d’une foule que je ne savais où placer. Anes et carrioles, voitures et chanteurs, autobus et femmes dans le même grouillement. Le Caire remontait d’un seul coup comme une bulle de la vase vers la surface. Le neurone. La cellule. La case. Le noyau. Le quoi donc où cette ville était enfouie remontait tout d’un coup à la surface?

Comme l’archéologie? demandiez-vous. C’était cela qui était si difficile à vous transmettre. Pour vous, la mémoire, c’était l’archéologie, l’histoire des constructions, des murs, des os, des poteries, des choses qu’on retrouvait en cherchant, qu’on dégageait en creusant, qu’on recollait, qu’on exposait, qu’on ordonnait et pour lesquelles au besoin on inventait des noms. C’étaient des sites décodés sous les débris du temps. Il suffisait de fouiller pour trouver, croire savoir pour nommer, aimer peut-être pour tenter d’ordonner. Comme l’archéologie? demandiez-vous. Ce n’était pas cela, pas du tout cela.

Je n’avais pas de mots pour vous expliquer comment des villes entières pouvaient surgir de la mer, parfois des noms, parfois des rues, non pas, non pas des ruines, ni des mosquées enlisées, mais des bâtiments en l’état. Des villes émergeaient avec leur nom. Parfois des noms seuls sans les lieux. Des vocables que je retournais dans ma tête vide, des syllabes que je tentais d’identifier. Des mots qui ne voulaient plus rien dire.

L’archéologie? Non, c’était l’inverse. Le nom précédant la chose. Le nom connu sans la chose? disiez-vous. Les fouilles? La quête? La recherche. Non pas. Je ne savais comment vous dire. Vous étiez si haut sur la berge et moi si loin sur mon île. Vous ne voyiez pas le bras de mer nous séparant. J’étais au bout du monde dans un continent inconnu. Vous ne compreniez pas ce que pouvait être l’inverse de l’archéologie et, pour le dire, je n’avais pas de mot.

Comment vous dire que dans le désordre de ma tête, il n’y avait pas les noms et les choses, l’espace et le temps, mais des épaves qui accostaient. Parfois des noms, parfois des choses. L’arriération plutôt. Un cerveau très ancien. Les villes n’avaient pas été ensablées. Les fossés n’avaient pas été comblés. Les murs n’avaient pas été érodés. Ils avaient disparu dans un ailleurs dont je ne savais rien. Dans un ailleurs dont vous saviez encore moins.

Je ne savais comment vous dire la terre sans la terre, l’histoire sans le temps, le cerveau sans le rêve. Vous ne pouviez entrevoir ce lieu sans espace ni règle, ni pensée même. Ce lieu où l’archéologie ne pouvait être ni conçue, ni ençue*. L’éternité? disiez-vous. Et je vous disais non encore. Car l’archéologie et l’éternité s’ordonnaient autour du temps, comme la mémoire et l’oubli. Ce lieu-là était d’un autre ordre. Le cerveau reptilien, vous disais-je, comme si j’avais l’intuition du passage, quand le sens a disparu.

 

Rameaux

L’archéologie, disiez-vous espérant comprendre. Ce n’était pas cela, ni l’inverse, ni le contraire, ni l’opposition. Comment nommer ces épaves remontant de la mer? Des fragments, des débris, des morceaux, des choses dont rien n’était ni usé, ni érodé, ni abîmé. Seulement cassé sur les récifs. Le bateau, la cargaison et jusqu’aux instruments de bord.

Des mois d’abord sans rien que cette île nue. Le corps étendu sur la plage. La vie végétative. C’était encore ce mot-là qui convenait le mieux, mais comment l’appliquer à ce lieu sans végétation? Comment le dire du gravier, du sable et de la chair abandonnée? Je vous disais lichen. Une année entière le corps sur le gravier, hors le sens, hors le rêve, hors le temps. L’inconscience? disiez-vous. C’était cela même aux réflexes près. Le sommeil moins les rêves, le repos et la lassitude heureuse recouvrant le temps.

Mousse convenait mieux. Archéologie pas du tout, car les fouilles ne retrouvent jamais la chair vivant intacte et fragmentée. Quelquefois des membres carbonisés, des os calcinés, de la peau momifiée. Jamais de la chair vivante. Creusant l’oubli, on retrouve. Quand l’homme nomme, la chose revient. Quand l’autre raconte, le monde se repeuple. Là, rien.

Vous nommiez en vain le grand paon d’Amarcord et mille autres choses qu’ensemble nous avions aimées. Ce n’était ni la mémoire ni l’oubli. C’était encore plus avant quand les noms ne recouvrent plus les chose qui se mêlent sans accoster. La mer rendait le monde en épaves fragmentées. Des lambeaux de chansons, de films, de livres, de villes et de gens. L’oxygène avait fini par pénétrer dans les cellules pour les ramener une à une à la vie. Un an entier, la mousse, le cerveau vague et vide comme au jour du commencement.

Il n’y avait rien d’autre sur cette île que ce désert d’eau et de vent. Allongée sur la grève au milieu du gravier, j’attendais. Pas une bête, pas un oiseau, pas un vivant. Je vous voyais seulement en haut de la falaise, de l’autre côté d’un détroit dont je ne savais s’il était mer ou rivière.

Vous vouliez que je me promène avec vous. Nous allions au littoral que vous aimiez tant. Je ne comprenais pas, car j’y étais déjà. Vous vous impatientiez. Vous me parliez durement. Vous me proposiez des noms qui ne signifiaient rien. Honfleur. Cabourg. Le Touquet. Vous essayiez des clés dans mes serrures closes. Vous en aviez un vaste trousseau de Bray-Dunes à Saint-Malo. Elles tournaient dans toutes les embouchures.

Vous me parliez de nourriture, de lit et de chalutiers. D’embruns, de marées, d’écluses, de chenaux, de phares, de môles et même d’une jetée que vous me décriviez tout en bois. Allons au bord de la mer, disiez-vous. Je ne comprenais pas. Nous y étions déjà. Vous sur la côte en haut de la falaise, et moi sur cette île émergeante*, vide et vague. Je n’avais plus ni dos, ni bras, ni flanc, ni sein, ni cerveau. Coma, vous disais-je nommant la disparition des liens. Un coma très léger. Un coma à peine. Un coma simple. Un coma degré zéro. Mais en fait, c’était lichen. Un lichen prenant pied sur une pierre. La vie sous sa forme la plus archaïque.

Que la végétation végète et que la Terre commence!

 

Sainte Ida

Vous me trouviez désespérée. Je n’osais pas vous dire, même pas. Je n’osais pas vous dire que plus rien ne m’intéressait de ce qui faisait la vie des vivants. Vous me parliez caresses et jardins. Je n’osais pas vous dire que j’étais devenue une louve chimique et sans âme.

 

Saint Maxime

Devoir de vie. Cette folie de vêtements que j’entassais dans la caverne où ils m’avaient retranchée. J’approchais des boutiques comme du saint des saints, mais personne n’y disait la messe et devant mon corps difforme les enfants de choeur se détournaient consternés. Je fouillais les rayons. Devoir de vie, vous disais-je rentrant les bras chargés de sacs vides. Je n’avais rien trouvé à ma taille devenue monstrueuse. Rien trouvé pour ma peau qui ne supportait plus rien. Rien trouvé à mon âme qui avait disparu. Les pieds me faisaient mal. Je ne pouvais plus marcher. Je ne supportais plus que ces bottes aux trop larges pointures où mes chairs se répandaient. Devoir de vie, répétais-je. Alors seulement je pouvais aller, traînant à mes pieds des barges de cuir.

 

Saint Paterne

Ce chapeau dont vous disiez qu’il devait couvrir chaque être, afin qu’il se souvienne du plus grand au-dessus de lui. Ce chapeau dont vous disiez que les médecins autrefois le posaient sur le lit du malade pour annoncer la fin.

Je ne savais comment vous dire le nom du faire-semblant. Ma vie n’était plus que cette imitation de vous-même. Je vous regardais faire et vous mimais obstinément. Dans le brouillard, dans l’oubli, dans la terreur, dans le refus d’avancer un pas de plus le long de ce mur blanc où on arrachait l’âme.

Devoir de vie. Vous l’appeliez lutte, mot juste, géométrie. Vous l’appeliez des mille noms qui n’avaient d’autres noms que le nom. Mais vous ne m’aviez pas dit ce qu’il devenait au parvis du temple. Vous ne m’aviez pas dit ce qu’il devenait, dissous dans le poison, et je le découvrais dans les vapeurs des produits que vous aviez vous-même mélangés. Toute la culture que vous m’aviez enseignée ne me servait à rien, elle reposait sur ce que vous m’aviez arraché. Le corps vivant luttait seul pour son compte, dans un vide dont vous n’aviez pas l’idée. Je le découvrais dans l’absence même du nom.

Le corps rendait encore du poison. Pour m’en délivrer, je m’étais baignée, deux fois par jour, quelquefois trois, depuis bientôt quatre ans. Pas un de vos sbires n’avaient pensé à me le conseiller. Je l’avais tenté de moi-même, me souvenant de Grand-Mère dessalant sa morue. Comme j’étendais l’eau de Javel avec de l’eau pure. Comme je rinçais à n’en plus finir vos lainages savonneux.

Trois ans déjà. Quatre. L’odeur avait disparu et le goût. Je reniflais enfin ma chair sans terreur. Passant la langue sur mes lèvres, je n’y reconnaissais plus le baiser du vainqueur. Là commençait la réconciliation avec le monde. S’estompant comme la mer se retire, sur la plage du vivant restaient les crevasses indiquant là où avait été l’âme autrefois. Ce n’était pas des marques de sang, ni des fossés remplis d’herbe. C’était comme dans les sites historiques, les architectes maniaques pavent d’une autre couleur ce qu’ils supposent avoir été le tracé d’une construction disparue.

 

Saint Benoît

Je ne savais comment vous dire la revenue de l’âme et son nom de cérémonie. Le retour de ce que n’aviez pas su disparu. L’incarnation de la mémoire du monde. Le rite pour glorifier le sens. Le séjour des morts n’était donc pas sans remède. Il n’y avait là ni atrocité, ni souffrance, ni déchirement. Rien que l’angoisse de n’y rien éprouver.

Je ne savais comment vous dire que la vie revenait, si ce n’était par ce corset noir recouvert de dentelles et ce feu tout à coup sur mes joues, la honte, l’excitation, et l’étonnement surtout de tout ce harnachement. Les lacets que j’avais retrouvés dans la boîte de Grand-Mère. Et votre voix qui disait: Je vais vous serrer!

Le livre ne se faisait pas parce que je ne savais pas si vous m’aviez vouvoyée. Vous étiez devenu si lointain, une silhouette sur la plage, une ombre dans la rue, un fantasme dans la mémoire. Vous étiez devenu ce quelque chose qu’autrefois, j’avais tant aimé.

Le cerveau supérieur avait été emporté. Vous ne le compreniez pas. C’était impartageable. Je ne savais plus si vous pouviez me tutoyer. Etait-ce je vais te serrer que j’avais entendu? Le cerveau supérieur avait été emporté et je vais vous serrer, les deux phrases ne pouvaient pas coexister.

 

Saint Anicet

Je vous disais que les enfants requins s’entre-dévorent dans la matrice maternelle et que je ne pouvais croire les humains exempts de cette sauvagerie. Je ne savais comment vous dire ce qui me séparait de vous. Non le savoir de l’enfantement des requins, mais la connaissance de n’en être point séparée. L’humanité dissoute dans la chimie et la dérision des codes par lesquels vous tentiez de masquer votre sauvagerie. Plus rien ne me la cachait. Ni la mienne, ni la vôtre, ni la leur. La nôtre. La vie n’était plus possible au milieu des civilisés.

 

Saint Parfait

Vous ne compreniez pas ma terreur; Vous disiez qu’il fallait me soigner et que le désordre dont j’avais fait preuve justififait l’intervention. Je ne savais comment vous dire que je ne supportais plus ces convocations que je recevais et qui m’atteignaient en tous lieux. Je ne supportais pas ces décisions tombées de leurs bouches. Deux mois. Six mois. Trois mois. Des sursis incompréhensibles. Des répits imprévisibles. Vous ne nommiez pas cette chose-là. Vous aviez trop peur d’être compromis. La seule chose qui me tenait debout, c’était de comprendre cette logique que vous nommiez arbitraire. Pas celle du hasard. Pas celle de la nature. Pas celle de l’organisation. L’autre.

 

Pâques

Dans le lieu de ça, je n’aimais plus personne et j’avais perdu jusqu’au souvenir de vous.

 

Sainte Odette

Ils me poursuivaient toujours. De ces brochures envoyées à mon nom. De dessins terrifiants représentant des corps transparents derrière des barreaux. De couleurs fluorescentes et rebelles. D’images psychédéliques du cerveau, du foie, des os. De l’envahissement de leurs regards dans les tréfonds du corps. Pour cette horreur-là, j’avais fini par inventer un mot: vidéocorps. Ce temps dont je n’étais plus maîtresse et qu’il s’agissait jour après jour, quelquefois heure après jour, d’arracher à la mort.

 

Saint Anselme

La mère en soi.

En entrant dans la cellule, j’avais dit ce que les coups m’avaient appris à essayer de taire. Le savoir que cette tacité* serait mortelle encore bien davantage que cette répétition obsolète.

Sécheresse. Desséchement. Dessication. Nommer la maladie pour empêcher la summergence*.

 

Saint Alexandre

L’horreur d’avoir réussi à pousser la tumeur-cri.

La florissure* du sein où tous me font leur mère. Le fleurissement du corps tentant de dire de quoi il meurt. La mère refabriquée si largement qu’il n’y a plus de place pour rien d’autre. La matrice du monde. La mémoire du monde.

Personne n’entendit, surtout pas vous. La parole majuscule s’étendant gros nénuphar de chair. Cela ne suffisait pas. Personne ne savait lire le langage du corps, l’origine de l’écriture, le chant. La succion millénaire que je ne pouvais plus supporter.

A peine de mort.

Il fallut opérer. On opéra.

Hélas.

 

Saint Georges

Il n’y a plus ni soir, ni matin. Les condamnés dans le couloir réservé. L’horreur de la nuit à guetter les bruits, les craquements, les soupirs. L’ombre noire de la guillotine dans la cour de la prison. Ce film en noir et blanc où on trainait une loque humaine amarrée à des bras geôliers. Le hurlement de l’homme dont le débat ne servait à rien. La viande apprêtée pour le sacrifice. Les cheveux coupés. La chemise déchirée. Ce film montrant faute de pouvoir démontrer. L’ombre noire de la Veuve.

Personne ne vient en chaussettes me réveiller brutale et tragique. Nul ne m’accompagne dans le corridor des condamnés. Ils ne veulent pas savoir! Que la paroi soit lisse entre eux et moi. Absolument lisse. Qu’il n’y ait aucune aspérité par où la vérité pourrait sourdre. Mille précautions pour faire dévier la conversation, vers un ailleurs où ils ne seront pas concernés.

Couloir des condamnés à mort. Silence. Interdiction d’en parler. L’angoisse de cet emmurement. Le déni absolu. L’effort pour essayer quand même de dire le corps chimique. L’âme arrachée. L’indifférence induite à tout ce qui faisait l’humanité. Les codes. La culture. La formation. L’instruction. Le cerveau supérieur emporté et avec lui l’éducation, les conditionnements, l’obligation d’avoir en charge, l’aliénation. Une liberté d’esprit dont ils n’ont pas l’idée. Le rôle lui-même disparu. La fonction aussi peut-être.

Leur étonnement seulement que cela ne fonctionne plus.

Messieurs, la Cour! Il a consulté les dossiers. Regardé les résultats. Proclamé: Négatif. Et le verdict: six mois.

L’ombre noire de la Veuve entre votre chaleur et la mienne.

 

Saint Fidèle

Je ne savais comment vous dire que le lien avec vous m’enfermait dans la maladie. Vous tentiez d’approprier la voie lactée. Entre vos mains, elle se dissolvait en poissons rendus poudreux par votre avidité. Vous ne compreniez pas et vos bras se desserraient autour de mon corps secoué de sanglots.

 

Saint Marc

Les bourgeons paraissaient entre les interstices de la paroi de chair. Je n’avais plus besoin de les photographier pour les voir. Le monde que j’avais enfermé dans les boîtes de carton devenait un monde d’images. Les pierres refaisaient des murs. L’eau revenait irriguant le corps végétal. Le jour séparait de nouveau l’ordre et l’organisation, le végétal de la chair, l’herbe du temps... La vie émergeait de l’informe.

Des phrases incohérentes se dévoilaient au milieu du texte. Je ne savais qu’en faire. Je n’avais nul bûcher où les brûler, ni fosses où les enterrer. Quel homme avait dit chaque tragédie doit inventer son propre vocabulaire? Personne. J’avais mal lu la phrase et je ne pouvais pas le faire. C’était l’insupportable humiliation de ne pouvoir nommer le lieu de ça.

Seules les phrases incohérentes le pouvaient. Mais en se faisant, une à une, le texte les refoulait.

 

Souvenir de la Déportation

L’oiseau haine cultivé pour qu’un jour il m’emporte.

Je m’efforçais pourtant de vous aimer avec application. Mais j’avais déjà bien du mal à vous reconnaître. Vous n’étiez jamais le même, changeant de visage et de nom. Vous en aviez mille avec une blouse unique. Vous étiez celui qui lisait les dossiers et accordait des sursis vastes comme des cours de prison. Vous m’offriez deux mois de long sur une semaine de large.

Je vous demandais à quel guichet réclamer mon âme. Vous n’en voyiez pas la nécessité. Prenant les fibres de vos paroles, je tissais l’oiseau haine pour ne pas perdre le fil me retenant à moi-même. Je le fabriquais des années durant avec ce que vous m’aviez laissé. Un trognon d’être, un moignon d’existence, un corps rigide et vitrifié.

J’étais à plein temps occupée à survivre et vous exigiez de moi le service des servantes et le dévouement des chiennes. Vous attendiez le retour de votre ordre, sûr de votre bon droit. Vous attendiez que je reprenne ma place à vos pieds, luxueux tapis vous chauffant tout entier. Vous attendiez je ne sais quoi encore qui m’attacherait à vous pour toujours. Mais dans le cimetière blanc quelque chose se tramait dont ni vous, ni moi n’avions l’idée. Il n’y avait plus entre nous qu’une oisellerie d’enfer dont vous n’imaginiez pas qu’un jour, elle me soulèverait.

 

Sainte Zita

Vous ne pensiez pas possible une telle échappée. Enfermée je cessais de fleurir, mais je fleurissais quand même. Je vous narguais de mes mille cellules immortelles. Vous perdiez pied dans les tumeurs que je savais fabriquer. Pas vous. Vous regardiez fasciné ce que vous ne pouviez maîtriser. Vous tentiez par tous les moyens d’éclaircir le mystère. Installée à l’entrée de mon terrier, je vous voyais vaporiser des poudres de mort sur les fleurs des rosiers. Vous répandiez sur ma terre mille produits pour qu’aucune vie ne s’y maintienne. Je m’enfonçais dans des tréfonds auxquels vous n’aviez pas accès.

Plus vous empoisonniez ma terre, plus je m’enfuyais. Je me repliais dans des contrées que vous ne pensiez même pas pouvoir exister. Hélas. Je connaissais du monde ce que vous en aviez oublié. Camouflée sous les mottes de terre, je vous regardais faire. Vous répandiez la mort dans le jardin tout entier. Je fabriquais des racines plus profondes encore. J’étais dans votre parterre, une plante inconnue que vous ne pouviez arracher. Vous m’emmuriez, je me faisais lichen. Vous m’inondiez, je me faisais algue. Vous m’enlisiez, je me faisais champignon. Vous détruisiez en moi la vie supérieure.

Comme les aveugles surentendent*, le bulbe se développait gigantesque. Tout comme vous, j’ignorais tout de lui, mais je le voyais croître. Vous me pourchassiez dans le cimetière blanc mais, réfugiée dans les interstices du carrelage, je vous échappais encore. Vous m’arrosiez d’eau de Javel. Par le trou de l’évier, je rejoignais le fond du jardin. je remontais dans la pelouse. Et, embusquée derrière les herbes, je recommençais à vous épier.

 

Sainte Valérie

Ce corps de femme que vous haïssiez et que par tous les moyens vous tentiez d’exterminer.

 

Sainte Catherine

Dans le jardin du Fort, la faille s’entrouvrait dans le mur blanc. Je ne savais comment vous dire que je ne pouvais ni inventer l’avenir, ni me souvenir du passé. Sans l’oiseau haine pour m’orienter, le monde s’abandonnait à l’absurde.

 

Saint Robert

Cet été torride où le monde s’éloignait de moi. Infirme. Infini. Infime. Je n’en percevais plus que cette chaleur fabriquant des mirages de vapeur et de poussière. Je ne parvenais plus à traverser la rue. j’avais encore ma robe à fleurs et ce bras monstrueux que vous vouliez tous les jours me mesurer.

Le sous-sol qui n’en finissait pas et, dans les couloirs sombres, ce silence. les portes plastiques lourdes et glauques. Les hublots ronds comme des aquariums. Ces hommes affairés autour des brancards et ces corps entassés que parfois vous commandiez qu’on amène.

Il n’y avait ni hurlement, ni gémissement, ni lamentation. Rien que cette odeur de goudron qui fondait. Un été torride sur des corridors obscurs. Vous aviez fait inscrire sur mon dossier mère décédée de la même façon. J’avais protesté. Elle était au contraire le témoin qu’on pouvait survivre à la maladie que vous inoculiez. Vous aviez corrigé, vitupérant vos officiers.

Ce bras monstrueux que tous les jours vous mesuriez, traçant au crayon bille des repères sur ma peau.

 

Fête du Travail

Quand le portail s’ouvrait, c’était pire encore. Je voyais mon cercueil sortir du pavillon. Les porteurs avaient ce geste solennel qui m’avait frappée autrefois. Cette lourdeur, cet écoulement, cette gravité. Cet air-là, ils l’avaient toujours, même chez les mécréants.

Je voyais mon cercueil descendre les marches du pavillon. L’épaisseur du bois m’émouvait. L’étonnement de ces bahuts couverts de ferraille. Cette impression de meubles qu’on portait en terre. Les pans qu’on avait coupés pour reproduire l’emplacement des bras, pour qu’on ne confonde pas avec la dot des noces, les buffets bas et les grands vaisseliers.

Je voyais mon cercueil sortir du pavillon. Cette masse de chêne entre les porteurs accablés. Les muscles tendus des corps vivants. Au jour des enterrements, je n’avais d’yeux que pour eux. Chargés du corps, ils étaient protégés du sacré. Je n’avais d’yeux que pour ces vivants qu’on dispensait du deuil. Leurs muscles se gonflaient dans l’effort de leurs bras maternels. Ce nourrisson si lourd porté vers son dernier berceau. L’étonnement toujours de ne jamais voir de femmes border les draps de l’éternité.

Quand le portail s’ouvrait, des inconnus portaient mon cercueil hors du pavillon. Ils étaient déchargés du fardeau du deuil. Et moi comme eux d’avoir porté le corps. Quand le portail s’ouvrait, c’était pire. Vous étiez debout sur les marches et vous n’éprouviez rien.

 

Saint Boris

Quand s’ouvrit le portail du Fort, la terre n’était pas bouleversée. Devant le pavillon, les catalpas reverdissaient. Vous n’y veniez jamais. Quelquefois vous passiez dans l’allée. Je courais vers vous. Vous me reconnaissiez à peine. Je vous criais quelque chose que vous m’aviez fait. Vous ne compreniez pas. Je ne savais comment vous parler tant était vaste et ancien ce qui nous séparait.

 

L’invention de la Sainte Croix

Je ne vous conterai jamais l’histoire d’Elise enlevée devant nous. Vous n’y comprendriez rien. Ce livre ne sera pas écrit. Dans le lieu de ça, meurt la littérature, car plus rien ne peut être redimé, et surtout pas votre indifférence au drame traversé.

 

Saint Sylvain

Le temps que je mis à vous reconnaître et votre nom que je savais à peine. Vous changiez si souvent que je ne parvenais même pas à vous identifier. Vous étiez pareil au planton du couloir et à cet homme que je croisais souvent devant votre bureau. Vos uniformes se ressemblaient.

 

Sainte Judith

Quand vous me preniez dans les bras, je sentais la serge de votre vêtement me frotter le visage. Par cette blessure toujours renouvelée, j’appris à conjuguer la temps. Hélas!

 

Sainte Prudence

Ce livre que je ne pouvais vous écrire car il sourdait du lieu de votre absence. Je ne savais vous dire combien vous me faisiez horreur et comment pourtant je ne pouvais vous quitter. Sans vous, les mots se perdaient dans le lieu de ça. Des morts que je subissais, vous étiez la moindre et on pouvait appeler cela l’amour.

Ce livre que je ne pouvais vous écrire, car il sourdait du lieu de votre absence. Je ne savais comment vous dire qu’il gardait la mémoire des orangers. Vous n’entendiez pas que la fleur de chair fabriquée vous disait à quel point je vous avais aimé, et que cette rupture que je parvenais enfin à faire entre vous et moi, édifiait des barreaux qui échappaient à tous, sauf à moi.

 

Sainte Gisèle

D’avoir vu des arbres renverser les murs, je savais les forêts pouvoir recouvrir les villes. Il suffisait de peu de temps après votre abandon. Je connaissais même des lieux où vous occupiez encore les bâtiments.

C’était une bastide fortifiée et vous ne l’aimiez guère; Vous ne compreniez pas pourquoi chaque année, je faisais le voyage. Vous disiez: Ce n’est pas Jérusalem! et pourtant ça l’était. Ce n’était pas le château que je venais voir, ni les tours, ni l’hostellerie, ni les balcons, ni les chemins de ronde sur les remparts! Mais les feuilles qui poussaient hors de l’enceinte et vous qui ne parveniez pas à l’empêcher.

Au fil des ans, l’arbre avait poussé dangereusement et, un jour, les pierres avaient commencé à tomber. J’en avais éprouvé un orgueil millénaire. Cet arbre, par la seule force du vivant, renversait vos murailles. Chaque année, le coeur battant, je venais au sanctuaire. Et quand je l’avais vu, vous étiez sans prise. Je savais qu’un jour, la forêt recouvrirait la ville et qu’elle renverserait tout ce que vous aviez construit.

L’arbre pouvait digérer le métal. Je le savais de l’avoir vu, un jour que vous me faisiez prendre l’air. Je ne marchais presque plus, alourdie par l’oedème. Un vieux panneau rouillé disparaissait dans l’écorce d’un tronc. On voyait tout autour une boursouflure, le ventre enflé du bois, se répandant sur le fer. Le corps vivant du monde s’étalait. La chair vivante de l’arbre absorbait la plaque nommant les chemins. Le corps vivant du monde digérait le souvenir de vous.

J’en conçus une joie que je ne savais comment dire. J’étreignis l’arbre de mes deux bras, comme on retrouve celui vers qui on a marché, serrant ses turgescences contre mon torse en bois. Je retrouvais celui contre lequel vous ne pouviez rien. Je serrais l’amant magnifique contre ma chair insensible. Par cette étreinte, le monde renaissait. Je distinguais de nouveau les couleurs. La verdure au moins. Quatre ans après le drame, la couleur verte m’était rendue. Je n’en distinguais pas encore les nuances. C’était seulement un magma de fibres et de chlorophylle qui ne m’attirait pas.

Je ne savais plus de la haute phalange suivre les voies noueuses du chêne, ces rudes saillies couvertes de lichens et de poussières grises. Je ne savais plus du fin creux de la paume coller ma main sur la peau diaphane du bouleau. Je ne savais plus adorer la perfection du hêtre rêvant à tout ce que vous m’aviez enseigné. A la géométrie, à la physique, et, par la hauteur du faîte, à la cosmographie. Je ne savais plus ramasser les écorces sur lesquelles, autrefois, je vous écrivais des mots d’amour. Je ne savais plus rien. Peut-être seulement cette verdure qui se distinguait de l’humus où craquaient vos chaussures.

J’avais mis quatre ans à réapprendre la couleur verte. A ce rythme-là, il me faudrait la vie entière pour me souvenir de ce que j’avais été. Je ne pleurais pas. Vous preniez cela pour de la sérénité. C’était la fin de l’été et quelque chose d’infime s’était bouleversé. Une carte, un vers de poète, ou une mesure de chanson. Quelque chose dont je ne retrouvais pas le nom mais que je savais autrefois avoir aimé. Des glands qui tombaient dans un bruit mat. Des cupules abandonnées, leur tâche terminée. Des fougères jaunissantes, des bruyères fleuries et sur les chemins, déjà, ces stagnations d’eau dans les empreintes des chevaux.

Ce n’était que le désespoir des esclaves que quelquefois vous nommiez fatalité. J’étais dans votre jardin comme un pin que vous aviez saigné pour en récolter la résine. Elle vous collait aux doigts, gluante et translucide, mais vous n’entendiez pas pleurer la nature contrariée. Vous croyiez à ma sérénité, parce que je ne vous demandais rien. Mais comment aurai-je pu vous demander ce que c’était là-bas, cette masse verte couronnant nos têtes?

Vous auriez peut-être dit forêt, avec ce sarcasme interrogatif que vous preniez quand vous étiez sûr de pouvoir dominer. Vous auriez dit forêt, tout content de l’aubaine que s’étale enfin à vos pieds cette déchéance qui vous comblait plus que vous n’aviez rêvé. Vous auriez dit forêt, en vous prenant pour le maître de l’univers et le mot serait entré en moi pour se perdre dans un puits de sable. Vous auriez dit forêt, et le mot aurait battu contre le carreau dépoli.

 

Armistice

Comment nommer convalescence, l’opération qui consiste à récréer le monde et à le cosigner?


PARADIS-FICTION


Vous.

La langue toute entière racinait dans le lieu de votre absence. Des mille morts que je subissais, vous étiez la moindre et on pouvait appeler cela l’amour. Vous. Je n’avais plus de mot que cet unique pronom. Vous étiez cette blanche embouchure entre le rêve et le temps.

Je ne connaissais plus du monde que le battement erratique de votre présence. L’espace s’orientait lorsque vous surgissiez. Vous étiez à s’y méprendre cette forme animée se détachant sur le mur et, dans le jardin blanc, c’était votre corps à vous qui indiquait un nord glacial et verglacé.

Le temps coulait seulement lors de votre venue; le monde émergeait alors entre la nacre et l’écume, il se tissait de lin et d’hermine et ne laissait dans cette éternité blanche qu’un étroit passage de signes et de traces. Vous les lisiez incompréhensibles. On aurait dit des toiles tissées par des araignées folles d’avoir été pulvérisées.

Elles stagnaient dans des boites, des malles, des berceaux, des nacelles. Il n’y avait pas une cavité, une grotte, un ventre, où elles ne s’accumulassent en phrases invertébrées. Les doigts gourds répétaient à l’identique des gestes automates qui n’avaient plus d’autres fonctions que d’empêcher la forclusion. Mais le claquement métallique de la machine ne transmettait plus rien.

Le texte ne se faisait pas.

Les mots avaient été empoisonnés par les pastilles blanches qu’il avait fallu prendre pour ne pas vous perdre tout à fait. La source décérébrée, le corps entier se défaisait, désenchanté. Sans les mots, la chair ne retournait pas à la terre, elle n’était pas brûlée, graisse du sacrifice montant vers le soleil, ni jetée à la mer pour être pâture des grands poissons. Non; Elle sourdait d’elle-même, sans parvenir à s’enfanter.

Je ne purulais pas. Je ne gangrenais pas. Je ne pourrissais pas. Je me dissolvais. Je me dissoudais*. Je me solutais*. Je me solutionnais*. Je me résolvais* dans une équation inédite qui ne concernait plus la chair humaine. Porté à l’incandescence par les ultimes radiations, la matière agglomérée fondait.

Un liquide blanc sourdait de moi par tous les orifices confondus: la bouche, la vulve, et cet autre encore dont j’avais perdu le nom. De mille pores inconnus suintait une manne céleste que nul ne pouvait ingérer. Une pâte informe, une neige fondue, une suave logorrhée.

Je vous versais dans les mains cette eau laiteuse, vous disant que c’était l’effet de l’empoisonnement. Vous leviez des sourcils étonnés qui me faisaient comprendre que cela n’aurait pas dû se produire. Vous ne saviez pas vous-même ce qui cuisait dans ce chaudron glaciaire.

Vous tentiez de partager le flot entre passé et avenir, mais vous n’y parveniez pas. Vos doigts ne joignaient pas assez pour séparer en deux l’éternité. Elle se refermait sans cesse. Et dans ce liquide blanc qui sourdait de moi, l’être tout entier se perdait. Vous recommenciez pourtant, tentant obstinément de restaurer ce corps désemparé.

Vous m’aviez enfermée dans une pièce à l’extrémité de la ville, une sorte de fort au bord de la mer dans les remparts et les jetées. De là où on était, on ne pouvait ni l’entendre, ni la sentir. Ni non plus la voir. La fenêtre ne s’ouvrait pas. Elle était en carreaux dépolis.

Je vous attendais là, sans autre objet que cette attente.

La pièce était vide. On avait retiré le vieux papier peint et la blancheur des murs n’était entrecoupée que de zones enduites, plus blanches encore. C’était une construction ancienne. Des baguettes reliaient l’ampoule nue et le commutateur. Il n’y avait aucun meuble dans ce néant blanchâtre, hors le lit. C’était plutôt un simple matelas de toile grise et rayée qu’on avait posé sur le sol javellisé.

Rien ne pouvait attirer le regard hors l’interrupteur de porcelaine et le bois badigeonné de blanc. Ils n’évoquaient pas la nostalgie d’autrefois, mais plutôt un projet de restauration reporté à plus tard ou une modernisation ratée. Je ne comprenais pas pourquoi vous m’aviez enfermée là, dans ce lieu qui vous ressemblait si peu. Je n’y faisais rien d’autre que vous attendre, dans une éternité blanche dont je n’avais pas la clé.

Je vous attendais si fort certains jours que les mots sourdaient de ma peau. Ils suintaient lentement dans une sueur fétide. En les reniflant, on pensait aux insecticides que vous répandiez sur les rosiers du jardin. Je ne me risquais pas à la lécher. L’odeur à elle seule suffisait à m’en dissuader.

Je n’avais ni draps, ni couverture, ni vêtements non plus. Sans l’usure prématurée de tout l’être, l’extrême rigidité de toute la chair et cette douleur sourde irradiant tout le corps, j’aurais pu me croire dans les jours d’avant le commencement. J’avais perdu contact avec les lieux où en moi, ça souffrait.

C’était une douleur lointaine et rabâchée. Connue de moi seule. Une sorte de crampe qui prenait en écharpe de la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne. Dans les veines et les artères, le sang coagulait dès qu’on cessait d’agiter cette blanche répandaison*. Et si on l’agitait, la fatigue était telle que le corps s’effondrait de lui-même sous son propre poids.

Quand vous veniez me visiter, vous me trouviez la peau grasse de mots dont pas un n’était utilisable. Des fluorécéine*, des ecptacole*, des versimour*.Ce n’était ni des substantifs, ni des codes, ni même des noms de médicaments. C’était une mélasse de langue et de brouillard dont vous tentiez par vos éponges de nettoyer ma peau.

Vous en aviez de toutes sortes, les plus belles, souples et élastiques venues de Grèce ou de Syrie. Vous en aviez d’autres de Djerba, plus dures avec des pores plus grands, de cette variété appelée gerbi. D’autres d’Afrique, massives et effilochées qu’on achetait dans les bazars. Les jours d’alleluia, vous vous serviez d’une antille comme celles qu’on prend petites pour le bain des enfants. Quand vous étiez mécontent parce que je persistais à refuser le temps, vous utilisiez le velours et l’indienne, ces variétés de Cuba normalement réservées au pansage des chevaux.

Je vous rendais grâce quand même, parce que c’était seulement lorsque j’étais entre vos mains, même si elles étaient impatientes et sans douceur, que j’éprouvais d’être encore au monde. Sans ce contact avec un autre corps, fut-ce le vôtre, je ne me différenciais plus du matelas. Je n’étais qu’une nappe monstrueuse cherchant sans cesse dans la roche le point le plus bas où m’écouler.

Vous ne parveniez pas à me faire quitter cette paillasse. En me lavant, vous obteniez tout juste que je me retournasse. Et encore il y avait déjà fallu plusieurs mois. Je ne tenais ni debout, ni assise, ni arc-boutée. Quant à marcher, je ne voyais même plus ce que cela pouvait signifier. J’étais la dépouille blanche du jour et de la veille et, dans cette aurore sidérale, nul ne pensait pourtant à m’enterrer.

Coutil.

Ce fut ce mot-là que je retrouvai en premier. Je l’inscrivis sur le carnet que vous m’aviez donné pour que je dresse la liste de ce qui remontait du grand désastre. Coutil. Il y avait donc bien un terme entre le monde et le monde, entre le crin et la chair, entre le matelas et le corps.

Je n’étais pas seulement cette plaque putrescente mais aussi le support magnétique qui avait gardé en mémoire le dernier terme technique qu’ils n’avaient pas réussi à effacer. Coutil faisait la différence entre la pierre et la laine, la moraine et les bourrelets, les poils enfermés et ce crâne hirsute que je refusais de raser. Vous n’aviez pas d’avis. Ou plutôt vous n’osiez pas me dire que j’étais très mal coiffée.

Coutil, c’était le premier mot que j’avais pu écrire. Le monde commençait par cette pièce de tissu rayé, séparant le matelas inerte et mon corps soluté*. Enfin, on ne pouvait plus me confondre avec l’évier. Coutil faisait la différence là où matelas n’aurait pas suffi, ni verre, ni carreau dépoli, ni érable, même battant contre la fenêtre, ni tronc de platane au jardin, kiosque à musique à la rigueur peut-être, mais il était trop loin, ni briques de la grande cheminée où brûlaient les pansements.

Disiez-vous.

C’était ce que vous disiez obstinément.

Qu’on y brûlait des pansements.

On ne pouvait pas dire que vous ne respectiez pas l’hygiène. Avant de me toucher, dans le couloir, vous vous laviez les mains. J’entendais couler l’eau et elle vous annonçait. A ce bruit de cascade, j’essayais d’accrocher des lambeaux de souvenirs qui remontaient concassés du naufrage. Des promenades avec vous dans les parcs le long des rambardes en faux bois, des gloriettes et des temples d’amour. Des nuits au bord des étangs entre canards et balancelles. Mais je n’y parvenais pas.

Sollicitant la mémoire, on s’enfonçait dans le grand désert blanc. Ce qui en remontait n’avait ni sens ni raison. La grande rue du Caire, la coupole bleue de Gou Emir, des morceaux de monuments, des fragments de navire échoués sur une plage. J’engrangeais ces outils à concevoir le monde, ces images décérébrées, mais elles ne me servaient à rien, car plates et vides, elles le représentaient déjà, absurde et démembré. Le bruit d’eau flottait seul, relié à vous seulement.

Mais cela ne changeait rien; Il n’y avait aucune différence entre leurs mains à eux et vos mains à vous. Vos gestes propres me blessaient tout autant, sinon plus que tout leur empoisonnement.

C’était le sous-clavier que vous mettiez à la torture. Ce petit muscle clavicule dont vous m’aviez donné le nom. Il avait charge à lui seul de retenir le bras et totalement crispé, ne se faisait jamais oublier. Il n’y avait plus pour lui ni soir ni matin. Contracture ne suffisait pas pour nommer mon tourment. Quand vous approchiez votre doigt, c’était bien pire encore. Vos massages me faisaient hurler. Le clavier ne pouvait se résoudre à oublier.

Sous-clavier. C’est ainsi que vous m’apprîtes que ma douleur avait un nom. D’autrefois fois, vous disiez seulement mémoire, tension, attachement, mille noms qui nommaient tout aussi bien la contraction qu’il avait fallu faire pour s’arracher au grand espace blanc.

Nommant sous-clavier ma douleur, l’écriture pouvait survenir. Elle commençait par coutil, ce terme rare et maniéré. Vous n’en étiez pas fâché. Vous n’acceptiez plus que je mélangeasse paillage et paillasse, hôpital et génital, prison et fiction. Vous exigiez désormais l’emploi du mot juste quoiqu’il en coutât.

Pour le lieu d’où je venais, il n’y avait ni structure ni grammaire. Ni proposition principale ou non ou coordination ni rêves ni étoiles; C’était encore coutil qui en parlait le mieux. Mais il ne disait rien de la lente destruction à laquelle il avait fallu consentir pour ne pas mourir tout à fait.

Coutil ne disait rien de la froideur qui s’était étendue à tout le corps, ni de la chair paralysée, et moins encore de l’éternité glaciaire répandue sur tous les continents. Coutil ne disait rien du glissement entre les deux rimaies, ni des crevasses entrouvertes sous le ciel. Et comme au fil du traitement, la température avait continué à décroître, jol* s’était fait spath*, retournant à une vie primale dont vous n’aviez aucune idée.

J’avais alors retrouvé en moi la fin de l’ordre minéral. L’effort de la roche pour s’arracher à la terre, sa transparence, sa fragilité, sa quête de la lumière et jusqu’à sa capacité de jeter sur les choses un léger dédoublement.

J’avais alors retrouvé en moi le commencement de la vie émergeant à peine de la pierre, cette légère aspiration, cette haleine de la croûte terrestre, cette première inspiration, quand elle n’est pas très sûre encore de savoir différencier sans séparer et de ne pas confondre à tout jamais la mère et le magma.

Coutil ne disait rien de cette plongée dans l’infra-monde, quand l’eau elle-même n’était encore qu’un rêve de glacier. Coutil ne disait rien de ce crépuscule blanc dans lequel volait le grand oiseau glaciaire. Il ne cessait de survoler la page blanche où j’avançais congelée à la vitesse séculaire. Les mouvements crevassaient le texte et, entre les séracs des phrases, il plongeait son bec de grammaire abandonnée.

Toute occupée à glisser entre les rives du temps, entre basalte et obsidienne, sous ses grandes plumes qui m’abritaient du soleil, je voyais à l’envers ses serres d’encre et d’acier. D’autres mots venaient alors, cimeterre, machette, coutelas, serpette. Mais je n’osais pas aller jusqu’à penser surin. Pourtant, pour nommer ce profil d’aigle penché sur mon dossier, il aurait fallu dire: le Commandant a le visage taillé à coups de serpe.

Je ne pouvais m’y résoudre, pour une chose aussi grave, on ne pouvait se contenter d’à peu près, et comment pouvais-je fournir la preuve de ce que j’avançais. Avoir vu ne suffisait pas. Il fallait, disiez-vous, le prouver. Et comment démontrer l’éternité des neiges, le porphyre, et tous ces visages verglacés?

Au delà du grand désordre blanc, vous étiez mon unique et parfaite altérité. Vous pesiez de tout votre poids pour rendre à mon cadavre le participe passé. Mais il n’en voulait pas. Le temps avait fondu avec la grille blanche et une steppe sibérienne recouvrait les conjugaisons. Vous aviez les seules mains qui pouvaient m’approcher. Elles pansaient la blessure de ce sein trop lourd qui pendait à mon côté. Vous imposiez à mon corps la dureté de la grammaire et, sans cette dureté, je ne pouvais retrouver la forme, j’ai été.

Une fatigue titane* recouvrait toutes choses. Il fallait remettre le monde au monde, non le reconstruire, mais le réinventer. Et comment sans les mots créer le monde, comment sans les mots créer la lumière, comment sans les mots concevoir le jour? Il était pourtant déjà là, chimique et nucléaire, d’un blanc éclatant, modifiant la matière, composant et recomposant sans fin les molécules concassées.

Vous.

Vous qui exigiez que je racontasse et qui ne donniez pas les pronoms, à peine parfois, les préfixes et les suffixes, et au besoin les désinences étrangères pour me faire franchir les frontières. Vous qui ne vouliez rien savoir de ce qui ne rentrait pas dans l’ordre ancien, et ne cessiez de dire c’est fini. Mais cela voulait dire pour vous que ce n’était pas arrivé. Campé devant les portes de l’Enfer, vous y aviez enfermé tout ce qui n’avait pas eu lieu, votre refus de savoir, l’abandon de l’homme et la destruction de la femme. Une fois même, vous aviez dit d’un ton dur: Mais enfin, à la fin, ils ne vous ont pas tuée!

Je ne savais comment vous dire la disparition du temps. Pas celle des aiguilles arrêtées au cadran, ni celle de l’eau dans la clepsydre, ni celle du sable dans le sablier. Car ne pas mesurer, ce n’est pas abolir et hors le temps et l’éternité, il y avait un troisième terme, la mort blanche qu’ils m’avaient infligée.

Le temps ne coulait pas. Mais ce n’était pas pour autant l’éternité sereine des anges à la trompette. Ni la lumineuse jeunesse s’ignorant suavement elle-même. Ni le temps d’un moment encore, les soirées mauves estivées*, ni la morose morosité des lourds matins, dimanche d’hiver, quel temps fait-il? Ni ce refus de vieillir dans la crainte du mot autrefois. Ni cette heure pétrifiée à l’horloge du beffroi. Ni cette solitude d’entre la garde et la veille. Ni celle impatience du jour au commencement du jour. Le temps ne coulait plus, pas même celui modeste des bâtons uniformes sur le mur du prisonnier. Pas même non plus celle de l’oreille humaine collée à la porte condamnée. Non. Là, le temps ne coulait plus, d’une façon inconnue.

Hélas!

La langue racinait dans le lieu de cette absence, je n’avais plus de nom que cet unique pronom et vous vouliez que j’en fasse des phrases. Elles s’entassaient dans des boîtes comme les toiles d’araignée folles. On aurait dit dans le jardin, entre les haies et les rosiers, leurs habitations pulvérisées.

Que le jour se lève et que le monde commence.

Dans la rosée du matin, je n’avais plus de lieu que votre absence.

Seul en parlait au Musée un tableau de peintre montrant Dante et Virgile dans les marais glacés. Au neuvième cercle les poètes visitaient les damnés. Ils marchaient doucement entre les corps verglacés. On en voyait de sanglants torturés pris dans les eaux solidifiées. Des bras et des troncs émergeaient, des têtes et des membres contractés, mais nul ne sanglotait. Pas même celui qui luttait pour se dresser encore. Pour lutter, se dresser et ne pas mourir encore.

Vous.

Vous qui m’aviez enfermée dans cette pièce nue et vide au bout de la ville, dans cette forteresse de briques au bord d’une mer qu’on ne voyait ni ne sentait. Je n’avais plus de langue que votre absence et la marche des poètes dans les marais glacés du Cocyte. Virgile en manteau bleu, lauriers au front et Dante obscur et rouge, la face presque cachée.

Je vous montrais le tableau vous disant, voilà ce qu’ils m’ont fait. C’était encore cela qui s’en approchait le plus. Mais c’était surtout tout autre chose encore dont n’avait parlé ni Boccace, ni Ovide, ni Homère, ni les chantres, ni les philosophes, peut-être le mieux encore, Friedrich Wilhelm Plumpe dit Murnau, ou Fritz Lang.

Je ne pouvais pas croire que le Cocyte s’accroissait des larmes des damnés. Car, en ce lieu d’où je venais, les larmes avaient disparu. Ce n’était ni l’indifférence, ni la terreur, ni la séparation, ni la fusion mais la blanche équalition* des paramètres.

Je vous suppliais de raccourcir la durée de mon enfermement. Mais vous le refusiez. Vous disiez non. Vous disiez le temps. C’était ainsi que vous nommiez la douleur que vous m’infligiez. Vos doigts écartaient sans cesse un peu plus la faille que vous aviez pratiquée pour me faire respirer.

Vous.

Je n’avais plus de langue que votre absence. Des souffrances que je subissais, vous étiez la moindre et on pouvait appeler cela l’amour. Dans la distance que vous imposiez, les mots sédimentaient. Sans la rimaie, ils n’y parvenaient pas et coalesçaient sans cesse, en brouillard, en givre, en purée, en grumeaux, en bouillie ou en cette chose nouvelle qui n’avait pas de nom et n’était pas bonne à manger.

Vous n’en vouliez pas. Vous disiez que je devais retrouver la langue dans son intégralité. Que les lettres suffisaient à former des sons, les sons des syllabes, les syllabes des mots, que les mots pouvaient à leur tour forger toutes les phrases et que les phrases elles-mêmes s’ordonnaient pour faire des textes.

Hélas.

Car vous n’osiez pas prétendre que tout texte formait livre.

J’essayais de vous dire ce qui était arrivé. Je ne le pouvais point. Annihilation n’était pas conforme à la vérité car je n’avais cessé toute l’éternité de refuser cette blanchité*. Annulation ne suffisait pas, puisqu’ils s’étaient toujours occupés de moi. Anéantissement était encore moins juste, car la nappe monstrueuse qui stagnait sur le coutil, ce n’était pas le vide, mais une manne blanche au questionnement céleste.

Vous. Vous que j’appelais de cette voix de lait et de gâteau comme je glissais le long de la paroi blanche vers vos mains qui me soulageraient. Vous dont les doigts produisaient le strict miracle de me faire ressentir comme membre encore de la croûte terrestre. Vous qui aviez décidé de m’arracher au Shéol quoi qu’il en coutât.

Vous qui prétendiez que cette envasion* devait rester du côté de la parole. Vous m’aviez enfermée pour prouver que cela était possible. Vous m’aviez enfermée pour que le texte se fasse. Vous m’aviez enfermée pour que la langue se perpétue et que je sois avec vous dans la royauté, fusse celle du dénuement.

Hélas.

Car vous ne donniez aucun moyen, hors la distance et le temps.

Ils devaient suffire, croyiez-vous.

Vous veniez me voir au cachot matriciel, me donnant à boire vos doigts d’éponge parce que, disiez-vous, il faut que le glacier aille à la mer. De toutes mes morts, vous étiez la moins mortelle. De toutes mes blessures, vous étiez la moins blessante, celle par laquelle on pouvait dire, elle est encore vivante, et dans la crevasse blanche où j’étais enfermée, on pouvait appeler cela l’amour.

Dans la Terra Incognita des images, des vidéocorps, des regards attentifs scrutant le ciel noir des moniteurs, bercé par le ronronnement des moteurs et le rythme homogène à peine perceptible des touches des claviers, le fleuve glaciaire et chaotique quêtait confusément le sens. En tas de molécules agglomérées, j’avançais au sein de ces chairs concentrées.

Je n’avais ni gourde, ni boussole, ni cartes, ni lunettes, de celles si particulières aux habitants des glaciers, de celles qu’on ne voit ailleurs qu’aux prisonniers qu’on veut affoler, ces lunettes hermétiquement closes qui ne cherchent pas à faire voir mais bien plutôt à aveugler.

Dans la machinerie blanche qui ronronnait, traitant les corps qu’on amenait sur des brancards, des chaises, des chariots, au milieu des bacs, des tuyaux, des sondes, des poches, des rodons, des drains, des flacons, des bocaux, je quêtais le commencement du monde mais le livre ne se faisait pas. Les mots obstruaient les artères et les caillots menaçaient d’embolie la littérature pulmonaire.

Vous veniez me voir dans cette chambre glaciaire où ils retenaient ce corps vide et blanc qu’ils n’avaient jamais fini d’explorer Il y avait toujours un examen qu’ils n’avaient pas fait, une analyse à refaire, un interrogatoire à recommencer, une investigation nouvelle à tenter. La contrition n’était jamais assez pure ni parfaite. La réparation était insuffisante et, plus ils débusquaient les recoins cachés de la grande mère des mots, plus je m’enfonçais dans l’angoisse, la honte et l’hémostasie*.

Ils me trouvaient au foie des lobes surnuméraires, aux intestins des antres de monstres marins et, dans le sang, des paillettes sont ils ne comprenaient pas la provenance. Le Colonel lui-même était sans prise sur ces anomalies. Ils recommençaient leurs examens, les quand, les combien de fois, le dans quel état d’esprit, et trouvaient toujours navrés, le même nombre de globules qui ne correspondaient pas à la programmation. Ils reprenaient alors leurs exactions, distillaient dans mes veines l’abolition du temps, la solution des mots et la recombinaison de l’âme avec les nouveaux supports chimiques dans lesquels elle disparaissait.

Vous veniez me voir dans ce fort de briques au bord de la mer et vous y massiez la dépouille blanche qu’on vous avait désignée. Cette nappe monstrueuse prenait forme comme vous la pétrissiez. La manne céleste devenait gateau, non pas l’hostie de l’ennemi désigné pour le sacrifice, mais la nourriture du vivant portant vers l’horizon le corps vivant du monde.

Ils ne cessaient de chasser de leurs écrans la part de moi qui leur échappait, les processus biologiques dont ils ne savaient rien, la poésie, le rêve, et la permanente insurrection. L’ACE mesurait l’agressivité que je m’efforçais pourtant de ne pas laisser déborder. Mais il y en avait toujours trop et ils recommençaient leurs prélèvements avec l’idée, toujours, qu’à force, le corps lassé se soumettrait.

Et il se soumettait.

Il se soumettait aux lois de l’univers.

Vous. Hélas.

Vous dont les mains transformaient l’hostie en gâteau. Vous qui massiez ma dépouille dans le chaudron du sacrifice. Vous qui n’acceptiez pas cette mort programmée. Vous qui exigiez dans cette chambre de glace que je nomme encore et toujours et la roche et la rimaye et la moraine, et les séracs, et la prairie et la source des mots.

Vous. Vous dont les mains rendaient formes à ces cellules agglomérées qu’ils enfermaient dans des tubes pour les faire travailler, dans des bassins de décantation où elles ne pouvaient pas rêver ou pire encore, dans des bacs en verre où, monstrueuses, elles se croisaient avec d’autres espèces haïssantes et déglomérées*.

Vous exigiez que les mots qui coulaient vers vous deviennent parole. Mais je ne le pouvais pas. Vous ne donniez pas la grammaire qui l’aurait permis. Vous ne donniez même pas le vocabulaire... Mais seulement cette chose que vous tentiez d’intercaler entre moi et vous, entre l’horreur et moi, entre le bagne et le Shéol, entre le laboratoire et la fournaise.

Cette chose que, quelquefois, vous appeliez la peau, d’autre fois le coutil, d’autres moments encore, la séparation et qui devait s’établir en ce lieu dont je n’avais aucune idée, l’espace vide. Je ne pouvais le concevoir parce que je le savais rempli d’un grand néant, cette poche où le corps mâché fondait pour devenir ce liquide blanc, ce chyle traversant les parois des bacs transparents.

Cette chose que vous me nommiez d’un nom unique: le détachement.

Ils m’avaient enfermée dans le lieu où le langage se perdait et je ne pouvais me résoudre à ce bannissement. Non à cause de la perte de la pensée, je ne l’éprouvais pas comme un manque, mais à cause de l’éloignement que cela m’imposait de vous.

Je ne pouvais supporter ce bras lourd de glace et de cailloux, moi dans la crevasse et vous sur le névé. Je vous voyais dans la prairie, au-delà de la rimaye, au-delà de la moraine, au-delà du chaos des roches désemparées, dans un mélange de quartz, de feldspath et de mica, qui ne parvenait pas pour autant à faire du granite.

Au commencement, il créa l’oiseau, ses ailes et son sillage et lui donna la terre d’en haut, la royauté simple et femelle, la mère des mots, car c’est dans son chant à elle que les séraphins, de corps en corps, perpétuent la mémoire éternelle, ô ma divine, entends-tu quand elle chante, comme on est à la fois le bateau et la mer?

Que le jour se lève et que le monde commence!

Au commencement, il créa le serpent, sa reptation et ses écailles et il lui donna la terre d’en bas, la royauté simple et jumelle, l’ordre des mots, car c’est dans son glissement à lui que, de corps en corps, se perpétue la vie éternelle, ô le souffle, vois-tu quand il est au dessus de toi, comme on est à la fois le bateau et la mer?

Moi dans la crevasse et vous sur le névé, nous étions dans le lieu inconnu où la forme prenait forme, pas encore hors de la matrice dont elle vient, pas encore dans la maîtrise qu’elle suppose. Nous étions dans le seuil blanc et gluant entre vos mains et la caverne, dans une aube sans nuit ni matin. J’avais honte devant vous d’être cette forme informe, cette agglomération de molécules qui ne s’orientait qu’en votre présence.

Et vous veniez. Vous veniez avec constance vous asseoir au bord du glacier dans les roches désolées. La bouche blanche cherchait le chemin de l’écriture. Le flot des cristaux la conduisait vers l’embouchure. Vous me parliez du fleuve, des grands arbres et du delta. Vous me disiez des phrases étranges qui se trouvaient dans des textes que je n’avais pas lus. Mais les savoir exister me rassurait. A savoir au-delà de la vallée, d’autres pics, d’autres éperons, d’autres sommets et, plus loin encore, d’autres massifs et d’autres chaînes, la moraine frontale fondait.

Vous.

Vous qui veniez vous asseoir à côté de moi me parlant du monde, des glaciers et des grands oiseaux d’encre et d’acier. Vous dont les mots faisaient des phrases sans qu’il en coutât les marais du Cocyte et les visages glacés des damnés, vous qui citiez Dante et Virgile, leurs sandales, et leurs manteaux, et leurs lauriers.

Que le jour se lève, et que le monde commence!

J’essayais de vous lire la masse informe des mots qui s’agglutinaient dans des essais de phrases. Mais vous n’en vouliez pas. Il fallait soit parler, soit écrire. Vous refusiez cet entre-deux qui n’était ni journal, ni chronique, ni littérature. Vous n’acceptiez pas cette chose informe qui sourdait du jardin dévasté.

Je ne parvenais ni à vous écrire, ni à faire le livre, encore moins à vous raconter l’histoire d’Elise enlevée devant vous dans la vielle ville. C’était comme si ce qu’il y avait entre vous et moi ne pouvait plus être sublimé. Comme si nos amours blanches ne pouvaient plus se convertir en texte. Comme si elles ne pouvaient plus se faire texte, parce qu’elles étient déjà le texte.

Que le jour se lève et que le monde commence!

Au commencement, il partagea le monde entre deux royautés jumelles, celle de l’oiseau pour les mots d’en haut, la mémoire des chants de séraphins, et ce parfait bonheur de savoir qu’elle va venir me chercher dans mon berceau pour m’emmener dans le plus grand des voyages. Suinte, suinte la moraine frontale, le glacier fond et coule vers la prairie. Il faut disiez-vous, que tout glacier aille à la mer, à cause des grands arbres, des rives et du delta.

Au commencement, il partagea le monde entre deux royautés grandes et jumelles, celle du serpent sur la terre d’en bas, et lui donna à lui tous les bonheurs végétaux, les plantes croissant et excroissant toujours infiniment. Au commencement, il partagea le monde entre deux royautés grandes et jumelles, surtout celle du serpent.

Vous m’aimiez. Vous m’aimiez sans affection, sans tendresse, sans générosité. D’un amour d’éponges, de fleuve et de passion polaire. C’était vous qui veniez me voir dans le fort au bord de la mer, dans cette chambre vide et nue, avec ce bruit d’eau qui vous annonçait. C’était vous qui massiez mon corps et lui rendiez forme, dans le cercueil acide de mes veines où coulait la liqueur qui détruisait le temps. Vous faisiez revenir un moment la sensation d’exister. Non la conscience, mais la perception du lait et du gâteau.

J’essayais de vous écrire des lettres d’amour mais je n’y parvenais pas. Quand je m’interrogeais sur cette impossibilité et non cette impuissance, je ne trouvais que ce déchet blanc qu’ils avaient fait de moi. C’était votre doigt qui pouvait guérir mais je ne pouvais parvenir jusqu’à lui.

Non que vous le refusiez, vous laissiez bien la main ou le genou, mais je ne pouvais transformer ce besoin en désir, et ce désir en manque. Et cela je ne pouvais pas le penser, ne parvenant pas à tenir le tortionnaire à distance. Je ne réussissais toujours pas à dire que je tenais à vous, sur la carte du tendre retour au monde, j’en étais toujours au lieu-dit Je viens vers vous.

Vous dont la beauté me tenait en haleine. Vous à qui je rêvais en attendant. Vous dont je me demandais si je vous aimais assez pour que cela vaille la peine de recréer le monde et pour qui je répondis un presque qui valait presque consentement. Vous qui souffliez dans mes narines haleine de vie, lorsque vous étiez au-dessus de moi. Votre beauté qui me tenait en haleine, est-ce que cela voulait dire que c’était vous qui me donniez l’inspiration?

Vous dont les bras épongeaient contre ma peau la sueur fétide des mots insensés. Vous dont la main massant le sous-clavier transformait l’hostie du sacrifice en gâteau du nourrissement. Vous dont le doigt imposait à mon corps la rigidité de la grammaire, élargissant la faille entre les pronoms. Vous à qui je demandais s’il était possible que le monde continue au-delà de sa dissolution.

Hélas.

Je vous attendais sans autre objet que cette attente. Je savais certains jours que vous ne viendriez pas. Je ne pouvais ni le comprendre, ni le prévoir. Mais je savais que cela était et que cela serait. Je vous attendais quand même. Non que j’espérais votre venue, mais parce j’aillais alors à votre rencontre dans l’effort de l’écriture.

Je n’y parvenais pas et retombais dans la glu blanche des heures éternelles. Celles de chaque jour, le premier matin du monde, celles où j’étais toute à vous avant que le jour de lui-même ne se brise sous le poids de son propre ordonnancement.

Le corps se réveillait encore et toujours au même moment. Mais, dans le séjour des morts, quel sens avait le don de soi au temps? Le jour se levait sur le marais blanc. Des phrases calcaires sédimentaient au fond. Des colombes tentaient l’impossible lecture. Mais les chairs liquéfiées se refusaient au texte.

Je me souvenais qu’autrefois, c’était en ce lieu-là que se créait le monde. Je restai à attendre, entre le rêve et la veille. Le temps de l’écriture n’était plus différent lui-même de cette longue attente de tout le jour. Il l’était pourtant car je me souvenais, en ce lieu, d’avoir autrefois vénéré la création.

Je restais tout le jour assise contre le mur. A cause de ce corps friable qu’ils n’avaient pu consolider. Il glissait imperceptiblement. D’un petit rien. D’un poids trop lourd. D’un sein unique. De la faiblesse d’un muscle ou de quoi d’autre peut-être, qu’on avait réorganisé en moi sans jugé bon de m’en avertir.

Je glissais insensiblement sur le côté. Les muscles du dos se contractaient mais cela ne suffisait pas à retenir le temps, tout au plus à le ralentir au prix de crampes, de contractions, de contractures. Au prix de la douleur permanente d’une faille qui refusait le plissement du terrain.

Ces heures-là restaient miennes, dans la mémoire exclusive de ce qu’elles avaient été. La source des mots tarie. Les fontaines condamnées. Les lavoirs désaffectés. Elles restaient désespérément vides, recherchant un nom qu’elles ne retrouvaient pas.

Vous disiez pourtant que tout pouvait être nommé. Mais sans la digue de votre grammaire, mes mots se perdaient dans les crevasses où tous les jours, ils me jetaient. J’écrivais des phrases qui verglaçaient en un magma sans loi ni forme. Les histoires s’emmêlaient. Celle d’Elise et la mienne. Celle du corps entraîné par son poids et celle du dos s’amarrant à la roche de la poudrière.

L’amerrage*, aviez-vous dit plus tard, pour nommer ce qui m’avait tenu en vie. Je ne savais si ce mot avait disparu du dictionnaire ou si c’était vous qui l’aviez déformé pour nommer plus violemment le repère que vous n’aviez cessé d’être sur la côte.

Un ou deux ans, le matin n’avait plus été que cette vacance vide, cette viduité* où je ne faisais rien qu’accepter l’envahissement de cet espace-là par la nuit blanchâtre. A l’heure de l’écriture, je restais à ne rien écrire. A me souvenir seulement que c’était l’heure de l’écriture. Ce souvenir à lui seul faisait une marque divisant en deux l’éternité. Comme une lettre unique à elle seule invente le temps.

Vous.

Vous à qui je disais que l’empoisonnement m’avait arraché la littérature. Vous qui affirmiez que je n’avais jamais cessé d’écrire. Et vous le saviez bien puisque c’était vous qui me laviez chaque fois que vous veniez. Vous étiez le seul à pouvoir le faire, à cause de l’odeur d’insecticide que je dégageais et qui empuantissait la pièce entière où je végétais.

Hélas.

Ce n’était pas la souffrance, cette douleur organisée, médiatisée, cérébralisée. Cette connaissance de l’imperfection et de la possibilité de la transcender, comme un ordre imposé qui n’est pas le sien. Mais rien que de la douleur, une tout autre chose. Seulement le lien de l’être à la cause qui le tue, le lien qui relie à un autre qui ne veut pas qu’on vive.

On pouvait encore être, en dépit de la souffrance parce que ce n’était pas la force brute entre soi et l’autre, mais contre la douleur, on pouvait seulement faire. Faire ce qu’il fallait pour n’en pas mourir. Parfois, simplement respirer et souffler. Dans la souffrance, la respiration se faisait inspiration, et le souffle, écriture.

Mais là, la douleur elle-même s’était perdue parce qu’il n’y avait aucun autrui qui l’infligeait hors vous-même quand vous massiez le sous-clavier pour faire passer la contracture, je hurlais alors et dans vos mains caressantes, ce corps de glace et de verre devenait enfin souffrance.

Comment pouvais-je vous dire que par ce nord glacial et verglacé, par ce point le plus bas où vous me faisiez ressentir la douleur, le flot se contractait pour s’écouler. Un espace alors apparaissait entre la roche et le glacier, une rimaye grâce à laquelle il pouvait circuler.

J’essayais bien pourtant de vous dire cette chose qui n’était pas la douleur, le lien reliant à ce qui tue, ni la souffrance, la douleur mise en forme, la sensation faite sentiment parce que le code s’en mêle, mais une tout autre chose. Une déperdition, un mourrissement*, une répandaison*, un corps vieilli à l’extrême qui, sans rides ni cheveux blancs, n’en présentait à l’extérieur aucun symptôme. Plus terriblement encore, il y avait cette chose qui m’échappait tout à fait et qui s’était produite, la disparition une à une de toutes les facultés sans que je les visse même s’achever.

Cette chose que je ne savais comment vous raconter, ni même analyser et encore moins écrire. Non que le corps ne souffrît pas car incapable de se déplacer par ses propres forces, comment n’aurait-il pas eu pitié de lui-même? Mais il y avait autre chose encore qui échappait à la nomenclature.

Déjà un livre s’était clos, laissant intact le Shéol. Il échappait à la nommation*, à la syntaxe, à la représentation, et à tout ce qui n’était pas d’ores et déjà établi. Car de CELA qui n’a pas encore de nom, il était le nom même. Je ne parvenais pas à vous l’expliquez, car croyant votre ordre immortel, vous confondiez obstinément l’innommable et le pas encore nommé.

Hélas.

Les nomenclatures et les nominations que je connaissais ne rendaient compte de rien. Cela échappait à la représentation. On pouvait la concevoir, comme une chose qu’on ne pouvait projeter hors de soi parce qu’on ne voyait pas comment cela aurait pu se faire. Mais surtout parce qu’alors on n’aurait pas su comment envisager la partie de soi dont on avait retiré le soi. Il était difficile de concevoir ce fichier d’informations dont la logicielle*  était extérieure à la peau.

Vous disiez pourtant que cela était possible et que j’y parviendrai. Que c’était question de temps et d’exercice, d’entêtement et d’éternité. Elle était vaste et vide par devant l’écriture, comme un champ jamais labouré. Vous me faisiez lire à haute voix le protocole de nettoyage des éponges. Vous exigiez que j’y mette le ton, et que je prononce exactement tous les mots.

Hélas.

La remise à neuf d’une éponge comprend successivement le dégraissage et le blanchiment.

Dégraissage: Premier procédé: Plonger l’éponge pendant 20 minutes dans une solution tiède de 3% de carbonate de soude. La presser de temps à autre pour renouveler le liquide qui l’imprègne. Ensuite, laver à grande eau. On peut remplacer les cristaux de soude de 3% de lessive pour blanchissage.

Deuxième procédé: Plonger pendant 4 heures dans l’eau froide additionnée de 50 grammes d’amoniaque par litre, laver à l’eau pure.

Troisième procédé: Répandre le borax en poudre dans les trous de l’éponge. La recouvrir d’eau bouillante. Après refroidissement, la presser plusieurs fois.

Blanchiment: Premier procédé: Bain d’acide d’oxalique à 2%. Laver à grande eau. Presser et essorer.

Deuxième procédé: Mettre l’éponge dégraissée dans une cuvette, presser au-dessus du citron. Le débiter ensuite en tranches dans la cuvette. Remplir celle-ci d’eau bouillante. Laisser 24 heures, puis laver à grande eau. On peut remplacer le jus de citron par 10 à 15% d’acide citrique.

En lisant à haute voix et en prononçant tous les mots, la mémoire du traitement me revenait.

Particulièrement, le borax Na2B4O710H2O qu’on avait mis dans les trous avant de les recouvrir d’eau bouillante, et l’acide oxalique (OH)3C-C(OH)3 qu’il avait fallu rincer à grande eau.

C’était sans doute pour cela que j’étais si bien, lorsque vous me laviez.

Trigonocéphale. Le mot m’était revenu, un jour brutalement. Vous étiez resté deux semaines sans venir me voir dans cette pièce nue et vide où je vous attendais sans autre attente que cette attente, toute occupée par l’effort de nommer ce qui, au sein du magma blanc, me poussait quand même vers vous.

Trigonocéphale. C’était ce mot-là qui s’en approchait le plus. Incongru, il venait d’un passé plus lointain encore que le jardin. Il avait la violence des forêts folles que vous m’aviez interdites. Mais c’était plus fort que moi. J’étais devenue cette terre, irascible et désaccordée.

Trigonocéphale, vous disais-je, pour nommer le désir que j’avais de votre ventre que je ne savais comment atteindre. J’avais oublié les plantations, les champs de bananes et cette fleur violette, pendant à profusion. Le terme avait surgi, coupé de tout, lové au creux des herbes. J’en recherchais le sens, mais je ne rencontrais que la chose blanche sans signification. Ce mot n’évoquait plus la vipère nocturne mais se rattachait à vous obstinément.

Vous étiez l’aimant ramassant les mots renversés et ils n’avaient de sens que parce qu’ils m’approchaient de vous. Les corps animaux disaient ce qui en moi vivait encore et le désir de vous prenait ce nom de glissement et d’écailles. Trigonocéphale. J’inscrivais ce mot luisant et raide, sur le carnet de santé que je devais vous montrer. Ce n’était plus le nom du bothstrops venimeux dans le champ de canne mais celui de votre ventre auquel je ne savais plus comment accéder.

Il fallait retrouver le code ouvrant votre ceinture. Mais je ne savais plus tendre les mains vers elle, coulant à vos genoux la tête basse. Je ne savais plus poser le front sur la flanelle douce de votre pantalon ni m’y caresser la joue en descendant les lèvres. Je ne savais plus poser le front sur vos chaussures et laisser la robe que vous aviez ouverte découvrir ce dos que vous aimiez tant. Je ne savais plus attendre que vous releviez mon visage renversé et vous penchant sur lui, me faire répandre de toutes mes eaux.

Quand j’eus retrouvé le mot trigonocéphale, vous me donnâtes des vêtements pour voiler ma nudité, car j’avais su que j’étais nue.

C’était bien ceux que j’avais eus autrefois, mais j’étais tellement enflée, soufflée, boursouflée par les perfusions de lessive que je ne pouvais plus les enfiler. Je les reconnaissais pourtant, particulièrement cette tunique de pivoines et de chrysanthèmes peints à la main sur un tissu de soie.

Il y avait la longue robe de longue nuit bleue nuit que vous m’aviez rapportée de la rive Sud. Les points de croix racontaient l’histoire des heures brodées à vous attendre à la terrasse ou au bord du bassin dans le patio. Ils sentaient l’eucalyptus, les cèdres et les pins parasols. Quelquefois aussi, derrière les murets de terre battue, je vous avais guetté entre les agaves et les poivriers.

Il y avait aussi en retailles vertes et dorées le costume doux et maniéré. Il était long à mettre avec ses jupon, jupe, corsage, corselet et veste à rubans, et plus long encore à retirer, à cause des oeilletons, cordons, agrafes et boutonnières qu’on avait à dessein multipliés.

Vous ne saviez jamais dans quel sens elles s’ouvraient et dans nos joies souvent, vous vous y perdiez. Il avait gardé une tache de votre blanche liqueur. Je n’avais jamais pu l’effacer. Les livres d’économie domestique n’en donnaient pas les moyens.

Pour nettoyer les taches de graisse, il fallait, si l’étoffe n’était pas altérable, frotter avec un morceau de savon blanc, puis au bout d’un moment, avec une brosse douce mouillée, faire couler de l’eau goutte à goutte à travers le tissu pour rincer et essuyer avec un linge propre. Si l’étoffe ne supportait pas l’eau, on employait de l’essence minérale, de l’éther ou de la benzine.

Les taches de sucre disparaissaient à l’eau chaude.

On devait laisser sécher celles de boue avant de les brosser et les passer à l’eau vinaigrée pour les terrains calcaires et au tartre pour la soie.

On ramollissait les taches de cambouis au beurre ou à l’huile et, le lendemain, on lavait à l’eau amoniacale.

Les taches de peinture s’enlevaient à la térébenthine et à l’essence minérale.

Celles de vernis partaient à l’alcool.

L’eau froide suffisait au sang frais. S’il était sec, on traitait à l’eau amoniacale.

Les taches de fruits et de vin partaient aux vapeurs sulfureuses.

La sueur était indélébile à cause de la décoloration.

Le sel d’oseille enlevait la rouille.

On repassait le suif entre deux couches de plâtre enveloppées dans du papier buvard. Pour la cire et la bougie, avec du papier de soie.

L’encre partait avec patience à l’eau de Javel ou l’alcool chaud. Mais des taches d’amour que vous laissiez parfois sur mes vêtements, on ne disait rien.

J’entrais encore heureusement dans une de ces robes noires que vous aimiez me voir porter. Je l’enfilais précautionneusement, à cause des découpes de dentelle et de la rose en taffetas et en moire qui sourdait au milieu du poitrail. Mais je ne pouvais plus la clore seule. Je n’atteignais plus la fermeture placée dans le dos. Le retour de ce côté-ci du monde butait sur le mot curseur.

Je mis huit ans à le retrouver. Et c’était par lui que tenait le livre.

Hélas.

Par le haut de l’épaule ou la chute des reins, c’était la même chose. J’avais beau allonger le bras et serrer le coude, cela ne suffisait pas. La tête de l’humérus ne tournait plus normalement dans sa cavité glénoïde. Butait-elle contre l’apophyse coracoïde et l’acromion ou bien était-ce l’articulation scapulo-humérale enflammée qui bloquait tous mouvements?

De toutes façons, l’ouvrage ne se faisait pas.

En prenant le problème autrement, le résultat n’était pas meilleur. On pouvait hausser les épaules, donner un coup d’épaule, rentrer la tête dans les épaules, faire toucher les épaules, mais rien de cela ne rendait compte de ce qui se passait. Sauf peut-être, avoir l’épaule froide et encore, cela ne pouvait se dire que pour un cheval gêné dans ses mouvements.

Il fallait recommencer dix fois l’opération. Vous ne vouliez jamais me croire. Vous parliez de paresse et preniez les choses en mains, manoeuvrant mon bras comme un outil à dégripper. Vous n’y parveniez pas non plus et tordiez pour mesurer l’angle décomposé; J’entendais des craquements, je vous avertissais. Vous n’en aviez cure. Vous forciez quand même. Je vous éprouvais alors de toute l’anatomie et la géométrie réunies.

Vous.

Vous qui n’acceptiez pas que le corps désemparé se désempare davantage. Vous qui n’admettiez de cris que ceux de l’amour et encore pas toujours, car votre main venait parfois me bâillonner et, si cela persistait, vous entriez dans l’antre sonore une pièce de lingerie entreposée à côté. Je sentais alors entre la langue et le palais la dentelle râpeuse et, plus doux aux muqueuses, le noir satin.

Vous que j’éprouvais de toute l’anatomie et la géométrie réunies, de toute votre pesante architecture de muscles et de tendons. De votre haut front de haute boîte crânienne et de vos gestes précis et huilés qui, hors de nos étreintes, n’avaient aucune tendresse. Il fallut bien pourtant vous résoudre à fermer à ma place la fermeture éclair de ma robe noire. De celle qui avait ces découpes en dentelle et sur le poitrail cette rose noire en taffetas.

Vous le fîtes. Vous le faisiez. Vous.

Comme j’avais des vêtements et que je recommençais à faire des phrases, vous voulûtes bien que je sortisse enfin et le Capitaine ne s’y opposa pas. Il disait que, de toutes façons, on ne pourrait jamais plus retrouver Elise. Que même en cherchant encore, on pourrait tout au plus mettre la main sur un dossier, mais qu’ils contenaient tous les mêmes informations renvoyant à quelques terrains vagues de faïence et de verre. A une plage peut-être, mais il y en avait tant dans le delta que ça n’avait pas d’importance. Ils étaient nombreux dans l’embouchure du fleuve ceux qui cherchaient là des nouvelles de leurs proches.

La cour du Fort était plantée de catalpas et de bouleaux. J’aimais leurs troncs blancs et fragiles, leurs reflets argentés et leurs plaies cunéiformes. Le long des bâtiments, on avait mis des acacias serrés les uns contre les autres, ils évoquaient les bois. Plus à l’ombre, autour de l’enceinte, des lierres grimpaient, émeraudes et profonds. Dans le chaos de leurs feuilles, les tiges ligneuses devenaient de petits troncs pénétrants qu’on ne pouvait plus arracher. On ne pouvait le croire sans l’avoir essayé. Les filaments qui les amarraient paraissaient dérisoires. Mais ils étaient nombreux, passivement rangés, dans un désordre régulier, sans autre loi que l’opportunité.

Il y avait au centre le kiosque à musique où on donnait des concerts l’été. De là, on ne voyait pas la mer, à cause de la hauteur des murs mais, au moins, on la devinait. Et puis il y avait cette masse de chaises éparses, désertes et concentriques. Elles parlaient toutes de votre absence. Des mots venaient alors entre vacance et vacuité.

Hélas.

Vous.

Vous qui m’imposiez pareil enfermement parce que, disiez-vous, sans cet enfermement le texte ne prenait pas. Vous qui m’imposiez ce séjour dans le séjour des mortels parce que, disiez-vous, sans la mort, je serais éternellement dans la caverne blanche. Vous qui m’imposiez votre absence, parce que, disiez-vous, sans cette absence, la grammaire se dissoudrait* à tout jamais. Vous à qui je rêvais au bord du kiosque à musique où me menait le Sergent. Vous étiez de tous mes maux le moins mortel et on pouvait appeler cela l’amour.

Des fragments de phrases sourdaient* entre texte et glacier. Quelque chose qu’on aurait pu prendre pour de la littérature, s’il n’y avait déjà eu auparavant d’autres oeuvres constituées. Je me remémorais vos paroles. Sans le temps, disiez-vous, rien n’est possible... Et rien n’était en effet, puisqu’il ne coulait pas. Tout s’agglomérait sous les arbres où les colombes noires volaient bas.

Vous.

Vous à qui je rêvais au milieu des chaises vides et concentriques, cherchant les mots pour décrire l’édicule en bois des îles. Il m’en manquait un entre les piliers de fonte et le plafond précieux. Ciel ne faisait pas l’affaire puisque vous l’aviez séparé de nous. On disait bien pourtant toujours un ciel de lit, surtout lorsque j’étais dans vos bras pour faire avec vous le bateau et la mer.

Ce n’était ni la claustra de votre bibliothèque. Ni le moucharabieh dont vous me menaciez. Ni la grille de l’enceinte qui donnait sur la rivière. Ni le filet des pêcheurs qu’on voyait dans l’embouchure. Ni la résille qui retenait parfois mes cheveux. Ni les dentelles dont vous aimiez voir orner mes vêtements. Ni la passoire de votre cuisine à l’habitation du hameau. Ni le tamis des travaux domestiques auxquels j’étais assujettie. Ni le canevas raide et coloré de mes broderies. De tous les mots qui me venaient à la bouche, aucun ne convenait.

Car vous aviez séparé les cieux et ne vouliez plus vous en souvenir autrement qu’en la prière, hélas.

Je me résolus alors à vous demander un dictionnaire.

Vous le fournîtes.

Vous.

Vous qui donniez des dictionnaires pour que les mots ne se perdent pas dans l’aube éternelle. Vous qui donniez des dictionnaires pour faire des ponts entre la caverne et le polder. Vous qui donniez des dictionnaires comme vous donniez le pain et les gâteaux. Vous dont la langue terrible prononçait des surin, serpe, serpette, scalpel, bistouri, canif, couteau, coutelas, machette et même des sabre et guillotine. Vous qui donniez à ma bouche et votre chair et votre langue, et votre doigt et votre verbe. Vous étiez de toutes mes fautes de grammaire la moindre, et on pouvait appeler cela l’amour.

Cette décoration qui pendait au plafond, c’était donc bien une frise. Elle courait tout autour des colonnes vertes. J’en comptai douze. Dodécagone ne présenta alors aucune difficulté. A cause du presse-papier que vous aviez toujours sur votre bureau. Cet objet parfait de la géométrie, disiez-vous. J’eus quelques hésitations pourtant devant la balustrade, car n’était-ce pas plutôt une rambarde? Elle ouvrait quatre fois à quatre marches sur les quatre horizons. Mais, dans cette cour enclose, ils butaient tous les quatre contre la même enceinte. Et, dans l’espace inorienté du grand désert glacé, vous étiez à tout jamais magnétique, mon pôle aimant.

Je restais à rêver de vous dans cet enclos vide et concentrique. Cette construction verte de fonte et de bois précieux coupait en deux l’éternité. A la belle saison, le temps s’ordonnait pour l’éternité d’été. A la belle saison, les marais du Cocyte se fendaient. Et on pouvait appeler cela le temps.

Vous disiez vrai. Sans cette séparation, rien n’était possible. Cette division fracturait le grand marasme blanc entre une éternité d’hiver et une éternité d’été. Mais le sang n’y circulait pas pour autant. J’avais froid dans les deux et, dans celle d’hiver, de surcroît, j’avais nuit.

Vous disiez que sans le temps, rien n’était possible, et tentiez toujours de jeter un pont au dessus de mon abîme. Sans le temps, le livre ne se faisait pas. Les phrases folles végétaient pour leur compte, sans parvenir à former texte, ni récit, ni fiction, ni roman.

Elles traînaient sur des revers d’imprimés, des morceaux de feuilles ou dans les marges des journaux. Bien qu’incorrectes, elles ne supportaient néanmoins aucune amélioration. On ne pouvait les corriger sans les détruire. C’était, déjà achevée, la production brute d’un corps en perdition. La roche éruptive s’était solidifiée dès son entrée dans l’atmosphère.

Que le jour se lève et que le monde commence!

Au commencement, il sépara le temps, entre deux royautés jumelles. Celle des oiseaux, la terre d’en-haut pour les anges et les gâteaux dans la parfaite tranquillité de savoir qu’elle va venir me chercher dans mon berceau pour me faire naviguer dans les bras du plus beau des voyages.

Au commencement, il sépara le pharynx entre deux voix différentes. Celle de la mère des mots pour l’appeler, entends-tu, la voici qui vient, et celle des roucoulements pour la remercier d’être venue, et d’avoir donné. Dans ses bras, contre son sein, à tout jamais loin du manque, hors de l’espace et du temps.

Que le jour se lève et que le monde commence!

De la fille de mère, de la mère de fille, en sa langue maternelle, de toute éternité jon* me souviens*. Hiver comme été, dans le froid et la nuit, des appels et des ronronnements, jon* se souvient*.

Au commencement, il sépara les voix du larynx en deux sons différents. Un pour dire la fusion et un autre pour affirmer la séparation. A la fusion, il donna la terre d’en-haut, celle des oiseaux et des séraphins, les triples porteurs de trois paires d’ailes, car sinon, comment pourraient-ils voler assez haut pour la rejoindre, la Grande Toute?

Au commencement, il sépara le temps entre deux royautés jumelles, celle des oiseaux de la terre d’en-haut, la musique, la fusion et les gâteaux, et celle d’en bas, vindicative et chaotique. Aux serpents qui l’habitaient, il dit: je vous donne l’écriture, le temps terrien de la terre terrestre, à cause de la séparation, à cause de la nuit et du froid, et à cause surtout de votre besoin d’ordre et de domination. Je vous donne l’écriture, elle sera sur le monde la trace humide de vos corps en reptation.

Mais quand il créa l’homme, il ne sut plus qu’en faire. Il ne pouvait pas le mettre dans le royaume de l’oiseau car il avait créé l’écriture, et il ne pouvait pas revenir sur ce qu’il avait fait. Il ne pouvait pas non plus le mettre dans le royaume du serpent à cause des vibrations de son haleine.

Quand il découvrit qu’il chantait, il décida de le garder avec lui, pour faire avec et contre lui, la bateau et la mer.

Que le jour se lève et que le monde commence!

Je vous attendais dans les chaises vides du kiosque à musique, dans les colonnes de fonte de ce dodécagone, en bois assez précieux pour partager le temps entre deux éternités, celle d’en-haut pour les oiseaux au-dessus de la frise, puisque c’est ainsi que l’homme la nomme, et celle d’en-bas pour les serpents condamnés aux quatre horizons.

Je vous attendais au centre de l’univers, mon pôle aimant et magnétique, dans l’enceinte close du jardin blanc, dans mes mots de tourterelles, dans mes oisons blancs de la banquise et dans le visage de serpe du grand aigle glaciaire. Quand je rêvais à vous qui donniez la grammaire, le lait et les gâteaux, ma gorge se gonflait comme un bateau qui allait prendre la mer.

Vous.

Vous qui me rameniez sans cesse au lieu de la séparation. Vous qui me rappeliez l’insupportable lumière des commencements, le premier déchirement, la première plainte, on-en-un*, infiniment. Vous qui vous acharniez à me maintenir sur la terre d’en bas ne cessant de me dire qu’il fallait renoncer à celle d’en haut, car le royaume de l’écriture, disiez-vous, n’était pas celui du chant, mais celui des serpents.

Nous plaidions l’un contre l’autre la création, du moins en la justice civile et profane, car en la sacrée, nous plaidions ensemble, et par moment parfois, vous étiez mon avocat, non pour me défendre, mais parce qu’il n’était pas bon pour moi d’être sans compagnon. De toutes mes confusions, vous étiez la moindre, celle qui me gardait de la fusion.

Vous. Vous qui essayiez de me faire souvenir qu’à la chimie depuis le commencement, j’étais destinée, à cause de l’alchimie, des rêves et des oiselles. Vous qui ne cessiez de me dire Faites de la grammaire! de toutes mes mutations, vous étiez la moindre et on pouvait appeler cela l’amour. Faites de la grammaire! disiez-vous. Mais vous ne précisiez pas si je devais la faire le soir ou le matin. Le matin, dans le bain éternel des commencements, ou le soir dans les marais glacés du lit rêvant à vos herbages.

Le matin, le présent s’imposait tout entier dans la douleur du corps engourdi par le sommeil. Repliés sur eux-mêmes, les muscles endoloris devaient peu à peu s’animer, se réchauffer, se résoudre à fonctionner à nouveau. Chacun à lui seul pouvait prétendre à dire je, et la cacophonie des besoins, crispations, courbatures, contractures, contusions, tuméfactions, était telle qu’elle défiait toute organisation.

Le matin était le seul moment où j’avais un peu de force pour m’exercer une fois encore à imiter les oiseaux. Les bras dressés au dessus de la tête, je les étirais le plus haut possible et les abaissais lentement, battant l’air avec application. Je sentais alors, féroce, l’omoplate résister et les grands dorsaux s’insurger. J’invoquais l’autan, le mistral, le sirocco, les alizés, suppliais tous les esprits du vent, les bourrasques, les brises légères et les soirs mauves au colombier, mais rien n’y faisait, je restais clouée à terre, en proie à la douleur de ma chair inflammée.

Je m’abandonne à toi, Le Grand Ouragan de l’Univers.

Au commencement, il sépara le monde entre le royaume des oiseaux et celui du serpent, et l’homme il le soumit aux reptiles pour qu’il rêve désormais toujours aux oiseaux. On-en-un, infiniment, le cri premier, inarticulé, un appel à peine, un commencement de langue, une espérance, un projet qu’elle va venir me chercher dans mon berceau et me prendre dans ses bras pour m’emmener avec elle dans le plus beau des voyages.

Faites de la grammaire! disiez-vous, sans préciser si je devais la faire le soir ou le matin. Cette distinction était pour vous sans importance, dans le temps homogène que vous découpiez en heures d’exactes égalité. Des heures éternelles du matin, vous ne saviez rien, si ce n’était qu’on devait là renoncer à se souvenir d’elle, la Grande Toute, et celles du soir étaient pour vous celles du savoir et non de l’échec à réparer le monde. Vous ne cessiez de me dire que ce n’était pas réparable, non de la chute originelle mais de l’ordonnancement du temps.

Le monde n’est plus parfait, vous disais-je. Cette phrase que nul n’entendait, et non pas  le monde n’est pas parfait que vous vouliez absolument me faire prononcer. Je vous résistais de toutes mes forces mais je ne savais comment vous dire que j’avais vu la terre s’ouvrir et les anges noirs choir dans le chaudron cybernétique et qu’il n’y avait plus depuis ni soir ni matin, rien qu’un grand marasme blanc, vide et concentrique autour d’un kiosque à musique. Je vous disais, mon âme est dans le séjour des morts, et je vais tous les jours la visiter.

Vous répondiez Faites de la grammaire! sans pitié ni compassion, sans mépris ni déprise*, sans enthousiasme ni affection. Ce n’était ni un ordre, ni un conseil, ni une suggestion. Une injonction tout au plus, comme une boussole indique le nord, imperturbablement.

Le soir, le monde était si étranger, et la fatigue telle que plus rien ne pouvait l’empêcher de s’agglomérer et se dissoudre dans une formule unique. Il n’y avait plus ni conjonctions, ni prépositions, ni ordonnancement de propositions, rien qu’une concentration croissante et concentrique.

Tout avait fusionné dans la locution invariable OL* DEPART*. Et on ne pouvait même plus savoir s’il fallait la rattacher à l’idée d’un déplacement définitif impossible à cause de l’immobilité pesante de ce corps effondré ou à l’idée du déparement* d’un monde irrémédiablement abîmé.

Vous disiez Faites de la grammaire! Vous me donniez à lire des règles que je n’avais jamais ni vues ni connues. Nul devait toujours être accompagné de la négation ne et signifiait aucun qui était d’un usage plus ordinaire. Il avait un féminin, mais n’avait pas de pluriel et ne pouvait remplir que la fonction de sujet, comme dans, par exemple: A l’impossible, nul n’est tenu.

Vous disiez Faites de la grammaire! mais vous ne précisiez pas si je devais la faire le soir ou le matin. Et le soir, mon corps entier brûlait de toutes les toxines accumulées. Il n’y avait plus un geste qui ne soit un accroissement de mes blessures. Le sous-clavier était bien le plus douloureux de tous et, seule, la capsulite de l’épaule me permettait encore de faire la différence entre les muscles et les os. Je cuisais toute entière dans le chaudron de l’exténuation, sentant ma charpente s’effriter, et, au fur et à mesure que la lumière baissait, des morceaux de chair s’en détacher.

De tout mon corps, je déshonorais un peu plus la création. Et ce déparement* auquel je ne pouvais rien, puisqu’à l’impossible nulle n’était tenue, me désemparait à mon tour. La bravoure et l’endurance butaient sur une métamorphose qui m’échappait. Le mot transmutation ne pouvait s’appliquer qu’aux métaux et vous ne m’aviez donné aucun mode pour parler des états successifs de la matière. Vos livres précisaient des règles qui n’avaient plus pour moi aucune utilité.

On appelait complément d’objet, ou par abréviation objet, l’être ou la chose sur lesquels s’exerçait l’action exprimée par le verbe transitif, qui était toujours, dans ce cas, à la forme active. Exemple: Le cocher fouettait son cheval, le menuisier rabotait une planche, les écoliers apprenaient leurs leçons. Dans une proposition, l’objet était le plus souvent un nom. Par exemple: Soulageons la misère. Mais le nom pouvait être remplacé par un équivalent, un pronom ou un infinitif. Exemple: Il y a des malheureux, aidons-les ou nous devons aider les malheureux. Dans une phrase, l’objet du verbe de la proposition principale pouvait être une proposition subordonnée. Exemple: Nous savons qu’il faut s’entraider.

Faites de la grammaire! disiez-vous, comme le seul moyen d’ intercaler une frise entre la terre d’en-haut et celle d’en bas, celles des oiseaux, oiselles, colombes et tourterelles, celle de l’aigle glaciaire et des blancs oisons, et celle d’en bas de l’écriture et des horizons, la terre terrestre végétante, les balustrades et les serpents, celle de la fonte et des bois précieux. Celle que vous pouviez mesurer en arpents.

Hélas.

Faites de la grammaire! disiez-vous. Mais vous ne précisiez pas laquelle. La Maya aux 800 hiéroglyphes et sans unités de mesure, avec des couleurs pour les points cardinaux. La Guarani au nous inclusif, distinct du nous exclusif que vous ne compreniez pas. C’était pourtant bien lui qui me tenait attachée à vous. La Coréenne, où la forme changeait avec le rang de la personne. De celle-là, je n’avais rien à apprendre depuis le temps que je vous conjuguais à tous les modes de ma vénération. La Basque avec ses temps qui me manquaient depuis toujours, le votif, le suppositif et le potentiel.

Faites de la grammaire! disiez-vous, mais vous n’indiquiez pas laquelle. La Mélanésienne où la distance s’exprimait par des roulements d’yeux. La Birmane aux 64 voyelles qui auraient permis de rendre compte de tous mes cris. L’Arabe qui classait les mots non par lettres mais par racines. Et c’était sans compter avec l’Afar dans laquelle les verbes se conjuguaient tantôt par le début et tantôt par la fin. Ni la Georgienne qui distinguait la négation refus de celle de l’impossibilité. Vous disiez faites de la grammaire, mais vous n’expliquiez pas comment avec la vôtre, je pouvais conjuguer ensemble et le temps et l’éternité.

Vous.

Vous qui disiez qu’à la chimie, depuis le commencement, j’étais destinée à cause de l’alchimie, des serpents et des oiselles, du cinabre et des séraphins, ces Hermès aux blanches mains. Vous qui plaidiez contre moi la création, du moins en la justice civile et profane, car en la sacrée, nous plaidions ensemble contre son créateur.

Vous.

Vous qui ne cessiez de me rappeler le commencement du monde, le premier déchirement, la première fracture, celle qui ne se réduit jamais et reste vague et chaotique le lieu de la faille végétante. Vous qui prétendiez me faire renoncer à la terre d’en-haut, de tous mes barbarismes vous étiez le moindre, et on pouvait appeler cela l’amour.

Faites de la grammaire! disiez-vous. Vous vouliez que je parvinsse à conjuguer les verbes, à tous les temps et tous les modes et, comme une chose naturelle, à la forme active et passive. Mais de celle-là je ne savais rien hors que manger y donnait être jouie. Je ne conjuguais bien que le présent éternel, et à tous les modes de votre corps immarcescible. J’essayais de faire des phrases et je vous les brandissais comme des trophées. Mais elles étaient pleines de tumeurs et de plaies, et vous n’en vouliez pas.

Je reprenais.

Au commencement, vous nommâtes les cieux et la terre et encore pas partout, car à bien des endroits subsistaient l’eau et la mer, les algues et le sel. Vous disiez Faites de la grammaire! et ne précisiez pas laquelle, me laissant seule chercher comment dire ensemble le temps et l’éternité.

Je m’exerçais à d’extravagantes conjugaisons que je vous lisais à voix haute. J’ai été dominée, tu as été dominée, elle a été dominée, nous avons été dominées, vous avez été dominées, elles ont été dominées.  Je vous conjuguais toute la litanie du malheur. Je serai dominée, tu seras dominée, elle sera dominée, nous... Vous ne me faisiez grâce de rien. C’était à tous les temps, tous les modes, toutes les personnes et comme je disais elles, parce que la grammaire ne pouvait pas prétendre à autre chose qu’à la vérité, vous me faisiez de la main un geste que je connaissais fort bien.

Je reprenais alors, me rapprochant de vous: Ils ou elles seront dominés. Vous me laissiez faire. J’avais dominé, tu avais dominé, il ou elle avait dominé, nous avions dominé, vous aviez dominé, ils ou elles avaient dominé.

Au passé antérieur, je me vautrais dans la soumission: J’eus été dominée, tu eus dominé, il eut dominé... Vous me reteniez de la main. Je pactisais d’un il ou elle eut été dominée, mais c’était pure tactique face à ce qui me restait à parcourir pour arriver jusqu’à vous. A vous eûtes été dominées, j’étais à vos genoux, et à elles, le front posé sur vos souliers.

Vous laissiez alors passer cette dernière faute et donniez en récompense le doigt de lait et de gateau. J’étais votre enfante*un moment bercée par la rumeur des mots, et dans la coalescence gluante, ma gorge se gonflait pour être avec vous le bateau et la mer. Le temps se ressoudait* dans la faille enfin comblée.

Vous.

Vous qui veniez me voir à la Forteresse et m’enjoigniez de faire de la grammaire, comme une boussole indique un nord glaciaire et verglacé. Vous qui donniez votre doigt de lait et de gâteau lorsque je parvenais à conjuguer à la forme passive, la passive forme du verbe dominer, de toutes les dominations vous étiez la moins dangereuse et on pouvait appeler cela l’amour.

Vous.

Vous qui indiquiez imperturbablement de vos grandes ailes blanches un pôle nordique et verglaciaire*, dans votre coalescence gluante, le temps se ressoudait*. Au delà de la moraine de pierres, entre crevasse et porphyre, entre séracs et basalte, entre vos serres d’encre et d’acier, je pouvais enfin affirmer j’étais, je serai.

Vous.

Vous qui faisiez suinter l’eau goute à goutte comme une vague d’humidité d’abord puis comme un filet de phrases, compréhensible presque, au moins par une oreille attentive pas forcément, mais émue peut-être, de toutes mes liquéfactions, vous étiez la moins mortelle, et on pouvait appeler cela l’amour.

Entre le glacier et le torrent, la barrière rocheuse coupait en deux le temps et sur le front apparaissait, déchiqueté, le texte fragmenté, intact d’une langue à qui manquaient des modes, des formes, des pronoms, des cadavres conservés gardant en bandoulière des gourdes et des carnets. Cette blanche coalescence de chair et de mots, d’objets et de signes, de magma et de chaos, avançait lentement sous le ciel et n’avait plus d’autre nom que cette absence interpolée, entre j’étais et je serai.

Au commencement, il sépara le monde entre deux royautés jumelles, celle des souvenirs, la terre d’en-haut, la nuit et les étoiles, le rêve et la mémoire des sons que, contre elle, je m’efforçais de prononcer pour faire comme elle, ronronnements et roucoulements, ô ma langue maternelle, dans la coalescence je m’en souviens, et celle d’en bas, la terre des projets, des projections, des futurs incertains, des rêves et des étoiles, et de l’effort pour prononcer l’imprononçable. De la caverne blanche, je me souviens; Dans son ventre déjà, je n’avais pas de mots pour dire sa paroi qui m’encerclait, ce long glissement lent et obscur vers la coulée du temps.

Je parvenais à vous dire comme le corps avait été profané par des mains qui n’étaient pas d’amour, qui n’étaient pas de mort non plus, et qui ne connaissaient rien ni à la chair, ni au soir, ni au matin, ni à l’âge, ni à la fatigue, ni à la peau, ni au teint, ni à l’odeur unique de l’humain. Elles ignoraient jusqu’à l’existence même de l’angoisse. Bouturées du jardin blanc, elles étaient toutes de verre et de béton.

Je pouvais vous raconter alors la cérémonie qui se tenait dans le lieu le plus blanc de la ville. Il irradiait à lui seul une zone plus vaste que celle que la mémoire pouvait envelopper, et des lieux à la ronde de ce lieu-là, mon corps tremblait. La cité toute entière était devenue tabou et, avec elle, les rives du grand fleuve. A l’épicentre, l’être se décomposait. On ne pouvait plus croire ce porche d’hospice ou d’hôtellerie, d’hôpital peut-être, de Monts de Piété sans doute, car les linteaux avaient chu. La porte de l’Arsenal s’ouvrait sévère et géométrique, sans décoration, mêlant, pour faire voûte, la brique et la pierre.

J’étais. Je serai. C’était ce que je parvenais à vous dire quand le temps au-delà de la faille se ressoudait*. Et je vous demandais aussi, quelle vie individuelle valait tant de soins quand des milliards d’humains de hasard et de vent chancissaient la croûte terrestre. C’était qu’il ne s’agissait pas de vie individuelle mais de réparation du monde, non pour le prendre sur soi, non pour se faire émissaire, mais pour parer à nouveau ce corps décomposé.

J’étais. Je serai. Dans la faille refermée, le temps se ressoudait* pour une autre organisation de la sacralité, de la fusion et de la totalité. Aucune vie individuelle ne méritait tant de soins, hors celle passé à réparer le monde, parce qu’elle était parcelle indéfectible du monde, cellule organisée de la vie du monde. Et défendant en moi la vie, je défendais la vie du monde.

Vous.

Vous veniez me voir à la Forteresse et m’enjoigniez de faire de la grammaire, comme une boussole imperturbée* indique imperturbablement un nord grammatical et glacé. Vous vouliez m’enseigner les points cardinaux, mais les escaliers vides du kiosque à musique butaient toujours contre la même enceinte de briques sourdes et empoisonnées.

Vous aviez beau me laver la peau, la masser et la caresser, gratter les pores pour les faire respirer, nettoyer, désinfecter, recoudre et suturer chaque plaie, aucune de vos éponges n’était assez puissante pour redonner sens à la langue déstructurée. Manquait toujours, entre j’étais et je serai, un pronom proliférant et polaire.

Jon* ne disait rien, ni thin*, ni ol*, ni au singulier, ni même au pluriel, qu’ols* en aient conscience ou non. Sans ce pronom, je ne pouvais pas vous écrire le traité de l’informe, de l’ouvert et de la déstructuration. Les limites de ce que la littérature pouvait produire avaient été atteintes, sans qu’on ait pu faire autre chose que l’encercler.

Les pierres vertes et compactes s’accumulaient sur le front du glacier, laissant l’eau limpide et désemparée. Sans la malachite, la fluorine, la serpentine et le béryl vert, cette émeraude que vous m’aviez donnée, ce silicate d’aluminium et de béryllium, l’eau torrentueuse* du glacier ne disait rien de la haute terre où commençait infime, à ras de terre, l’herbe de la prairie.

Sans ce pronom qui reliait toutes choses, les phrases demeuraient incompréhensibles, la production folle et anomique d’un corps empoisonné.Ca et là n’en rendaient pas compte, car assignés et abandonnés, ils ne pouvaient être en même temps sujet et objet. Quant au pronom concentrique, la tumeur mère n’en rendait pas compte non plus, essaimant au loin ses spores, elle témoignait à elle seule et de l’espace et du temps.

Sans ce pronom inarticulé, cette première syllabe, cet appel à peine, ce grognement de faim et de larmes, de roucoulement et de remerciement, de voix et de bouche, de souffle et d’haleine, d’âme et de mot, je ne pouvais vous écrire le traité de la prédation, de la dévoration et de la digestion. Sans ce pronom chaotique et solaire, sans le nom de l’essence, la fleur, l’esprit, le sel, je ne pouvais rien vous dire de la subtile disparition.

Sans ce vocable, je restais enclose dans la cour de la Forteresse, au milieu des chaises vides et concentrées. Sans ce vocable, le temps se ressoudait* monstrueux, laissant la caverne blanche inexistée. Tout était comme s’il ne s’était rien passé et les phrases restaient comme les toiles d’araignée pendantes dans l’allée, après le passage du jardinier.

Au commencement, il sépara le monde entre deux royautés jumelles, celle des souvenirs, la terre d’en-haut, des rêves et des étoiles, des oiselles et de la caverne blanche et celle d’en-bas, des serpents, des projets, des rêves et du grand jardin blanc.

Mais quand il créa l’homme, il ne sut plus qu’en faire.

Il ne pouvait pas le mettre dans la terre d’en-haut, celle du rêve et des étoiles, parce qu’il ne voulait pas se souvenir de son rêve premier, un cri premier, inarticulé, un appel à peine, on-en-un. Dans ses sanglots et dans l’amour pourtant, il s’en souvient.

Il ne pouvait pas le mettre dans le royaume du serpent, la terre humide et végétante, car ses projets, il ne pouvait jamais les accomplir, faute de pouvoir se souvenir de sa première végétation, la caverne de lichen et de mousse. De la matrice coalescente pourtant, jon* se souviens.

Il décida alors qu’il le garderait avec lui pour faire livre, pour être avec lui et contre lui, l’éternité et le temps.

Que le jour se lève et que le monde commence!

Vous.

Vous qui veniez me chercher dans ce lieu où les verbes fondaient dans un futur nucléaire, vous qui veniez m’arracher à cette construction où les pierres s’effondraient à l’imparfait chimique, vous qui veniez me visiter dans les marais du Cocyte, en compagnie de Dante et de Virgile, ces poètes voilés dans leurs manteaux de poésie. De l’incantation des corps damnés ô mon éternité glaciaire, je me souviens.

Vous.

Vous qui ne cessiez de m’appeler hors de l’emmurement blanc inorienté. Vous qui ne vouliez pas consentir à ma destruction. Vous qui me fîtes franchir l’enceinte de la forteresse, me soutenant de vos bras de grammaire et de gâteaux, de toutes mes rencontres, vous étiez la moins mortelle, et on pouvait appeler cela l’amour.

Vous.

Vous qui me fîtes franchir l’enceinte du réacteur en fusion, vous qui me fîtes échapper à la grande bouche dévorante, vous qui me fîtes évader de la morne paillasse de porcelaine et de faïence. Vous qui, de vos baisers et caresses, me réchauffâtes dans les crevasses du grand glacier, vous mon bel aigle blanc aux serres d’encre et d’acier, vous qui fouillâtes la moraine pour rechercher, dans ce magma de signes, ce qui pouvait faire phrase, vous qui refusâtes l’imprononçable tant que le souffle soufflait encore.

Vous qui m’accompagnâtes en ce lieu blanc de lait, de bouillie, de cristal et de verre dépoli, en cet état de chair délavée et compactisée, pour dire, en ce lieu, sous cette forme informe déstructurée, dans cette blancheur vague et errante, ce corps-là, je le connais. Vous qui, dans cette défaite débâcle, persistâtes à opposer à tous mes récits de nuit blanche et d’horreur, d’aurore invertébrée, de grabat obscène et boursouflé: Mais enfin, tout de même, ils ne vous ont pas tuée, de toutes mes impasses vous étiez la moindre, et on pouvait appeler cela l’amour.

Vous.

Vous qui veniez me chercher à la forteresse pour m’emmener dans votre repaire, l’habitation du hameau, là où il suffisait de vous laisser faire et de ne pas hurler, pour ne pas vous faire reculer, là où il convenait de se laisser couvrir de vos grandes ailes de voracité, s’abandonnant passivement à votre bec qui triait dans ce charnier.

La terre rend des pierres! disiez-vous, comme vous découvriez du basalte, là où autrefois vous aviez connu les colombes palpitantes et roucoulantes à votre approche. Il suffisait de vous laisser faire et de faire semblant de ne pas voir votre regard étonné devant tant de froideur. Vous n’en croyiez pas votre bouche glaçante et glaciale et tâtiez de votre doigt d’ongle et d’écailles ce corps qu’on vous avait pétrifié.

La terre rend des pierres! disiez-vous médusé de ce que vous constatiez, tâtant du doigt cette étrangeté un jour de Saint Rémi. Ces cailloux arrachés, cette moraine torsale, ce n’était donc pas du marbre, mais du basalte. Ces cailloux ne venaient pas de la lente sédimentation de fragments minéraux qui n’avaient pu se résoudre à leur disparition, mais de l’éruption volcanique et violente d’une lave brusquement refroidie à son entrée dans la lumière.

Vous qui permettiez qu’on corrigeât les textes entre rêve et brouillon, balbutiement et fiction, roman et projection. Vous qui permettiez qu’en l’écriture, s’élabore la forme en fusion et qu’elle ne refroidisse pas avant publication. Vous qui permettiez que cette masse informe prenne le temps de faire livre, fusse au prix de la vie toute entiière, de toutes mes contraintes vous étiez la moindre et on pouvait appeler cela l’amour.

Vous ne vouliez pas croire ce que vous voyiez, ce regard perdu dans le cirque glaciaire, ce corps mort qui ne criait pas pour ne pas vous faire reculer et ce silence épais. Vous qui cherchiez à réchauffer les damnés du Cocyte, vous qui parcouriez avec Dante et Virgile, l’inframonde* des crevasses de l’écriture, de toutes les menaces, vous étiez la moindre, et on pouvait appeler cela l’amour.

Vous vouliez mesurer exactement l’ampleur du désastre. Vous me grattiez la peau avec un stylet, un de ces outils que vous aviez sur votre bureau avec des manches d’ébène et qui vous servaient à tailler les crayons, ou à couper les livres. Comme je n’en éprouvais ni joie, ni déplaisir, vous recommenciez un plus loin, constatant encore une fois encore, ma parfaite insensibilité.

Vous qui vouliez connaître de la dégradation l’exacte mesure, vous qui ne vous contentiez pas de la grammaire, mais utilisiez aussi l’algèbre et la géométrie, vous qui cherchiez à comprendre cet étrange phénomène de la survenue* glaciaire dans le coeur de l’été, de tous mes prospecteurs vous étiez le moindre, et on pouvait appeler cela l’amour.

La terre rend des pierres! constatiez-vous comme j’avais le poitrail dur comme du granite, mais cela ne rendait pas compte de cet autre phénomène que vous découvriez stupéfait. Ma chair n’était pas seulement devenue dure comme la pierre, elle était d’ores et déjà comme n’étant plus au monde.

Vous grattâtes au stylet un peu plus bas sur la face interne du bras, et je vous fis non, en remuant la tête. Vous vous piquâtes au jeu, puisque je répondais à cette caresse d’acier, et vous explorâtes plus avant. Comme je disais non toujours, mais avec enfin un sourire pâle, vous prîtes sur votre bureau ces marqueurs fluorescents qui me faisaient horreur.

Le rose n’était celui ni des roses, ni de la chair, le bleu ni celui des ciels bleus, ni celui de la mer, fut-ce celle du sud, le vert n’était pas celui des feuilles des printemps de pommes et de prairies et le jaune, ni celui du citron, ni du soleil, ni des jonquilles. Et surtout, il n’y avait pas de rouge ni sang, ni carmin, ni vermillon, ni pourpre. Vous les trouviez trop foncés pour surligner.

Vous entreprîtes alors l’exploration systématique marquant au marqueur chaque pouce carré de peau pour lequel j’avais, remuant la tête, fait signe que non, là non plus, hélas, je ne sentais rien. Et la marque de votre marqueur à l’extrémité géométrique de feutre, ne m’était ni plus douce, ni plus brutale que votre stylet au manche d’ébène. Elle faisait seulement un bruit différent que là, j’entendais, une sorte de crissement léger, semblable à celui des bottes de phoque sur les chemins de neige tassée.

Et nous nous prîmes au jeu. Vous descendîtes ainsi toute la face interne du bras, coloriant d’une couleur ou de l’autre toute cette peau qui ne vous ressentait pas. Je vous guidais de la tête. Et c’est ainsi qu’ensemble, nous constatâmes qu’ils m’avaient, hors la face externe, vitrifié le membre jusqu’au poignet.

Vous marquâtes alors, très proprement et très exactement, au feutre la limite de l’horreur, la frontière de mon horizon. Dans la main, je vous sentais, et du dos et de la paume et des doigts, fussent le pouce, l’index, le majeur, l’annulaire ou l’auriculaire, et même entre eux dans cet endroit fragile et critique si difficile à nettoyer pour les enfants sales.

Quand vous eûtes fini ce travail, vous allâtes chercher un miroir et me fîtes voir. Je me découvris monstrueuse et bariolée. Fluorescent et multicolore, ce qu’ils m’avaient fait apparaissait alors dans la lumière du monde. Le bras droit en était couvert dans sa face interne jusqu’à la main. La chape enveloppait l’épaule et redescendait sur ce qui restait du sein, l’aréole et un léger renflement. Elle prenait en écharpe le torse et s’évasait largement sur la partie tendre du flanc pour se perdre en dentelle dans le milieu du dos.

En son ventre, je bouge, je geste, je gesticule, je gère, j’ingère, et je digère par le cordon unique, l’espace inorienté, confusion, sans sans autre repère que ce pôle. Le lieu où elle et moi, la même, nous sommes au lieu du même. Eternellement.

Nombril du monde à tout jamais.

En la matrice, je geste. Du verbe gester tombé du dictionnaire qui ne connaît plus que la gestation, insensible au drame du foetus enfermé dans la pensée polaire.

Du nombril du monde, à tout jamais, je me souviens.

La langue baille dans la faille verrou où manquent les mots de la matrice. Les mots du corps matricé, mis en forme, établi, formaté, constitué et, qui sait, peut-être de la chair matriciée*, celle qui se souvient de la torture de l’englobement en un lieu sans espace ni lumière.

En la matrice, j’ai gesté. Et non, j’ai été gestée, car en ce lieu-là, elle n’est pas différente de moi, ni moi d’elle, reliée par le cordon unique où passent nourrissement et excrément, passivité parfaite, état parfait, action parfaite, confusion d’elle et moi, sans qu’on sache qui d’elle ou de moi, est elle ou moi dans le même soi.

Vous qui ne pouviez vous résigner à mon silence.

Vous qui décidâtes de faire sur mon corps la trace que mes mots ne pouvaient plus faire sur le monde, vous qui décidâtes de prendre ma place en l’écriture puisqu’il n’y avait plus, entre le monde et moi, d’espace où elle pouvait encore s’inscrire, vous qui décidâtes de prendre sur vous de mettre sur moi le signe, de toutes mes douleurs vous étiez la moindre, et on pouvait appeler cela l’amour.

Vous qui prîtes sur vous de rendre visible l’invisible, de faire venir à la lumière, la blanche éternation* de l’éternité, d’inscrire sur la chair ce qu’elle devait garder avec elle dans le jardin blanc, de toutes mes inquiétudes vous étiez la moindre, et on pouvait appeler cela l’amour.

La matière animée du désir de survivre, vous la nommâtes le souffle et encore pas même parce qu’entre la matière inorganisée et les règles de la grammaire, il y avait une empreinte, une trace, une marque, un pas, un passage, un seuil, une respiration dont vous disiez qu’elle ne pouvait s’établir que dans l’espace vide, l’absence, la distance, le temps, la séparation, et dont je savais bien moi, que c’était une membrane pleine de gluance et de vaisseaux.

Mais vous oubliiez toujours de me rendre les mots placenta et chorion.

Vous qui inventâtes la luminescence de la chair pour signaler le danger au voyageur, vous qui inventâtes les marqueurs pour marquer sur les peaux les limites de la Terra Incognita, vous qui inventâtes l’écriture pour qu’elle garde trace de la disparition, vous qui inventâtes la couleur pour dire à l’oeil ce qu’il ne pouvait comprendre par les mots, vous qui fîtes de moi le hiéroglyphe de la nouvelle glaciation, de tous mes téléscripteurs vous étiez le plus sensible et on pouvait appeler cela l’amour.

Vous m’emmeniez me promener dans le parc des châteaux que j’avais aimés autrefois. Des beautés de pierres blanches, de briques, de toits d’ardoises, de cheminées, de volets dorés et de clochetons. Mais des rites je ne savais plus rien, hors qu’autrefois, c’était là le lieu de votre gloire et de notre commune majesté.

Je me souvenais des chemins que nous avions parcourus ensemble, sans autre idée du temps que l’éternité de nous étendre sous les ombrages, dans les feuilles d’érable et les grandes herbes abandonnées, sous les néfliers où poussaient mousses et champignons et sous les hêtres, surtout, ces arbres qui me soulevaient jusqu’au ciel.

Vous me promeniez le dimanche dans les parcs, vous efforçant de me remettre au monde dans des lieux assez clos pour que je puisse les supporter. Vous marchiez d’un pas égal et tranquille, pour que je puisse à votre côté réapprendre à aller. A votre bras, vous me faisiez franchir les murs de protection, les volutes torsadées des grilles dorées et des douves aux eaux stagnantes. Nous traversions des futaies, des châtaigniers et des charmilles et, au bout des allées, se dressaient des façades de tourelles et d’étages mansardés.

Dans les cours d’honneur, vous me montriez les cariatides et les atlantes, des corps de pierre éternellement convulsés, télamons pensifs sous les balcons des duchesses à jamais effacées. Des chemins de gravier menaient à des volières, des passages secrets à des rendez-vous d’amour et, dans les pavillons dérobés, battaient les portails sur des galants désemparés.

Je me souvenais alors avoir aimé autrefois ces figues téméraires et désaffectées et, parcourant de nouveau le monde près de vous, je m’efforçais, mot à mot, de réapprendre tout ce que j’avais oublié. La beauté, le sens, et cette chose parfaitement idéale, cette grande forme dont je ne savais s’il fallait la nommer la santé ou la sainteté. Une seule et même chose, l’affirmation du vivant comme un grand corps qu’on était assez puissant pour ne plus jamais consentir à ce qu’il soit abîmé.

Au commencement, il sépara le monde entre deux royautés jumelles, celle des oiseaux dans le cirque glaciaire et celle des serpents dans la forêt humide et végétante. Aux oiseaux, il donna la terre d’en-haut, le ciel et les étoiles, les anges et les souvenirs, la musique et les rêves. Aux serpents, il donna la terre d’en bas, les torrents, les marécages, les taillis, les futaies, les ronciers et les broussailles, et la trace de leurs corps ronds et reptant* dans les herbes des herbages*.

Mais quand il créa l’homme, il ne sut plus qu’en faire.

Il ne pouvait pas le mettre dans le royaume du serpent, parce qu’il ne voulait pas travailler son champ, à cause de l’odeur, et de la pesanteur, à cause de la saleté surtout et de l’obscurité de toutes les racines cachées à sa vue. Il n’avait plus envie de creuser des sillons, ni pour ses semailles, ni pour ses remparts, ni pour faire aucune trace sur le monde, comme faisait le serpent marquant son territoire dans tout terrain en pâture. Il ne pouvait non plus le mettre dans le royaume de l’oiseau, parce qu’il ne pouvait pas nicher ses oeufs assez près du ciel, pour les garer des prédateurs voletant tous les jours au vent du soir ni comme lui, renoncer à posséder.

Il décida alors qu’il le garderait dans la caverne blanche, là où sur les parois de pierre s’agitent, dans les ombres et les lumières, les formes et les simulacres, les figures et les idoles, les idélonnes* barbares et sereines, et comme il ne pouvait oublier qu’il avait créé la terre d’en-haut pour les oiseaux, les songes et les séraphins, il dit qu’en sa caverne pour se souvenir d’elle, la Grande Toute, de lichen et de mousse, il entendrait des sons on-en-un le cri premier, inarticulé, un appel à peine, un commencement de langage, toutes ces voix qui se mêlent et s’emmêlent, dans le larynx unique de l’espèce.

Et comme il ne pouvait pas non plus tout à fait renoncer à la terre d’en bas qu’il avait créée pour que le serpent dans l’herbe laissât sa trace, il dit: des formes mouvantes sans épaisseur ni durée... mais là, il prit peur et se tut.

Que le jour se lève et que le spectacle commence!

Vous m’emmeniez me promener dans les lieux extravagants que nous avions aimés autrefois, des parcs et des chateaux où perchés sur des balustrades surgissaient de la brume des paons aux plumes ouvertes. Et, dans les roucoulements de ce matin de printemps, je reconnaissais l’oiseau de Junon dressé sur les grillages.

Vous me disiez, vous souvenez-vous du grand paon d’Amarcord? Je cherchais en vain dans le chaos de ma tête ce que vouliez dire. Vous auriez demandé les merles d’Amérique, les argus à queue gigantesque, les pies de paradis, les couroucous resplendissants, les rois des gobe-mouches, je vous aurais montré les planches polychromes du dictionnaire avec leurs cacatoès à huppe rose et leurs perruches à collier, mais rien à faire, je ne trouvais pas trace du paon d’Amarcord.

Vous ne pouviez le croire et repreniez incrédule: Mais si, souvenez-vous! Le grand paon dans la neige! Je ne me souvenais de rien et je ne savais comme vous l’expliquer. Il aurait fallu d’abord vous faire comprendre qu’il y avait un troisième terme, hors le temps et l’éternité.

Vous.

Vous qui aviez fait de moi le hiéroglyphe de la nouvelle glaciation, de tous mes tourmenteurs vous étiez le plus précis, celui qui ne se résignait pas à des réponses vagues et errantes, et dans le jardin blanc de tous mes contradicteurs, vous étiez le moins contrariant, et on pouvait appeler cela l’amour.

Vous m’emmeniez me promener dans le parc des châteaux. Ce n’était plus vraiment la nature, mais ça l’était quand même, en ce qui restait de daims, de kangourous, d’émeus tristes et de flamants roses dans des étangs devenus bassins. Ce n’était plus la nature, mais ça l’était pourtant. Vous ne dénaturiez pas le monde. Vous l’aménagiez. Pour votre moindre peine et mon plus grand tourment. Hélas!

Dans le parc du château où vous m’aviez emmenée cette fois-là, ce n’était pas la nature mais c’était au moins l’odeur violente et folle de la terre lourde. Ce matin -là, était-ce la pluie, la nuit ou ma veille au bord du jour, le monde sentait. Il sentait fort la terre, la glaise des paysans, la marne des géologues et les mottes chagrines et pesantes du fossoyeur. Le monde sentait le labour et la mort, la germination et le vivant.

Je vous lâchai le bras alors, depuis toutes ces années que je ne le pouvais plus, terrifiée à l’idée de vous perdre, vous mon Nord polaire et verglacé, car sans vous, la terre retournait à l’inorienté et avec elle, ce que vous appeliez la matière vivendi, cette matière animée seulement du désir de survivre et pas assez structurée pourtant pour, seule, y parvenir.

Cette fois, pourtant, je vous lâchais le bras et m’avançais dans l’allée, vous étiez à un mètre, peut-être à deux et c’était Austerlitz. Le monde m’était rendu dans sa lourdeur sauvage. Ce matin là, la terre puait de toutes ses forces. Le monde reprenait sens et je pouvais en être. J’étais, d’un étais, qui n’était pas seulement l’incantation du je serais mais un j’étais au présent, d’un présent définitif, comme celui des vivants qui croient que leur présence au monde, hors la mort, ne peut leur être retirée. J’étais cette monade vivante debout dans l’allée boueuse, au milieu des flamants roses et des kangourous.

Au commencement, il sépara le monde entre deux royautés jumelles, celle de la lumière et celle des sons. Aux sons, il donna les disques, les cassettes et les bandes magnétiques, à la lumière il donna les pellicules, les films et toutes les photographies. Mais quand il vit la grande forme mouvante et fluctuante qu’il avait créée, la belle idole passagère et idéale, aux cent yeux et aux mille oreilles, il ne sut plus qu’en faire.

Il ne pouvait pas la mettre dans le royaume des sons, parce qu’ayant dévoilé l’invisible, il ne pouvait plus renoncer à regarder. Il ne pouvait pas non plus la mettre dans le royaume de la lumière parce qu’en dévoilant, l’alliance s’était rompue et que, sans elle, la vie n’était pas vivable, à cause du brasier que plus rien ne masquait, la dévoration, la consommation, le grand brûlement cannibale de toute la matière vivante s’accumulant.

Il décida alors qu’il laisserait s’accomplir ce qui était commencé.

Que l’écran s’allume et que le monde continue!

Mais si, disiez-vous, le grand paon d’Amarcord dans la neige sur le rebord de la fontaine. Il fait la roue comme ça au milieu, tout seul, tout grand, tout beau, imperturbable sous les flocons. Je ne retrouvais rien que les noms qu’on pouvait lire sur les panneaux de la volière. Le perroquet de Prusse avec sa couronne d’or autour des yeux, le cygne noir à bec rouge, le calao licorne d’Indonésie ou le picatharte chauve du Libéria. Mais le grand paon d’Amarcord, rien à faire, je ne savais pas où le trouver. Je voyais bien que son absence vous chagrinait et moi encore bien davantage. Le monde baillait entre nous, définitif et polaire.

Il y avait bien le grand toucan de l’Equateur, mais ce n’était pas ce que vous vouliez. C’était un grand oiseau noir avec un bec jaune et monstrueux. Solide et pathétique, une anomalie génétique qu’on ne comprenait pas. Il avait autour des yeux une couronne vert pâle, et plus longues et plus dures, de grandes pennes blanches entourant la queue. Les murs de la cellule allaient du beige béton du sol, au bleu du ciel d’azur. On avait poussé la délicatesse jusqu’à y peindre des nuages blancs. Il mangeait dans un bac en plastique une bouillie de pain blanc et de maïs et, dans la cuvette d’eau, se reflétait la lumière, ce qu’Empédocle avait appelé « la forme éclatante du soleil »

Vous.

Vous qui me promeniez ce samedi dans les parcs pour que, dans ces lieux clos enclos de chaises vides et de kiosque à musique, j’apprenne à nouveau qu’on pouvait être au monde, vous alliez d’un pas tranquille m’offrant l’appui de votre bras et on pouvait appeler cela l’amour.

Vous.

Vous qui disiez que cette lueur blanche qui obombrait toutes choses, ce n’était ni le béton, ni le verre, ni les vapeurs chimiques et nucléaires mais la mémoire et rien d’autre, de tous mes maux vous étiez le moindre et on pouvait appeler cela l’amour.

Vous.

Vous qui disiez que cette lueur blanche qui obombrait toutes choses, ce n’était ni le béton, ni le verre, ni les vapeurs chimiques et nucléaires mais la mémoire et rien d’autre, de tous mes maux vous étiez le moindre et on pouvait appeler cela l’amour.

Du nombril du monde à tout jamais je me souviens. La langue baille dans la faille verrou où manquent les mots de la matrice, les mots du corps matricé, mis en forme, établi, formaté, constitué et, qui sait, peut-être de la chair matriciée*, celle qui se souvient de la torture de l’englobement en un lieu sans espace ni lumière.

Vous disiez que cette lueur blanche qui obombrait toute chose, ce n’était pas les vapeurs chimiques et nucléaires, mais la mémoire. Dans le nombril du monde, à tout jamais, j’ai gesté. De la caverne blanche, je me souviens. Eternation*. Et on pouvait appeler cela l’amour.

Je cherchais du secours dans votre dictionnaire en dix volumes. J’y appris qu’aux cartes, l’avoir blanche signifiait une main sans figure. On aurait pu résumer ainsi ce qui m’était arrivé, je l’avais eue blanche. Mais mille ans, c’était un peu long pour une seule donne et surtout votre visage n’avait jamais cessé de se pencher au-dessus de moi.

J’y découvris le blanc-manger, cette gelée de lait, d’amandes, de sucre et de colle de poisson, mais c’était si désuet que cela ne servait à rien. Il fallait maintenant se contenter du fromage blanc, cette horreur diététique qu’on m’avait conseillée. Je me perdais dans l’eau blanche parce que c’était tout aussi bien de l’eau mélangée à l’extrait de Saturne, que celle additionnée de son qu’on donnait à boire aux chevaux.

De la page blanche, il n’y avait rien à dire, cela ne me concernait pas et le livre blanc, je l’avais déjà tenté sans aboutir à rien. Vous n’aviez même pas voulu le lire, exigeant de la bouche vivante, la langue de la chair et le souffle du corps. Ma voix blanche s’y employait, mais je n’y parvenais pas.

Votre dictionnaire ne me fournissait pas d’aide. Du blanc, il avouait lui-même: Se dit des corps qui réfléchissant la lumière sans lui faire subir aucune décomposition, ont une couleur particulière, impossible à définir en soi, telle que le lait, la neige etc... et la chose se compliquait car il ajoutait: se dit aussi de plusieurs choses qui ne sont pas tout à fait blanches pour les distinguer de celles de même espèce qui ne le sont pas tant ou qui sont d’une autre couleur, par exemple: le verre, le poivre, le raisin et le vin.

Il parlait aussi de la colère blanche, froide et contenue, du drapeau blanc des défaites militaires, de la gelée blanche des matins incertains, de la sauce blanche que vous faisiez de farine et de beurre roussi, du bulletin blanc de ceux qui ne voulaient pas choisir, de la carte blanche des naïfs et des innocents, de la houille blanche à haute tension, du bois blanc, ce sapin de mauvais augure, et de la blanche hermine trottant menu dans le rude hiver.

J’étais trop âgée désormais pour les examens blancs et je ne comprenais rien aux mariages blancs. Votre vieux dictionnaire parlait aussi des armes blanches ni gravées, ni dorées, ni bronzées, mais précisait qu’il s’agissait là d’un sens ancien et qui, aujourd’hui, ne s’appliquait plus qu’à celles qui n’étaient pas à feu. Tirer à blanc me menaçait quand même, et la nuit blanche n’apportait rien de neuf.

La coupe blanche du bois ne réservait ni taillis, ni blaiveaux. Quant à la coupe à blanc d’estoc c’était celle du pied sur la souche. Les vers blancs n’étaient plus les larves de hannetons que Grand-Père pourchassait dans ses champs. Les vers blancs étaient devenus libres. On donnait en exemple Le paradis perdu de Milton et citait cette plainte de Voltaire: J’aurais souhaité pouvoir, à l’exemple des Italiens et des Anglais, employer l’heureuse facilité des vers blancs.

Je connaissais aussi bien bonnet blanc que blanc bonnet, cette expression qui condamnait à elle toute seule votre prétendue rigueur, puisqu’inversant l’ordre des mots, elle n’en changeait pas le sens. Comme nous en discutâmes, je découvris que l’homogénéité de la réciprocité n’était pas celle de la mêmeté* qui, elle, déjà n’avait rien à voir avec l’identité.

Se faire blanc de son épée demeurait incompréhensible, en dépit de son par extension: se prévaloir d’un crédit qu’on n’a pas. Rouge soir et blanc matin me troublait comme un signe de beaut temps qui n’avait plus d’utilité. Dans de beaux draps avait perdu toute sa blancheur et, à partir de là, tout était possible, on pouvait être blanc comme neige, de but en blanc, faire chou blanc et s’en tirer quand même, les mains blanches.

Du blanc jeudi, je n’avais jamais entendu parler, mais le savoir jeudi-saint ne me rassurait pas, ni la blanche oeuvre des outils tranchants. Du saigner à blanc, je savais tout et de  chauffer à blanc presque autant. Il y avait entre les deux bien peu d’espace pour les mots. Le blanc d’oeuf m’angoissait un peu, le blanc de baleine ne voulait rien savoir des blancs-seings, procuration, ordre, chèques et formulaires en blanc. La gestion de l’Enfer ne les permettait pas et aucun chevalier blanc n’était venu me sauver de l’OPA de Léviathan. Je ne connaissais plus que la monnaie blanche pour les pièces dont je savais le pouvoir libératoire limité.

Le fard, je le savais sous nitrate de bismuth et ce que j’aimais le plus, c’était le blanc de chaux pour repeindre les murs. Le blanc de Meudon pour les fresques, le blanc d’argent pour les enluminures et le blanc d’Espagne pour les papiers peints. Avec une majuscule, il fallait se rendre à l’évidence, les Blancs étaient les partisans de l’ordre établi, sauf aux Dames et aux Echecs où ils faisaient sans difficulté jeu égal avec les damnés.

Ce qui s’en approchait encore le plus échappait au livre. C’était la torture blanche, la privation sensorielle. Avant d’en mourir, Ulrike Meinhof l’avait résumée: on pisse son âme. Mais ce n’était pas tout à fait ça non plus, car dans le jardin blanc, de l’âme, il n’y en avait plus. Quant au blanc parasite des végétaux, je ne parvenais même plus à imaginer ce qu’il pouvait être. Restaient seulement le blanc de Hollande, une varité de peuplier et le blanc d’eau, un gracieux nénuphar qui poussait dans les douves, entre le bastion du Grand Maître et celui du Roi.

Au commencement, il sépara les cieux et la terre, et il répartit entre la gente ailée, la cohorte des mots flottants et cet amas rampant, vague et errant dans le chaos des rochers.

Croûte la glace dans les interstices de la montagne quittant les nuées pour rejoindre les vivants. Croûte le nom qu’il donna au refroidissement de la terre quand il l’eut séparée du soleil. Croûte la glace répartie dans toutes les failles et tentant de les combler de leur propre poids. Croûte le nom qu’il donna à la sédimentation terrestre, quand elle annonça l’écriture. Croûte la glace, mémoire de la blessure répartie en coulées distinctes émergeant de la même source du ciel. Croûte le nom qu’il donna au desséchement de la plaie, quand elle se fit littérature.

Au commencement, il sépara les cieux et la terre, et établit deux royautés jumelles, celle des oiseaux, sur le ciel d’en-haut et celle des reptiles, sur la terre d’en bas. Au commencement, il dit la terre sera deux, le ciel peuplé de la gente ailée, à cause des anges et des oiseaux, à cause aussi des rêves de musique, les séraphins surtout, ces mots qui ne parviennent pas tout à fait à dire la parfaite allégresse, le savoir qu’elle va venir me prendre dans ses bras, me nourrir et me donner de quoi surmonter le plus grand des voyages.

Au commencement, il sépara les cieux et la terre et établit deux histoires jumelles, celle des oiseaux dans les cieux d’en-haut, à cause des séraphins porteurs d’ailes, et celle des reptiles sur la terre d’en bas, humide et végétante. A ceux-là, il dit: Parce que vous adhérez si forcément au chaos de la nature de toute la puissance de vos corps ronds et errants, je vous donne la terre entière, conquérez-là, dominez là, des prairies glaciaires aux marais des embouchures, et qu’il n’y ait pas de bonheur végétal qui ne soit vôtre.

Croûte le texte, le nom qu’il donna à la plaie quand le glacier rendit enfin le corps déchiqueté.

Cette liaison terrible que vous imposâtes comme un châtiment.

Je ne tenais ni debout, ni assise et il fallait vous aller voir à l’autre extrémité de la ville. A lui seul, le voyage m’épuisait. La traversée bouleversait ma vie. La fatigue défaisait ma chair. Le chaos désagrégeait mon corps. Il tombait toujours du même côté. Celui auquel on n’avait rien ôté. Etait-ce le poids asymétrique ou les muscles retirés? Contre la paroi, je glissais comme une pâte molle. Je mesurais alors tout ce qu’ils m’avaient fait. Mutilée ne convenait pas. Rien n’apparaissait hors la plaie fermée du torse. Invalide n’était pas exact puisque vous vouliez bien encore de moi; Grabataire aurait pu convenir puisque je dormais debout.

Chaque déplacement était une bataille perdue par l’éreintement. Chaque mouvement une victoire repoussant la mort. Un demi-siècle avant, je répétais ce que serait le vieillissement. La difficulté d’accomplir chaque geste. L’angoisse de tout ce qui bouge, souffle ou respire et la désespérance du moindre ressourcement. Vous ne cédiez pas. C’était l’apparence de la normalité ou la damnation. Je ne survivais plus que par cette distance que vous m’obligiez à parcourir, me contraignant chaque fois, espace et temps, à consentir au monde.

C’était une heure entière et parfois davantage. Les chaussures à elles seules étaient impraticables. Je n’avais jamais pu accepter de remettre les anciennes. La peau ne supportait plus pareille proximité et s’enflammait, rebelle. Des sandales, elle ne voulait point et des chaussons à peine. Vous demandiez des escarpins, répliques conformes de ces chaussures d’amour que je portais autrefois.

En chevreau ou en lézard, vous les vouliez hautes et cambrées. Quand j’allais vers vous, la chaussée tremblait. Sur ce pont incertain, entre mes pieds précaires, le bitume tanguait dans la blanche éternité. Vous n’en vouliez rien savoir. Vous refusiez ce qui était arrivé. Vous vouliez que ce qui avait été soit encore, mes chaussures dans vos mains, quand vous conduisiez la barque sur le fleuve des commencements. De la douleur que cela me causait, vous n’aviez nul souci.

L’hiver, vous acceptiez les bottes. J’en avais de toutes les couleurs. Terriers profonds et chauds, mes pieds s’y réfugiaient comme des évadés saufs. Quand les feuilles revenaient, cela ne devait plus être. Cela était pourtant. Certains jours, je ne parvenais pas à enfiler mes souliers. Je me souvenais de la sirène amoureuse du marin, celle qui ne pouvait pas marcher. Je me souvenais du conte d’Andersen, et de la statue que vous m’aviez offerte autrefois. Je me souvenais de la petite sirène, celle qui, pour l’amour du marin, renonça aux écailles, aux nageoires et au chant. Vous n’acceptiez pas les bottes, les jours de feuilles aux arbres. Vous disiez qu’il fallait réapprendre les saisons et que rien n’était possible sans cette première séparation. Et comme cela n’était pas, en effet, rien n’était.

Vous me les laissiez aux pieds comme la soudarde* que j’étais. Ces fois-là, vous me faisiez l’amour debout. Appuyée contre votre bureau, appliquée à ne pas vaciller, l’effort était considérable. Je n’avais alors ni détente, ni repos. Les paumes sur votre acajou, je me prêtais à vous complètement. Je vous subissais avec application. La chose durait pourtant. Vous ne renonciez à aucune des figures de l’amour. Il fallait que cela fut fait exactement. Vous attendiez que tout en moi s’abandonne. Au fil du temps, je lâchais mon appui pour vous caresser la tête. Vous aviez alors un sourire triste qui me montrait tout le chemin restant à parcourir.

Je n’apprenais pas les saisons. Elles changeaient trop vite et il faisait toujours froid. Ma chair était une steppe sibérienne que rien ne réchauffait, ni le soleil, ni vos laines, ni vos mains. L’eau chaude seulement. Vous me laviez comme votre enfante* Debout dans la baignoire, vous procédiez à la cérémonie lustrale. Je vous sentais présent, mais c’était l’eau, ma mère, et près d’elle seulement, l’horreur cessait.

Eternation*, l’action en éternité. De cette éternité-là, je me souviens. La langue non. Gestation des mots et des phrases repêchant dans les eaux infinies de la mémoire, le souvenir de la matrice. A tout jamais, ce corps séparé loin du mien Pas assez séparé pour que j’oublie. Pas assez le même pourtant, pour qu’il n’y ait pas place entre lui et moi pour la mémoire. Mémoire de la matrice en laquelle j’ai gesté le long de la paroi, la connaissant comme autre que moi-même. Contact premier avec le monde autre. Contact premier avec le monde entier. Cette cavité tout contre moi, ce n’est pas moi.

Cheminement le long du dictionnaire, recherchant dans la langue la trace de la forclusion. La cicatrice de l’amputation. Le passage pourtant. La passation, la passe, le pas. Est-ce la bouche qui s’y donne, le passage de la voix, l’inspiration, l’expiration, l’oralité parfaite, l’émission, le chant peut-être ou la bande-son? Entre ta langue et la mienne, un gouffre. Entre ta grammaire et la mienne, un verrou. Entre ton monde et le mien, un abîme. Celui de la matrice dans laquelle je t’ai gesté.

Fetus, nom: naissance. Petits, surtout ceux de l’animal. Productions, au sens propre et figuré. Exemple: Fetus arborei, fetus animi, fetus Musarum, les productions des arbres, de l’esprit et des Muses. De sa matrice, il n’y a pas trace. Et pourtant dans les arbres, le souffle et les Muses, la langue ne parle que de cela. Fetus, fetas, fetum, adjectif: fécondé. Ager fetus, un champ ensemencé. Fécond en: terra feta frigibus: Terre féconde en moissons. Rempli de: fetas armis machina: machine remplie de guerriers.

La langue ne se souvient pas. Elle se souvient pourtant de cette terre fécondée pour qu’elle germe et produise. Foetalisation. L’être enfermé prisonnier. L’être qu’on ne laisse ni grandir, ni naître. Infans à tout jamais. L’infantilisation. L’interdiction de la parole, propre, sienne à soi comme un autre.

De la matière je me souviens.

Vous.

Vous qui vouliez que je réinvestisse la douloureuse cité et retrouve une à une toutes les cours et les parcours, parcourus autrefois. Vous qui vouliez que je remette les vêtements et les chaussures des temps d’avant le temps. Vous qui n’acceptiez pas contre vous cette immobilité blanche de chaos de glace, de quête et de roches éruptées*.

Vous qui disiez bouleversé Mais si voyons, le grand paon d’Amarcord. Vous qui ne supportiez pas de voir sur ma rétine s’effacer les images qu’ensemble nous avions aimées. Vous qui n’acceptiez pas que la fête soit finie et m’abandonne corps pulvérisé dans les marges du monde, vous qui aviez peinturluré mon corps d’une fluorescente retaille.

Vous qui aviez pris sur vous de prononcer à ma place le nom de la séparation. Vous qui risquâtes un jour cobaye comme une dernière clé dans une serrure rouillée. Vous qui aviez trouvé ce mot-là pour nommer la blanche lueur obombrant désormais les visages, la langue et les étoiles. Vous qui m’aviez proposé ce terme-là comme l’ultime chance de nommer l’intégration du monde et l’aviez donné sans mépris, ni compassion, ni lassitude, ni complaisance, peut-être même sans égard, comme une information donnée par une mémoire annexe enfin sollicitée.

Nombril du monde à tout jamais, dans la caverne blanche, d’avoir gesté, jon* se souvient.

Vous qui aviez pris sur vous de prononcer à ma place le nom de la séparation, de toutes mes douleurs vous étiez la moindre, et on pouvait appeler cela l’amour. Vous aviez trouvé le mot comme ça, au fond de votre poche et vous me l’aviez mis dans la bouche. Vous l’aviez trouvé au bord du bassin, au milieu des canards et des flamants roses, dans la volière peinte du grand toucan enfermé. Vous vouliez me faire témoigner, alors qu’en la justice civile et profane, le texte seul était recevable, et il ne coulait pas. Vous vouliez me faire témoigner, oubliant qu’en la justice sacrée, vous ne pouviez me citer, puisque vous plaidiez avec moi, et contre moi, la création.

Vous à qui j’écrivais des lettres d’amour et qui vouliez me faire témoigner que l’éternité s’était fracturée sur le mot qu’à ma place vous aviez prononcé.

Vous. Vous. Vous.

Vous à qui j’écrivais des lettres d’amour.

Il me fallait un jour pour les écrire, un jour pour les copier, et un jour encore pour vous les faire parvenir. Quelquefois, deux. C’étaient des enveloppes de coquelicots et de reines-marguerites, et d’autres fois encore, un kraft épais inscrit au feutre luminescent. J’écoutais, ravie, le crissement du bâton sur le papier. Je me perdais à respirer les odeurs de forteresse et de kiosque à musique. Vous disiez que cette couleur-là ne convenait pas à la correspondance, et le long de l’avenue, marchant vers vous, je la dérobais au regard des passants.

Le bitume verdissait, l’herbe n’était plus rare, le chiendent dru sortait par endroits des trottoirs. Quittant le Fort, j’allais recherchant le lieu de votre domicile. Je longeais des bromes vulgaires et des avoines. La mousse gagnait autour des plaques d’égout et des bittes amarrant les bateaux. Elle prospérait chaque fois qu’il y avait une rupture dans le gris uniforme de l’asphalte. Sur la Grand-Place, elle occupait déjà le quadrillage des dalles et, devant l’église, la courbe des pavés.

Vous.

Vous qui vouliez me faire porter des chaussures quand tout en moi s’y opposait. Vous qui m’interdisiez d’être pieds nus sur les parquets. Vous qui vouliez me faire quitter la caverne blanche. Vous qui ne cessiez de glisser entre la terre et moi le troisième terme qui n’était ni moi ni elle. Vous qui disiez que l’histoire ne pouvait être abolie et que cette lueur blanche qui obombrait toutes choses, les paons, les trottoirs et les kiosques, n’était rien d’autre que la mémoire.

Les lieux redevenaient miens comme, marchant vers vous de mes pas précaires, je me répétais l’Histoire que vous m’aviez enseignée: les bottes qu’Henri IV avait fait adopter s’évasèrent sous Louis XIII et disparurent après la Fronde. La Révolution les ramena. Les souliers de cour, carrés sous Louis XIV, pointus sous Louis XV, prirent au XVIIe les talons rouges qu’ils conservèrent durant le XVIIIe. Sous Louis XVI, les boucles remplacèrent les rubans. Le Directoire vit le soulier découvert et la botte à revers jaunes. Au premier Empire, on portait des demi-bottes ornées d’un gland, et des souliers légers.

Les pissenlits prospéraient dans des espaces plus grands. Je me remémorais de toutes mes forces ce que j’avais appris des boucles et des rubans, des souliers découverts, des bottes à revers jaunes. Vous disiez qu’il fallait me souvenir, mais vous ne donniez pas de grille, signalant seulement les espaces où la langue baillait effondrée sous le poids de son incorrection. Elle baillait entre le Fort et la mer, entre la rivière et le glacier, entre le glacier et le ciel. Elle baillait envers et contre tout, et elle se serait défaite sous le poids de ses absences, si le grand aigle blanc n’avait, entre la montagne et le ciel, été ce pôle parfait d’aimantation.

Le lierre et la véronique s’associaient dans les encoignures, s’implantaient dans le chaos l’arabette rameuse, le ceraiste gazonnant, et le réséda. En cherchant bien, on trouvait même la monnoyère aux feuilles pointues et dentelées, plus connue sous le nom d’herbe aux écus. On ne pouvait en aucun cas la confondre avec le compagnon blanc. Avec la crise, on économisait sur tout, le nettoyage, le balayage, et le désherbant. Chaque fois qu’il y avait littoral, la végétation reprenait le dessus. Je me souvenais qu’il ne fallait pas plus d’un siècle pour reconstituer complètement une forêt.

Je ne savais comment vous dire qu’à force de traverser la place, me récitant par coeur une histoire que je ne comprenais pas, inventoriant pièce à pièce dans les manuels que vous m’aviez donnés, toutes les herbes que je rencontrais dans les talus, les remblais et les gravats, le monde reprenait forme. C’était parce que ce lien-là ne s’était pas rompu que le chaos pouvait s’ordonner à nouveau.

Vous qui exigiez que je marche dans la ville depuis que j’avais lâché votre bras, un jour de paon dans la brume et de grand toucan au grillage. Vous qui vouliez que je réinvestisse la longue cité dans laquelle vous étiez venu me rechercher assise, vide et concentrique.

Vous qui me faisiez réciter d’étranges leçons d’histoire de bottes et de souliers ferrés, vous qui disiez que cette lueur blanche qui obombrait toutes choses n’était rien d’autre que la mémoire, vous étiez dans le chaos de tout cette force végétante, mon pôle glaciaire et nominé*.

Je ne savais comment vous dire quà force de parcourir le batardeau qui menait à Petit Fort, le monde reprenait forme. Je ne parvenais pourtant toujours pas à vous dire Je tiens à vous. Sur la carte du Tendre retour au monde, j’en étais toujours au lieu-dit Je tiens vers vous.

Je suivais la digue pour vous porter les plumes et les brindilles glanées durant le grand voyage. Dans les mousses que j’accumulais sur le pas de votre porte, on trouvait de tout. Des épingles à cheveux, des sauterelles vertes et des souvenirs d’amandiers. Vous procuriez à mon corps la jouissance végétale. Entre le flou et le vide, vous dressiez dans le temps votre main de masculinité.

Vous restiez assis dans votre fauteuil, me présentant sans cesse les signes de l’autrefois. Ils me martyrisaient, mais sans cette souffrance, l’oubli aurait été complet. Il me fallait creuser la mémoire pour l’ensevelir et cette contrariété-là m’épuisait. Me souvenir que les doigts ne pouvaient plus porter les bagues. Oublier que les doigts ne pouvaient plus porter les bagues. Me souvenir de l’effort de nommer chaque jour la maladie. Oublier l’effort de nommer, chaque jour, la maladie.

O mes oiselles prisonnières, comment survivre sans oublier le prison?

Il fallait pourtant y penser sans cesse pour recréer le monde à l’image de ce qu’il avait été comme un étalon déposé en un lieu indestructible. Mais il fallait tout aussi bien l’oublier pour marcher jusqu’au rivage où la pâte informe pouvait se couler pour reprendre forme, parce qu’en ce moule, et par ce moule, l’idée même de la forme avait été conservée.

J’avais bien aux ongles des pieds le rouge que vous aimiez, cette laque écarlate au nom de chair et de sang, la mémoire de cette incandescence qui me poussait toujours vers vous. Rouge antique. Rouge de Flandres. Rouge de Prusse. Rouge d’Andrinople. Rouge fraise au printemps sous la tonnelle, rouge de Lithol, rouge de molybdène, rouge de cobalt, rouge de toluidine, rouge garance la fleur d’enfance, rouge C, rouge Fanal, rouge para, rouge carmin, l’extrait de cochenille, rouge cadmium, rouge minium, rouge vermillon, rouge oseille, la poudre de lichen recueillie sur les pierres, et la brûlure du bois-Brésil, la brésiléine dont vous m’aviez parlé, rouge cerise, celui de nos enlacements dans le verger, rouge Congo, le colorant vital dérivé de la benzidine pour servir au diagnostic de l’amylose rénale, rouge framboise, encore un moment les ronces dans le sous-bois, et enfin la rhodamine obtenue par condensation de l’anhydride phtalique avec les méta-aminophénols alcoylés à l’azote.

Vous ne cédiez pas sur la nécessité qu’il y avait à remettre les chaussures d’amour, celle que vous aimiez me voir porter dans l’étreinte, celles avec lesquelles on ne pouvait pas se tenir debout et celles avec lesquelles, parfois, il le fallait pourtant. Vous m’en offrîtes une nouvelle paire que vous aviez fait faire à l’exacte mesure de mes vernies rouges que vous gardiez toujours enfermées dans le tiroir de votre bureau.

Vous me les présentâtes cette fois-là, dans une boite en carton dont vous aviez retiré le couvercle. Vous écartâtes le papier de soie qui les enveloppait pour me les donner à prendre à la main. Au bruissement, je dressai l’oreille. C’était un des bruits les plus anciens de tous ceux que je connaissais, de tous ceux que je connaissais encore, de n’avoir pas cessé de les connaître.

Tout au contraire.

En produisant un vieillissement accéléré, l’empoisonnement avait hypertrophié l’enfance, comme un effet de loupe braqué sur un grand vide. Dans le papier de soie, j’entendais Grand-Mère dépliant ses patrons. Le néant s’emplissait, l’éternité baillait en forme de pièces à couper.

Entre vous et moi, alors la vitre s’amincissait. Le jardin blanc s’estompait. Tout au plus, il givrait. Par ce papier bruissant, la mémoire adossée à vous s’essayait encore une fois à recréer le monde. Pour y parvenir, il suffisait de prendre dans les mains les escarpins que vous tendiez.

Les découpes de serpents formaient des volutes de feuilles et de fleurs pour des plantes inconnues. Les talons hauts d’ébène étaient faits de petites lattes collées les unes contre les autres. Elles honoraient le bottier qui les avait fabriquées et vous qui les lui aviez commandées. Je n’en avais jamais vu d’aussi belles, et pourtant vous étiez orfèvre en la matière, exposant sur vos étagères le travail de mille artisans.

Accablée, je vous remerciai. Mes pieds enflés se révoltaient à ce surcroît de mauvais traitements. Je me souvenais qu’autrefois, vous aimiez me voir marcher sur ces échasses. Vous me faisiez aller et venir entre la fenêtre et le divan, entre le fauteuil et la prairie, et nous cheminions ensemble entre la moraine et le rêve.

Je me balançais alors dans votre salon comme cette liane ressemblant à la vigne et s’accrochant au tronc des arbres pour aller à leur sommet chercher la lumière. Vous saviez son écorce à l’odeur de cannelle et de poivre, contenant un glucoside proche de ceux de la digitale pourpre. On pouvait l’utiliser comme digestif et analgésique gastrique. Je vous racontais que les Indiens des Andes croyaient que le Grand Condor utilisait ses feuilles en forme de coeur pour se défendre des morsures de serpent.

Au commencement, il créa les cieux et la terre et les donna tout ensemble au grand oiseau porteur de lumière. Au commencement, il créa les cieux et la terre et dit à l’oiseau à qui il les donna: Voici, je te donne la terre entière, conquiers-là, domine-là, et tout ce qui vit entre le ciel et la terre sera ta nourriture.

Au commencement, il créa les cieux et la terre. Il donna la terre qu’il avait laissé sédimenter aux corps vagues et errants, divaguant sur la croûte terrestre. Il leur dit: Je vous donne la terre entière, conquérez là, dominez là, assurez-vous la maîtrise de toutes les formes vivantes.

Il oublia alors que la terre, il l’avait d’abord donnée à l’oiseau des cieux pour qu’en la prairie, il trouve sa nourriture et quand il découvrit ce qu’il avait fait, il créa l’homme pour être ce qui n’avait pas de place.

Au commencement, il sépara le monde, entre la royauté ailée, celle des anges et des oiseaux et celle des serpents vagues et errants sur le corps de la nature. Mais l’homme qu’il avait conçu, il ne sut plus qu’en faire. Il décida alors qu’il lui donnerait une autre terre....

Que le jour se lève et que le voyage commence!

Croûte la plaie quand elle cessa de couler de ce liquide blanc qui n’était ni texte ni humeur, mais la pâte blanche et chaotique arrachée du glacier se frottant aux rochers. Croûte la rimaye, cet espace vide entre l’eau solidifiée sous le poids de la neige, les névés, la neige éternée*, et pourtant elle avance, entre les roches éruptives, magmatiques, éruptées*. Croûte le monde quand il se fit littérature colmatant enfin la plaie suintante des mots, pour qu’en ordre, ils fassent sens.

Ces années-là, je survivais au matin, m’exerçant au battement de mes ailes dans les heures éternelles du commencement. Cette discipline, douloureuse pourtant, ne suffisait pas encore à m’épuiser. Le monde ne s’arrêtait pas sur cet ample mouvement que je m’imposais de faire, pour me souvenir qu’avant l’empoisonnement, j’étais oiseau. Oiseau libre, oiseau lyre, oiseau paradis, oiseau toucan, oiseau colibri, oiseau aux mille noms car en chaque terre, ce porteur de lumière, ce messager du très haut, se nomme du nom du nom.

Cette pesante correction que j’imposais chaque matin à mon corps mutilé ne suffisait pas à m’épuiser. Non que le sous-clavier, les grands dorsaux, l’épaule et le flanc brûlé et dur comme du béton ne protestassent contre cette violence régulièrement renouvelée, mais elle ne suffisait plus à faire se défaire le monde. Je ne m’effondrais plus de douleur ni de découragement.

Les phrases écrites résistaient maintenant à la lecture, le monde ne disparaissait plus dans ses accolements de mots qui ne produisaient aucun son qu’on puisse rapprocher du passé. Je parvenais même, certaines fois, lorsque je vous avais vu, lorsque vous m’aviez écouté raconter pour la millième fois ce qui s’était passé, à en rassembler deux ou trois, pour qu’ensemble elles disent quelque chose de ce qui était advenu.

Je voulais vous les lire, mais vous ne vouliez pas. Vous disiez que ce magma de petits paragraphes, ce n’était pas un livre, pas même un journal, ni une chronique, ni des notes, ni rien du tout en somme, seulement sur les rosiers du jardin, la trace humide du matin. Vous ne vouliez rien lire de cet ouvrage d’araignée agonisante, brodant au passé futur la trace du jardinier.

Vous disiez Faites de la grammaire! et j’en faisais éperdument, réapprenant, vieille déjà, tout ce que la mère apprenait à l’enfant pour vivre, et grandir au milieu des vivants. Mais de mère je n’avais point. Rien d’autre que la moquerie des passants devant cette outre fardée et enflée qui, en savates, déambulait désorientée.

Faites de la grammaire disiez-vous, sans rien céder sur ce qu’il convenait de faire pour revenir au monde. De mes douleurs physiques, vous n’aviez nul souci et vouliez seulement, surcroît de peine, que j’enfilasse ces escarpins sublimes que vous m’aviez fait fabriquer. Vous l’aviez laissé entendre, c’était la normalité absolue, ou la rupture.

Et dans l’état où j’étais, la rupture pour moi, c’était la mort. Aussi enfilais-je ces chaussures nouvelles que vous vouliez me voir porter. Ce n’était pas sans mal, car elles étaient ajustées et, comme vous les vouliez toujours, hautes et cambrées. J’y parvenais pourtant, vous faisant compliments sur la qualité et la beauté car, avec vous, pour cela, il n’y avait rien à redire.

Vous mentiez parfois, mais toujours avec art.

Hélas.

Elles me brûlaient les pieds, vos chaussures d’amour. Je les tendais vers vous avec un pâle sourire, les offrant à vos mains, puisque je savais bien que c’était cela que vous vouliez. Vous les preniez entre vos paumes, leur faisant un berceau. Vous aviez sous vos doigts ces peaux de reptiles découpées. Votre respiration s’accélérait d’abord et, comme vos caresses remontaient sur mes chevilles enflées dans le crissement mordoré des bas, votre corps coulait vers moi.

Vous vous faisiez alors volutes et grammaire et releviez mon vêtement pour découvrir entre mes jarretelles noires, la source de toison et de dentelle, de résille et de fourrure, le mêlement de fils et de poils masquant l’entrée de la caverne. Vous me couchiez alors dans votre lit, retiriez votre veste et la cravate rouge que vous arboriez à mon attention.

Vous me recouvriez alors, de toute éternité.

Vos jambes s’emmêlaient aux miennes. De vos genoux, vous les mainteniez écartées et la sciatique me prenait. Je m’appliquais à ne rien faire voir pour que vous ne retiriez pas loin de moi la source de la vie. Je tordais le bassin quêtant, sous vous, une posture moins douloureuse. Vous l’entendiez comme du désir et vous vous plaquiez contre mes cuisses écartelées.

La souffrance alors brûlait mes chairs. Des images blanches s’infiltraient dans ma tête. Les hauts murs de la veille lâchaient prise. La terre s’humidifiait. L’eau laiteuse coulait entre votre peau et la mienne. Je m’accrochais à votre visage d’Adam. Mais l’inondation ne cessait de refroidir sous l’angoisse de vos caresses. Les cristaux se formaient dans les champs submergés. Je luttais encore, remuant mon abdomen écrasé. Mais cela ne suffisait pas et la glace prenait, m’enfermant dans la crevasse.

Vous ne reculiez pas pour autant, vous lovant dans neiges perpétuelles alimentant le glacier. Vous n’étiez ni hôte poli à la coupe offerte, ni voyageur avide et desséché, ni promeneur ébloui dans les beaux soirs d’été, ni pèlerin fanatique à la source sacrée, ni esthète ravi devant le pièce rare, ni orfèvre patenté oeuvrant de tous ses arts.

Sur le Mont de Vénus, vous buviez le philtre éternel du ciel et de la terre. Vous étiez sur la neige un renard blanc dans le terrier de mes cuisses. Vous ne demandiez rien d’autre. Le monde arrivait là à sa complétude. Sous le souffle de votre bouche, sous votre haleine de vie, entre vos lèvres et les miennes, le jardin blanc fondait et rendait des cadavres dont vous n’aviez pas souci.

Nous étions hors du temps dans les colombes et les oies sauvages. Les gisants glaciaires revenaient des années après, plus jeunes que leurs enfants. Le front du glacier les voyait apparaître absolument conservés. Ils avaient à leur côté des gourdes, des boussoles et des carnets. Seul le texte en était effacé.

Vous scrutiez dans la crevasse les commencements du monde. La glace fondait devant votre insistance. La glace se brisait, libérant des éclats de mots que je ramassais en me coupant. Des bribes informes s’agglutinaient, des morceaux de phrases, des locutions et, dans mon cerveau réfrigéré, le sang blanc circulait à nouveau. Je vous avais de la reconnaissance, mais elle se mêlait de la honte de découvrir que vous étiez le maître de l’écriture et que, sans votre bouche en feu à ma source, personne jamais n’aurait rien su de ce blanc coma.

Vous.

Vous qui étiez le seul à savoir remonté l’horloge désemparée du monde. Vous le défenseur du temps, dont le coeur battait au rythme du balancier. Vous la montre électronique qui comptiez à rebours le temps restant à courir avant l’autre temps. Vous le géomètre, l’architecte, le philosophe qui jubiliez de cheminer entre les séracs, visant de vos appareils le haut des chaînes de montagne.

L’humidité venait comme le glacier fondait et, dans la moraine frontale de la jouissance, dans le chaos de la grammaire qui tentait encore une fois encore, de dire le changement d’ordre, le passage entre le hors et le en, le lieu nouveau de l’innommé s’encerclant pour se nommer, les eaux du texte cherchaient le passage pour faire livre.

Entête, il sépara les cieux et la terre entre deux royautés jumelles, celle des oiseaux, la gent d’en-haut ailée et chaotique à cause des sons, des voix, des souffles et de l’haleine qui se souvient d’elle la Grande Toute. Dans la caverne blanche, j’ai gesté, de la douceur gluante des lèvres et des lèvres, je me souviens.

Entête, il sépara les cieux et la terre entre deux royautés jumelles, celle des oiseaux et celle des serpents, la gent d’en bas, cruelle et végétante, les mots se bouturant infiniment à cause des sons et de la voix, des souffles aussi et de l’haleine par où passent l’inspiration et l’expiration.

De la caverne blanche, je me souviens, là où je t’ai gesté, je fus moi-même, ô mon oiseau, grand aigle glaciaire, mon condor, mon porteur de lumière, ailes déployées entre les mots de la pensée polaire. A tout jamais ce corps séparé loin du mien. Pas assez séparé pourtant pour que je l’oublie. Pas assez le même pour qu’il n’y ait pas place entre lui et moi pour l’écriture.

Fiction. La prolifération de la matière vivante, infiniment reproductée. Maîtrisée. Enclose. Matriciée*. Ainsi la prolifération, la production, la propagation, l’infini bouturage des plantes, greffons greffés et regreffés, graines plantées et fruits à profusion. L’ordre végétal s’étendant dans le grand corail des chairs fragmentées, recomposées.

Profusion. Ainsi le mot de la répandaison*. Je me souviens des mousses, des lichens et des algues, je me souviens des commencements. De celle qui l’a gesté en le pensée polaire jon* se souvient. Croûte le texte, le nom qu’il donna à la plaie quand le glacier rendit enfin le livre constitué. Croûte le nom qu’il donna au texte quand la plaie fut enfin vitrifiée.

Croûte la glace quand elle se fit littérature et que les mots en désordre rendirent le texte. Croûte la grammaire quand elle parvint à franchir la moraine pour se faire eau humidifiant suffisamment la roche pour qu’elle verdisse d’abord et végète, croûte l’écriture dans le cirque glaciaire comme elle parvint dans la ronde du grand condor à interposer entre le soleil et le corps, le voile du tout autre, tout autrement.

J’essayais toujours de vous raconter ce qui était arrivé et je n’y parvenais pas. L’enlèvement d’Elise dans les rues de la vieille ville, les hommes en blanc qui la saisirent et le cri qu’elle poussa. Les passants qui passèrent et détournèrent la tête, un jour absolument ordinaire. Un jour d’été, de chemise blanche ouverte sur la poitrine velue des hommes, un jour de terrasse de café sur les trottoirs, un jour de bocks de bière et qui sait peut-être de formidable, un jour de parasols à cause tout de même du brunissement.

Vous étiez là aussi avec moi devant la devanture de la librairie, mais  nous n’étions pas exactement côte à côte. Vous feuilletiez le Traité du gouvernement civil de Locke que vous n’aviez pas encore dans votre bibliothèque et moi, je lisais un livre de médecine décrivant les symptômes des maladies. Elise était un peu plus loin, presque devant la parfumerie. Elle était tournée vers la rue et commençait à s’impatienter. Elle n’aimait pas que nous regardions les livres et subissait toujours ces pauses comme autant d’arrêts douloureux. Nos promenades en étaient souvent raccourcies. Hélas.

Je vous racontai, pour la centième fois, son enlèvement, le cri qu’elle poussa à la devanture de la librairie, un soir d’été de terrasses et de chemises ouvertes. Vous en conveniez. Ce sont les faits, disiez-vous et, comme vous aviez prononcé cette formule, l’affaire vous paraissait définitivement classée et il n’y avait plus rien à en dire. J’avais même parfois le sentiment de vous lasser, comme j’essayais de vous dire qu’il fallait continuer à chercher.

Vous m’accompagnâtes pourtant dans mes démarches. Nous fîmes ensemble tous les services administratifs de la ville, les pharmacies, les hôtels, les restaurants, les marchés, les salles de sport, les boites de nuit, les bars, les bordels, nous ne trouvâmes rien, ni personne qui eut seulement entendu parler d’elle. Ce n’était pas la conspiration du silence, ni l’indifférence. On m’écoutait avec une attention certaine, et même une certaine forme de sympathie. C’était plutôt qu’ils ne comprenaient pas ce que je leur demandais. Hélas, je n’étais pas sûre que vous-même, vous compreniez. Vous répétiez sans cesse: Faites de la grammaire! comme si la grammaire à elle seule avait pu me faire retrouver Elise.

Je vous racontais comment ils m’avaient capturée, et les perfusions qu’ils m’avaient faites pour m’empoisonner. Je pouvais à la rigueur approximativement décrire cette sensation de glace qui me prenait, la pétrification qui s’accomplissait comme des serpents remontaient lentement dans mes veines diffusant dans ma chair, l’humeur humide et végétante de ce coma blanc dont personne n’avait idée.

Vous parliez de rhétorique, de figures de style et de règles de gestion des images. Vous me conseilliez d’apprendre par coeur ce qu’il en était, et je m’exécutais religieusement, sachant bien que je n’avais d’autre ressource que de réapprendre de vous la langue qu’ils m’avaient arrachée.

Le mot métaphore venait du latin metaphora, qui lui même venait du grec meta, succession, changement, participation, et de pherein, porter. Définition: Figure de rhétorique, et par extension, procédé de langage consistant en un transfert de sens par substitution analogique. Exemples commentés: manger de la vache enragée, manger son pain blanc, manger son blé en herbe, étaient des métaphores qui désignaient un comportement inadéquat ou une situation malheureuse. On pouvait s’interroger aors, sur l’usage qui était fait du verbe manger, dans ces expressions là. Dans manger son héritage, se manger le nez, manger tout cru, avoir mangé du lion ou il ne va pas vous manger, la chose était plus compréhensible. Manger des yeux, manger de caresses, manger de baisers, était parfaitement clair et mettait en évidence ce que la passion amoureuse devait à l’oralité. Quant à manger les mots, manger la consigne ou manger le morceau, il ouvrait des portes sur les inquiétantes connexions entre la nourriture, la langue, la voix, la hiérarchie, et la vérité.

Les serpents remontant dans les veines, glaciant et pétrifiant toutes choses, la littérature pouvait encore les dire, la poésie, l’écriture et tout ce qui relie le sujet au monde dans sa parfaite singularité. Ou plutôt cela pouvait encore se faire, si le texte lui-même se faisait. Mais il n’avait plus d’espace où s’inscrire.

Le matin, le corps était si douloureux que la force toute entière était employée à le mettre en mouvement, à le mobiliser, à le modifier, à le faire échapper à la momification précoce et, peu à peu, parce qu’on ne peut pas être au four et au moulin « l’exercice physique » avait supplanté la cérémonie de l’écriture. Ou plutôt, le corps lui-même s’était fait signe, inscrivant directement sur lui-même tout ce qu’il n’était pas possible de projeter ailleurs, car l’espace de cette projection avait disparu.

Vous.

Vous qui exigiez que je fasse de la grammaire, de la sémantique, de la rhétorique, de la stylistique, de la littérature, de la versification, de la phonétique, de l’étymologie et même de la poétique.

Hélas.

Car, en ce lieu-là, tout brûlait, se consumait, se détruisait.

Du brasier, je me souviens.

Consumere: gaspiller, manger, détruire. Consummare: faire la somme, le total, achever, accomplir, rendre parfait.

Du mal je ne sais rien, mais tout de la dévoration.

Dans la matrice cybernétique, l’apprentissage de la consommation, l’exhibition, la destruction. La production infinie d’images fragmentées et recomposées. Dans la matrice cybernétique, la production infinie d’informations multipliées. Dans la matrice cybernétique, mixtage* à l’infini des sons recomposés.

Concentrique et fragmentaire, la germination. Prolifération d’informations sans autre raison que le débordement, la consommation, la consummation*.

Vous qui exigiez que les choses étant soient comme n’ayant pas été, vous qui pensiez que les glaciations pouvaient s’étendre sur la terre sans que les paysages en soient modifiés, vous qui disiez, mais enfin, ils ne vous ont quand même pas tuée! comme si cette réalité à elle seule pouvait être la locution qui remplaçait toutes les déjonctions* absentes.

Vous. Vous à qui je prononçais enfin ce mot-là le 28 Mars, jour de la Saint Gontran. Vous qui entendîtes cette phrase-là, comme je reprenais vos mots à vous, de neige dense et froide « Mais enfin, ils ne vous ont quand même pas tuée ! ne peut pas être la locution joker de toutes les déjonctions*... » Vous qui ne compreniez pas non plus ce que je voulais dire et corrigiez scrupuleusement toutes mes fautes, précisant là que, pour un torrent, on ne disait pas déjonction* mais déjections, cône de déjections... Vous qui disiez la langue peut tout dire, surtout la poésie, de toutes mes digues, vous n’étiez pas la plus solide et on pouvait appeler cela l’amour.

La langue peut tout dire! disiez-vous, sûr de vous, sûr de moi. La langue peut tout dire! Cette confiante confiance me touchait. Chaque tragédie mérite son propre vocabulaire, avait dit Elie Wiesel et j’étais encore bien plus désemparée car, vous citant la phrase une fois, je l’avais prononcée de travers: Chaque tragédie doit trouver son propre vocabulaire  et n’avais rien trouvé.

Entête*, il sépara les cieux et la terre, la terre ferme des cieux mouvants et incertains, et établit deux royautés jumelles. Il donna les cieux d’en-haut aux hélicoptères, aux missiles, aux avions, aux satellites et à toutes les navettes qui voulaient imiter les oiseaux qu’il ne se souvenait plus avoir créés, et les anges qui n’osaient pas le lui rappeler.

Entête*, il sépara les cieux et la terre, la terre incertaine et brumeuse, des cieux qui le sont encore plus, et établit deux royautés jumelles. Il donna la terre d’en bas aux vivants et aux roulants, et il leur dit: multipliez, prospérez et qu’il n’y ait pas de bonheur qui ne soit vôtre.

Quand il créa le serpent pour s’enrouler sur tout vivant, il ne sut plus qu’en faire. Il ne pouvait pas le mettre dans le royaume des oiseaux, bien que sur leurs pattes, on trouvât encore des écailles rappelant leur commune gestation. Il ne pouvait pas non plus le mettre dans le royaume des vivants car il ne cessait de leur rappeler les jours des commencements.

Au serpent alors, il donna le royaume des esprits, des essences, des fleurs, du sens et des substances, des élixirs et des drogues, des odeurs et des parfums. Et pour que l’homme et lui sachent qu’ils étaient tous les deux du même être, il leur donna à eux deux une substance qu’ils portaient en eux et qu’ils étaient seuls, tous les deux parmi les vivants à secréter.

Je m’abandonne à toi, l’orfèvre des poisons.

Que les jours se lèvent et que les mondes commencent!

Vous vouliez me réapprendre à danser le tango. Vous poussiez la table et les fauteuils contre le mur. Vous rouliez le tapis pour dégager le parquet. Vous vouliez alors que je mette la robe rouge que vous m’aviez fait faire. En voile et en satin, elle avait cette forme qui m’allait si bien, évasée sous une haute taille. Au corselet, vous n’aviez fait mettre qu’un seul bonnet, rattrapant le manque de l’autre, en drapé. Il soulignait la nudité de l’épaule et se terminait par un noeud sur la hanche. Elle fermait sur le côté. Je n’avais pas trop de mal à l’ajuster. Quand je levais les bras, on voyait au-dessus du tissu rouge la cicatrice nacrée s’étendre très haut sous l’aisselle, là où on avait gratté les ganglions.

Il fallait mettre aussi les chaussures assorties, celles que vous gardiez dans le tiroir de votre bureau. En verni rouge, les brides remontaient très haut sur le coup de pied. Les boucles de laiton étaient difficiles à fermer. Pliée en deux, je m’y employais de mon mieux. Mon corps enflé me gênait comme un matelas épais entre les cuisses et le dos. je ne connaissais plus alors du monde que cette volumineuse chair dont j’avais honte.

Vous mettiez la musique, des bandes folles pleines de voix déchirantes, des sanglots d’homme se plaignant du monde. Ce n’était ni des complaintes, ni des cris, ni des chansons. Des chants peut-être, si on pouvait appeler ainsi la vibration du corps dans l’essentiel. Et comme je m’appliquais à mettre ces chaussures qui vous plaisaient, j’écoutais encore une fois ces voix que je connaissais par coeur...

         

          Elle était plus douce

          Que l’eau douce

         Elle avait la peau plus fraîche

         Que la rivière

         Elle a laissé

 

Je m’appliquais autant que je pouvais. Mais j’y voyais mal. Il fallait enfiler la languette dans la boucle, engager l’ardillon dans le trou convenable pour que cela ne soit ni trop serré, ni trop lâche, et terminer en repassant la bride sous la deuxième traverse.

        

         Il faut d’abord savoir

         Souffrir avant d’aimer

         Puis partir

         Et apprendre à cheminer

         

         Que lui ont fait mes mains

         Que lui ont-elles donc fait

         Pour lui laisser au coeur

        Une telle douleur

 

Pour attacher les brides, j’avais tout mon temps. Vous ne me faisiez pas reproche de ma lenteur. Ni de la voix, ni des yeux, ni de la posture du corps, ni de l’expression de votre visage. Vous officiez en vous tenant bien droit. Si je n’étais pas prête, vous retourniez la bande et, au besoin même, vous en passiez une autre.

         

          Bandonéon tu blesses

          Ma sourde malédiction

         La vie est une blessure absurde

         Parle-moi simplement

         De cet amour

         Absent dans les replis de l’oubli

 

Si cela ne suffisait pas, vous vous occupiez à ranger vos papiers. Quand cette tâche ardue était enfin accomplie et qu’au milieu de votre salon, je vous annonçais triomphalement cette dérisoire victoire, vous m’enlaciez par la taille.

Je posais ma main sur votre épaule, me redressant de mon mieux. Cet acte-là m’était toujours douloureux, à cause des muscles qu’ils m’avaient coupés. C’était en ce lieu-là que je ressentais tout ce qu’ils m’avaient fait. Séparer le temps entre l’avant et l’après. J’étais comme une toile dont le châssis et le tissu ne s’ajustaient plus. J’avais beau, tous les matins, m’exercer, rien n’y faisait. Comme vous me faisiez lever l’autre bras, très au-dessus de nous, j’avais encore plus mal et mon dos ondulait seul, en un mouvement reflexe s’opposant de toute sa sclérose à cette cérémonie contre nature. Je vous éprouvais alors comme une frontière de pierre contre laquelle toute ma chair se heurtait.

Vous donniez le départ, frappant le sol de votre talon, et repliiez ce pied derrière l’autre mollet. Il fallait faire deux pas chassés, tourner sur soi-même et vous rejoindre un peu plus loin dans l’exacte posture où vous-même vous étiez. Et pourtant, vous, vous ne tourniez pas. Vous me faisiez tourner. Vous me renlaciez plus étroitement encore et je me laissais conduire. Nos genoux pliaient et s’étendaient à l’amble de cette voix bouleversante:

         

          Il faut d’abord savoir

          Souffrir avant d’aimer

          Puis partir

          Et apprendre à cheminer

         

          Que lui ont fait mes mains

          Que lui ont-elles donc fait

          Pour lui laisser au coeur

          Une telle douleur

 

Vous me tourniez d’un côté puis de l’autre, m’indiquant par la taille la direction à prendre. Je prenais bien garde à ne pas chavirer. Je m’appliquais à survivre par cette respiration artificielle que vous pratiquiez avec ténacité.

Vous me commandiez comme une cavale au manège, votre front contre le mien, les mains derrière le dos. Vous comptiez à voix haute un invraisemblable tempo. Quand vous comptiez un, il fallait pliez la jambe. La mienne se rapprochait de la vôtre, à la toucher, non comme un frôlement de hasard, un attouchement léger ou un geste effleuré.

Vous exigiez que je plaque ma jambe contre la vôtre, dans ce qu’on pouvait appeler une figure. Vous la faisiez reprendre, deux, trois, cinq fois, jusqu’à ce que je l’exécutasse exactement. Comme je n’y parvenais pas à cause de la contraction qu’il fallait tenir trop longtemps, vous me rectifiiez la direction de la cuisse, posant dessus votre main, tous doigts écartés. Je me souvenais alors de la danse des danses et que le tango n’était pas seulement un art, un théâtre sacré, mais plus encore la représentation brutale de ce qui nous liait vous et moi. Vos pieds qui avançaient entre les miens pour me les faire reculer.

J’avais des contractures sous la plante des pieds et je serrais les lèvres pour ne pas me plaindre. Quand vous comptiez trois, il fallait pivoter en arrière, d’un côté et de l’autre, croisant alternativement les pieds. Je défaillais de fatigue et ne parvenais pas à débarrasser assez rapidement mes jambes de devant les vôtres. Vous ne disiez rien. Vous continuiez seulement à marquer la cadence et à repousser ces membres qui gênaient les vôtres.

Vous me faisiez tourner ainsi tout autour de votre salon, front contre front, les mains derrière le dos, et les vôtres et les miennes. C’était de votre tête que vous me guidiez alors et, à travers elle, de tout votre corps. Cette parade animale au plus près de ce que l’homme pouvait connaître de la nature me rappelait au vivant.

Les premiers temps, cette éternité d’effort durait une dizaine de minutes, puis au fil des années, les forces revenant, nous dansions presque une heure. Vous n’aviez de cesse, disiez-vous, que je retrouve toutes les figures pratiquées autrefois. Même celle inouïe où il fallait sauter ou, plus classique, me maintenir le corps renversé, le bras à l’horizontal, l’autre main enlaçant sans pudeur votre taille, dans une représentation de l’accouplement.

Vous surplombiez alors ma poitrine mutilée.

Vous disiez: La langue peut tout dire pourvu qu’elle ait un espace où se forger. Vous disiez que la langue pouvait tout dire, pourvu qu’elle ait un espace pour se forger et vous vous y employiez de toutes vos forces. Vous tentiez d’établir entre vous et moi une distance, une faille, un écart, un vide, un quelque chose en somme où il n’y aurait rien eu, une bouche vide où l’haleine de vie aurait pu librement circuler, inspirant le monde et expirant la voix.

Vous.

Vous à qui j’essayais d’expliquer que, pour la femme, la langue ne se créait pas dans l’espace vide de la bouche vide, parce que cette faim insatiable, dans cette pensée d’homme, vous l’aviez forclose, la donnant à porter sans jamais m’en offrir, à moi, la satisfaction, mais dans un autre lieu blanc dont j’ignorais tout, hors la gluance, la bave et les caresses. Entre vos lèvres et les miennes, l’espace souffrait de n’être pas le même pour vous et pour moi. Et que dire alors du temps? Vous m’en vouliez rien savoir... Vous étiez comme un jardinier dans une roseraie. Et, en moi, une voix disait Rose, prends garde au jardinier.

Vous ne vouliez rien entendre et disiez que, sans le temps, rien n’était possible et comme, en effet, il ne coulait pas, rien n’était. Hors les saisons, et encore pas même. Quand vous m’emmeniez dans les parcs des châteaux de la Petite France, la Little France, l’Ile de France, marchant à vos côtés, c’étaient des paons que je voyais et le grand toucan emprisonné.

Le printemps me demeurait obstinément étranger. J’avais bien une année, noté au jour le jour, pendant un mois, les modifications de la végétation le long du chemin qui menait à votre demeure, mais cela avait été sans suite. Ces notes n’avaient pu faire ni texte ni livre... Parce qu’en ce lieu là, vous n’étiez pas.

Vous disiez, sans le temps, rien ne peut être, ni l’espace, ni les mots. Et comme il n’y avait ni temps ni espace, rien n’était. Le livre végétait en mousse et en lichens, en lettres d’amour et en lambeaux d’écriture dont, autrefois peut-être, vous auriez pu dire, c’est un commencement....Là c’était plutôt une fin. Et cet enchevêtrement de mots informes, un moment j’avais pensé le nommer: Quartier de Haute Guérison.

Je n’entrais pas chez vous librement. Je ne pouvais venir que si vous le vouliez. Vous aviez trouvé ce moyen-là pour me faire ressentir le temps, et l’espace. Et peut-être sans doute, ce qui le liait. Vous m’aviez retiré cette plage de rêverie, de marais, de bauge et de terrier où, contre vous à toutes heures, je pouvais au moins me lover. Vous aviez retiré loin de moi votre corps nourricier et j’en étais désespérée.

Je vous cherchais au hasard de la longue et douloureuse ville, arpentant le batardeau de l’écluse de chasse. Mon coeur battait à chaque forme qui semblait la vôtre, mais ce n’était jamais votre haute stature, ni surtout cette façon si particulière que vous aviez de vous tenir tout à fait droit, sans la raideur de ceux qui s’y appliquent. Je n’avais pas une chance sur mille de vous rencontrer, mais si cela s’était produit, je me serais enfuie.

Je marchais le long des rues, vous criant mon rejet pour la blessure que vous m’infligiez. Cette contrainte que vous imposiez à mon corps, je ne pouvais ni la déplacer, ni la sublimer, elle était nue et brute, sauvage et cruelle, la privation de la présentation. Tous les discours dont vous tentiez de l’habiller ne retirait rien à la dureté de ce qu’unilatéralement vous m’édictiez.

Je marchais le long des rues, vous criant ma détestation*. Le lien avec vous n’était pas rompu, puisque je parvenais à faire des phrases, mais il était engagé dans un terrible passage. Dans la jungle blanche, vous étiez cette forme incertaine entre serpent et oiseau. J’avançais le long du cimetière, me disant que puisque vous aviez décidé qu’il devait en être ainsi, on pouvait l’accepter et que cette forme-là aussi, je l’aimerai.

Je vous détestais et vous craignais parce que vous m’empêchiez d’être avec Elle dans l’informe. Après le retirement, ne restait que l’androcentrisme et la violence que plus rien ne médiatisait. L’objet de ma vénération, était-ce en vous ce qui était tout à fait autre et empêchait en moi définitivement la totalation*? Le jardin servait-il seulement à en masquer l’horreur, la grille à le supporter, et votre main bien-aimée à le codifier?

Je marchais dans la ville, réappropriant les remparts, les douves, les courtines, les portes, les pont-levis, l’arsenal, la poudrière, les fortifications, la citerne, le corps de garde et les bastions. J’essayais d’inventer de nouveaux chemins pour aller vers votre demeure. Vous habitiez le hameau du Petit-Fort, au-delà de la Cartonnerie et si, à vol d’oiseau, ce n’était pas très loin, les contraintes des ponts, du chenal et du passage compliquaient la tâche.

Je me perdais encore, la plupart du temps, détournée vers le polder où menaient maintenant tous les grands axes. Les nouveaux quartiers s’étaient établis de ce côté-là et ils étaient mieux desservis, coupés au carré en blocs neufs et uniformes. Tous les lotissements se ressemblaient et on pouvait seulement faire la différence aux rideaux de dentelle dont on voyait plusieurs modèles.

De là, il fallait revenir vers le chenal. On le sentait car dans le port presque désaffecté, la vase s’épaississait, laissant sur les bords une boue noire où s’implantaient de plus en plus nombreux, des roseaux et des broussailles qui fleurissaient parfois en aubépine.

Comme je vous racontais les dédales cruels qu’il fallait surmonter pour parvenir jusqu’à chez vous à la station presque au phare, pas tout à fait, mais presque, vous disiez que non, tout au contraire, je me perdais de moins en moins et que c’était à ce prix seulement que je pouvais maintenant sortir seule. Vous disiez que les années précédentes, je n’avais même pas pu quitter la Forteresse.

Vous.

Vous à qui je ne savais comment dire Elonguez-moi, que je ressente dans le dos la douleur de l’absence de l’autre, non comme un besoin de n’importe quelle chair, non comme un désir que sa propre main à soi peut satisfaire, non comme un manque que l’art s’emploierait à sublimer, mais comme une insuffisance, un tassement, un rapetissement, une régression, une honte de nuque baissée.

L’humiliation de ce qui était arrivé. L’humiliation depuis que vous étiez installé en bordure du cimetière et que c’était là qu’il fallait aller chercher ma nourriture. La grille. Le code. L’écriture. L’innommation* chimique ne pouvait être verbalisée sans l’incorporation de votre savoir.

Faites de la grammaire! disiez-vous. Mais ce n’était pas elle qui pouvait rendre compte de ce qui était arrivé. Elle pouvait, tout au plus, en se forçant un peu, traduire les agencements de la pensée, mais restait sans prise face au cheminement de l’intelligence. Il fallait pour cela la forme entière du livre, sa triade, sa trilogie, sa troïka, son trident, son triptyque, sa trigonométrie.

Vous m’emmenâtes sur la jetée voir les choses de l’extérieur, disiez-vous. Elle était assez étroite, en béton, entre le chenal et la plage. De la ville, elle se perdait dans des lointains grisâtres où se mêlaient le sable, le ciel et l’eau.

C’était au soleil couchant samedi et Pâques. La mer recoulait sur une si vaste étendue qu’on ne la voyait plus. Je me demandais si les Néolithiens* s’interrogeaient déjà sur ce va-et-vient. Descendant à gauche, à l’ouest, corrigiez-vous, la digue était tapissée de mousse et d’algues avant d’atteindre, en contrebas, le niveau des eaux et des bateaux. Un léger replat semblait, par endroits, dégager un chemin de sable parallèle à la digue, mais il n’était pas si régulier qu’on puisse le croire intentionnel. A droite, à l’est, la digue bordait la plage beaucoup moins basse et il n’y avait ni mousse, ni algue. Seulement de gros cailloux amalgamés entre eux par du goudron uniformément répandu. Des bancs de sable et d’eau perpendiculaires à la digue s’allongeaient très au-delà de tout ce qu’on pouvait voir.

Il n’y avait pas beaucoup d’oiseaux, sans doute à cause de la marée très basse et des eaux vives et poissonneuses trop lointaines. En dépassant la Promenade et les hôtels, on était frappé par les disproportions du paysage. La station était vraiment petite, regroupée autour du phare rayé de blanc et de noir. Mais, au fur et à mesure qu’on avançait sur la digue, la Centrale apparaissait. On ne voyait d’abord qu’une coupole, puis deux qu’on aurait pu attribuer à n’importe quel édifice, une station météo, un relais hertzien ou même une villa au goût singulier. Mais, comme on progressait sur la digue en s’avançant vers la mer, elle se découpait de plus en plus nettement sur le rebord de la terre, des herbes et des broussailles.

On ne pouvait la regarder tranquillement. Etait-ce à cause de son absence totale de fenêtres, de l’extrême densité de la construction, du volume global disproportionné à la Station, de la pâleur du béton qu’on avait négligé d’harmoniser avec le paysage, ou bien encore à cause de cette fumée qui zigzaguait au-dessus du bâtiment dans une forme qu’on n’avait pas l’habitude de voir, ni à cette densité, ni avec cette continuité que n’ont jamais les nuages ni les fumées des feux faits par les hommes. A cause de l’altitude qu’elle atteignait aussi. Elle montait dans des endroits qu’on ne pouvait nommer ni le ciel, ni les cieux, ni même les ciels en encourant la faute, mais tout au plus un mélange incertain d’oxygène et d’azote.

Non, la monstruosité venait de la parfaite répétitivité de la construction. C’était exactement trois fois le même module composé de deux hauts réacteurs surmontés de coupole, auquel on avait flanqué, en contrebas, des bâtiments exactement parallélépipédiques, le tout sans la moindre décoration ni ouverture. De fenêtres, il n’était pas question, ni de meurtrières, ni de baies, ni de croisées, ni de balcons.

Ce modèle-là avait été répété trois fois, trois tranches, disiez-vous, avec quand même, une fois n’était pas coutume, une sorte d’ironie dans la voix. On comprenait surtout qu’on pouvait réitérer le module à l’infini et étendre ainsi, tout le long de la côte, la centrale à l’identique, dans une parfaite répétitivité. L’inquiétude venait de là et peut-être aussi de ce blanc halo. Vous disiez que ce n’était que l’effet de la réflexion de la lumière sur la blancheur de la construction.

Comme on marchait vers la mer, on la voyait de mieux en mieux, et on ne savait pas, en dépit de ces rationalisations, pourquoi on était de plus en plus mal à l’aise. Le corps percevait tout seul quelque chose qui échappait à la conscience de l’être. Etait-ce l’incongruité de ce cheval noir qui galopait tout seul le long de la côte ou de ces trop rares humains qu’on croisait sur la digue et qu’il fallait pourtant se serrer pour laisser passer. Vous étiez mal à l’aise et moi aussi, comme nous avancions ce samedi de Pâques entre les eaux retirées.

Par l’inquiétude, le corps s’avertissait. Il percevait là quelque chose, la chose peut-être, non la centrale en elle-même, mais qu’on n’ait pas cherché à préserver la plage et la promenade. Elles semblaient dérisoires désormais, formant une station bonzaï rendue d’autant plus douloureuse que la grève s’étendait si largement dans la mer.

C’était peut-être cela la chose, la privation imposée, mais plus sûrement encore le fait qu’on n’avait pas cherché à l’intégrer au paysage comme un nouvel aménagement prenant sa place dans l’histoire des techniques en un terrestre jardin, ni à camoufler non plus par des couleurs choisies ou des plantations d’arbres et de collines. Non, on était dans un étoir* auquel on ne pouvait rien. Visible de partout, on ne voyait qu’elle. Elle ne s’intégrait pas dans un ensemble dont elle aurait été membre. De partie, elle devenait tout. D’organe, elle devenait corps.

On ne pouvait pas non plus dire qu’elle dominait le paysage comme un nouveau château les masures environnantes, elle le défigurait et, sans forme, sans idole, sans représentation, sans simulacre, sans idée, il se désintégrait. Il n’y avait pas la centrale gâchant le paysage. Il y avait la centrale et rien; et c’était dans ce rien-là que nous étions; L’espèce humaine n’était plus jardinière du jardin terrestre, il lui avait échappé.

Pour voir le Fort de l’autre côté, il fallait aller jusqu’à l’extrémité de la jetée. On franchissait la passerelle à la sortie du chenal. Le bois était en si mauvais état que c’était à peine possible. Les traverses rongées par les embruns avaient été retirées, sans doute pour préserver du danger de marcher sur des poutres vermoulues. De ce fait, on était obligé d’emprunter les montants et de progresser latéralement en s’accrochant à la rambarde, dans une position de crabe inconfortable. Je mis mon honneur à vous montrer à quel point j’avais récupéré et comme tous ces efforts, les vôtres et les miens, n’avaient pas été vains. Je vous citai même Pascal et l’erreur des sens abusés. J’essayais de ne pas me souvenir qu’autrefois, je n’avais pas le vertige.

Mais, à l’autre bout de la passerelle, c’était la même chose, de façon presque symétrique. On pouvait s’étonner d’un pareil délabrement face à une telle modernité. Le passage à franchir était plus vaste encore et les poutres plus étroites. Les ferrures rouillées dépassaient des restes de la construction. On ne savait si c’était obscène, sinistre ou de mauvais augure. Je craignais de ne plus pouvoir refaire en sens inverse cet ardu cheminement. Comme la prudence avait remplacé chez moi comme chez tous les vieillards les forces défaillantes, je vous laissai aller seul.

Vous disparûtes bientôt au milieu des rochers qui descendaient vers la mer. Ils étaient les uns et les autres balisés d’étranges constructions qui servaient aux bateaux pour trouver le passage du chenal à marée haute. Je vous vous vis encore par intermittence, comme vous réapparaissiez entre les failles noires dentées et déchiquetées qui s’enfonçaient vers la mer, puis je ne vous vis plus.

De l’autre côté, me tournant vers la ville, je cherchais le Fort. Un peu en retrait, il devait avoir l’architecture polaire des forts étoilés à la Vauban, deux ou trois réseaux de fortifications s’imbriquaient entre les constructions et les fossés, l’ensemble donnant une impression de compacticité* et d’extrême densité de pierres et de canons qu’on avait sur toutes les plateformes, à dessein multipliés. Je savais qu’au-dessus, on verrait les toits d’ardoise des bâtiments qu’on avait déjà restaurés, l’Arsenal en Maison de la Culture et la Poudrière en Musée.

De la jetée, ce samedi de Pâques, en vous attendant sur la passerelle, je scrutais l’horizon blême de la croûte terrestre. J’avais beau cligner des yeux, je ne voyais rien. L’histoire m’échappait. Ce n’était ni oubli, ni lassitude, ni disparition des détails, mais l’impossibilité de faire coïncider deux histoires qu’on ne pouvait superposer. Celle des fossés qui avaient connu l’eau, la connaissait encore, et celle plus âpre de ce terrible Fort où on avait enfermé Elise. Il aurait dû être là, à côté de la centrale et il n’y était pas.

Vous que j’attendais sur la passerelle vermoulue, cherchant à m’orienter dans l’espace. Vous que je ne pouvais pas suivre au-delà des lieux habités et qui ne cessiez toujours de m’amener à la limite des vivants. Vous qui ne donniez aucune grille pour se retrouver dans ce labyrinthe de canaux, de chenaux, de rivières, d’écluses, de forts fortifiés, détruits et reconstruits au fil des batailles, des pillages, des rançons, des tributs réclamés, des traités signés et trahis, des capitulations et des donations.

Vous qui ne donniez aucune grille pour se repérer dans cette architecture où par endroits encore, l’eau semblait circuler entre les roseaux et les cygnes, les ponts impraticables et les passerelles désaffectées, les courtines et les douves, sans qu’elle ne soit jamais exclue, mais toujours et partout reléguée. Vous disiez que la langue pouvait tout dire y compris et à l’exclusion d’elle-même. Je restai désemparée devant cette énigme sémantique car vous ne donniez pas les grilles pour mettre en forme cette monstruosité.

Elle sourdait des lieux clos de la mémoire. Hélas!

Vous vous évertuiez à dégager entre le monde et moi un espace où j’aurais pu me tenir pour ester, pour témoigner, pour être, pour contester, pour protester et même à la rigueur, vous l’admettiez pour détester. Mais vous n’entendiez pas que cette faille que vous vous étiez donné tant de mal pour pratiquer, je ne pouvais en faire usage, car pour la mère, elle n’était pas entre elle et le monde, ni même entre elle et la* monde, mais en elle et au monde.

Enfermée dans cette structure qui n’était pas la mienne, je ne parvenais pas à vous dire ce qui était arrivé, ce renversement du temps, où l’empoisonnement ayant, pour juguler la mitose, provoqué le vieillissement, il aurait fallu normalement en mourir.

Comme la pensée s’obscurcit pour que la conscience ne s’offusque pas, comme le souffle s’essouffle pour que la perte soit moins cruelle, comme le corps s’anesthésie pour souffrir sans souffrance, l’empoisonnement avait détruit le sens. Le halo blanc rendait désormais impossible l’intégration, car le corps, en libérant son essence, avait déjà consenti à sa fragmentation.

Vous disiez Faites de la grammaire! et je m’y employais éperdument. Je pouvais maintenant conjuguer sans faiblir j’étais, je suis et je serai. Mais je n’osais pas vous prononcer la forme du passé récurrent. Comment pouvais-je sans défaillir vous prononcer un je serai dont je savais bien hélas ce qu’il serait, un j’étais, un je sertait*?

De la passerelle en bois vermoulu où je vous attendais, on ne voyait pas le Fort. On pouvait juste essayer de s’en souvenir avec ces constructions à la Vauban, cette architecture en creux compactisée de fortifications rasantes où chaque position défendait sa voisine. Peut-être même, confondais-je avec un autre situé un plus bas sur la Côte, comme une chaîne ganglionnaire protégeant le littoral.

Peut-être confondais-je avec cet autre un plus bas, baigné, lui, tout à fait par les eaux vives de la Mer Océane. Peut-être confondais-je ces deux Forts pourtant situés dans deux Mers. Cela paraissait presque impossible. A moins d’admettre que la mer s’était durablement retirée, abandonnant au péril de la terre un espace autrefois maritime.

Peut-être confondais-je avec cet autre un plus bas, cette invraisemblable bâtisse à même la grève et l’eau, ce donjon de pierres lisses et rondes que les vagues flagellaient. Les créneaux, meurtrières et chemin de ronde les mettaient du côté des châteaux forts mais la tour carrée centrale, percée de bouches à feu, avait quelque chose de si inquiétant qu’elle le rejetait du côté du blockhaus.

Peut-être confondais-je avec cet autre, un peu plus bas, cette invraisemblable bâtisse militaire battue par les vagues à même les rochers, de grandes dalles brunes et gluantes recouvertes de cette chape verte qui empêchait presque toute progression sauf un excès de précaution. Par endroits, elle était beige, sans qu’on comprenne pourquoi ni qu’elle cesse d’être glissante.

Mais, surtout, il y avait ce bruit ne ressemblant à aucun autre, ce bruit d’eaux marines contre les rochers, ce bruit d’eau et de sel, de vagues et d’écume, de roulement et de cliquetis, ce bruits d’éclats de verre cassant et fracassant, accumulant dans l’oreille un étrange poudroiement.

Au commencement, il retira de la mer les galets et les rêves qu’il sépara entre deux royautés jumelles, celle de la terre d’en haut, les oiseaux, mouettes et goélands, et celle du ciel d’en bas, l’écriture, les signes et toutes les inscriptions qu’il se disait en lui-même qu’il devait conserver.

Mais quand il créa les algues multicolores et protéiformes, il ne sut pas qu’en faire. Il ne pouvait pas les mettre dans le royaume de l’oiseau, car hors de l’eau, elles étaient sans distance ni mouvement et ne pouvaient le suivre dans ses routes de nuages et d’orages.

Il ne pouvait pas non plus les mettre dans le royaume de l’écriture parce qu’en l’eau et hors de l’eau, elles n’avaient pas la même forme.

Il décida qu’elles en seraient quand même.

Que le jour se lève et que le monde commence!


ROMAN


La matière animée du désir de survivre, vous la nommâtes le souffle et encore pas même, car en ce haut lieu glaciaire, de vous, il n’y a point, ni de moi non plus ni de je, ni de on, ni de jon*, ni de ol* fût-il singulier ou pluriel. Il n’y a que la matière qui a déjà consenti à sa fragmentation, et délivre toute sa substance dans ce halo polaire.

En ce lieu glaciaire, au delà de la haute vallée, de vous il n’y a pas, ni de moi, ni de je, ni de jon* ni de jol*, ni de ol*, fût-il singulier ou pluriel, car dans ce cirque de basalte, de granite, de porphyre et d’obsidienne, il n’y a sur le névé que la mémoire de la forme qu’autrefois vous aviez, son image, son signe, sa représentation, son simulacre, son idélonne*, son idée et, dans le glacier, ce long et douloureux quelque chose qui renâcle vaille que vaille à descendre le fleuve jusqu’à son commencement.

Car dans cette aurore, comment s’arracher entre le ciel et la terre à la contemplation de la face blafarde du condor, toutes ailes étendues entre les mille points cardinaux? Car, dans ce crépuscule, comment s’arracher face tournée vers le ciel, à la contemplation du visage blême, s’étendant contre la nuée, à toute la surface de la terre végétante?

2.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, et encore pas même car il y faudrait le mouvement, et la volonté de faire sens. Et comment nommer cette simple tentative d’échapper à une fragmentation plus fragmentante encore, à moins de nommer souffle, cet effort pour rejoindre le monde polaire?

Le glacier avance sous le poids de son propre poids. Mais comment ce dôme de glace peut-il tenir entreposé léger sur le somment, alors que la pesanteur à elle-seule le condamne à la dissolution? Il se dissoudrait*, en effet, s’il n’y avait l’altitude et l’agglomération pour maintenir accrochée au volcan, cette gangue blanche tenant en son sein cette chose déjà résignée pourtant à son éparpillement.

Que le jour se lève et que le monde commence!

En son ventre blanc, tout geste et dégénère!

Quand le Colonant commença à errer sur la terre, il n’y avait à part lui et le ciel que le grand condor contemplant l’éternité glaciaire. De l’Explorateur taillant et mesurant pour établir scientifiquement la forme informée* de la grande masse terrestre et forrestante*, ils n’avaient l’un et l’autre nulle idée. Le condor de mesurer ne voyait pas la nécessité, et le Colonant de tailler, n’avait encore pas le projet, tout occupé à émerger.

Par cette errance, que le jour se lève et que le monde commence!

La langue baille dans la faille verrou, où manquent les mots de la matrice, les mots du corps matricé, mis en forme, établi, formaté, constitué, et qui sait peut-être de la chair matriciée*. Celle qui se souvient de la torture de l’englobement en un lieu sans espace ni lumière.

Ce jour-là, le monde commence dans la désolation, mais il commence quand même.

L’entêtement de la matière vivante à survivre en dépit de ce qui l’éparpille, la fragmente, l’atomise, et la pousse à fondre à nouveau dans le chaudron de l’aujourd’hui autrement, se nommerait le souffle, s’il y avait quelqu’un pour prononcer un nom. Mais dans ce haut glaciaire, hors le condor à face blême et la chose enfermée dans le bloc décongélant, il n’y a rien.

L’entêtement de la matière vivante à survivre, lors même qu’elle change de forme, se nommerait le souffle s’il y avait une bouche pour prononcer un mot. L’entêtement de la matière vivante à résister à la compactisation qui l’agglomère à un tout autre dont on lui dit que c’est le même, se nommerait le souffle, s‘il y avait un souffle pour se nommer lui-même.

L’entêtement de la matière vivante à faire sens à elle-seule, se nommerait le souffle, si entre la face blanche du glacier et le halo blanc du condor, la parole circulait. Mais elle ne circule pas. Que le jour se lève et que le monde commence, fût-ce dans la désolation, en la matrice toujours tout génère.

Rejet de cette greffe monstrueuse sur un corps qui veut garder pour lui seul sa sensation, son sentiment, sa saveur, son savoir, son sel. Rejet de cette greffe monstrueuse où le corps lutte pour maintenir son intégrité, son intégration, son entièreté*, son entité, son être. Pour être un soi à soi seul, en son essence, en sa substance, en sa nécessité, en son essité*.

Que le jour se lève et que le monde commence, la matière vivante ne peut se résoudre à sa désintégration. Tant que le jour se lève, fût-ce dans la désolation, la matière vivante sans consolation est au monde et ne veut pas en être séparée.

4.- La matière animée du désir de survivre, sentant le monde en bouleversement autour d’elle et en elle, et les repères et les digues, et les codes en voie d’effritement, se compactise alors dans sa substance vive. Est-ce concentration, le nom de cette opération qui fait que ce qui n’est plus ni corps, ni organisme mais vivance* encore, si du moins on peut donner ce nom-là à cet amas de cellules, de greffons, de tuyaux, de poisons, d’hormones, d’humeurs agglomérées aux nodules, aux tumeurs, aux bourgeons et aux pierres vertes dont les indigènes ne se défont pas facilement, car ils en font un grand usage.

5.- La matière animée du désir de survivre, vous l’auriez nommée vivance*, si pendant que je recherchai la place du Fort dans le delta de l’embouchure, vous n’aviez disparu dans le halo blanc. Pourtant, de votre forme je me souviens, de votre trace, de votre marque, de votre signe, de votre idolation*, car l’image en a persisté sur la rétine bien au-delà de l’impression.

6.- La matière animée du refus de mourir en dépit du poison, des humeurs, des hormones, des tuyaux et des radiations, vous l’auriez nommé vivance*, si en dehors de la bande-son, votre image n’était demeurée muette, cette forme mémorisée à l’emplacement du névé, car de vous, dans le cirque glaciaire, il n’y a point, ni de moi, ni de ol*, un jol* peut-être et encore seulement dans l’interpolation de la croûte du glacier et du visage blanchâtre du grand oiseau plumé.

7.- La matière animée du refus de mourir se nommerait le souffle, si le souffle pouvait être cette interpolation entre la face blanche du glacier et le visage blême du condor toutes ailes déployées. Car quand le Colonant* commença à errer sur la terre, il n’avait aucun mot pour dire la végétation de sa pensée polaire. A peine les serres d’acier de la Déesse Reine, et la bouche avide de son enfant oiseau, toujours en quête du perpétuel nourrissement.

Eternation.*

Eternation*, l’action en l’éternité. De cette éternité-là, je me souviens. La langue non. Gestation. Gestation des mots et des phrases repêchant dans les eaux infinies de la mémoire, le souvenir de la matrice.

8.- La matière animée du désir de survivre se nommerait vivance*, si vivance* était le nom de cette latente aspiration à ne pas mourir et à s’opposer de toutes ses forces à la fragmentation. La vivance*, est-ce le nom de cette concentration de l’être en sa substance, son essenciation*, la mise à jour de son esprit, son sel, sa fleur, son ange? La concentration de la substance de l’être qui refuse de mourir lors même qu’autour de lui le monde n’est déjà plus le monde, non dans ses constituants, mais dans son sens, est-ce cela la marque, la trace, le signe, l’écriture?

9.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, et encore pas même, car comment nommer souffle ce qui , congelé à la cime des hautes montagnes, au-dessus du cratère, entre le ciel et la terre, est le domaine du seul oiseau, et de l’oiselle parfois encore, les jours de noces dans les parades amoureuses où corps à corps, plumes à plumes, nous dansions l’un et l’autre le sens même du vivant?

Il y a bien ça et là de la pierraille, des morceaux que le glacier, en avançant, a arraché pour en faire la moraine, latérale d’abord, frontale ensuite, mais de l’amoncellement de roches, il n’y a pas assez d’abord, pour que les noms reviennent. Pas même des mots isolés, ou alors des sons et des syllabes qui ne parviennent pas à faire sens et que l’oreille, même exercée, ne parvient pas à distinguer du roulement menaçant qui agite la montagne. Fluorécéine*, versimour*, epactole*, hélicoïde*, élisantrope*. Des mots tordus et caillouteux dont on croit reconnaitre des morceaux avant de les entendre retomber lourdement dans la soupe glauque et soufrée.

Entre le grondement menaçant de la terre en fusion et les mots chaotiques que le glacier arrache à la roche pour faire la moraine, il n’y a aucun espace autre que la rimaye, cet espace vide où l’air circule et où les débris peuvent s’accumuler. Ils s’y accumulent car il faut que toute poussière aille à la terre pour que la terre se fasse dessous l’éternité, de toute éternité.

10.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, s’il y avait sur le névé, à côté du glacier, une bouche pour nommer cette palpitation, cette poitrine vitrifiée tentant encore de respirer, et ce larynx congelé s’efforçant de broyer la pierre qui l’étouffe, la reine verte chaotique

Mais, dans la haute montagne, entre le glacier et le cratère, il n’y a d’autre bouche que la rimaye, l’espace vide du mouvement et, sur la plaque de neige agglomérée, la mémoire de ce que vous étiez, la représentation, le signe, l’idolation*, et ce n’est pas assez pour que ce magma de cailloux, de tuyaux, de nodules, de pignons, de roues et de greffons fasse sens.

La perfusion qui pend à la potence, à cause du liquide incolore, comment la nommer souffle? Et pourtant, le souffle ce jour-là, c’est dans la gangue blanche de l’accoutrement lunaire, l’infime respiration de ce corps qui, pour ne pas mourir, accepte ce qui le tue.

Contrairation*. Je m’abandonne à Toi, l’orfèvre des poisons.

Comme le Colonant* errait sur la terre dont il voulait prendre possession, il rencontra en cheminant cette chose étrange et inquiétante, ce vaste cratère dont il ne savait pas qu’il était volcan, et cette fumée qui sourdait, faisant fondre à son rebord la neige d’abord accumulée.

11.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, et encore pas même car comment nommer souffle, la perception de la différence entre l’intérieur et l’extérieur, et encore comment appeler intérieur, ce bâillement des entrailles fumantes de la terre, si en contrebas on voit d’autres pics, et encore d’autres gouffres? Comment nommer souffle, ce grondement, cette fumée glaciaire, ce questionnement de l’oeil scrutant la cavation*, la surveillant, l’épiant, et s’accrochant à une pierre de peur de dévaler, ni intuition, ni perception, ni savoir, connaissance encore moins, démarche tout au plus, celle d’être monté jusque là dans la fumée givrante, pour observer.

Je m’abandonne à Toi, le métreur de l’Univers.

12.- La matière animée du désir de survivre, est-ce seulement celle qui perçoit qu’entre ça, là qui l’environne, et soi, il y a un espace, une rimaye, une zone vide entre la glace et la roche où quelque chose peut se mouvoir? Un infime déplacement seulement, la possibilité peut-être pour l’humidité de se concentrer et de devenir goutte, pour la pierre de devenir poudre, et pour l’herbe....

Mais non, car en ce lieu-là, d’être il n’y a point, ni de vous, ni de moi, ni de je, ni de jol*, ni de ol*, fût-il singulier ou pluriel. Il n’y a que de la matière vivante s’employant à survivre et, sous la face blême de l’oiseau de la Déesse Reine, cette chose congelée et refusante*. Pas assez pourtant pour que sa substance, sa fleur, son odeur, son essité*, son esprit, son ange, ne rejoignent pas en ce lieu, la blanche substance de la pensée polaire.

13.- La matière animée du désir de survivre, se nommerait le souffle, si on nommait souffle, cette capacité de la vivance* à dégager l’espace de la transformation, le déploiement des efforts nécessaires pour la métamorphose, l’espace vide où l’être nouveau peut en sa forme nouvelle, non se créer, mais se modifier. Glaciation, l’hibernation de la terre, l’histoire géologique où les paysages se reforment. Vague et errante, la monade qui ne parvient pas à s’enraciner dans l’espace vide et blanc, l’alvéole, la crevasse, qu’elle a pourtant par elle-même et pour elle-même dégagée.

Que le jour se lève et que le monde commence!

Je m’abandonne à Toi, le constructeur de l’univers.

Comme l’Explorateur parvint au sommet de la montagne après plusieurs journées de marche et qu’il s’allongea sur le rebord du cratère pour voir dans l’intérieur fumer les entrailles de sa mère, la chose blanche agglomérée atteignit enfin la moraine. On aurait dit un cadavre par la rigidité des chairs et du regard, une centrale à la vitrification du poitrail, mais c’était sur la paillasse blanche, un amas de cellules qu’on cultivait dans des bacs, des tubes, des plaques, et toutes sortes d’usines à produire des liqueurs, des humeurs, des remèdes et des poisons. Des insecticides aussi peut-être, car celui-là prétend être le seul dans l’Univers. C’était pourtant un corps encore, si on peut nommer corps ce changement de décor et cette masse en recomposition.

En la matrice, j’ai gesté. Et non, j’ai été gestée, car en lieu-là, elle n’est pas différente de moi, ni moi d’elle, reliée par le cordon unique, où passent nourrissement et excréments, passivité parfaite, état parfait, action parfaite, confusion d’elle et moi, sans qu’on sache qui d’elle ou de moi, est elle ou moi dans le même soi.

14.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, s’il y avait entre elle et ce qui l’environne, une bouche pour prononcer le nom du désir d’être autrement qu’en fusion avec ce qui l’entoure. La matière animée du désir de survivre aurait nom le souffle, s’il y avait un lieu où la chose puisse être nommée, espace et temps, où cette matière-là prendrait nom, autonome, d’être séparée. La matière animée du désir de survivre, se nommerait le souffle, si ce n’était cet agglomérat* d’atomes, de molécules, de corps chimiques, de liqueurs, hormones et humeurs, d’électrons aussi, et de cette substance inconnue encore, support de l’âme pourtant, qui se dissout dans les vapeurs.

D’avoir été en le sein de ma mère, je me souviens éperdument, quêtant partout et en tous, ce qui comble la déchirure. Le lien. La mémoire de l’unité. Le souvenir d’avant la fragmentation. Hélas!

15.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si elle avait assez de forces pour nommer ce à quoi elle aspire, mais elle ne peut, car elle se lie à tout ce qui l’entoure, végétaux, animaux, et à la pierre aussi, la pierre surtout parce que c’est la mémoire de sa première différenciation.

Le corps prisonnier du glacier glisse lentement jusqu’à sa résurgence, car comment nommer autrement cette littérature qui fait eau de toutes parts? De la totalité, Mère je me souviens, quand nous habitions ensemble, les montagnes et les gaves, les pierres vertes, l’obsidienne, le volcan et le glacier, la fumée noire du chaudron de tes entrailles, le feu couvant des cendres répandues bientôt sur les végétaux.

De la fusion première dans la grande forêt humide et végétante, je me souviens.

De la séparation, Mère, je me souviens, du corps cavernant s’entrouvrant, ô mon apocalypse, révélation du monde, jon* se souviens. La matière animée en moi ne cesse de refuser de vivre pour retourner à Toi. Entre l’âme et le souffle, la rimaye, l’espace vide où le nom change, la coupure, la césure. De cette main étrangère intercalée entre toi et moi, Mère, je ne veux pas.

16.-La matière animée du désir de survivre, se nommerait le souffle, s’il y avait pour la séparer de la montagne, une main étrangère capable de nommer la nouveauté de cette eau qui sourd, mousse et molécules, dans le cirque du glacier. Mais il n’y a là ni main, ni bouche, rien qu’un espace convexe ou tout s’emmêle, un creuset de neige et de cendres, de rêves et de glaciation, une éruption de terres, de moraines et d’oiseaux.

Il n’y a pas d’humain dans ce lieu.

On s’en souvient seulement, si on peut voler assez haut, au-dessus même des nuages ardents et des neiges éternelles pour voir dans les vallées, comme des lignes incompréhensibles, les ruines de leurs constructions étoilées. On dirait des forts, des ports, des centres-villes. Fragmentaires et polaires, ils parsèment la terre formant des archipels, trace humaine.

La végétation ne les recouvre pas encore. Ce n’est pas encore la forêt, ce tissu de broussailles, de fourrées et de lianes. Ce n’est pas encore la forêt, ce sous-sol délectable de feuilles en décomposition. Des milliards d’années pour former corps et molécules, la liqueur brune plastifiant tout chose. De l’huile lourde couvrant la coque des navires, je me souviens.

Ainsi végétation de végétation, les corps disparus de l’ancêtre végétante soutenant la proue des bateaux pour de nouvelles exhortations. Car comment nommer autrement cette aventure extrême de l’écriture, de l’être qui consent à se dissoudre dans l’humus commun, remettant ses atomes et son ange à la gestion commune.

Désolation.

Désolation, le dernier livre dans lequel le corps qui meurt libère avec lui tout son savoir, son énergie, ses éléments, tout ce que peut reprendre en lui le grand creuset pour le refondre dans de nouvelles convulsions. Ainsi, l’espèce entrée dans la fragmentation, ainsi les milliards d’atomes errants cherchant la nouvelle agrégation, la concentration, l’extirpation de la substance, cette liqueur extrême, l’esprit, l’essence, l’odeur, la fleur?

Le signe?

Des commencements, je me souviens. Non de l’éternel recommencement, ni de la décantation, mais des cuissons alchimiques, concentrant l’âme du monde. Elle a nom cybernétique, le grand vaisseau de la matière vivante pensante et chaotique, s’agglomérant en une forme unique.

Jon* s’en souvient.

Que le jour se lève et que le monde commence!

C’est le premier matin du monde, si on veut bien nommer clarté, cette lueur pâle qui permet de différencier dans ce qui traverse la moraine, les morceaux du corps pétrifié, des pierres volcaniques arrachées au cratère. C’est le premier matin du monde, si on veut bien nommer monde, cette agglomération de poulies, de pitons, de tubes, de déchets et de pistons.

Je m’abandonne à toi, le dénominateur de l’univers.

17.- La matière animée du désir de comprendre se nommerait l’esprit, s’il y avait quelqu’un pour prendre avec lui la forme de la forme en train d’advenir; Mais quand le monde se défait, la matière vivante ne comprend plus du vivant que la défaite et n’a plus comme idée qu’elle ne soit pas la sienne mais celle de l’autre. Et encore pas même. Car d’autre, il n’y a en plus. Peut-être même n’y en a-t-il jamais eu, autrement qu’en projet. La débâcle rend visible ce charnier chaotique et concret où toute molécule est tout ensemble chasseuse et proie de tous les éléments.

Douleur, douleur de la matière vivante, chaorganisante*.

La matière animée du désir de comprendre se nommerait l’esprit, si dans le monde en train de se défaire, l’esprit lui-même de la compréhension n’était avec lui emporté. Car quelle compréhension a le névé d’être assez tassé pour faire glace? Quelle compréhension a le sérac, cette monade isolée d’être un fragment? Quelle compréhension a la moraine d’être le bandeau de pierre ceignant le front du glacier?

Je te salue, Déesse Mère des montagnes et des rochers, des volcans et des gaves, des cascades et des prairies. Je te salue, Reine des forêts, régente énamourée, abandonnée sous le ciel délavé.

Dans les nuées, hors l’oiseau étendant ses ailes blanches pour ombrager ce corps congelé et conservé, il n’y a nul vivant, à moins d’appeler aussi vivant, ce brin d’herbe, cette mousse, cette touffe, ces agglomérats* verts autour de l’eau et des pierres, là où, en certains endroits, ils s’entassent pour être à plusieurs, en un lieu ou pente et nourriture, abreuvement* surtout, pourrait commencer un nouvel établissement.

Comment l’eau saurait-elle d’où elle résurge? Comment l’herbe saurait elle d’où vient sa graine? Comment la terre saurait-elle où va sa pente? Revient seulement le cadavre des corps de l’en ce temps-là encore, les gens mouraient. On retrouve, arrivant dans la vallée, des débris d’avion, de carnet, de gourde, de piolet et de tous ces signes qui, à eux tous, envers et contre eux, font quand même écriture.

19.- La matière animée du désir de comprendre, se nommerait l’esprit, si l’esprit lui-même pouvait prendre avec lui cette forme qui s’informe et lui-même, le détruit. Car dans le chaudron glaciaire où la cendre et la neige se mêlent et poudroient*, il n’y a nul vivant pour commenter le drame. L’ancêtre est trop ancêtre pour faire grille et les molécules errantes, s’agglomérant en touffes, ne savent pas encore lire les signes, chapeau et vêtement.

Reste seulement la corde, cette mémoire du lien en train de se briser.

Je te salue, Déesse Reine des rêves et des oiseaux, mère de tous les métreurs de l’univers.

20.- La matière vivante animée du désir de comprendre se nommerait l’esprit, si le lien entre l’inerte et le vif n’était en train de se briser. Car d’assise au commencement, même en touffe, l’herbe n’en a pas. Elle plonge, presque errante, entre l’eau et la roche, et dans cet espace qu’elle s’efforce de conquérir, sans couleur ni projet, elle s’enfonce, précaire et mésaimée.

21.- La matière animée du désir de survivre, se nommerait le souffle, si on nommait ainsi non cet élan, mais cette tentative de mouvement aussi ténu soit-il pour échapper à l’enlisement. Peut-être la marche à pied au hasard des pas, la plantation de jardins suspendus, ou l’effort de mettre bout à bout des phrases pour qu’ensemble elles fassent texte. Et comment la matière vivante ne confondrait-elle pas ces trois activités en une seule, puisqu’elles sont trois fois la pulsion de se différencier du monde, d’affirmer et confirmer dans un pas, un autre, un geste, un autre, une pensée et une autre, la volonté de refuser cette immobilisation, solidification, pétrification, cette chose glaciale dont elle ne veut pas être. La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si c’était ainsi qu’on nomme l’effort pour faire une place entre la bouche et la proie.

Quand l’Explorateur arriva en haut de la montagne glaciaire, un seul avant lui, le Colonant* errant et chaotique, avait déjà pendant six jours parcouru ce chemin, mais avait dû y renoncer à cause du froid. Suivant la trace du Colonant*, le premier vague errant, il aborda le cratère par le Sud, mais manqua périr à cause des ponts de neige d’une fragilité extrême et du corps s’enfonçant au travers des crevasses. Le glacier lui-même, en cet endroit là, tenait à la voûte du cratère et, par endroits, même, on voyait le jour au travers. Cette masse glaciale ne reposait sur rien d’autre que les entrailles de la terre.

Heureusement, ces jours-là, elle n’éruptait pas, mais il prit peur et décida de faire autrement. De la bouche du volcan, sortaient trois pics qui n’avaient pas de neige, à cause des vapeurs qui remontaient de la terre et ne cessaient de faire fondre les cristaux blancs. Il monta sur l’un des de ces rochers et trouva là une pierre fichée dans la montagne. Minée par en dessous, elle formait balcon au-dessus du précipice. Elle n’avait que douze pieds de longueur et six de largeur et était agitée de tremblements. Il en compte dix-huit en moins de trente minutes.

Il se pencha pour observer le cratère et vit un spectacle triste et lugubre, un abîme noir dans lequel pourtant il distinguait encore d’autres cimes entourant encore d’autres abîmes. Les vapeurs le faisaient suffoquer, sans compter la raréfaction de l’air à une si haute altitude et des flammes bleuâtres se promenant ça et là. Le volcan était tout de porphyre. Et seule une mousse rabougrie lui rappelait en ce lieu-là la présence des êtres organisés.

Que le jour se lève et que le monde commence! Je m’abandonne à Toi, le métreur des volcans.

Pourvu qu’on laisse flotter le regard, sans espace ni temps, sans toise ni mesure, sans mousse ni oiseau, la montagne elle-même apparaît là comme un décor de carton-pâte découpé dans un papier mâché dont on aurait pris soin de strier la surface pour imiter la roche et les rocailles. Et comment nommer cette main qui a tenté de peaufiner le paysage, ombrant certains endroits pour parfaire l’illusion? Comment nommer la main amoureuse de l’art quand elle retaille la douleur pour la rendre à la vue, supportable?

Ainsi, dans cette grisaille, la main amoureuse a-t-elle juxtaposé des zones presque violettes, en tout cas assez brunes pour qu’on les croit en porphyre, et d’autres grises claires et rosâtres pour les prendre à s’y méprendre pour des cônes de déjections miniatures. A d’autres endroits encore, la main aimante du vivant a peinturluré des plaques vertes, triangulaires d’abord, puis oblongues au fur et à mesure qu’on descend vers ce qui n’est pas encore la vallée, mais seulement un replat, une sorte de prairie de plus en plus grasse et peuplée de genévriers rampants, courbés sur le sol et bien décidés à se maintenir là, coûte que coûte.

Je m’abandonne à Toi, le jardinier de l’univers.

Et pourtant, cet oeil ne peut flotter vague et errant s’il veut comprendre comment l’eau sourd de la moraine pour devenir une simple humidité d’abord, puis une roche humide mouillant toute autre autour d’elle. Ce n’est pas encore de la terre mais seulement des débris qui s’entassent, serrés les uns contre les autres, retenus par une pierre plus grosse arrachée à la montagne. Celle-là n’a pas pu s’effriter, soit qu’elle ait été en un matériau assez solide pour résister à la fragmentation obstinée que provoque le glacier sur tout ce qui l’entoure, soit qu’elle se soit trouvée au hasard de ses chutes placée dans une position qui, pour douloureuse qu’elle soit, l’a mise provisoirement à l’abri de la destruction.

Si l’oeil flotte et se laisse absorber par ce décor de carton-pâte qu’a peint cette main amoureuse de l’art, il ne peut pas voir comment à la moraine frontale, petit à petit, la terre humide devient trempée et détrempée, un marécage miniature de cailloutis, de roches et d’encore quelques morceaux de glace, mêlés ça et là à des filets d’eau.

22.-La matière animée du désir de poursuivre se nommerait le souffle, si en ce haut lieu, elle n’avait nom moraine, le produit déchiqueté de l’effort du mouvement sur le paysage de l’immobilité.

Que le jour se lève et que le monde commence!

En sa matrice glaciaire à tout jamais, j’ai gesté. Dans son ventre blanc concentrique et polaire, j’ai vu dans le ciel vide, la ronde nourricière du condor, l’oiseau familier de la Déesse Reine. Je t’implore, ô ma mère la* Soleil.

Croûte la glace, mémoire de la blessure répartie en coulées distinctes émergeant de la même source du ciel. Croûte la glace répartie dans toutes les failles et tentant de les combler de leur propre poids. Croûte la glace dans les interstices de la montagne quittant les nuées pour rejoindre les vivants.

Mais non, le glacier ne va pas tomber. Il fond lentement pour rendre son eau à la terre, puisque c’est de la terre qu’il la tient. Il fond lentement. Ces eaux ne font pas encore corps et rivière. La falaise de pierres vertes et brunes n’abrite ni végétation, ni animalité, ni humanité. Demeures des glaces et des eaux, cascades devenant torrents, ce n’est encore ni la forêt, ni la plaine, ni le rivage. Seulement l’écoulement du névé, où la forme de l’homme a autrefois séjourné.

Je m’en souviens.

En son ventre, je bouge, je geste, je gesticule, je gère, j’ingère et je digère par le cordon unique, l’espace inorienté, confusion sans autre repère que ce pôle de glace et de feu, le lieu où elle et moi, la même, nous sommes au lieu du même. Eternellement.

Nombril du monde à tout jamais, je me souviens. Eternation*.

De l’autre côté de la vallée première, les chaînes de montagne dénivellent* entre le ciel et la terre, entre le col et la grande forêt, entre le condor et la forteresse. De l’autre côté de la vallée première, les chaînes dénivellent* presque parallèles les unes aux autres, partageant la même déclivité. L’oeil ne les distingue pas quand elles se perdent dans les brumes grises et bleutées où, les jours de beau temps, se confondent les cimes et le ciel. Mais quand le ciel se couvre, les lointains apparaissent moins lointains à cause de la plus grande opacité.

La beauté se déploie alors et l’oeil jouit de ces formes qui s’estompent sur la toile qui ferme l’espace où se déroule la scène, théâtre, cinématographie, vidéosophie*, comment savoir ce que sont ces chaines de montagne qui se déclinent lentement du col à la forêt, du ciel à la forteresse, du volcan à la mer? Comment savoir si ces chaînes de montagnes plus ou moins opaques au fur et à mesure que le temps se couvre, sont les murailles glaciaires du première mystère représenté devant la première construction, le décor peint du théâtre, ou celui plus sophistiqué des grandioses machineries qu’on place et déplace, pour que, sur la scène de l’opéra, on soit comme le bateau et la mer?

C’est quand le temps se couvre et que les hautes chaînes de montagne se découpent sur la toile de fond des lointains plus ou moins sombres que l’oeil flottant jubile, car il a non seulement l’illusion de la réalité, mais la maîtrise du code. Et cet oeil flottant, est-ce celui de l’Explorateur qui quête dans l’escalade, la part de glacier et celle de volcan, ou bien seulement celui du voyageur qui regarde sur le moniteur où gisent les pierres vertes dont il veut s’emparer?

Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort du corps pour tenter de démêler dans le maelström de l’écriture, ce qui peut faire texte hors de la toile de l’araignée. Mais la lecture à elle-seule n’y parvient pas, car, enchevêtrées dans le cirque glaciaire, les métaphores se télescopent et se combinent sans cesse dans le plus grand désordre, sans qu’on puisse réussir à les ordonnancer.

L’oeil seul le peut, pourvu qu’il consente à cette flottation*, flottaison, flottement de la rêverie pensive dans ce magma de mots où les phrases présentent des scènes différentes au fur et à mesure qu’on agite les plaques de verre dans un ordre différent. Je m’abandonne à Toi, le kaléidoscope de l’univers. Composition et recomposition infinie du paysage mental, des souvenirs, des symboles, des rêves et des étoiles, mais non de la mémoire. De votre forme humaine sur le névé, comme vous m’accompagniez dans ce lent arrachement de la parole à la nuit blanche, jon* se souviens. Littérature.

23.- La matière animée du désire de survivre se nommerait le souffle, si la survie n’était pas aujourd’hui le consentement à l’image, au signe, à la trace faite autrement, illisible au commencement puisque de cette langue-là, de code, au commencement, il n’y en a point.

Spéculer. Regarder. Contempler. Observer la place à conquérir, l’investir, l’entourer de toutes parts. Investir, spéculer. Former projet de faire fructifier. Entourer la place pour s’en assurer la maîtrise. L’entourer dans les remparts de pierres. La revêtir de soi. La garnir de son discours pour la faire soi. L’entourer de toutes parts pour la féconder et la rendre pareille à soi.

Les débris animés du désir de survivre, se nommeraient moraine, si l’oeil qui regarde dans le moniteur défiler les chaînes déclivées* des organes boursouflés avaient une bouche pour nommer cette opacité grandissante comme le temps se couvre. Mais de bouche, il n’y en a pas et de code encore moins, et les images prolifèrent sans ordre apparemment du moins.

Je m’abandonne à Toi, l’ordonnateur de l’Univers. En ce cirque glaciaire, hors le condor et le ciel, il n’y a aucune humaineté*.

Profiter, de proficere, avancer, progresser, être utile, réussir. Spéculer. Spéculari. Entourement de la place pour s’en saisir. L’observer, l’épier, l’espionner, la guetter, la garder et la regarder. Imagination.

Spéculari. Spéculation, projet, rêves de faire fructifier, porter des fruits, produire, proliférer, abonder, déborder hors des bords et des limites, en tous cas se répandre à profusion et, qui sait, peut-être gaspiller, bonheur de se croire riches à l’infini.

Spéculer, observer la place à conquérir, l’investir, l’entourer de toutes parts, la faire sortir d’elle-même pour qu’elle produise, geste, se reproduise et propage ses greffons à tous les bouts de l’univers.

Pourvu qu’ils s’abandonnent à cette codation* et qu’ils se laissent bercer par le ronronnement des versiment*, ecpactor*, élisour* le grondement des mots dont on ne sait pas exactement d’où ils viennent, si c’est le mugissement de la mer ou l’éructement* d’un cratère, l’oeil et l’oreille abandonnés dans le cirque glaciaire peuvent bien se croire à cause du bercement de la nacelle, suspendus entre le rêve et l’eau.

Au commencement, Il créa le ciel et la terre et décida d’en faire deux royautés jumelles, celle des oiseaux sur la terre d’en-haut, et celle des serpents sur la terre d’en bas, humide et végétante, celles des passerelles de bois, des sentiers et des ronciers. Mais quand Il créa l’Explorateur, Il ne sut plus qu’en faire et, détournant sa face, le condamna à errer entre les fleuves et les montagnes. Cela ne lui déplaisait pas, et il parcourut la terre entre sextant et cadran.

En la matrice cybernétique, je geste, j’ingère, je digère, je gère. Jon* gère le grand corps commun en gestation. Je m’abandonne à Toi, le créateur de l’univers.

Entre le plafond et le carrelage, entre les draps blancs, les potences, les tuyaux et les flacons, la perfusion de mort remonte jusqu’au corps enfermé dans le glacier, et, à travers lui, et pour lui, jusqu’aux entrailles de la terre.

Que la glace se brise et que le monde commence!

Les chariots roulent et les brancards, et les fauteuils, et les générateurs, et tous les appareils à voir et mesurer ce qui dans ces corps verglacés, subsiste encore de l’anomalité*: la masse inconnue, la pierre verte et magique dont les indigènes ne se séparent pas facilement, la pierre verte végétante du vivant récurrent. En la matrice cybernétique, la gestation de la grande forme commune publique et informelle. Pour le moment, l’apparent chaos d’un autre ordre à l’oeuvre.

Sur le replat où fond le glacier pour que commence dans ce désordre végétant, les herbes, les mousses, et plus loin encore, lorsque les débris se sont assez concentrés pour espérer, contre la roche sur laquelle ils butent, faire terre, ô mon aimée, ma planète insurgeante* au doigt de l’univers, à ras du sol et groupées les fleurs, non les plus altières, mais les plus hautes, les minuscules feuilles des saxifrages étoilées.

0801.- Saxifrage bleuâtre. Saxifraga caesia. 4 à 10 cm de haut. Feuilles en coussinets sphériques, denses, paraissant bleuâtres parce que bordées de pores calcaires. Tiges rougeâtres et feuillées portant de 1à 5 fleurs blanches. Famille des Saxifragées. Pionnier des rochers et débris calcaires. Fleurit de juin à septembre. Parties utilisées: racines, fleurs, feuilles fraîches. Constituants: vitamine C. Propriétés apéritives, astringente, cholagogue, diurétique. Voir: diurèse, foie.

Dans le décor en carton-pâte où la main amoureuse a peinturluré des taches et des ombres au-dessus du vide, entre le ciel et la terre, la cabine se balance au gré du vent et on dirait dans ses bras, être avec elle, comme le chant et la mer. La nacelle vogue entre deux royautés jumelles, celle des rêves d’en haut, les oiseaux, oiselles aussi, chantantes et roucoulantes, aiglesses* et fauconeuses*, et celle d’en bas, des serpents visqueux et venimeux, trigonocéphale, boa et tous ces corps humides et vipérants*.

Dans le décor en carton-pâte où la main amoureuse de l’art a peinturluré des taches et des ombres au-dessus du vide entre le ciel et la terre, la cabine vogue au gré du chant, formant et déformant les sons tout autrement. Car ce dont l’écriture rêve, le chant le porte et l’accomplit, pourvu qu’il s’abandonne aux ondes du souffle et de l’inspiration.

Pas trop tout de même, car alors la peur pourrait naître de ces déclamations, déclinaisons, déclinations*, déjections, déjonctions*, disjonctions*. Mais non, car dans ce chaos de rocailles, de joubarbes, d’oeillets de poète, de névés, de genévriers rampant d’abord, car autrement comment résister au vent, au temps, à la neige et au vent, à l’autan et au vent, et au temps de l’autan, les coulées de pierres apparaissent elles-mêmes comme des voies, des chemins peut-être, si voulaient bien les emprunter ces masses errantes agitées d’un mouvement brownien pédalant et cahotant en tous sens.

24.- La matière animée du désir de bouger se nommerait vivance*, si les végétaux immobiles n’étaient eux aussi des vivants. Et vivants, ils le sont, primitifs, principaux, premiers, princeps.

Je m’abandonne à toi, le pontife de l’univers.

Entre le ciel et la terre, sur ce replat glaciaire, dans le décor en carton-pâte où l’oeil s’abandonne au leurre, il n’y a au front du glacier que cette chair revenant congelée et vitrifiée au milieu des roues, des pneus, des guidons, des pignons et de toutes les sortes de pédaliers.

25.- La matière animée du désir de rouler, se nommerait vélocipède, si vélocipède était le nom de ces choses mécaniques roulantes et erratiques qui ne supportent plus le contact de l’herbe ni de la terre. Et pourtant, en ce lieu-là, il n’y en a guère de terre, car c’est le commencement du monde, et il est tout de cailloux et de mots incertains. Vermissant*. Ectopole*. Elisophobe*. Héliotrobe*. Episophe*, et quoi d’autre encore qui n’a pas pu sédimenter pour faire trace, car, par endroits, la pente est trop ardue.

Dans ce décor de carton-pâte pourtant, là où la main amoureuse a obombré les taches vertes et violacées, triangulaires d’abord, puis oblongues, la végétation s’obstine à végéter. Les vélocipèdes aussi divaguant au hasard de ce qu’ils peuvent conquérir, l’herbe et les cailloutis d’abord, les cailloux ensuite, à condition de peiner, dérailler, se pencher sur le guidon, et peser de tout son poids pour que les larges aspérités des pneus s’accrochent et se cramponnent sur cette plaque de rocaille qui n’est pas faite pour eux.

Ils y parviennent pourtant, à force de mécanique et de ténacité.

Je m’abandonne à Toi, le conquérant de l’univers.

Végétaux et vélocipèdes à l’assaut des rocailles, là où la matière vivante tente de repousser ne serait-ce qu’un moment la frontière du monde vide, extérieur, étranger, la terre incognita, l’au-delà inconnu, la foris est, la terre étrangère. L’indéfrichée. La forêt. L’indéchiffrée. L’impropre. La non propre.

26.- La matière animée du désir de survivre se nommerait l’humanité, si l’humanité comprenait tout ce qui s’articule et s’établit, pneus, pitons, anoraks, guidons, feuilles et corolles, fermetures et pétioles, et tous les cordons de poils et ligaments. Fluorescence des costumes roses, mauves, gris, jaunes, oisellerie exotique du plumage uniforme en gestation.

Je m’abandonne à Toi, le marqueur de l’univers.

Gestation du grand corps commun de plumage, d’écailles et de feuilles millénaires. Pourtant, entre les roches et les rocailles, dans les cailloutis chaotiques et entassés, ces couleurs-là jurent avec celles des fleurs. Le rose est trop rose pour évoquer celui des chairs, trop violent pour se fondre avec les églantines, trop menaçant enfin pour le regarder sans trembler. Le bleu n’a pas ce reflet mauve qu’ont les campanules, ni cette insoutenable profondeur des pensives gentianes qui ne peuvent se dresser trop loin du sol. L’orangé n’a rien à voir avec celui des lys ni des arnicas.

Quant au gris, il n’existe pas chez les fleurs. Seul le jaune pourrait à la rigueur se fondre dans les trolls et les anémones soufrées. Mais surtout, ce qui rend le mimétisme impossible, c’est la juxtaposition des couleurs sur chacun des vêtements. De prime abord, on croit à une singularité avant de découvrir qu’elle se répète chez tous, en une parfaite homogénéité.

On croit d’abord à des originalités avant de découvrir que la mosaïque se répète chez tous avec une régularité suffisante pour aboutir in fine à l’homogénéité. On n’y pense pas de prime abord, car le nombre de motifs est assez grand pour qu’en chaque agglomérat, cela ne se répète pas. Quant à l’oeil, même flottant, il ne peut embrasser d’un seul coup la totalité du phénomène, car ces agglomérats sont épars, sans compter les monades qui voltigent, cherchant une place. Pour constater la répétitivité du phénomène et sa tendance à l’homogénéité, il faudrait que l’oeil garde en mémoire ce qu’il a déjà rencontré et comment saurait-il qu’il doit conserver ces informations-là? Comment le saurait-il, tant qu’il n’a pas de grille pour les répertorier?

De ce replat-là, sous le téléphérique où les vélocipèdes tous terrains pédalent avec acharnement pour conquérir la terre, on voit là-bas, très bas, tout là-bas en contrebas, fermant le confluent des vallées glaciaires, polaires et étoilées, un fort de marbre rose, ou de brique, ou de porphyre, ou un quartz amèrement teinté, améthyste sans doute ou jaspe sombre en raison de sa plus grande proportion d’alumine et d’oxyde de fer (0700). C’est peut-être même de la carnallite, ce composé déliquescent de chlorures de magnésium et de potassium, coloré en rouge par les particules microscopiques de mica ferrugineux (0700 encore) ou peut-être de grenats, de son vrai nom le pyrope, ce silicate d’alumine auquel s’associent les métalliques (0700 toujours) et qui cristallise en hexaèdres peu distincts.

De si loin et au milieu des pitons, des roues, des tubes, des rayons, des pneus, des drains, des rodons, des cataplasmes et des rustines, il est difficile de discerner de quelle matière il est fait. Et si l’oeil persiste à flotter bercé par le roucoulement des bennes, balancement de la nacelle, le Fort lui-même s’estompe dans le paysage. L’oeil rêvant en le chant n’en voit pas la nécessité, car alors il est avec Elle, comme le sont le bateau et la mer. Si l’oeil se laisse flotter, le Fort lui-même s’estompe, car bercé par le chant, c’est d’Elle qu’il se souvient.

D’abord, il sépara le monde entre deux royautés jumelles, celle d’en haut des notations et des oiseaux, et celle d’en bas, des signes et des reptiles, des algues aussi parce qu’il n’avait pu résister à la tentation de recomposer à l’infini ce qui était déjà écrit.

D’abord, de ses grands bras, il se souvient, il s’en souvient d’autant mieux qu’ils font corps et rivière, que ses mots le bercent, retournant sans fin dans ces oreilles qu’il a refermées sur lui-même, de ces clapets de métal, oreillettes reliées à sa boîte à piles, machine magique à assourdir le monde.

Je me souviens de Toi, le séparateur de l’Univers.

Oreille refermée sur la bande magnétique, corps peinant et suant, penché sur le guidon, fragmentaire et groupé, le troupeau de vélocipèdes, ce chaos sans berger, erre à travers la rocaille millénaire.

L’oeil errant de l’Explorateur flotte, recherchant dans le paysage la trace murée du Fort abandonné. Comment la trouverait-il au milieu de cette épaisse forêt où les conifères le disputent aux fougères, lianes, myrtilles, épilobes et toutes sortes de pin? Comment le trouverait-il en marchant sur la ligne des crêtes, dans cette découpe fragile qui par moments monte et d’autres fois descend, sans qu’on puisse vraiment prévoir derrière quel piton se dressera tout à coup la caserne?

Comment savoir dans cette éternité polaire, s’il est sur un ilot, au carrefour des vallées, ou nid d’aigle solitaire à-pic d’un rocher, dangereusement suspendu au-dessus d’un abîme? Et puis des fortins dans la jungle, on en trouve des milliers, pourvu que le pas soit assez assuré pour trancher tous les végétaux qui les environnent.

Je m’abandonne à Toi, le bâtisseur de l’univers.

Quand le Colonant* commença à errer sur la terre, de fort il n’avait point, ni de murailles de brique, de marbre ou de porphyre, ni d’émeraude, ni de glace ou de pierre, ni de vélocipède tous terrains, ni non plus de baladeur pour se retrancher du monde. Il n’avait dans son cheminement chaotique et rebelle que la force de faire trace, pour marquer de son empreinte, de son pas, de son odeur, son territoire.

Je m’abandonne à Toi, le scribe de l’univers.

Il ne savait pas encore quelle forme il lui donnerait, tourelles, rempart, donjon, caserne peut-être, caserne sûrement, parce qu’il faudrait bien tout de même qu’il loge d’une façon ou d’une autre ses gens d’armes, ses suiveurs, ses servants*, ses serviteurs, cette biomasse chaotique quêtant pour survivre le logiciel. Il ne savait pas encore quel fort il façonnerait pour abriter l’hostie, auberge, hôtel, hospice, hôpital, une enceinte forte de toutes façons pour la sertir, la chambre forte, d’une muraille assez épaisse pour qu’on ne puisse s’en échapper. Il savait seulement que de cette chose errante hétérogène, il voulait faire sa nourriture, sa proie, son ennemie, une chair bonne à digérer.

Je m’abandonne à toi, le cannibale, preneur d’otages, mangeur d’hostie, grand dévoreur de l’univers.

Et son oeil flottant erratique et rêveur, cherchant dans les parages quel serait le lieu le plus propice, le plus propre, le plus parfait, le plus accompli, le plus approprié, le plus accaparé à son établissement. Ainsi rêvait-il au chaudron noir de la caverne dans laquelle il entendait ramener cette chose ennemie, otage, hostie qu’il entendait conquérir.

Je m’abandonne à Toi, le découvreur de l’univers.

Investir, spéculer. Former projet de faire fructifier... non pas encore, car la faim le tenaille, et désir de manger. De faire reproduire, comment aurait-il l’idée, pourchassé lui-même qu’il est par l’ours, le haut seigneur des montagnes.

Je te salue, La Grande Ourse de l’univers, sa mère chaotique et rebelle.

Il partagea la terre entre deux contrées femelles, l’une connue et asservie et l’autre en réserve, proliférante* et forestière. Puis, comme il n’avait pas assez de ce qu’il avait déjà accaparé, il décida qu’il dominerait la terre tout entière, arbre et forêt et, avec elle, tout ce qu’elle contenait, ses oeufs, ses nouveau-nés et toutes ses productions.

Investir. Spéculer. Former projet de faire fructifier. Entourer la place pour s’en assurer la maîtrise. L’entourer dans les remparts de pierres. La revêtir de soi. La garnir de son discours pour la faire soi. L’entourer de toutes parts pour la féconder et la rendre pareille à soi.

Germination des germinations dans le chaudron glaciaire de sa tête comme ol* errait en tous sens, l’idée lui vint que peut-être, ces formes, ces signes, ces traces, ces fragments de matière vivante et mécanique, il pourrait peut-être...

0202.- Lorsque l’Explorateur atteignit la plus haute des terres que ceux qu’il connaissait avaient jamais pénétrées, il apprit qu’un Roi indigène régnant sur ce lieu-là gardait chez lui un manuscrit rédigé dans une langue disparue. Il le tenait des Pères de ses Pères, et le sens en aurait été perdu si l’un de ces ancêtres n’avait pris soin de le traduire dans la langue du Conquérant des Conquérants.

Quand les grands-prêtres virent les fumées, les fumerolles, les nuées ardentes et bleutées s’élever au dessus du glacier, ils avertirent le Roi que sa fin était proche. Vermisour*. Ecpactole*. Fluoresceine*. Comment reconnaître dans ces vapeurs environnant la crevasse, l’annonce de la fin?

Pourtant, de votre forme, sur le névé je me souviens. Juste assez pour reconnaître dans les mots nouveaux nés, la forclusion du sens. Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort du cerveau pour mettre en ordre la source des mots, mais la matrice fume, chaotique et désertée. Et comment reconnaître dans ce chaudron glaciaire, le lieu noir et fumant de la nouvelle conformation*?

En la matrice thin* geste. Du verbe gester tombé du dictionnaire qui ne connaît plus que la gestation insensible au drame du foetus enfermé dans la pensée polaire.

Du nombril du monde, à tout jamais, elle s’en souvient.

En son ventre jon* bouge, jon* geste, jon* gesticule, jon* gère, j’ongère*, et j’on* digère par le cordon unique, l’espace inorienté, confusion sans autre repère que ce pôle, le lieu où ol* et thin*, la même, jon* sommes au lieu du même éternellement.

27.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de ces grondements, de ces fumées ardentes, de ces jets de cailloux brutalement refroidis et de cette neige qui fond plus vite que la terre ne peut en forme de rivière, absorber cet écoulement.

Non qu’elle n’essaie un moment, car sinon ce ne serait pas la terre, et comment penser que puissent survenir des flots dont les eaux ne s’écouleraient pas, puisqu’il faut bien que tous les fleuves aillent à la mer, mais cette masse d’eau congelée suspendue au-dessus des vallées est déjà en soi un défi à la pesanteur.

0203.- Et l’Explorateur le sait bien qui mesure, soupèse, évalue et note dans son carnet toutes les informations pour faire que cette masse, en fusion pourtant, reste du côté de la mensuration. Il s’y emploie de toutes ses forces, avec sa gourde et son piolet, son chapeau et ses vêtements, ses lunettes, son cadran et son sextant.

Sa boussole aussi, encore que sur le rebord du volcan où il se trouve, cela ne lui soit pas d’une grande utilité de savoir où est le Nord, car ce qu’il contemple, ce n’est pas le pôle polaire, mais le centre fumant et chaotique où se refond toute la matière.

Comme le Géographe était penché sur la pierre qui surplombait l’abîme, et contemplait le spectacle lugubre d’autres cimes et d’autres gouffres dans le fond du premier cratère, il advint que la terre s’anima plus fort que les rivières ne pouvaient le concevoir.

Pas faute pourtant des habitudes qu’elles avaient car des eaux boueuses et nombreuses depuis toujours, elles en voyaient des folles et des résignées, des placides et des luttantes*, toutes animées du désir de survivre, mais pas toutes décidées à combattre jusqu’à la mer.

Des eaux boueuses et nombreuses, il y en avait depuis toujours, peut-être pas vraiment depuis toujours, car l’existence même des cours, des lits et des traces, des gaves et des cascades, des ravines et des vallons, des vals, des vallées, des combes, des rios, des rious, des ruiz, raconte à elle-seule l’histoire de ces eaux-là.

D’abord, il partagea les eaux qui coulent dans un sens de celles qui coulent de l’autre, et il leur répartit la terre en tous lieux, des deux côtés de cette ligne de partage, mais il avait oublié celles des glaciers et des volcans, massives et fumantes, qui pouvaient brutalement sans couler s’abattre toutes entières d’un seul coup sur les vallées.

Je m’abandonne à Toi, le bricoleur de l’univers.

28.- La matière animée du désir de survivre se nommerait de ce nom qui n’a pas encore de nom, si c’était ce nom-là qui regroupe cet amas, cet agglomérat*, cet agrégat, ce magma, cet ensemble de matière en fusion de tuyaux, de pédaliers, de rustines, de robots, de cicatrices, de caoutchouc, de roues, de greffes et de toutes les articulations qui, dans ce grand corps d’insecte vipérant*, tentent leur mise en place, sans la trouver pourtant.

0901.- La terre avec son atmosphère forme un seul tout qui se compose d’un certain nombre de corps simples. Ces corps ou ces matières n’existent qu’en quantités très inégales et la plupart du temps, sous forme de combinaisons. Ils constituent de cette manière la diversité infinie des objets qui nous entourent. Car de même que le petit nombre de lettres de l’alphabet permet, en variant leur composition, de former un nombre infini de mots dans les langues les plus différentes, de même ces matières unies en groupes différents, représentent sans exception tout ce qui, ne fût-ce que comme partie de la matière, se présente à nos sens, n’importe sous quelle forme ni de quelle manière.

Je te salue, la matrice de l’univers, la dernière glaciation.

Comment ces monades énervées pédalant en tous sens, sous le téléphérique, sauraient-elles ce qu’est ce grondement qu’elles ne différencient pas de celui de l’orage ni des eaux? Ce n’est pas seulement parce qu’elles ont les oreilles couvertes de clapets métalliques pour s’écouter éternellement elles-mêmes, mais bien plutôt parce que le simple ne peut pas penser le complexe, ni le singulier le pluriel, à moins d’écouter ce que sa langue lui dit, l’existence d’un second et d’un deuxième. Et comment cette monade, ivre d’elle-même, de puissance et d’indifférence, le croirait-elle, puisqu’elle confond le pouvoir et la puissance, et pédalant le long de la rimaye, croit conquérir le glacier?

Je m’abandonne à Toi, l’arpenteur de l’univers.

Mais la main amoureuse de l’art ne peut se contenter de ce premier trompe l’oeil, car si elle s’y résignait, on verrait bientôt qu’entre la toile de fond et les vivants, la faille baille, révélant l’enchevêtrement des plans qui menace de rendre factices, d’abord les lointains, puis par rapprochements successifs, toutes les enceintes de la forteresse.

Ainsi, la main amoureuse de l’art s’emploie-t-elle à étendre bientôt à la ronde, sur toutes les murailles, des touches et des plaques de beige gris violacé, ou de vert, plus ou moins sombres selon les déclivités du terrain. Ainsi, sur le replat, a-t-elle pris soin de mêler le plus adroitement possible, la dernière rocaille millénaire, et les commencements de la jeune herbe, la faisant d’abord jaune, la jeunette, puis intensifiant la couleur, quitte à la passer en plusieurs couches de plus en plus épaisses, de la couleur reine-claude, jusqu’au vert soutenu des conifères, avant de sombrer dans le vert bouteille dont elle n’est pourtant pas très sûre que ce soit exactement la nuance qui convienne.

C’est dans ce premier tapis d’herbe que s’écoulent les eaux qui sourdent des rocailles, dans un désordre complet et forment filet d’eau, entrelacs calme apparemment et sans autre règle que d’atteindre la plus grande pente, là où toujours, toujours, se rassemblent toutes les eaux. Germination de germination ainsi les eaux de la terre s’écoulent-elles de la matrice de la terre.

C’est le premier matin du monde mais comment savoir dans cette aurore fumante où se trouve la ligne partageant les eaux et les eaux, car si du névé on voit la rimaye, de la moraine frontale, on ne voit plus que les vallées, ces gouffres et ces abîmes qui s’ouvrent tout en dessous et le fort tout en bas, gardant bien le passage.

Germination de germination les eaux de la terre se rejoignent pour faire fleuve, mais elles n’y parviennent pas toujours d’un seul coup et continuent un long moment encore à creuser dans les plaques vertes des sillons que, par endroits, quand brille le soleil, on croirait remplis d’éclats de verre, pour faire un jardin minuscule sur le rebord d’une fenêtre.

C’est ce que peut croire l’oeil, s’il continue à divaguer dans les confins lointains où de nouveau les masses blanches et grises s’estompent dans la brume à la limite du ciel. Mesurer à cette aune-là, le ruisseau miniature apparait l’invention d’une domptation* de la nature, ou qui sait, par jeu, sa volontaire et factice reproduction.

C’est ce que pourrait croire l’oeil qui s’abandonnerait à la rêverie sans faire le va-et-vient entre la toile peinte qui sert de décor et les vallées en contrebas. Car, entre les deux, le ruisseau coule vraiment. D’abord dans la prairie où commencent les arbres par d’étranges bouquets de sorbiers dont on se demande ce qu’ils font là, troncs rougeâtres couchés par le vent. Ils feraient penser à des eucalyptus mais ils n’en n’ont ni la taille, ni l’odeur, ni les longues feuilles argentées.

A travers cette germination d’arbres, le ruisseau commence à couler vraiment. C’est là qu’on peut parler d’un rio, d’un riou, d’un ruiz, d’un quoi donc qui coule dans la prairie entre les rocailles millénaires et les pédaliers? Nommerait-on souffle, l’effort de l’eau pour se rassembler, faire souche et commencement? Nommerait-on souffle ce qui cherche à s’inventer un lieu, une place, un endroit, une parcelle de territoire qui soit sienne et dont on puisse dire, elle est en propre, car on y instaure et maintient son ordre?

29.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de cet effort pour instaurer un ordre à soi, propre à soi et rien qu’à soi, au milieu d’une forêt exténuante et extérieure de choses, d’êtres, de désordre, d’atomes et de chaleur dont on peut dire, cela ce n’est pas moi, ce n’est pas mon ordre, ce n’est pas ce qui peut être intégré à moi.

Ainsi pense le ruisseau quand il se fraie un chemin entre les roches et cette pensée s’appelle lit, lorsqu’elle s’affirme assez pour qu’on puisse dire le lit du torrent. La trace de la matière animée du désir de survivre se nommerait le lit si le lit était le nom de l’écriture que le souffle du mouvement laisse sur le monde.

Mais du mouvement, l’arpenteur de l’univers n’en veut point, hors celui dont il a le commandement. Car le vivant en mouvement lui échappe, comme ces corps vivants chaotiques en perpétuel remuement*, ô l’errance du troupeau qui chasse le troupeau, ô l’errance de toutes ces bêtes en quête de leur commune dévoration. Hélas!

Dans la prairie, se fraie le lit du torrent pour faire trace des eaux rassemblées d’avoir fondu du glacier et traversé la moraine frontale, le barrage, la coupure, de tous les débris arrachés, car il faut bien tout de même qu’au long du temps, la terre se fragmente, s’assouplisse et dégénère. Car sinon comment les espèces nouvelles et parturiantes* prendraient-elles pied sur une terre immobile et glacée?

Il ya là presque autant de rochers que d’eau et par moments même bien davantage quand le lit se fragmente, se déclive* et se sépare pour se retrouver plus bas encore, ne cessant de franchir d’étranges barrages végétaux, d’arbres, de mousses et de calthas, des paquets d’herbes indéracinables et de troncs dont on ne sait si ce sont les eaux folles qui les ont arrachés ou des tentatives de ponts primordiaux, trop sommaires pour avoir résisté au temps.

0204.- Pourtant poursuivant son chemin, l’Explorateur s’étonne de les découvrir, tous de lianes et de branches. Il a peur. Et quand il voit comment les indigènes allègres sautent et courent en les traversant, il a honte.

Je m’abandonne à Toi, l’admirateur de l’univers.

Croûte la plaie, lorsque la glace se brise rendant le cadavre en forme de littérature. Que le jour se lève et que le monde commence. Que toute liane fasse pont pour enjamber l’abîme, que toute phrase fasse sens pour animer le gouffre.

Je m’abandonne à Toi, l’aménageur de l’univers. De votre idélonne* à la surface du névé, je me souviens. C’est vous qui avez tendu les câbles métalliques entre la cime et la vallée, comme je gisais défaite et verglacée.

Je m’abandonne à Toi, l’ingénieur de l’univers. On. En. Un. L’effort de l’homme pour inventer le monde, fût-ce hors l’humanité.

0701.- L’acier nous offre un des exemples les plus frappants du changement qu’un arrangement différent des atomes amène dans les propriétés d’un corps. De lui-même, l’acier possède les propriétés du fer en barre. Il est mou, très malléable, mais plus fusible que ce dernier, car il fond de 1 200° à 1 400°.

Sa couleur est d’un gris blanchâtre, mais il prend un poli extrêmement beau qui lui donne un vif éclat. Si l’on refroidit subitement l’acier chauffé au rouge en le plongeant dans l’eau, ce qu’on nomme tremper, toute la nature de l’acier est pour ainsi dire transformée. Car il devient alors cassant au plus haut degré. Il n’est plus malléable, mais il est alors plus dur qu’aucun autre corps à l’exception du diamant ou de l’alumine cristallisée, oxyde d’aluminium Al2O2.

Lorsque l’acier poli est chauffé, il change de couleur et devient successivement jaune paille, jaune foncé, orange, rouge, rouge foncé, violet, bleu et enfin bleu noir, les couleurs plus foncées correspondant toujours à des degrés de chaleur plus élevés. Ainsi pour fabriquer les couteaux, va-t-on jusqu’au jaune paille, les rasoirs au jaune doré, les ciseaux et les haches au rouge pourpre, les ressorts de montre au bleu clair et enfin les lames jusqu’au bleu foncé.

30.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si on pouvait nommer souffle ce magma où se mêlent la bouche sombre du volcan fumant de fumées jaunes et bleuâtres, l’effort de l’Explorateur pour mesurer encore ce qui peut l’être, non pour l’épargner, mais pour le connaître, ce troupeau de vélocipèdes errant sans but et sans berger et toutes ces eaux qui tentent les unes et les autres, se groupant, de rejoindre la mer.

31.-La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était ce mélange de mémoire et de nourriture. Et il l’est, car c’est bien par la même excavation profonde que passe ce qu’Elle donne, et ce chant, cette vibration sublime du gosier et de la poitrine. Et comment La retrouver une fois perdue, si ce n’est dans cette contemplation féroce du monde, où tout ce qui est doit lui appartenir. Fût-ce par l’oeil seulement, vague et flottant.

Car, pendant qu’il regarde, l’angoisse s’apaise, l’angoisse d’être séparé d’Elle, la Grande Toute qui lui promettait pourtant monts et merveilles, comme il tanguait dans ses bras pour être avec Elle, le bateau et la mer. De sa mère, il se souvient, vague et errant sur la terre de sa pensée.

32.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était ce mouvement qui anime la matière et la pousse à fusionner, atomes et molécules, électrons, et toutes les particules attractives et mémorantes*, qui se souviennent d’autrefois avoir gesté ensemble dans le même creuset, cratère et chaudron. Et encore faudrait-il mettre de l’ordre entre ce qui aspire, et ce qui respire, ce qui attire à soi, et ce qui se souvient.

Mais comment pourrait-on dire que la mémoire n’est pas ce qui amène à soi? Car dans l’ordonnancement qu’il fait du monde, comment ne pas croire que d’Elle, la Grande Toute, il se souvient? Comment ne pas croire que dans son acte de détruire et de souiller, ce n’est pas sa haine qu’il remémore, car il croit qu’elle l’a abandonné, lors que c’est lui qui la refoule et qui la nie?

C’est qu’il confond le second et le deuxième, le second n’est pas la numérotation de l’univers, se mensuration, sa mesuration*, sa numération. Le second n’est pas l’intercalaire entre le un et le trois. Le second est le rejeton enfant à côté de sa mère. Il n’y a pas un, deux, trois, mais seulement elle et lui, Elle, la toute puissante, et lui le second, condamné à vivre d’Elle, ou à mourir. Du moins quand il est petit. Et grandir, il ne veut pas.

La pensée en deux n’est pas la pensée du monde, mais la rage de l’enfant décidé à se faire prendre en compte, la pensée en deux n’est pas la pensée du monde, mais le désir de l’enfant d’être au monde, quand il identifie Sa Mère et le monde. En sa rêverie et sa contemplation, du troisième terme il n’y a pas. Du troisième terme, il peut bien ne jamais y avoir. Du troisième terme, il peut bien ne pas avoir l’idée, tout à l’idée qu’entre lui et Sa Mère, l’espace honni doit être aboli. Et comment du monde aurait-il l’idée, puisqu’Elle, Elle est sans pouvoir, captive et asservie?

Spéculer, observer la place à conquérir, l’investir, l’entourer de toutes parts, la faire sortir d’elle-même pour qu’elle produise, geste, se reproduise et propage ses greffons à tous les bouts de l’univers.

Investir. Spéculer. Former projet de faire fructifier. Entourer la place pour s’en assurer la maîtrise, l’entourer dans les remparts de pierres. La revêtir de soi. La garnir de son discours pour la faire soi. L’entourer de toutes parts pour la féconder et la rendre pareille à soi.

Consumere: manger, gaspiller, détruire. Consummare: faire la somme, le total, achever, accomplir, rendre parfait.

Du mal, je ne sais rien, mais tout de la dévoration.

Dans la matrice cybernétique, l’apprentissage de la consommation, l’exhibition, la destruction. La production infinie d’images fragmentées et recomposées. Dans la matrice cybernétique, la production infinie d’informations multipliées. Dans la matrice cybernétique, mixtage* à l’infini des textes et des sons recomposés.

Concentrique et fragmentaire, la germination. Prolifération d’informations, sans autre raison que le débordement, la consommation, la consumation.

Le livre lui-même ne se fait pas. Il baille, ne retenant plus dans ses remparts de pierre l’inondation de la pensée polaire.

Au coeur du même je suis éternellement.

0802.- L’origine du nom Arnica est assez obscure. Peut-être est-il une déformation du grec Ptarmica: qui fait éternuer. Inconnue dans l’Antiquité, la plante a été pour la première fois citée par Sainte Hildegarde. L’arnica, que certains au XIXe siècle ont appelée, en raison de ses propriétés fébrifuges le quinquina du pauvre a été reconnue de nos jours comme un toxique violent de la plupart des viscères et du système nerveux. Aussi, faut-il le réserver à l’usage externe, tant chez l’homme que chez l’animal, sauf sur prescription médicale. L’arnica est une plante vivace des montagnes dont depuis toujours les paysans fument les feuilles. Substituées au tabac, elles rendent service dans les cures de désintoxication.

Un peu plus bas, dans le ronronnement de la télécabine, un foisonnement d’images, un emmêlement d’idées. Un magma de sons et de voix rauques où manquent pourtant l’appel des gosiers, la vibrante plainte, la modulation vibratoire, toute de noeuds et de ventre, pour dire d’Elle, la Grande Toute, jon* se souvient.

Mais non, justement, il ne s’en souvient pas, ou plutôt il ne veut pas s’en souvenir, car il craint, si cela était de ne plus pouvoir vivre. Car comment sur la terre chaotique errer et divaguer en sachant que cette errance n’aura pas de fin, depuis que sa seule patrie, sa matrie*, il l’a perdue?

Je m’abandonne à toi, le contempteur de l’univers.

Plus bas encore, le ronronnement du téléphérique est couvert par le ruissellement du torrent passant de pierre en pierre dans des coulées d’eau blanchâtre plus blanche encore à certains endroits, quand elle tombe d’une pierre plus haute. Elle prolifère alors en bulles d’air agglomérées plutôt sombres, lorsque des pierres noires ménagent des replats.

Le cours du torrent est constitué de plusieurs voies d’eau hétérogènes. Si l’on peut discerner dans les flots un écoulement principal, cela ne l’empêche pas d’être constamment croisé par des voies connexes dans un treillis de flots et de rochers couverts de mousse. Le lit est encombré d’arbustes dont la Flore ne donne pas les noms, et dont on trouve la réplique sur les rives escarpées.

Les conifères débutant dans cette partie du paysage ont encore, eux-mêmes, un peu de mal à se maintenir et l’enchevêtrement de leurs racines est, le long de la rive, mis à nu par l’érosion. Pendant verticaux et désolés, ces rameaux normalement souterrains cherchent à rejoindre les eaux en contrebas. Mais ils n’y parviennent pas, parce que la déclivité du terrain, à cet endroit-là, est trop forte.

Ca et là, la pierre s’effrite et, dans les failles, s’installent des herbes de tous acabits, disputant vaillamment la place aux rhododendrons. Dans les lieux conquis, elles la préparent pour les myrtilles qui plus bas encore constituent en rang serré, un peuplement indéracinable.

0803.- L’ancolie. Aquilegia vulgaris. Aiglantine, colombine, cornette, cinq doigts, gants de Notre-Dame. Renonculacée. L’ancolie a toujours fait rêver les poètes et ni Ronsard, ni Chateaubriand n’ont pu résister au triste charme de son nom. C’est une plante romantique au feuillage délicat qui aime la fraîcheur de l’ombre. Dès la fin du printemps, elle se couvre de fleurs aux fragiles couleurs bizarrement composées de cinq cornets prolongés chacun par un éperon recourbé. C’est sans doute lui qui lui valut son nom. Il dérive du latin aquila, aigle, car son extrémité est crochue comme le bec ou les serres de ce rapace. D’autres justifient cette appellation par la réputation que la plante avait autrefois de rendre la vue très perçante. Les homéopathes la prescrivaient lors de certains dérèglements nerveux. De nos jours, son utilisation est restreinte car la plante, particulièrement les parties aériennes et les graines, contient une substance dangereuse.

33.- La matière animée du désir de survivre, se nommerait le souffle si le souffle était l’effort de la pensée pour exprimer cette fumée, cette vapeur, cette aération, ce mélange d’opacité et d’humidité, cette... manquent là les mots pour dire ce qui est vanné quand l’être pensant pense s’en être enfin séparé.

De cette terre glaciale et fumante, pourtant, je me souviens. Nul ne peut dire le corps qui grésille et se cadavérise. Le champ de la guérison est inconnu à l’agonisant. L’odeur de la mort ne peut être mémorisée par qui décide de vivre, à peine de mort.

34.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de la pensée renonçant pour survivre à la moitié d’elle-même. Elle y renonce, car sans ce renoncement, la brûlure des chairs monterait jusqu’aux cieux, comme l’ultime sacrifice. Car sans ce renoncement, la glaciation renverrait pour toujours dans les marais du Cocyte où gèlent les larmes des damnés.

35.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de cette volonté de résister à ce qui tue. Mais comment la chair étonnée peut-elle tout ensemble résister à ce qui la brûle et qui la pétrifie? Car lorsqu’elle s’humidifie pour ne pas partir en fumée, elle s’expose à glacer plus profondément encore de toute la surface de ses eaux ruisselant sur la rocaille.

Comment le glacier peut-il s’étendre et la lave bouillonnante également? Et cette contrairation* pourtant de la nature, cette montagne fumante de glaciers agite l’esprit au point de lui faire perdre la raison. Car comment la raison pourrait-elle concevoir ce qu’elle croit être sa négation, ce lieu où le troupeau de vélocipèdes n’a pas encore pédalé, sa mémoire, sa survie, sa réserve. Son gisement nourricier. En termes d’annulation, elle ne le peut. Dans l’alliance des contraires, elle le sait, mais elle n’ose.

Du placenta et du chorion, JE me souviens.

Dans la matrice l’apprentissage, dans la matrice la mémoire, dans la matrice l’ensemencement. Comment, dans cette caverne de cauchemar, trier ce qui nourrit, de ce qui tue? Dans la matrice cybernétique l’apprentissage de la consommation, l’exhibition, la destruction, la production infinie d’images fragmentées et recomposées. La production infinie d’informations multipliées. Le mixtage* des textes et des sons infiniment parcellisés.

Le chaos animé du désir de s’organiser se nommerait le souffle de la terre, si on appelait souffle cette fumée qui sourd des bouches non stabilisées, cette haleine vivante des chairs fusionnées, cette respiration du texte qui ne sait dire autrement, dans cet oeil vide, dans cet angle mort, dans ce point aveugle, germine l’autre temps, la nourriture même de l’empoisonnement.

Comment dire ce que nul ne peut entendre? Comment ce troupeau de pignons, de rouages, de tuyaux, de rodons, de greffes, de poulies de tous les pédaliers écouterait-il le grondement qui sort de la grande bouche béante? Comment écouterait-il ces vermisour*, ecpactole*, considéor*, libertamouchi* qui ne renvoient à aucun sens connu?

Comment l’esprit sans être l’esprit considère-t-il ces fumées inconnues qui fumerollent* au-dessus des rocailles et qu’il a déjà tant de mal à atteindre, même en pesant de tout son poids sur son guidon déraillé? Et que dire de la main amoureuse de l’art qui par pitié, compassion, commisération, a répandu dans tout le paysage ces taches de couleurs sombres et vertes pour lui faire croire à la végétation?

Je m’abandonne à Toi, l’enjoliveur de l’univers, l’artisan de la beauté, le faiseur de baumes, de philtres et de quimbois*, le vaporisateur des idées, le contemplateur de la forme, l’adorateur des idoles.

Et que dire de la main amoureuse de l’art qui, par pitié, compassion, commisération, a répandu dans tout le texte ces images sombres et vertes pour faire croire à la civilisation?

Je te salue la poésie de l’univers, la poudre divine donnée à qui veut vivre sans détourner les yeux du cloaque noir et fumant.

Vermisour*, ecpactole*, libertamouchi*.

Je m’abandonne à toi, l’inventeur de l’univers, le contempteur du mystère, le manipulateur du langage, l’orfèvre des poisons.

Dans la matrice cybernétique, une autre langue est à l’oeuvre, hors le temps de l’éternité. Du troisième terme, la nouvelle glaciation, je me souviens.

En la matrice noire, la grande forme publique et informelle.

0902.- La germination est le retour à la vie, le réveil de la graine. Pour qu’elle s’effectue, il faut de l’humidité, une chaleur suffisante et la présence de l’oxygène. L’eau joue un rôle multiple, elle ramollit les téguments, les dispose à se rompre, elle dissout les parties solubles et gonfle les parties charnues, elle prépare l’assimilation. La graine sèche est à l’état de vie latente. Les échanges chimiques sont impossibles tant que la quantité d’eau n’est pas suffisante.

A cet endroit-là de son cours, le torrent s’excaverne* entre deux parois abruptes qui se dressent de part et d’autres verticales comme des bornes terribles qu’il convient de ne pas franchir, à peine de la condamnation qu’on pressent. Raides et majuscules, ces limites sembleraient sans appel si la raison ne savait que cette vallée n’existe que parce que le cours d’eau lui-même l’a taillée, en un temps autre.

De son passé glaciaire, le paysage entier se souvient. Dans le corps érodé de la montagne, reste indélébilement la marque du passé, historique pourtant si on veut bien admettre que l’écriture peut-être aussi la trace du corps sur lui-même et en lui-même, une mémoire à conserver et non une inscription sur le monde, hors de soi pour en prendre, soi, la possession.

Le torrent s’enfonce entre les masses compactes de roches entaillées. Mais d’un côté et de l’autre, la végétation n’est pas la même. De loin, elle semble uniformément peuplée de conifères, mais ce n’est pas exactement l’exacte réalité. Car d’un côté, on trouve une forêt sèche d’éboulis et de pins sylvestres, et de l’autre plus humide, une couverture de mélèzes et d’épicéas. D’un côté ou de l’autre, en nomes* inégales selon l’altitude et l’ensoleillement, les ononis voisinent avec les astragales, les raisins d’ours, les myrtilles, les lys orangés et martagons, sans compter la présence de la prénanthé pourpre et de la véronique qui pousse presque partout.

Les glaciers adjacents ont créé des verrous qu’entaillent des cascades chutant à leur tour verticalement avec des chuintements mouillés évoquant d’autres langues. Les vermisour*, ecpatole*, libertamouchi* en paraissent alors un peu inquiétants d’autant plus que cette vallée suspendue se balance là comme une nacelle entre le ciel et la terre.

1001.- Le caméléon n’a reçu presque aucune arme pour se défendre, ne marchant que très lentement, ne pouvant point échapper par la fuite à la poursuite de ses ennemis, il est la proie de presque tous les animaux qui cherchent à le dévorer. Il doit par conséquent être très timide, se troubler aisément et éprouver souvent des agitations intérieures plus ou moins considérables.

On croyait du temps de Pline qu’aucun animal n’était aussi craintif que le caméléon et que c’était à cause de sa crainte habituelle qu’il changeait souvent de couleur. Ce trouble et cette crainte peuvent en effet se manifester par des taches dont il paraît tout d’un coup couvert à l’approche des objets nouveaux. C’est au plus ou moins de chaleur dont il est pénétré qu’il doit les changements de couleur qu’il éprouve de temps en temps.

En général, ses couleurs sont plus vives lorsqu’il est en mouvement, lorsqu’on le manie, lorsqu’il est exposé à la lumière du soleil très chaud dans les climats qu’il habite. Elles deviennent au contraire plus faibles lorsqu’il est à l’ombre, privé des rayons du soleil ou au repos. Il pâlit toutes les nuits, parce qu’elles sont toutes plus ou moins fraîches. Il blanchit lorsqu’il est mort, parce qu’alors toute chaleur inférieur est éteinte.

36.- La matière animée du désir de survivre fût-ce coupée de sa mère-matrice* la terre nature se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de cette respiration suffocante par laquelle l’espèce vivante s’agglomérant tente de s’arracher hors du sol, pour être ensemble hors-sol, et encore pas tout à fait car il semblerait qu’une partie reste au sol et sur le sol, la biomasse fusionnante reformée* par le grand logiciel.

Je m’abandonne à Toi, le commencement de l’univers.

Est-ce de là que vient l’inquiétude sourde que ne peut pas seulement expliquer le chuintement mouillé de cette langue autre apparaissant brutalement dans des espaces compacts au milieu de la langue existante, caillots, nodules, pierres vertes proliférant de plus en plus nombreuses sans qu’on puisse en localiser la mine, car ceux qui les portent se contentent de dire qu’elles leur viennent d’ailleurs. Et si on insiste pour le savoir, parce qu’on a l’intuition que, là, maintenant, s’établit la faille séparant le monde d’en le monde, du monde hors le monde, pour désigner la source de cette mousse vernaculaire, ils se tournent et montrent de leur épaule déployée les tréfonds obscurs de la forêt profonde.

37.- La matière animée du désir de survivre, se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de l’espèce en train de s’arracher à la domination de la matière, fût-ce la pesanteur, la pauvreté ou la mort. Comment nommer alors cette partie fusionnante qui respire encore et sert déjà à l’autre de gisement, sans qu’on puisse pour autant tout à fait reconnaître au simple port du costume ce qu’il en est?

Je m’abandonne à Toi, le costumier de l’univers. Je me souviens du vêtement que tu me donnas comme ayant prononcé en forme de trigonocéphale, le nom du désir qui me portait vers vous, vous me donnâtes en moire, taffetas et dentelle, une robe noire pour voiler ma nudité.

Est-ce de l’homogénéité de la vêture du troupeau errant et sans berger pédalant chaotique dans la rocaille millénaire que vient l’inquiétude, ou du chuintement des cascades adjacentes dont on ne comprend pas encore tout à fait la langue, même si on croit reconnaître de ci et de là des expressions et des tournures de la langue d’autrefois... l’arbre et l’écore....après la cognée...dans le même sabot...

Est-ce de l’homogénéité de la vêture de ces monades suant et peinant sur leurs pédaliers, clapets métalliques bouchant leurs oreilles, que vient l’inquiétude, ou du fait que leur errance semble n’avoir d’autres buts que sillonnant l’espace de la terre, maculer ce qui ne l’est pas encore et cela sans autre loi que faire trace sur ce qui n’a pas encore été approprié?

Approprier, rendre propre, prendre sur soi, à soi, rejetant ce qui ne l’est pas dans le sale, le commun. Propriété première des droits. Insurrection. Appropriation. Rendre conforme à son ordre. Rien d’autre.

Plus bas, comme le torrent s’engouffre pour passer le défilé sauvage qui l’amène à rejoindre la vallée principale, plus bas en contrebas, le monde s’élabore. Un appel à peine, un commencement de langage, un début de langue, une différenciation selon qu’Elle n’est pas là, ô que le monde est sombre, on-en-un, sans Elle je meurs, la Grande Toute donneuse de lumière et de sons, de nourriture et d’oiseaux, de vie et de rêve, dans ses bras, on est comme le bateau et la mer, contre son corps le monde s’illumine pour faire toujours entre les mots et la chair, un roucoulement de plumes et de jubilation de mots.

Je m’abandonne à toi la poésie, mère chaotique et rebelle, portant dans sa nacelle le souvenir des anges, leur image, leur simulacre, leur idole, leur idélonne*. Je m’abandonne à Toi la Grande Toute, l’organisatrice de l’univers, mêlant dans mes gâteaux le lait des chèvres capricieuses et la farine sage des épis installés.

Un peu plus bas la montagne se partage entre l’adret et l’ubac. On-en-un, le cri premier inarticulé, un appel à peine, un commencement de langage, une première séparation entre la lumière et l’obscurité. Car Elle n’est pas toujours là ô ma*soleil, ma reine lumineuse, la mère des séraphins porteurs de trois paires d’ailes et de musique, car là où on est avec Elle, on est comme la bateau et la mer.

Un peu plus bas, la montagne se structure entre l’adret et l’ubac, lorsque le flot est déjà assez large, non pas pour s’appeler encore un fleuve, mais pour n’être déjà plus un ruisseau, même s’il n’occupe pas encore la totalité de son lit de cailloux, de pierres et de caillasses, là où le chaos commence à cesser pour devenir un paysage répertorié dans la nomenclature des hommes.

Des filets d’eau ténus et précaires cherchent leur chemin à travers des nappes de galets et on dirait que l’eau souffre encore, si on ne savait qu’au contact des cailloux, elle a peu à peu appris d’eux, la dureté et l’endurance, mais non l’indifférence, continuant à murmurer pour que par sa plainte, le monde sache qu’il est vivant.

Des filets d’eau ténus et précaires cherchent leur chemin à travers des nappes de cailloux et l’oeil qui flotte à la surface de la terre, non celui de l’Explorateur qui scrute et relève, rêve du mot qui conviendrait pour nommer le lieu du retournement.

La nature animée du désir de survivre, se nommerait le souffle si le souffle était le nom de ce retournement de la matière quand elle s’anime, non d’un coup, mais par un processus, une procédure, un protocole, un procès, un processeur... Un quelque chose en tout cas différent d’hier, un appel à peine, un on-en-un, un appel à peine, l’effort pour nommer ce qui me sépare d’elle ô Ma Reine, Ma Soleille*, Ma Grande Toute, entre Toi et moi désormais à tout jamais, la langue, le code, l’établissement d’un ordre, l’éloignement de Toi.

38.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était entre tous les noms de code de la matière en transformation, celui qui permet d’avoir accès à la compréhension. Car comment sans la voix se souvenir de ce qu’elle mettait entre les lèvres, le lait et les gâteaux, la parole d’un monde à l’autre, pour les faire la mémoire du même, éternellement.

Je m’abandonne à Toi, la cuisinière de l’univers.

Car comment sans la nourriture se souvenir de ce qui relie à la mémoire, la gorge, la voie, l’haleine de vie, la respiration, inspiration et expiration, est-ce sa soufflerie à Elle que j’entends gronder si près de moi, O La Soleille*?

Comment s’appelle le point de renversement, le retournement de l’équilibre, la mémoire jaillissant en un lieu où on ne l’attendait pas, le flot devenant petit à petit assez épais pour désormais déborder les cailloux sans trop de souffrance? D’où vient que le point de retournement, l’orthodoxie l’appelle le point critique? Est-ce parce que la simple égalité des eaux et des rochers lui paraît, à elle seule, une menace?

Je m’abandonne à Toi, le mystère de l’univers.

C’est encore pour un moment encore l’hétérogénéité des blocs irréguliers aux teintes variables, grises dans l’ensemble, mais gris beige, gris rose, et pas seulement tout à fait grises, avec ça et là des pierres d’un tout autre ordre, un peu vertes et même davantage, quand on les voit au fond de l’eau où, rutilantes, elles empêchent l’oeil de flotter.

39.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de cette convoitise du vivant sur ce qui l’environne et lui paraît propice à conforter son propre établissement. Et comment l’oeil lorsqu’il voit au fond de l’eau cette pierre verte différente de ses voisines, une rareté en somme, ne plongerait-il pas la main pour s’en saisir, et se l’approprier? Regarder, épier, espionner, surveiller, faire projet, rêver de faire produire: speculari. Spéculer.

Je m’abandonne à toi, la convoitise de l’univers gratuite et sans limite, l’économie.

Le point de retournement, le point critique, est-ce le lieu où ce qui était un, se fait deux, mais non le deux de deux égalités souveraines égalitantes*, mais le deux de la secondarité*, l’un se nourrissant de l’autre pour le vassaliser, le faire gisement, ressources, nomes*, biomasse à exploiter. Sans limite. Gratuite et sans limite, car la limite, il la hait. Elle lui rappelle le temps où, comme il l’appelait, ON-EN-UN, pour être avec Elle comme le bateau et la mer, Elle ne venait pas, et où il restait douloureux, abandonné à ses rêves peuplés de fauves et d’ombres.

40.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle; si le souffle était le nom de cet effort pour nommer l’effort de crier vers Elle dont je suis maintenant séparée. Mais adret et ubac, lumière et obscurité ne suffisent pas à dire ce qui coule entre les deux, les eaux de toutes les eaux rassemblées. De la langue chaotique et rebelle qui ne parvient pas tout à fait à dire ce que je voudrais, je me souviens.

Les cartes ne pas fausses, elles sont terrestres et marines.

Dans sa tête, il formata le monde entre deux royautés jumelles. Celle des cieux et de la terre, et encore pas toute car de celle-là, il réserva une part humide et végétante, dont il ne voulut plus se souvenir. A peine de mort. A peine du grand regret qu’il avait d’être séparé d’Elle, la Grande Toute, et du savoir que jamais, jamais, dans son antre caverneuse et vivante, il ne pourrait retourner.

Hélas!

Je m’abandonne à Toi, la nostalgie de l’univers.

Coulent, coulent, toutes les eaux de la terre pour faire fleuves et rivières et retourner à la mer. De nos ancêtres terrestres et marins, je me souviens. La langue aussi, mais pas assez pourtant pour donner nom au renversement, le point polaire où des fragments d’eaux douloureuses deviennent ensemble assez puissants pour cesser de souffrir, écrasés entre les cailloux.

Je m’abandonne à Toi, l’espérance de l’univers.

C’est que le point chaotique et rebelle n’est pas un point univoquement repérable, nommable, assignable, consignable, positionnable, cadrable et informatisable, mais un ensemble de noeuds jetés sur la mer. Et encore pas même un filet car ils ne sont pas tous de la même taille, ni de la même forme, ni de la même matière.

Ce sont parfois des morceaux de bois, des débris, des os de bêtes ou d’oiseaux, voire des amas pourrissant de végétaux. Et l’homme n’a pas de mots dans sa langue pour rassembler l’hétérogène. Paysage peut-être ou bien corps et encore, de ce qui lie le paysage et le corps, la mémoire des Ancêtres, le lien des matrices, la matrice des Mancêtres*, la matrie*, il ne veut pas se souvenir. Car comment pourrait-il faire gisement de ce dont il se reconnaîtrait le membre? Comment pourrait-il exercer sa convoitise sur ce qu’il connaîtrait?

Il s’en arrange pourtant confondant le monde et lui-même, l’appropriant, le faisant sien et faisant de sa mère matrice la nature, lui-même, et toujours plus, ingestion, gestion, digestion, mais pas assez pourtant, pour ne pas s’en tenir hors, et la maintenir en. Fusion sans cesse croissante pour confisquer les éléments utiles et nourriciers, dans une taxation sans limites. Imposition, hélas!

Logarchie*; logarchie*, de l’effort inouï pour concevoir ton nom, je me souviens.

Je m’abandonne à Toi, le grand questeur de l’univers. Je te salue la perpétuelle Question.

Dans la matrice cybernétique, la propagande de l’abondance et de la publicité. Sans réserve. Sans aucune part réservée pour soi-même. L’abondance du grand débordement. Consommation sans limites, le grand brûlement.

Du brasier, je me souviens.

Consumere: manger, gaspiller, détruire. Consummare: faire la somme, le total, achever, accomplir, rendre parfait.

Du mal, je ne sais rien, mais tout de la dévoration.

Dans la matrice cybernétique, l’apprentissage de la consommation, l’exhibition, la destruction. La production infinie d’images fragmentées et recomposées. Dans la matrice cybernétique, la production infinie d’informations multipliées. Dans la matrice cybernétique, mixtage* à l’infini des textes et sons recomposés.

C’est là aussi qu’on commence à voir les constructions désertées, les pierres entassées en un hameau. C’est du moins ce qu’on peut reconstituer en suivant les lignes de matériaux formant latéralement pièces et rues, portes et fenêtres et, à de rares endroits, des étages. Les arbres ont commencé à pousser au travers des lianes, les menus troncs blancs des cacaoyers, des peupliers, de ces plantes aventureuses qui les premières s’installent et colonisent, attendant que les bâtiments achèvent de s’ébouler et que d’autres espèces viennent les conforter dans ce premier établissement.

Colonisation. Chaotique et fervente, la nature a horreur du vide. Hélas!

Les gravats s’amoncellent ou plutôt des pyramides de débris, de poutres, de madriers, de feuilles de palmiers et de fougères. Et l’oeil averti peut, au milieu de cette conurbation dendritique, distinguer les restes d’une église, peut-être celle d’une mission aujourd’hui abandonnée dont la croix a été jetée à terre mais qu’on peut quand même identifier à cause de la forme des fondations en blocs plus importants. A cause des ogives aussi et de la barre métallique où devait pendre la cloche.

Je m’abandonne à Toi, l’architecte de l’univers, le sonneur de tocsin et de glas.

Ce sont peut-être les ruines d’une mission, cette agglomération de pierres alignées et de madriers. On pourrait le croire, à cause des restes de l’église dont la forme est reconnaissable au dessin du soubassement, bien qu’on soit étonné d’en trouver une à si haute altitude et qu’on ne puisse être certain de la nature de cet établissement là. Un oeil exercé qui se laisserait flotter à la ronde dessous la végétation et les éboulis, pourrait, pourvu qu’il consente à interpoler entre les affleurements, distinguer des terrasses circulaires qui feraient plutôt penser à des agglomérats indigènes.

0205.- Que le jour se lève et que le monde commence! Marchant d’un pas égal dans la vallée suspendue, mesurant et notant, l’Explorateur tente d’ordonner le monde. Je m’abandonne à Toi, le géomètre de l’univers.

41.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était en elle-même ce qui s’oppose à fusionner avec ce qui l’environne et prend sur elle de résister assez, s’arc-boutant contre le magma pour dégager en elle, et contre elle, la possibilité de faire livre.

Le nom du point de retournement, de retournation*, du point critique comme le nomme l’orthodoxie, est-ce le noeud autour duquel se constitue l’oeuvre, écrite ou parlée, gestuelle certaines fois, en tous cas, l’acte par lequel l’actant* au monde, pas toujours l’acteur, met entre le monde et lui la distance minimum qui permet l’agencement, c’est à fire, in fine, la forme?

La forme éclatante du soleil. Hélas!

Car la forme de Ma Soleille*, je ne la connais pas encore, et c’est en ce lieu-là pourtant que le texte se noue. Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort du cerveau pour concevoir dans la forme de l’époque, la fin de l’époque, et faire par cela l’oeuvre de la nomination.

Apocalypse. Révélation. Hélas!

Germination des germinations, est-ce vrai qu’une oeuvre ne peut se clore que sur sa limite, ce à quoi elle a renoncé pour établir les règles, les lois, les contraintes, les signes et tout ce qui lui permet de se faire entendre de l’époque, et qui sait, d’elle-même?

Ainsi nomme-t-on folie ce qui ne peut être entendu, la résistance individuelle de l’être pour prendre sa forme à soi seul, monade ne voulant plus par quiconque être formatée. Anarchie, anarchie, de tes lèvres rouges dans la forêt sauvage, je me souviens.

Je me souviens aussi des batailles des Comtes et des Ducs construisant des places fortes, des remparts, des bouches à feu, des mâchicoulis, des créneaux, des donjons, des tourelles. Je me souviens de ces places qu’ils construisaient les uns contre les autres pour tenter les uns les autres de confisquer aux uns, aux autres, la biomasse. Je me souviens de ces noms d’autrefois, nomes, fiefs, circonscriptions. Demos, demos, de Ton sourire pâle, je me souviens.

Ce lieu serait charmant s’il n’y avait cette barrière fermant un pont de rondins sans rambarde, frise ou balustrade. Et ce pont semble d’autant plus inutile qu’il double un gué d’eau peu profonde et claire où barbote de la matière vivante construisant pour jouer, des bassins miniatures.

Quand les voitures passent, elle s’écarte, troupeau fragmentaire, abandonnant un moment l’édifice fragile que les roues des véhicules n’entament pas, non qu’elles y prennent intentionnellement garde, mais parce que la place est encore assez large pour qu’’il n’y ait point besoin de calculer. L’eau se trouble alors, comme les roues remuent le fond boueux, non du torrent, mais des abords et, un moment, les rives elles-mêmes s’en obscurcissent.

Nomes, fiefs et circonscriptions. Demos, Demos, je me souviens de Ton sourire pâle.

Je me souviens de vous, les mille noms du partage de l’univers.

Faites de la grammaire! disiez-vous avant de disparaître au bout de la jetée comme vous tentiez de l’extérieur de me montrer le Fort, le grand et/ou le petit, les huttes de pêcheurs transformées en hameaux, où je venais vous voir pour qu’envers et contre tout, le monde continue à être deux. Faites de la grammaire! disiez-vous mais vous ne donniez à aucun moment la règle qui aurait permis de séparer le bateau et la mer.

Et pour cause...

Vous parvîntes pourtant par endroits à l’assécher. Hélas!

0206.- Est-ce à cela que rêve l’Explorateur comme il contemple la scène, s’interrogeant sur l’anomalie de voir rassemblés dans le même lieu, dans le même noeud, les jeux et les pneus, les bassins de pierres et les gués, la matière vivante et le caoutchouc, étrangeté d’autant plus étrange que le pont de rondins est sans utilité, barré qu’il est sans autre raison semble-t-il que l’interdiction d’une portion du paysage.

Et dans ce décor de carton-pâte où tout est leurre, sauf les taches vertes qu’a peintes la main amoureuse de l’art pour que la douleur soit moins cruelle et que l’être entré dans la fragmentation souffre moins de se mêler au végétal, comment savoir si les forts qu’on voit en contrebas, le petit et le grand, ont été intentionnellement construits pour fermer les vallées et interdire le passage, ou bien s’ils se sont retrouvés là, par quelques modifications inouïes du paysage?

Un glissement de terrain, une éruption, une végétalisation*.

Je m’abandonne à Toi, la nouvelle glaciation.

Que le jour se lève et que le monde commence!

Matricée, la pièce en tas avec les autres, la matière première du vivant, mise en forme de bion* à gérer. Matriciée*, est-ce le nom du corps verglacé enfermé dans le glacis protecteur entre le grand logiciel et le monde?

Je m’abandonne à Toi, la mémoire de l’univers, dans la caverne blanche, j’ai gesté, jon* s’en souviens.

En son ventre, je bouge, je geste, je gesticule, je gère, j’ingère et je digère par le cordon unique, l’espace inorienté, confusion sans autre repère que ce pôle, le lieu où elle et moi, la même nous sommes au lieu du même éternellement.

Nombril du monde à tout jamais.

En la matrice, je geste. Du verbe gester* tombé du dictionnaire qui ne connaît plus que la gestation, insensible au drame du foetus enfermé dans la pensée polaire.

Du nombril du monde, à tout jamais, je me souviens.

La langue baille dans la faille où manquent les mots de la matrice, les mots du corps matricé, mis en forme, établi, formaté, constitué et qui sait, peut-être, de la chair matriciée*, celle qui se souvient de la torture de l’englobement en un lieu sans espace ni lumière.

Matriciant*, le grand réseau de cailloux tentant par tous moyens de fermer la route à l’eau. Mais elle passe quand même par mille chemins, d’abord suintant du glacis pour traverser la moraine, la rocaille, les débris, déjonctions*, déjections, dijonctions*, digressions d’un ordre post-ordem*, car comment nommer autrement les restes d’un ordre qui ne correspond plus à rien?

Comment savoir dans ce paysage où tout est leurre sauf ce que la main amoureuse de l’art a peint sur le décor de carton-pâte pour atténuer la douleur, si les forts qu’on voit en contrebas ont été, dès le début, construits là pour fermer les vallées appropriant l’espace, ou bien s’ils se retrouvent maintenant loin de toutes les eaux parce que, au fil des cataclysmes, la configuration a changé?

La nature animée du désir de survivre se nommerait l’évolution, si l’évolution était le nom de la matière vivante tentant de rejeter ce qui l’obsède, lui barre la route, l’empêche de vivre et la détruit.

Du mal, je ne sais rien, mais tout de la confiscation. O le questeur, comme je me souviens du bateau hors la mer!

Profiter, de proficere, avancer, progresser, être utile, réussir. Spéculer. Speculari. Entourement de la place pour s’en saisir. L’observer, l’épier, l’espionner, la guetter, la garder et la regarder.

Fetus, nom, naissance. Petits, surtout ceux de l’animal. Productions, au sens propre et figuré. Exemple: Fetus arborei, fetus animi, fetus Musarum, les productions des arbres de l’esprit et des Muses.

Fetus, feta, fetum, adjectif: fécondé. Ager fetus,  un champ ensemencé. Fécond en, terra feta frigibus: Terre féconde en moissons. Rempli de. Feta armis machina, machine remplie de guerriers.

La spéculation, l’objet investi, entouré de toutes parts, la place prise pour la remplir de soi, la faire fructifier, la faire proliférer des fruits de soi, jusqu’à ce qu’ensemencée, fécondée, engrossée, elle devienne soi, gonflée d’être grosse du foetus de soi, permettant de se bouturer, s’étendre, se répandre et se propager.

42.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de ce qui, dans la chair, refuse la mortification, l’enfermation*, et la dislocation. La chair animée du désir de ne pas mourir se nommerait le corps, si le corps était le nom de cette organisation.

Que le jour se lève et que le monde commence!

D’autrefois, avoir joué avec les grenouilles et les têtards, je me souviens. D’avoir été avec eux, en les feuilles et troncs de la forêt profonde, au bord des torrents, vêtue de fougères, leur reine chaotique et rebelle, dans le royaume des lieux abandonnés des bassins et des remblais jon* se souviens, comme toi et moi, j’étions* le bateau et la mer.

De ma mère la Terre, j’ai tout reçu, y compris et à l’exclusion de l’écriture, et encore, que dire de la langue maternelle, ô ma Matrie* suave et volatile! De ton corps de chansons, de lait et de gâteaux, de danses et d’aimance au fond des ravins profonds, je me souviens.

1002.- C’est dans les premiers jours du printemps que le lézard vert brille de tout son éclat, lorsqu’ayant quitté sa vieille peau, il expose au soleil son corps émaillé des plus vives couleurs. Les rayons qui rejaillissent de dessus ses écailles, les dorent par reflets ondoyants. Elles étincellent du feu de l’émeraude, et si elles ne sont pas diaphanes comme les cristaux, la réflexion d’un beau ciel qui se peint sur ces lames luisantes et polies, compense l’effet de la transparence par un nouveau jeu de lumière dont l’oeil ne cesse de se réjouir.

De nos baisers de lait et de gâteaux, Mère je me souviens!

Il n’y a pas de mot de la langue qui ne me ramène à toi, comme le bateau à la mer. Dans les fumerolles des fumées en suspension, la matière en fusion de la nouvelle glaciation. Structuration. Reformatage*. Transplantation.

Le monde n’est plus que l’effort de retrouver dans le chaos bouleversé de ce qui remonte de la mémoire, l’emplacement du fort où fut enfermée Elise.

1002 Suite. La longueur de la queue est égale à celle du corps. Le dessus de la tête est couvert de grandes écailles arrangées symétriquement et placées à côté l’une de l’autre. Les bords des mâchoires en sont garnis d’un double rang. Les ouvertures des oreilles sont ovales, d’un diamètre de quatre lignes et laissent apercevoir la membrane du tympan. Les écailles qui couvrent le dos sont hexagonales et plus petites, mais les angles en étant peu sensibles, elles paraissent presque rondes. Celles du ventre sont allongées et forment trente demi-anneaux ou bandes transversales. Treize tubercules s’étendent le long de la face intérieure de chaque cuisse.

Toute forme ronde me ramène à ton sein aujourd’hui dérobé. Hélas!

Dans les bacs en verre, tumeurs et bactéries, je geste, produisant envers et contre moi, élixirs et insecticides. Des corps gluants et caverneux, couverts d’écailles et d’humeurs visqueuses, je me souviens.

Faites de la grammaire! disiez-vous, comme vous laviez sur mon corps la pellicule fétide et organique des mots qui sourdaient* de tous mes pores, les vermisour*, ecpactole*, transamour*, pour les laisser égoutter huit ans, afin qu’ils deviennent phrases, puis texte, puis livre, enfin hélas, puisqu’à la chimie, l’alchimie, depuis le commencement, j’étais destinée.

Je m’abandonne à toi, l’orfèvre des poisons, le régent de l’univers, le fils soumis resurrectant*, le fils soumis de la grande déesse chaotique et rebelle. Vous ne m’avez laissé d’Elle que des cantiques terribles et passementés.

         

          Au ciel au ciel au ciel

          J’irai la voir un jour

          Je veux revoir ma mère

          Je veux revoir Marie

          Au ciel au ciel au ciel

         J’irai la voir un jour

 

Faites de la grammaire! disiez-vous, sans me dire qu’elle servirait un jour à exploiter jusqu’à ma maladie! Faites de la grammaire! disiez-vous sans me dire que vous cultiveriez sur vos paillasses blanches, les cellules enfollées de mon impossibilité à maîtriser et le corps, et la langue, comme une seule et unique chose.

Profusion. Ainsi le mot de la répandaison*.

De mon corps en larmes et de mes plaies suintantes, je me souviens. Du corps ennemi, l’hostie, l’économie cannibale, je me souviens. Hélas!

Je suis seulement parvenue à n’être point votre otage, votre garant, votre caution, la garantie que votre ordre soit juste et pire encore exact. De vos efforts pour arracher mon consentement, je me souviens.

Vos produits chimiques faillirent réussir là où vos coups avaient échoué. De vos bastonnades et de vos perfusions, je me souviens, comme d’une même et unique tentative de me ligaturer. Hélas!

0903.- La chimie est la science qui s’occupe de cette espèce de phénomènes qui produisent une modification essentielle dans les corps sur lesquels ils s’observent ou qui servent à leur production. Un morceau de charbon, ou un morceau de bois qui brûle, une barre de fer qui se rouille, subissent effectivement durant ces phénomènes des modifications tellement importantes qu’ils ont après coup complètement perdu leurs propriétés primitives. Lorsque dans le cours d’un phénomène chimique, un corps disparaît totalement, il en apparaît un autre à sa place, possédant d’autres propriétés et formant un corps nouveau. C’est là un caractère important propre à tous les fénomènes* chimiques. La rouille en laquelle le fer se transforme, diffère essentiellement du fer lui-même (0700).

Ainsi la prolifération, la production, la propagation, l’infini bouturage des plantes, greffons greffés et regreffés, graines plantées et fruits à profusion, l’ordre végétal s’étendant dans le grand corail des chairs fragmentées, recomposées. Fiction. La prolifération de la matière vivante, infiniment reproductée*. Maitrisée. Enclose. Matricée.

Du corps cannibale, l’émissaire émietté, jon* se souvient. Encore!

Investir l’autre de la mission de se perpétuer soi, le démettre, l’émettre, l’envoyer devant soi aux confins de l’univers, s’y projeter pour qu’il fasse écran entre le monde et soi, le transformer en miroir, en zone vide, en espace étanche, en ce qui est soi, sans être soi, ce qui prend sur soi, médiatise, intercède et intercesse sans cesse, entre la douleur du constat de l’autre et l’amour de soi.

Je m’abandonne à Toi, Narcisse de l’univers.

Génération des générations, les fumerolles et les grondements et comment sur le névé, le glacier, la rocaille, ne pas prendre peur en entendant le souffle de la matière tenter d’accaparer, plutôt que de mourir?

Je m’abandonne à Toi, le médiateur de l’univers, dans la perpétuité des perpétuités chaotique et fragmentaire, plantes et animaux, bombes et laves en fusion, cendres et dissolution, maelstrom de germination, tout fusionne, se sépare et confusionne, pour fragmenter et souder tout autrement.

Ce qui compte dit la voix ce n’est pas la séparation ni la fusion, mais l’ordonnancement des deux, le baiser suave et volatile du bateau et de la mer. Ce que tu vois, ne l’écris pas, scelle-le, il n’est plus temps, car celui qui regarde le grand escalier, n’abordera jamais au lieu où il est situé.

1003.- La couleur générale des iguanes est ordinairement verte, mêlée de jaune ou d’un bleu plus ou moins foncé; celle du ventre, des pattes et de la queue est quelquefois panachée. Ce lézard est très doux. Il ne cherche point à nuire. Il ne se nourrit que de végétaux et d’insectes.

Il n’est cependant pas surprenant que quelques voyageurs aient trouvé son aspect effrayant, lorsqu’agité par la colère, et animant son regard, il a fait entendre son sifflement, secoué sa longue queue, gonflé sa gorge, redressé ses écailles et relevé sa tête hérissée de callosités.

La femelle de l’iguane est ordinairement plus petite que le mâle, ses couleurs sont plus agréables, ses proportions plus sveltes, son regard est plus doux et ses écailles présentent souvent l’éclat d’un très beau vert. Cette parure et ces sortes de charmes ne lui ont pas été donnés en vain. On dirait que le mâle a pour elle une passion très vive.

Non seulement dès les premiers beaux jours de la fin de l’hiver, il la recherche avec empressement, mais il la défend avec fureur. Sa tendresse change son naturel, la douceur de ses moeurs, cette douceur, si grande qu’elle a été comparée à la stupidité, fait place à une sorte de rage.

Il s’élance avec hardiesse lorsqu’il craint pour l’objet qu’il aime et saisit avec acharnement ceux qui approchent de sa femelle. Sa morsure n’est point venimeuse, mais pour lui faire lâcher prise, on est obligé de le tuer ou de le frapper violemment sur les narines.

43.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle si le souffle était le nom de cette résistance à la dislocation, mais comment le cerveau saurait lorsque le monde se voile et les repères s’effacent, qu’à l’intérieur du corps, la boussole, elle, ne se dérègle pas.

Je m’abandonne à Toi l’attraction de l’univers.

Je me souviens de vous, mon pôle aimant et verglacé.

Faites de la grammaire! disiez-vous, oubliant que les saumons reconnaissent les fleuves à l’odeur. J’étais devenue comme eux, cherchant obstinément des eaux chimiques et nucléaires, perdue au milieu d’une humanité qui puait l’homme avec ostentation.

Vous disiez que la langue pouvait tout dire, y compris et à l’exclusion de sa propre mutation, mais vous ne donniez pas les outils pour conjuguer, au passé récurrent*, l’odeur vivante de la matière vivante.

La grammaire que vous m’enseigniez ne me permettait pas de dire que vous me révulsiez parce que vous sentiez l’humanité, non dans ses odeurs de sueur, d’urine, de merde aussi parfois, de liqueur blanchâtre et spermatique, de bouche avec tous ses aliments qu’ils fussent mâchés ou non, digérés ou non, mais plus profondément encore, de cette odeur de vivant que vous partagiez avec les oiseaux et les serpents.

De cela, je n’étais plus. Je m’efforçai de vous le dire, mais vous n’en aviez cure. Hélas!

Faites de la grammaire! disiez-vous, oubliant de me dire la douleur des saumons remontant vers la source pour mourir, et me faisant croire joyeux leurs sauts de franchissement des cascades et barrages. La remontée des saumons vers l’origine, ce n’était pas cela, mais une lente et douloureuse procession où, dans un ordre sacré et intangible, la harde peinait lourdement dans le courant, comme si de chaque battement de queue dépendaient les liens à transmettre et la survie de l’espèce. 1101. Et en effet elle en dépendait.

Et elle en dépendait tragique et millénaire. Ainsi l’écriture, où dans le ventre des mots je remontai vers la caverne aqueuse et obscure, paralysée par le courant, les produits innominés* et les irradiations chimiques que vous aviez déversés dans les eaux, croyant que toujours, infiniment, je retraiterai les déchets que vous déversiez sans compter. 1102.

Car pour ce qui était de remettre au monde ce que vous en aviez retiré, de remettre à neuf, corps nouveau, ô la nouveauté, ce que vous aviez abîmé, de rendre de nouveau intact ce que vous aviez sans vergogne déchiré et souillé, là, vous ne comptiez pas, l’ordre de la limite ne s’appliquait à moi que lorsqu’il s’agissait de m’empêcher, d’au monde, accéder. 1103. Hélas!

Faites de la grammaire! disiez-vous, prétendant séparer à tous jamais les fleuves et les rivières. La Roche Tarpéienne est près du Capitole. A mettre en latin et en italiques.

Ainsi écrivais-je fracturée et rebelle, tentant d’émerger de la nuit nucléaire, blanche et raide, où vous m’aviez cantonnée. Ainsi, toutes ces années, l’écriture, la solitude en plus, pas tout à fait pourtant, car comme veniez me voir, au Fort, le grand et le petit, vous me nourrissiez de la mémoire de ce que nous avions été.

Vous et moi. Hélas!

Car comme le ciel se couvrait de cendres et que les araignées folles voyaient depuis les bosquets la mer se gonfler de lave, trop occupés à nous regarder l’un l’autre, nous ne vîmes pas venir l’Envoyé. Vous, parce que les yeux rivés sur la caverne du monde, vous n’aviez de cesse de la maîtriser pour ne pas pleurer. Et moi parce que je recherchais sur votre visage les mots qui, dans la langue commune, persistaient à manquer.

Il y avait bien sûr serpette et faucille, machette et sabre, surin à la rigueur, dans les quartiers clos, mais manquait toujours l’instrument tranchant qui séparait le signe de la chair, me faisant fragmentaire et décentrique*, votre gisement nourricier. Ce nom qui manquait, était-ce tout ensemble séparation et fusion, le jeu contratorial* de vos puissantes mâchoires? Le Droit?

D’abord dans sa tête la glace congelante* et conservante*, fût-elle au-dessus du volcan, puis la moraine, traversée d’un filet d’eau, puis la détrempation* cherchant à faire ruisseau 03, cours d’eau peut-être, rivière au moins, torrent en tout cas, douloureux entre les bornes de la prairie d’abord, 04, des arbres ensuite 05 et de la vallée enfin 06.

Et comme il parvint à établir la continuité entre la source glaciaire et le torrent bientôt déserté par la matière vivante, il leur donna à tous un nom de code, un mot d’ordre, une consigne pour les assigner à résidence dans sa pensée maîtrisée. Il les enrôla pour pouvoir mettre de l’ordre dans ses notes, nominant ses relevés, ses plans, ses constatations, bien qu’il ne sût pas vraiment quoi faire de l’eau des cascades latérales, parce qu’il n’avait pas encore inventé la numérotation polaire, l’appel de note, les digressions, les pistes de recherche et toutes les ouvertures portant au texte la contradiction.

0107. C’est encore un torrent, mais presque déjà une rivière, en tous cas un lieu habituellement fréquenté peut-être seulement les jours de jachère, de loisirs, de repos, de promenade, mais non d’errance, car ceux-là ont l’air d’y être comme habituellement.

On qualifierait ce lieu de charmant, si ce n’était ces barrières de bois dont la fonction ne semble pas être de guider les bions* et de les protéger des gouffres auxquels, distraits, ils n’auraient pas pris garde, mais plutôt de leur interdire certains passages sans qu’on en comprenne la raison.

0904.-Quant au caoutchouc nommé encore gomme élastique, on le rencontre dans le suc laiteux de beaucoup de plantes comme la salade. Cependant, on ne l’extrait que de quelques arbres de l’Amérique du Sud, et on l’emploie à cause de sa grande extensibilité, surtout pour la confection des tissus imperméables. A cet effet, on le dissout d’abord dans l’huile volatile de goudron qu’on obtient comme produit secondaire dans la fabrication du gaz d’éclairage.

44.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle si le souffle était cette main amoureuse de l’art teintant de taches vertes le carton-pâte du paysage, pour que le corps souffre moins dans la dislocation.

Car, sans ces ombres et ces déliés, obombrant le flanc déchiqueté de la montagne, l’effritement du glacier dans la pierraille ne serait qu’un passage de boue et de gadoue. Mais l’oeil qui regarde, et la main qui transcrit, contresigne qu’à eux seuls, fussent dans des organes démembrés, ce qui faut autrefois un corps, l’est toujours.

Je me souviens de Toi, ma mère la nature.

45.0207.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était parfois quand ce grand corps souffre, cette boue noire que l’Explorateur voit survenir comme il était en bas au lieu du gué, tentant de mettre de l’ordre dans le paysage. Mais comment le pourrait-il puisqu’il confond les deux forts, le grand et le petit, et s’étonne de ne pas les trouver là où ses prédécesseurs les ont décrits.

Génération des générations, tout le savoir des explorations se cumulant, pour nommer le monde autrement.

46.- La matière animée du désir de survivre, se nommerait le souffle si le souffle était cet oeil balayant les ombres vertes teintant le paysage, pour retrouver dans les hautes vallées glaciaires la trace des forts disparus. Mais comment le pourrait-il puisque, par endroits, la végétation a poussé jusqu’à reconstituer la forêt et qu’on ne retrouve plus les missions installées sur les plateformes circulaires construites par les indigènes?

En d’autres lieux plus bas, en contrebas, au carrefour même de la vallée principale, on en a construit d’autres, de briques et de marbre, de pierres et de porphyre, dont on ne sait plus aujourd’hui si on les conserve pour abriter des hardes*de bions*décomposés, ou parce que la boussole du corps indique imperturbablement la nécessité de renforcer à chaque carrefour, la chaîne ganglionnaire et verglacée.

0208.0301.- Ainsi l’Explorateur ayant mis de l’ordre dans ses papiers, ses relevés, ses constatations, ses constats, ses contrats, balaie-t-il d’un oeil flottant et rêveur, les notations laissées par ses prédécesseurs, pour retrouver dans le chaos de la végétation et des montagnes, l’endroit décrit par les voyageurs.

Je m’abandonne à Toi, la grammaire chaotique et rebelle, celle du chant où on est avec elle contre sa gorge, comme la voix et la mer.

1201.- On appelle terre arable, la couche supérieure de la croûte terrestre. On ne peut la définir minéralogiquement, car c’est le résultat de l’action de la vie végétale et animale sur un sol provenant de la décomposition d’une roche quelconque. Les restes de la putréfaction des corps organiques sont intimement mêlés avec les particules désagrégées des roches et communiquent régulièrement à celle-ci une couleur plus foncée, quelquefois noire, ainsi que des propriétés très favorables à la croissance des plantes.

Cependant, cette couche végétale manque totalement en certains endroits de la Terre. Dans des lieux par exemple où la surface consiste exclusivement en roches de calcaire ou de quartz, les plantes ne trouvent pas les conditions nécessaires à leur existence ou du moins elles ne s’y développent que d’une manière insignifiante et ne peuvent donner lieu à la formation de la terre végétale.

Hélas!

47.- La nature animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était l’effort de l’oeil pour retrouver entre les mots végétaux, la forme de la Forteresse. Mais dans ce chaos qu’il balaie, entre vent et écume, comment retrouver la place du grand escalier qui impressionna si fort la bouche à la laisser sans voix? Comment la raison pourrait-elle croire qu’un hôpital, une caserne, une couveuse, un magasin peut-être, un entrepôt, puisse abriter une oeuvre pareille, un chef d’oeuvre, une invention, une oeuvre, une forme de toutes façons, une façon à soi, en soi et hors de soi, d’établir de nouvelles connexions?

Je m’abandonne à Toi, l’intelligence de l’univers, la matrice sacrificielle de toutes les inventions.

Car si la main amoureuse de l’art a, dans ce paysage de leurre et de locutions, ombré par compassion des taches vertes ou violettes pour faire croire au relief, elle n’est pas tout à fait parvenue à reproduire l’élégance de la construction s’arc-boutant au-dessus du grand casernement.

Gloire à toi, l’unicité de l’univers.

De l’espace entre le monde et l’idée je me souviens.

C’est par cette faille que tout naufrage et respire, y compris et à l’exclusion de l’écriture. Du grand escalier, je me souviens. Il s’élançait entre le ciel et la terre, les algues et les étoiles, la nuit et les rêves et le découvrant surplombant la vallée, je sus que c’était là que CA/LA* s’était passé. De ce lieu-là, je ne sais rien. Sauf en les cartes et les bottins.

HORS. Hors le lieu où CA/LA pouvait se dire.

48.- La matière animée du désir de survivre se nommerait révolution si c’était là le nom de l’effort de l’oeil pour modifier la perspective et restaurer au sein de l’image plane, la place des nuages et des abîmes. Mais comment l’esprit pourrait-il, lorsque le recul lui manque, reconnaître dans ce hameau de ronces et de ruines, les soubassements de l’établissement prophétique?

Je m’abandonne à Toi, l’essence de l’univers, l’ange du rosier dans l’odeur de l’églantine.

0209.- Le monde n’est plus que ce manquement, l’effort de l’Explorateur pour retrouver dans la jungle, la trace du grand escalier, l’architecture de génie inventée par l’oeil, et la main, le corps, le geste et la geste enfin, qui voulut par ce élancement de marches et de rambardes, consolider la construction menacée d’écroulement. Comment croire quand on découvre sur l’éperon rocheux ce monument, verrouillant à lui seul la haute vallée, que les soldats du Roi logeaient à l’étage, leurs chevaux sous les toits, dans les berceaux navires de la charpente en bois?

Je m’abandonne à Toi, la menuiserie de l’univers, car c’est par elle que les navigateurs se firent à la fois, le bateau et la mer.

Comment croire quand la montagne se voile de fumée, et le glacier de cendres, que les soldats du Roi abritaient là leurs chevaux, tout en haut du grand escalier, sous les toits qu’il avait fallu, après la construction, encore une fois refaire encore une fois, parce que conçus plats, la première fois pour résister aux jets de feux des bouches à feu, on s’était aperçu trop tard que l’eau ne s’y écoulait pas et menaçait de porter ruine dans tout le bâtiment?

Je m’abandonne à Toi, l’économie de l’univers car c’est par elle que les navigateurs parvinrent à franchiser*la mer.

Comment croire quand la lave déferle emportant avec elle le glacier fondu en un torrent de boue s’épaississant dans la vallée, qu’en cette caserne désaffectée les chevaux du Roi gardaient le passage d’un pays à l’autre? Comment croire qu’en cette jungle de lierres et de cacaoyers, autrefois les gens d’armes, les gouverneurs et les préfets quadrillaient le territoire? Comment croire qu’en cette forteresse de marbre rose, envahie de véronique et de lianes, de bouillons blancs et de liserons, le Roi Soleil imposait là son ordre d’insolation?

Je m’abandonne à Toi, la désolation de l’univers, car c’est par elle que toute eau retourne à la mer.

Comment croire, lorsque la chaleur fait fondre les monades séracs au bord des crevasses, mêlant les moraines frontales et latérales à la rimaye qui les accompagne de névés en déjections, que cette forteresse ganglionnaire protégea un moment, le corps royal des invasions?

Je m’abandonne à Toi, le sacrifice de l’univers, la partie de soi matricée pour nourrir l’autre, quand tout vient à manquer. Ainsi le corps quelquefois se retourne sur lui-même, pour se raconter à lui-même une fois encore l’histoire des commencements. Je m’abandonne à Toi, la maladie, la répétition de l’univers, car c’est par elle et en elle que la mémoire se transmet dans les siècles et les siècles.

Amen. Ainsi soit-il. C’est ainsi. Cela est. C’est.

De la mort, je me souviens.

Hélas!

Comme le Colon divaguait sur la terre cherchant un lieu pour abriter ses peurs et qu’il enviait la bauge du sanglier et le nid des oiseaux, sans parvenir à faire comme eux, car des sangliers il n’avait pas la puissance, ni des oiseaux l’agilité, il se résigna à occuper les trous sombres et fétides qu’il découvrait ça et là dans les failles pratiquées avant lui par les rivières, dans le corps commun de notre mère la Terre.

Je m’abandonne à Toi, la colonisation de l’univers, car c’est par elle que la matière vivante parvint à s’agglomérer.

Hélas!

Car comment savoir quand la montagne s’enveloppe de cendres et de fumées et que le paysage de carton-pâte brûle les mains qui tentent encore d’en maintenir avec soi et contre soi les contours, si ces colossales murailles de briques et de marbre rose furent prison, musée, hôpital, couveuse, matrice, ou quoi d’autre encore, magasin, entrepôt, usine, où l’ange de la rose couvait depuis longtemps sur l’églantine?

Je me souviens de Toi, le jardinier de l’univers, et comme je n’avais pas de mots pour dire Dante et Virgile dans les marais gelés du Cocyte, Tu m’en donnas des bleus fauves et des rouges désargentés. Car dans ce lieu par où s’écoule le tourbillon du monde, ne passent de sons que ceux que le gosier a pris sur lui de prononcer, seul et désenchanté.

Je m’abandonne à Toi, le logicien de l’univers, quêtant encore dans la muraille glaciaire, l’écoulement beige et mauve de la main du poète. Car sans cette peinture représentant la sortie du chenal, le Petit Fort et le Grand, les bittes d’amarrage, les mouettes et les voiliers, comment reconnaître le lieu où vous veniez me visiter?

0505.08.- Et encore dans ces pointillés décomposant les couleurs, comment reconnaître la transparence de l’air et de l’eau, la paroi infranchissable qui me séparait de vous et de tout vivant sur la terre, oiseau ou serpent, parce qu’il avait odeur humaine et que je ne retrouvais pas dans le musc de sa vigne, plume ou écaille, la senteur insecticide qui balisait le nouveau firmament?

Et comment sans retrouver le lieu, caverne ou matrice, entrepôt peut-être, reconnaître la chose blanche informe et vague, qui gestait en cet endroit-là? De la mémoire hors-sol, je me souviens, celle des signes et des marques qu’on emporte avec soi, et contre soi, hors de son sol, à travers l’horizon, loin de soi.

0210.- Mais comment traversant la paroi de verre, la main de l’Explorateur pourrait-elle mettre de l’ordre dans ce chaos d’impressions, de rêveries cristallines, de récits opaques, d’intuitions fictives, de souvenirs d’erreurs et d’erratiques prophéties, consignation de détails et fumeuses indéterminations, sans défaire ce que son oeil pourtant globalement perçoit?

Je m’abandonne à Toi, la géographie de l’univers, contradiction aimante des hommes et des poètes.

1202.- Le sol ne renferme pas toujours en quantité suffisante et sous la forme convenable, les éléments nécessaires à la nutrition des végétaux qu’il doit porter. Il est souvent nécessaire de les modifier, de façon à améliorer ses qualités physiques, ou à rendre solubles les principes fertilisants engagés en combinaisons inutilisables par les plantes. Les opérations culturales ou les substances qui corrigent ainsi les défauts du sol sont les amendements. Le chaulement, le marnage, le plâtrage, l’écobuage, la jachère, l’irrigation, le drainage etc... transforment ainsi la terre arable, en l’améliorant.

Et quand le torrent de boue déferle dans la vallée emportant avec lui les huttes, les haltes, les châteaux, les castels, les casemates, les cabanes, les forts, les fortins, les forteresses, les ponts et les moulins, le grain des greniers, et le bétail des champs, c’est qu’il n’est plus temps, car la main amoureuse de l’art ne peut plus dans ce paysage d’asphalte et de basalte, ombrer le texte pour en masquer la ruine.

C’est l’heure où les corps tentent par tous moyens de s’arracher à ce fleuve de boue qui, comme il refroidit devenant la coulée métamorphique des roches immobiles, enferme avec lui tout ce qui n’a pas pu à temps s’en échapper, y compris et à l’exclusion de l’écriture.

Je m’abandonne à Toi, l’imparfait de l’univers, car c’est par cette conjugaison que pour finir, toutes les eaux retournent à la mer.

C’est ainsi qu’on voit dans la vallée s’agiter un magma, un chaos, une soupe primordiale, visqueuse et poreuse suivant la ligne de plus grande pente et s’y débattre des fétus humains arrachant leurs racines à une terre en mouvement.

Je m’abandonne à Toi, le zoom de l’univers.

1004.- L’erreur s’est servi du nom de basilic pour désigner un animal terrible qu’on a tantôt représenté comme un serpent, tantôt comme un petit dragon, et dont le regard perçant donnait la mort. Rien de plus fabuleux que cet animal au sujet duquel on a répandu tant de contes ridicules, qu’on a doué de tant de qualités merveilleuses, et dont la réputation sert encore à faire admirer entre les mains de charlatans, par un peuple ignorant et crédule, une peau de raie desséchée, contournée d’une manière bizarre et qu’on décore du nom fameux de cet animal chimérique.

Le basilic habite le Nouveau Monde. Aucun espèce n’est aussi facile à distinguer, à cause d’une crête très exhaussée qui s’étend depuis le sommet de la tête jusqu’au bout de la queue et qui est composée d’écailles en formes de rayons. Il a d’ailleurs une sorte de capuchon qui couronne sa tête, et c’est de là que lui vient le nom de basilic qui signifie petit roi. Il vit sur les arbres, comme presque tous les lézards qui, ayant les doigts divisés, peuvent y grimper avec facilité et en saisir aisément les branches.

On voit passer des indigènes portant des cadavres blessés sur des lits de branchages d’où dépassent feuilles et bras, des bions* arc-boutés sur le béton qui prend, et des vaches aux yeux grands ouverts, à peine étonnées de ce qui survient, comme si depuis toujours leur effort consistait à se maintenir debout.

49.- La matière animée du désir de survivre, se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de l’effort que fait le corps pour s’arracher à la pétrification. Dans le chaudron du livre, la langue fusionne et confusionne, rewritant encore une fois l’histoire des courts-circuits, des greffes, dijonctions*, conjonctions et de toutes les autres malformations.

Je me souviens de la grande vache aux yeux étonnés qui, dans le lieu de la vision, s’efforçait par tous moyens d’échapper à l’immobilisation.

Je m’abandonne à Toi, le spectacle de l’univers.

Jours de Colère que ce jour-là, comme l’ont prédit David et la Sybille, quand l’écriture hors d’elle, se mit à vomir dans les marges du texte, des métaphores de cendres et d’ensurrection*. Jours de colère que ce jour-là où, dans les bacs de verre sur la paillasse des logiciels, dans sa corbeille de lumière, le corps d’Elise ne mourant pas, me condamna à le chercher dans les mots, éternellement.

0604.- Une loi qui souffre peu d’exceptions dans la disposition des volcans, c’est qu’ils sont souvent placés sur les côtes continentales, qu’ils suivent des lignes parallèles à ces côtes, et qu’enfin lorsqu’ils sont situés dans l’intérieur des terres, ils suivent généralement des directions parallèles aux chaînes de montagne.

Hélas!

50.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était l’effort de cette vache aux yeux noirs pour échapper à la pétrification. Mais quand la vallée se comble d’une boue uniforme recouvrant peu à peu toute chose, peut-on nommer écriture ces mouvements, ex ante, désordonnés?

Je m’abandonne à Toi, la littérature de l’univers, à cause de cette main amoureuse de l’art qui dessine encore dans la boue qui refroidit, les signes et les marques de la nouvelle époque, comme on enveloppe d’un linceul le corps des morts pour les voiler, les enclore et les séparer.

Je m’abandonne à Toi, la bonde de l’univers.

Les volcans ont généralement la forme de montagnes coniques, surmontées de cratères par lesquels sortent, à certaines époques /* mais comment le Colonant errant et chaotique divaguant sur le ventre de la terre, sa mère, saurait-il les concevoir /* et les roches en fusion, et les gaz dont les explosions entraînent au dehors quantité de cendres et de scories, dans lesquelles les animaux bêtes et gens roulent ensemble, du moins ceux qui sont emportés, c’est-à-dire presque tous, pas assez forts pour résister, pas faute pourtant d’avoir lutté.

0605.- Les phénomènes volcaniques sont intermittents, essentiellement violents, et la fluidité ignée est leur caractère le plus saillant. A ces éruptions, se lient des tremblements de terre, dont les funestes effets s’étendent encore plus loin, et de nombreux faits de bouleversements locaux, tels que soulèvement et affaissement de roches préexistantes sur des étendues considérables.

Quand on entend le nom du dragon, on en conçoit toujours une idée extraordinaire, la mémoire se rappelle ce qu’elle a lu sur ce monstre fameux, et l’imagination s’enflamme au souvenir des grandes images qu’en a présenté le génie poétique. Une sorte de frayeur saisit les coeurs timides et la curiosité s’empare de tous les esprits. Les anciens, les modernes, ont tous parlé du dragon. Consacré par la religion des premiers peuples, devenu l’objet de la mythologie, ministre des volontés des dieux, gardien de leurs trésors, servant leur amour et leur haine, soumis aux pouvoirs des enchanteurs, il est là toujours dans l’imagination, dès qu’un événement incompréhensible survient.

La lave se répand maintenant sur tout le texte, mélangeant les paragrafes* dans lesquels entrent en collision des ordres différents, qui jamais sans l’irruption grammaticale, l’insurrection langagière, la poésie, n’auraient pu entrer en contact dans l’ordre mortel de la séparation.

Je m’abandonne à Toi, le rewritage de l’univers, la mise en cause chaotique et rebelle de l’ordre des pronoms, cette loi secrète de l’agencement des relations, des personnes, des genres, des fleuves et des forêts et de tout le formatage de la Cité.

Hic jacet lepus.

Chacun voit midi à sa porte, on ne peut contenter tout le monde et son père, on ne peut être ensemble au four et au moulin. Je m’abandonne à toi la sagesse de la langue, l’aide-mémoire des proverbes pour maintenir l’ordre, envers et contre soi.

Faites de la grammaire! disiez-vous, penché sur mon berceau de glace, m’encourageant de toutes vos forces à m’intégrer à un ordre dans lequel je n’avais pas d’autre place que d’être votre gisement nourricier, me condamnant non à enfanter, c’était ma joie, mais à produire à perpétuité, pour votre unique et consommatoire* utilité. Nuance!

Je me souviens de Toi, la digestion de l’univers, de sa gestion et de son exagération publicitaire.

Quand la montagne glaciaire se couvre de cendres et de fumée, et que la vallée habitée s’asphalte de laves qui durcissent emportant les lois de l’écriture, parce que la main ne va pas assez vite pour suivre l’oeil qui balaie au hasard l’écran sur lequel la soupe visqueuse et primordiale s’écoule vers l’embouchure, c’est qu’il n’est plus temps.

Ce que tu voix dit la voix, ne l’écris pas, scelle le!

Scelle-le, dit la voix. Il n’est plus temps. Ce que tu vois, ne l’écris pas. Ce que tu vois ne le regarde pas.

La lave incandescente s’est répandue dans tout le texte formatant l’ouvrage tout autrement. Dans le chaos végétal des paragraphes, je cherche en vain le deuxième fleuve et, coulant entre les deux, cette membrane poreuse de batraciens et de roseaux, dont les explorateurs croient qu’elle en relation avec les deux bassins fluviaux. A tort ou à raison.

Je me souviens de toi, le fleuve aux eaux noires qui coulaient dans un sens et dans l’autre, assurant des liens dont les navigateurs n’avaient pas l’idée, car ils disaient Il faut que toutes les eaux in fine aillent à la mer, alors que certaines fois, comme les saumons, elles allaient seulement d’une rivière à l’autre.

Ainsi, le texte que vous ne m’avez pas permis d’écrire, parce qu’à m’écouter, votre oreille se défaisait. Ainsi le livre que vous ne m’avez pas laissé faire parce que, de ce qui germait sur les falaises blanches, vous ne vouliez rien savoir.

Je m’abandonne à Toi, le leurre de l’univers, ce voile de moire et de crêpe, de taffetas et de dentelle, de nénuphars et de soie. Sans cette gorge voilée, il n’y a plus d’espace entre le bateau et la mer.

EN-ON-UN.

Les craquements du navire se souvenant des monstres marins.

Dans mes veines, vous fîtes couler le poison abolissant le temps, non pour instaurer l’éternité, ce rêve suave et blanc de retrouver sa gorge de lait et de gâteaux, mais pour que je perde l’idée d’être au monde, comme étant née et ayant déjà commencé à mourir, non de ma maladie (la mémoire d’Elle) mais de vos traitements (la tentative de me la faire oublier).

Par tous moyens, y compris et à l’exclusion de l’écriture.

Je m’abandonne à Toi, la langue de l’univers. Fragmentaire et concentrique, imagée, multipolaire. L’oeil qui dirige et la main qui construit ne peuvent plus à elles seules maîtriser la forme qui échappe et retourne à la forme qu’elle souffre, depuis le commencement d’avoir quitté.

Bêtes et gens, plantes et minéraux fondent ensemble et durcissent au fur et à mesure que la coulée refroidit, asphaltant la vallée. L’imaginaire se solidifie en cristaux de rêves clôturant ça et là des alvéoles, des paillettes, des géodes, où la langue s’efforce de muter et n’y parvient pas, à cause de pronoms.

Hélas! Heureusement.

Elle y parvient quand même, pourvu que l’oeil de la caméra se laisse flotter sur l’écume noire des mots, comme on est dans ses bras, le bateau et la mer. Vidéoclip, le canal littéraire. Je me souviens de Toi, l’aiguille de magnésie, le corps autre, tout autre et verglacé, indiquant imperturbablement la faille par où s’écoulait la langue timide et décentrée*.

Ad aeternam. Hélas!

Ces batraciens ressemblent à ceux de l’ordre précédent par leur structure interne et leurs métamorphoses, mais ils s’en distinguent à première vue par la présence d’une queue. Quant aux branchies dont ils sont pourvus dans le premier âge, chez les uns, elles se perdent de bonne heure et chez les autres, elles persistent pendant toute leur vie /* mais la lave coule, coule, coule, emportant avec elle les cendres fondues du glacier qui refroidissent au hasard sur le texte, laissant des frases* plus ou moins coniques et isolées.

Elles forment alors ce qu’on appelle un cône de soulèvement tronqué au sommet et creusé en cratère en forme d’entonnoir aux parois abruptes et descendant à des profondeurs /* domptées par les héros et parfois même par les jeunes héroïnes qui combattent pour une loi divine /*. Dans le maelstrom de porphyre, de basalte, de trachyte, d’obsidienne et de toutes les roches métamorphiques métamorphosantes /* visqueuses et vitreuses, volcaniques et révoltées au fur et à mesure de la fabrication d’un texte qui, par tous ses pores, refuse la solidification parce qu’il respire encore et ne peut se résoudre à la pétrification sans avoir retrouvé le corps d’Elise.

Mens sana in corpore sano.

Hélas!

L’intérieur de la montagne n’est visible qu’à l’oeil de l’esprit /* que fait sursauter avec un fracas épouvantable la croûte du cratère, en lançant les débris très haut dans les airs /* Le récit de sa puissance merveilleuse charme les loisirs de ceux qui ont besoin d’être parfois transportés au milieu des chimères.

A quel temps conjuguer la grammaire du passé recomposant l’éternel présent du chaos, quand jaillissant de toute la puissance d’avoir été refoulée, la terre fluide et ignée organise toutes les confusions. Non d’un seul coup comme le croit l’oeil qui flotte rêveur sur le paysage confondant les taches violettes qu’a peinturlurées la main amoureuse de l’art pour ombrer dans le paysage de carton-pâte des pleins et des déliés, et les véritables végétaux qui racinant et évaporant, quand la température augmente, souffrent le martyre de ne pouvoir se déplacer.

Je me souviens de Toi, la dessication de l’univers, comme vous vous étiez retiré de moi, parce que je ne me soumettais pas.

Mea culpa. Hélas!

L’éruption d’un volcan met fin à la tension intérieure de la terre et les ébranlements de la montagne vont en diminuant ou cessant tout à fait. Ce sont des soupapes de sureté, mais les épanchements de lave en descendant détruisent les villages et les vies humaines, matières pulvérulentes, composées de particules qui s’élèvent très au-dessus du cratère et prennent dans les airs la forme d’un pin parasol.

Homo homini lupus.

Comment reconnaître dans le texte qui n’a plus ni foi, ni loi, et s’emmêle au gré du traitement des commandes électroniques, le voyage de l’explorateur au sein des terres nouvelles? Comment mettre de l’ordre dans ce paysage de mots et de fautes, grammaire erratique d’une génération à l’oeuvre? Comment reconnaître dans les ruines qui marquent encore dans les ronces et les lianes, la trace d’un autrefois /* là /* quelque chose, la syntaxe que vous m’enseignâtes, prétendant qu’elle pouvait tout dire, y compris et à l’exclusion de ce qui était arrivé dans ce lieu que l’oeil quêtait en parcourant mille documents.

Errare humanum est. Hélas!

Dans les bancs de laves qui refroidissent, la matière se divise en colonnes prismatiques séparées transversalement, comme dans celles qu’on observe dans les roches basaltiques /* partout décrite, partout célébrée, partout redoutée, montrée dans toutes ses formes, toujours revêtue de la plus grande puissance, immolant ses victimes par son regard, transportant au milieu des nuées avec la rapidité de l’éclair, frappant comme la foudre, dissipant l’obscurité des nuits par l’éclat de ses yeux étincelants.

Tarde venientibus ossa.

0211.- Rien à faire, la forme ne prend pas tant que manque le deuxième fleuve, et ce chemin transversal du marais où, coulant dans un sens ou dans l’autre, les eaux de la rivière à fond noir mettent en connexion les deux bassins. Rien à faire, sans le deuxième fleuve, le Cynature coule seul vers l’embouchure, laissant Sainte-Lucie introuvable au milieu de la jungle. Et qu’advient-il alors de la matière vivante lorsque l’Explorateur ne retrouve pas in situ les lieux, les gués et les cols que ses prédécesseurs lui avaient annoncés a priori.

Je me souviens de Toi, l’Histoire de l’univers, cette succession de fractures, de collusions, coalitions et collisions.

51.- La matière vivante animée du désir de s’agglomérer se nommerait le souffle, si le souffle était dans toute chose inerte ou chaotique l’effort pour se coaliser, coalescer, concrétiser, se réunir au monde, pour faire monde, en soi et hors de soi.

O le lien, dans le matin qui m’environne, de l’effort de l’écriture comme tout en moi se dérobe.

Carpe diem. Manu militari.

52.- La matière animée du désir de s’agglomérer se nommerait le souffle, si le souffle était l’effort de rejoindre toujours le corps vivant, y compris et à l’exclusion de l’écriture. Car lorsque la lave recouvre la vallée et que les fétus humains se débattant au milieu des bestiaux et des batraciens, portent sur des civières de branchages les bions* qui n’on pas été assez forts, pour seuls se relever, c’est qu’il n’est plus temps, et qu’une voix venue de la mémoire dit: Scelle ce dont les sept tonnerres ont parlé, ne l’écris pas. Vois-tu, ce que tu vois, ne le regarde pas.

In vivo. In vitro. Post-mortem. Ipso facto.

Lorsqu’on a acquis la certitude que deux roches situées en des endroits différents ont été formées à une seule et même époque, on ne manquera pas d’y trouver aussi des fossiles /* Inversement, la présence des ailes dont il a été pourvu, ses rapports avec les serpents ont fait trouver quelques ressemblances éloignées entre ce petit animal et le monstre imaginaire.

53.- La matière animée du désir de survivre, se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de cet effort pour tenter de démêler dans le bouleversement volcanique les différents éléments de la terre partagés entre vivants et minéraux. Mais comment le pourrait l’oeil habitué depuis toujours à synthétiser? Comment cette main amoureuse de l’art le pourrait-elle, habituée de son côté à ombrer de taches mauves et violettes, les espaces vides et déshérités?

Je me souviens de Toi, la vivance* de l’univers, matrice chaotique et rebelle de tous les enfantements.

0606.- Les cendres de l’angoisse recouvrant toutes les terres. Couvre-feu, la boue noire du volcan coulant sur les vivants. Couvre-feu, la lave gluante investissant l’exondé. Couvre-feu, le magma effervescent se répandant pour calfeutrer la ville /* sous des formes appartenant à deux systèmes cristallins différents et qui pour cette raison sont nommés dimorphes.

0904.- Le soufre natif et celui qu’on fait cristalliser dans des dissolutions forment des pyramides rhombiques tandis que tous les cristaux qui se produisent par le refroidissement du soufre fondu sont du système clinorhombique.

La boue petit à petit devenant pierre. La pétrification. Les roches éruptives, évanescentes et fluorescentes. Les roches magmatiques refroidissant en un cercueil plombant les vivants.

Le livre ne se fait pas. Il n’est plus temps.

Je ne vous raconterai jamais l’histoire d’Elise enlevée devant vous un beau soir d’été. Elle a crié et vous vous êtes détourné. Est-ce parce que la loi de la matière vivante est de ne reconnaître le souffle que dans son propre gosier?

Pourtant, il n’y a d’affirmation d’être au monde qu’en la renonciation à faire jouer un rôle à CA/LA, l’assigné à résidence du souvenir du lien avec le monde. O la cassure initiale de la première projection!

CA/LA, qu’est-ce? Question primordiale!

Reprendre avec soi le Jon* du monde. Renoncer à la projection du souvenir de la fusion. Est-ce cela enjeter*?

Logarchie*, logarchie*, je me souviens de Toi, et du temps qu’il fallut pour Te concevoir.

Reprendre en soi et avec soi, le souvenir de sa mère, renoncer à le/la/lo* projeter hors de soi, est-ce cela l’enthéisme*?

Audaces fortuna juvat!

Il n’y a d’affirmation d’être au monde que dans la renonciation à faire jouer à la matière vivante, le rôle de conforter sa propre fiction. Paradis, paradis, l’édifice, la construction, je me souviens de Toi. L’autonomie de la fiction, l’anarchie philosophique, la parade, la cérémonie, l’autodéfense, est-ce l’Art?

Deo gratias.

Je m’abandonne à Toi, l’incertitude de l’univers, cette haleine de vie flottant communément au-dessus des vivants. Je me souviens de Toi, l’inspiration et l’expiration, mémoire de la grande dévoration, quand on est avec Elle, comme le bateau et la mer.

Les ailes sont composées de six espèces de rayons cartilagineux, situés horizontalement de chaque côté de l’épine du dos, et auprès des jambes de devant. Ces rayons sont courbés en arrière et soutiennent une membrane qui s’étend tout au long. Chaque aile représente ainsi un triangle dont la base s’appuie sur l’épine du dos.

54.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de la main qui relève les informations sans savoir ni comment l’usage qu’en en fera. Non au hasard pourtant. Car dans ce maëlstrom fumant, l’oeil vague et errant sélectionne ses spéculations, sa pensée, son intelligence, ses intérêts.

Speculari. Spéculer. Entourement de la place pour s’en saisir, l’observer, l’épier, l’espionner, la guetter, la garder et la regarder. Spéculer, observer la place à conquérir, l’investir, l’entourer de toutes parts, la faire sortir d’elle-même pour qu’elle produise, geste, se reproduise et propage ses greffons à tous les bouts de l’univers.

On appelle densité ou poids spécifique d’un corps le poids d’un certain volume de ce corps comparé au poids d’un égal volume d’eau. C’est ainsi que la densité du plomb est de onze parce qu’un centimètre cube de plomb pèse onze fois autant qu’un centimètre cube d’eau. Dans des circonstances égales, chaque corps conserve /* Du sommet d’un triangle à celui de l’autre, il y a à peu près le même distance que des pattes de devant portant un blessé sur une civière de branches. On aurait dit des singes, des fourmis, des oiseaux, des quoi donc si souvent à l’oeuvre pour porter secours à l’un des leurs?

Je m’abandonne à Toi, l’incohérence de l’univers, je sais depuis toujours qu’elle n’est toujours qu’apparente.

Je me souviens de Toi, la coalescence de l’univers, ma mère chaotique et rebelle lorsque la lave solidifiante* du volcan étend sur tout chose la rigidité du texte. Pas tout à fait pourtant, grâce à la poésie, cette haleine de nourriture où, par elle, et à cause d’elle, je me souviens d’Elle, la Grande Toute, Ma Soleille*.

Ces ailes sont conformées comme des nageoires de poissons, surtout celles dont les poissons volants arrachant leurs racines à ce qui devient porfire*,bazalt*,obsidienne, emrode* peut-être, dans ce paysage dévasté composé d’une membrane placée entre les doigts très longs de leurs pieds de devant, elles diffèrent encore plus de celles des oiseaux qui se solidifient à la vitesse de la caméra, enfermant dans les alvéoles de pierres les indigènes en haut des branches, ou se réfugient au fond des rivières, jouissant d’un sort tranquille et d’une destinée heureuse d’êtres organisés dans les dépôts stratifiés dans beaucoup de cas, d’une manière graduelle et régulière.

Je n’y parviendrai pas. Le texte me tombe des mains et balayant les paragraphes qu’a produit la machine à mélanger les phrases, l’oeil recule d’horreur devant ce monstre enfanté. Et pourtant.

Je m’abandonne à Toi, le compost de l’univers, le permanent rewritage des connaissances humaines.

Je me souviens de Toi, l’histoire de l’univers.

Des animaux vivaient dans ces eaux et après la mort, leurs restes s’y sont déposés au fond, la même chose se répétant au fil des siècles et ne faisant rien d’autre que ce que fait cette grande vache pathétique qui ne parvient pas à résister au durcissement de la coulée magmatique.

55.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de l’effort du cerveau pour mettre de l’ordre dans ses connaissances, affects, et sensations.

Dans le jeu des membres des animaux, on trouve des exemples de trois genres de leviers reconnus en mécanique, savoir: 1°/ Un levier du premier genre, ayant le point d’appui entre la puissance et la résistance. Il se voit dans le mouvement de la tête sur la colonne vertébrale qui fournit un point d’appui, tandis que les muscles de la nuque agissent comme puissance pour contrebalancer le poids de la tête, ou pour soulever une proie: l’avant-bras de l’homme agissant pour frapper est aussi un levier du premier genre.

2°/ Un levier du deuxième genre ayant la résistance entre le point d’appui et la puissance qui occupent les deux extrémités. On le voit dans le pied de l’homme, prenant son point d’appui sur le sol tandis que les muscles du gras de la jambe agissent sur le talon pour soulever le poids du corps.

3°/ Des leviers du troisième genre, enfin, se voient dans le jeu de la mâchoire et dans l’avant-bras agissant pour soulever un objet placé sur la main. C’est alors le muscle biceps occupant le devant du bras qui exerce son action entre le point d’appui situé à l’articulation et la résistance qui est le poids de l’avant-bras et des objets à soulever.

Ce dernier genre de levier est le moins avantageux en mécanique où l’on a plus souvent besoin de multiplier la force. Mais la nature l’emploie de préférence dans la structure des animaux parce que si, en effet, il nécessite l’emploi d’une force plus considérable que la résistance à vaincre, cette force agit sur un bras de levier beaucoup plus court, c’est-à-dire que les attaches des muscles sont plus rapprochées des articulations et la forme des muscles est ainsi plus dégagée et plus légère.

1005.- Les membranes qui composent ses ailes, peuvent lui tenir lieu de nageoires puissantes, parce qu’elles sont fort grandes à proportion de son corps, et les poches qu’il a sous la gorge doivent, lorsqu’elles sont gonflées, le rendre plus léger que l’eau.

1005.- D’ailleurs, aucun asile ne lui est fermé, aucun abri ne lui est interdit. S’il est poursuivi sur la terre, il s’enfuit au haut des branches, ou se réfugie au fond des rivières; Il jouit donc d’un sort tranquille et d’une destinée heureuse, car il peut encore, en s’élevant dans l’air, échapper aux animaux que l’eau n’arrête pas.

ISBN I. La matière animée du désir de survivre, quand la vallée toute entière a été asphaltée, s’appelle-t-elle l’écriture? Est-ce le souffle de la terre quand il échappe malgré lui et contre lui aux animaux, végétaux, et jusqu’à la main amoureuse de l’art qui persiste à ombrer de taches grises et noires, la trop grande blancheur de l’image plane représentant la bataille?

0302.- L’image ou la gravure peut-être, car les cavaliers, les arquebusiers, les serviteurs des bombardes fouettant des chevaux caparaçonnés, tirant des pièces d’artillerie et les fantassins avec leurs piques et fourches, leurs fusils qui sait, ne sont pas tous représentés.

On a seulement dans les cartouches stylisé les différentes figures et noté au bord de l’eau, l’emplacement des diverses unités. C’est du moins ce que croit l’oeil flottant sur ce paysage d’embouchure, de sable et de marais, car s’il regarde de plus près, consentant un moment à fixer son attention, l’oeil qui spécule voit que la main amoureuse de l’art n’a pu s’empêcher, derrière les lignes ennemies, de dessiner quand même les flots, les crêtes d’écume et les vagues légèrement agitées sous le souffle du vent.

S’il regardait avec un verre grossissant, il verrait dans la boue et les herbes, ferrailler fer contre fer (0700) des unités bien rangées que commandent des capitaines gantés, agitant vaillamment les plumes de leurs chapeaux.

Morituri te salutant.

En bas, à gauche de l’image, le Fort est représenté de trois quarts, de telle sorte qu’on puisse voir à la fois les murailles au bord de l’eau et les plateformes où sont installés les canons qui servent à défendre le passage de la plaine.

Vox populi, vox Dei.

Mais la main du poète n’a retenu que la beauté du paysage et encore ce n’est pas sûr qu’elle ne l’ait pas inventé car comment croire devant cet ensemble de couleur beige et violette, rose et jaune par endroits, que dans le cliquetis de la bataille, il y ait eu place pour de tels éclats? Comment croire que dans ce chaudron monstrueux où tout fond, il trouva un espace pour planter son chevalet et badigeonner de couleurs, le porphyre déjà froid?

Je m’abandonne à Toi, l’inspiration de l’univers, l’eau passe encore au-delà même du retournement, légère, ténue et qui sait peut-être, souterraine.

Sic transit gloria mundi.

ISBN 2.II. La matière animée du désir de survivre, se nommerait l’Histoire, si l’Histoire était ce maelstrom de batailles, de fer (0700), de cuir, de chevaux qui sédimentent au bord des fleuves, mêlant leurs os à la boue des volcans, aux déjections des glaciers et aux limons des rives.

Alea jacta est.

Et comment savoir quand on cherche sur le sol les traces de ce qui fut, si ces fortifications-là furent celles de l’un ou de l’autre, car in fine, cela revient au même, elles furent tout ensemble et à l’un et à l’autre.

Pas l’eau que nul ne peut approprier, ni la mer qui de rivages en rivages, colporte rêves et images.

1203.- Le calcaire ou carbonate de chaux agit dans le sol d’une façon physique et chimique. Les terres calcaires retiennent infiniment moins d’eau que les terres argileuses. Par la suite, l’absorption d’une même quantité de chaleur élève leur température davantage et il en résulte une précocité plus grande des récoltes qui y croissent. Le calcaire modifie utilement les propriétés des terres argilo-siliceuses en les rendant plus perméables et en les empêchant de se fendiller au moment des sécheresses. Le calcaire agit aussi pour déterminer la rapide décomposition des engrais organiques.

0303.- Le Roi fit faire par ses ingénieurs ordinaires un plan relief pour que ses généraux puissent, en contemplant la forteresse de plus haut, réfléchir à ce que serait sa défense, en s’occupant par avance des points faibles, mimant dans leur état-major les attaques de l’ennemi. Fabriqué en bois, réalisé à l’échelle d’un pied pour cent toises (1/600e), il mesure 4,60m sur 3,73. Bien qu’il reste très fragile, en dépit des restaurations qui ont lieu une fois par siècle, il peut être déplacé en plusieurs panneaux assemblables par un système de barres métalliques.

0702.- La famille du fer est l’une des plus importantes, tant par la diversité des formes de ses minéraux que par la fréquence et la richesse de leurs gisements. Ils ont la dureté du quartz et une densité allant jusqu’à 8. Ils sont le plus souvent opaques et colorés. Ils sont magnétiques et traités au chalumeau avec le borax, ils donnent au feu d’oxydation un verre rouge sombre qui, par le refroidissement, devient plus clair ou même incolore, et au feu de réduction, un verre vert-bouteille.

Je me souviens de Toi, le Roi Forgeron.

0703.- Le fer natif se rencontre à l’état de fer tellurique, c’est à dire appartenant à la terre, sous forme de corpuscules cubiques ou de paillettes qui sont disséminées dans du basalte, mais rarement et en quantités insignifiantes. Le fer météorique, au contraire, est d’une grand importance, c’est celui qui se trouve dans les aérolithes, pierres tombées de l’atmosphère sur la surface de la terre.

In hoc signo vinces.

1005.- L’astronomie nous apprend que l’espace est parcouru de tourbillons de petits corps qui sont peut-être des fragments d’anciennes planètes. Parmi les espèces à langue courte, épaisse et charnue, nous distinguons le dragon volant ou drago volans, petit lézard à queue très longue et dont la peau des flancs est largement étendue en guise de parachute.

Le livre ne se fait pas. Il s’échappe et se clôt, hors de moi, et malgré moi, fragmentaire, en petits paragraphes qui sèchent, me laissant désemparée. L’oeil qui flotte vague et vide au-dessus d’eux ne parvient plus à les recomposer. Il peut tout au plus se remémorer les catégories dont il a connaissance, volcans, oiseaux, plantes, poissons, métaux (07).

Dura lex, sed lex.

Métaux surtout, car c’est celle-là la plus solide. Je me souviens de toi, l’Union Minière du Haut Katanga. La Gécamines.

0704.- Le fer oxydé magnétique FeO,Fe2O3, est caractérisé par la propriété d’être attiré au barreau aimanté et magnétique. Il cristallise en octaèdres réguliers et se trouve aussi sous le nom de pierre d’aimant en masses compactes très considérables qui forment en partie de véritables montagnes. Ce minerai est noir. C’est lui qui donne le fer le plus pur, et celui dont on fait les meilleurs aciers.

0705.- L’oligiste, ou peroxyde de fer, est de l’oxyde ferrique anhydre, Fe2O3; il a un éclat métallique très vif et donne une craie et une poudre rouge. Il se présente en diverses variétés: cristallisé en rhomboèdres tabulaires, en paillettes minces sous le nom de mica ferrugineux, à structure fibreuse sous le nom d’hématite rouge, à l’état compact écailleux ou terreux sous le nom d’ocre rouge. Quand il est mêlé de beaucoup d’argile, il s’appelle sanguine ou crayon rouge.

Je m’abandonne à Toi, le graphisme de l’univers. De tes couleurs chaotiques et rebelles que la main du poète s’acharne à saisir, je me souviens.

0706.- La limonite ou peroxyde de fer brun est de l’oxyde ferrique hydraté 2FeO33H2O. Il ne se présente pas sous forme de cristaux nettement développés. Cependant la limonite fibreuse ou hématite brune consiste en cristaux capillaires très fins et brillants, qui sont agglomérés en rognons ou en masse mamelonnées. La limonite terreuse qui contient plus ou moins d’argile est usitée comme couleur sous les noms d’ocre jaune et de terre d’ombre.

0706 2e feuillet.-Le minerai de fer oolitique ou pisolitique, qui est en grains de grandeur variable, est aussi une espèce de limonite, ainsi que la mine des marais qui est le moins estimé des minerais de fer, parce qu’il contient toujours du phosphore.

0707.- La pyrite martiale, fer sulfuré, sulfide ferreux, FeS2, se rencontre en cristaux réguliers, ordinairement sous la forme du dodécaèdre pentagonal ou en diverses modifications de celui-ci. La couleur est jaune laiton, d’un vif éclat métallique, et souvent à reflets irisés. PS=5, D=6 à 6,5, aussi fait-elle feu au briquet.

0506.- Sont-ce ces reflets irisés que perçoit l’oeil amoureux de l’art qui ne peut arracher sa caresse de ce tableau présentant la sortie du chenal, tandis que la main vague et errante reporte méticuleusement sur le plan les mesures relevées sur l’ouvrage. Et comment l’oeil qui synthétise les points de couleurs précautionneusement placés dans un désordre apparemment arbitraire, saurait-il qu’il contemple le même lieu que cette forme vaguement étoilée qui apparaît au fur et à mesure que la main a relié les points limitant les mesures.

Génération des générations, dans cet extrême effort d’inventer la forme nouvelle, je n’ai d’autre soutien que la résistance du texte, tentant par tous moyens, y compris et à l’exclusion de se former lui-même, de faire livre fût-ce envers et contre moi!

Contre lui, je vous invoque mânes de mes ancêtres!

0212.- Comme l’Explorateur s’avançait plus avant dans la forêt des métaphores, des lianes et de toutes les connexions que permettait le traitement de texte, sans saisons ni recul, sans temps ni espace, mais dans l’à-plat tranquille des couloirs uniformément blancs, 01 vit dans la corbeille blanche les fragments du texte en attente de leur dispatchement*, et thin* penchée sur eux.

01 l’appela par son nom et la voix qui l’accompagnait depuis le commencement lui dit: Ce que tu vois LA, CA/LA, ne le regarde pas, écris-le, il n’est plus temps, mais la main amoureuse de l’art hésita un moment à écrire le nom qui pourtant s’allumait sur l’écran.

0708.- Le sulfate de protoxyde de fer FeO,SO3+7HO, nommé encore vitriol vert, s’obtient en beaux cristaux verts par l’oxydation du sulfure de fer naturel. C’est un des sels les moins chers et il trouve des applications importantes pour la préparation des autres composés ferriques, notamment le Bleu de Prusse.

L’hydrade d’oxyde de fer Fe2O3 HO se rencontre dans la nature sous forme de limonite. On l’obtient en précipitant une solution de sesquichlorure de fer par de l’amoniaque. On l’emploie en médecine, principalement comme antidote de l’arsenic.

Le carbonate d’oxydule de fer FeO CO2 constitue sous le nom de fer spathique un des minerais de fer les plus importants. Quoique insoluble dans l’eau, le carbonate d’oxydule de fer peut cependant être dissous par l’eau des sources contenant de l’acide carbonique et donner des eaux ferrugineuses.

Le cyanure double de fer et de potassium ou cyano-ferrure de potassium ou fer-cyanure de potassium FeCy+2KCy+3HO, se produit lorsqu’on calcine du carbonate de potasse avec du charbon riche en azote et de la limaille de fer. Dans le principe, on carbonisait à cette fin du sang séché mais maintenant, on emploie principalement du vieux cuir, des poils de laine etc....

ISBN 2-920887.III. La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de cet espace qui respire encore entre les paragraphes normalisés et s’oppose de toutes ses forces à la fusion.

C’est dans cet espace qui baille et multiconnecte que vivent encore les animaux qui ont pu s’échapper, fût-ce au prix du changement de leurs moeurs. Ainsi, le renard à queue touffue fouille désormais dans les poubelles de la nuit, de n’avoir plus d’autre territoire que les trottoirs.

Hélas!

Hélas, hélas, se lamente la matière vivante qui n’a plus de place. Quel est le nom de ses sanglots quand elle se souvient de sa mère la nature, quel est le nom de ses sanglots que consolait la nature, sa chère maman chaotique et rebelle, Ma Soleille*, la poésie?

Voici que l’espèce s’arrache hors le sol pour circuler entre ses terminaux, logiciels, canaux, écrans radiaux et cathodiques, échangeurs, bretelles, ouvrages, ouvrages d’art surtout, car ceux-là parviennent seuls à enjamber toutes les vallées, les plaines et les jardins, installant leurs piles entre les poules étonnées dans les poulaillers désaffectés.

De l’étonnement des hommes, je me souviens.

Comme l’espèce s’arrache hors le sol pour circuler entre les signes, les sons et les images, refoulant dans les marges la biomasse fusionnante, gisement nourricier des nouvelles monades sans lien ni projet autre que nourriture et confort, ô mon nourrisson, je me souviens de toi, le texte respire encore entre les failles que les rivières ont avant moi pratiquées.

Il semble que plus les objets de la curiosité de l’homme sont éloignés de lui, et plus il se plaît à leur attribuer des qualités merveilleuses, ou du moins à supposer à des degrés trop élevés, celles dont ces êtres, rarement bien connus, jouissent réellement. L’imagination a besoin de temps en temps d’être secouée par des merveilles.

L’homme veut exercer sa croyance dans toute sa plénitude. Il lui semble qu’il n’en jouit pas d’une manière assez libre, quand il la soumet aux lois de la raison. Ce n’est que par les excès qu’il croit en user, et il ne s’en regarde comme véritablement le maître que lorsqu’il la refuse capricieusement à la réalité, ou qu’il l’accorde aux êtres les plus chimériques. Mais il ne peut exercer cet empire de sa fantaisie, que lorsque la lumière de la vérité ne tombe que de loin sur les objets de sa croyance arbitraire, que lorsque l’espace, le temps ou leur nature les séparent de nous.

1006.- Ainsi, la salamandre terrestre qui s’appelle dans le Languedoc Blande,  dans le Dauphiné Pluvine, dans le Lyonnais Laverne, dans le Poitou Mirtil, en Bourgogne Suisse, en Normandie Mouron, en Flandre Salamender et dans quelques autres provinces de France Arrassade. Pour ce lézard, l’imagination humaine s’est surpassée. On a voulu croire qu’il était capable d’éteindre les flammes et à cause de cela de fournir des objets de comparaison à la poésie, des emblèmes galants à l’amour, et de brillantes devises à la valeur. Les Anciens l’ont dite la fille du feu, tout en lui donnant un corps de glace (Conrad Gesner: De Quadrupedibus oviparis, De Salamandra, fol.79).

1006 Suite.- Les Modernes ont adopté les fables ridicules des Anciens, et comme on ne peut jamais s’arrêter quand on dépasse les bornes de la vraisemblance, on est allé jusqu’à penser que le feu le plus violent pouvait être éteint par la salamandre terrestre. Des charlatans vendaient ce petit lézard qui, jeté dans le plus grand incendie, devait, disaient-ils en arrêter le progrès. Il a fallu que des physiciens, que des philosophes prissent la peine de prouver par le fait ce que la raison seule aurait dû démontrer, et ce n’est que lorsque les lumières de la science ont été très répandues qu’on a cessé de croire à la propriété de la salamandre.

D’où  vient alors que pour les Egyptiens, elle était le hiéroglyphe de l’homme mort de froid? Je m’abandonne à Toi, le mystère de l’univers, la part chimique et sombre à laquelle l’écriture n’a pas accès. Derrière le voile du vivant les sons et les syllabes s’agencent tout autrement.

Ne regarde pas dans la matrice de ta mère.

O tempora! O mores!

1204.- L’écobuage est une opération qui a pour but de modifier la surface du sol en éliminant simultanément les végétaux et les insectes nuisibles qui s’y trouvent. On enlève la couche superficielle de la terre arable avec une sorte de houe tranchante. On retourne les plaques provenant de ce travail et on les expose au soleil pendant l’été. Lorsqu’elle sont desséchées, on les réunit en tas et l’on y met le feu, en entretenant la combustion avec des brindilles. Les cendres refroidies, mélangées à l’argile cuite, sont répandues uniformément sur le sol. Elles en modifient plus ou moins la compacité. Mais son avantage est assez restreint.

ISBN 02-920887.IV. La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de l’entêtement à continuer le livre, fût-il la simple collation de paragraphes, juxtaposant des informations recueillies par les voyageurs.

In vino veritas.

0406.- Quand la vallée est asphaltée des produits du volcan, bombes et scories mêlées au glacier qu’elles ont fait fondre, non comme on l’a cru d’abord parce qu’elles ont été projetées par dessus réchauffant le grand corps désolé, mais parce que la lave est passée sous la calotte glaciaire qui recouvrait le cratère même du volcan, comment retrouver la texture?

Testis unis, testis nullus.

0407.- L’Aventurier qui était chargé de surveiller les chaudrons infernaux de notre mère la terre, remit son rapport au Gouverneur de cette contrée-là, conseillant d’appliquer des mesures simples, telles qu’exercer les populations à garder leur sang froid et à se rendre en cas d’alerte le plus rapidement possible en des endroits surélevés, mais il ne fut pas écouté.

Cave canem.

0408.V.- La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle si le souffle était cet effort de comprendre que les cendres n’ont pas pu à elles seules réchauffer le glacier. Quand bien même les éjecta auraient encore été brûlants, au terme d’une trajectoire parabolique dans l’air glacé, leur chaleur n’aurait plus été suffisante pour faire fondre à elle seule le glacier, sans compter le fait que la première couche le saupoudrant l’aurait protégé des projections ultérieures.

Cogito, ergo sum.

0409.- C’est donc, dit le Scientifique, que les lahars sont passés sous ce glacier et si la quantité de chaleur nécessaire pour le faire fondre n’a pu être dégagée par des cendres ayant déjà traversé l’atmosphère, surtout à une si haute altitude, celle exprimée au contraire par une coulée de lave épaisse de plusieurs mètres est propre à engendrer la fusion de la falaise intracratérique, non solum en raison de la quantité de chaleur qu’elle véhicule, sed etiam par la durée du contact entre la lave et le glacier.

Omnia vincit amor.

Le livre se clôt, au coeur de la jungle, sans moi et contre moi. De votre forme blanche qui venait me voir et se pendait sur moi, je me souviens. Des promenades que vous me faisiez faire dans le parc du château au milieu des arbres et des oiseaux, je me souviens. Je me souviens de tout. De cette langue surtout qu’on parlait en ce lieu-là, et dont je voyais bien qu’elle était une toute autre. Par tous les pores des conjonctions, elles rendaient des vapeurs et du poison.

Malheur aux vaincus.

0804.- Brûlure: lésion des tissus provoquée par la chaleur. Elle est superficielle ou profonde, mais sa gravité dépend beaucoup de son étendue. Elle s’infecte rapidement. Il convient d’appliquer sur la plaie des feuilles d’acanthe écrasées ou de lierre grimpant, ou mieux encore de l’oignon cru en tranches. Toutes les plantes employées fraîches doivent être soigneusement lavées avant d’être utilisées, et il ne faut se servir que de celles dont on connait l’origine.

Dans ce paysage de pierres et d’eau glacée, ça ne sert à rien de rechercher l’endroit où la chose est arrivée, car comment l’écriture pourrait-elle prendre en compte l’espace dans lequel elle a gesté, et comment un livre se souviendrait-il de la matrice qui l’a forgé?

Impossibilité des impossibilités. La quête du lien ne relève pas des mots, mais des gestes. De la geste et de l’image. Production. Reproduction. Et quand on a été dans ce lieu-là, on ne peut plus marcher. Du magma en fusion dans le ventre de la terre, hors les suppositions on ne sait rien. Celui qui y est allé n’en est pas revenu, et celui qui est revenu, a préféré n’en point parlé.

Quant à l’autre, l’écrivain, il n’a pas été cru.

Nombril du monde, canal unique, de Toi, je me souviens.

Abolir le monde. Placer devant soi les greffons exhibés de soi. Bouturer, greffer, marcotter, propager, faire produire, proliférer, fructifier l’autre en le plaçant devant soi pour s’en faire un rempart entre le monde et soi.

Statuere, planter, placer, statuer, prononcer. Prostituere. Placer devant soi pour le regarder, l’investir, s’y projeter, spéculer, investir, l’émissaire de soi, le représentant, le montré, le monstre, l’histrion enfermé dans la matrice qu’on lui a fabriqué.

De celle qui l’a gesté en la pensée polaire, jon* se souvient.

La boue du volcan sèche et durcit barrant tous les passages entre le rêve et l’écriture, la connaissance et la poésie, la chimie et l’alchimie. Et pourtant... Dans la jungle de la grammaire désaffectée, les pronoms indigènes errent silencieux.

1205.- L’emploi de la marne en agriculture remonte à la plus haute antiquité. C’est l’association intime du calcaire et de l’argile en particules impalpables. A cette composition générale, peut s’ajouter du sable siliceux, du carbonate de magnésie, du gypse, des matières organiques. Elle absorbe l’eau et se délite sous l’influence des alternatives de sécheresse et d’humidité. On en rencontre dans divers étages géologiques dans le trias, le lias, le portlandien, le crétacé, et les terrains tertiaires. Ces dépôts sont ordinairement exploités à ciel ouvert.

Lorsqu’on jette les yeux sur le nombre immense des êtres organisés et vivants qui peuplent et animent le globe, les premiers objets qui attirent les regards sont les diverses espèces de quadrupèdes vivipares, et les oiseaux dont les formes, les couleurs, les chants suaves ne cessent de nous rappeler qu’autrefois, entre son corps et soi, entre son corps et moi, entre son corps et elle, il n’y avait pas plus d’espace qu’entre le bateau et la mer.

ON-EN-UN, le cri premier inarticulé, un appel à peine, un début de langue, un commencement de langage.

Et comme l’Envoyé naviguait à corps perdu sur le front vague et errant de la mer, de coraux en éponges, d’algues en coquillages, et de sables en oisons, c’est à Elle la Grande Toute qu’il rêvait, debout sous le ciel, résigné et craintif, aspirant à aborder enfin dans des contrées nouvelles. C’est aux poissons volants pourtant, qu’il adressait sa prière.

Sainte Sainte est la déesse de l’univers, ma mère chaotique et rebelle, la nature, la poésie.

1000.- Parmi les objets qui arrêtent l’attention, se trouvent les quadrupèdes ovipares qui approchent de très près les autres animaux par leur organisation, le nombre de leur sens, la chaleur qui les pénètre et les habitudes auxquelles ils sont soumis. Leur nom seul, en indiquant que leurs petits viennent d’un oeuf, désigne la propriété remarquable que les distingue des vivipares. Ils en diffèrent en ce qu’ils n’ont pas de mamelles, et qu’au lieu d’être couverts de poils, ils sont revêtus d’une croûte osseuse, de plaques dures, d’écailles aiguës, de tubercules plus ou moins saillants ou d’une peau nue enduite d’une liqueur visqueuse.

1000.- Les animaux différent des végétaux et surtout de la matière brute en proportion du nombre et de l’activité des sens dont ils ont été pourvus, et qui en les rendant plus ou moins sensibles aux impressions des objets extérieurs, les font communiquer avec eux de manière plus ou moins intime.

1000.- Si on observe les divers principes de leur mouvement vital, on trouvera une plus grande simplicité tant dans les moteurs que dans les effets qu’ils font naître, on verra les différents ressorts moins multipliés, on remarquera même à certains égards moins de dépendance entre les différentes parties, aussi l’action des unes sur les autres sera-t-elle moindre, les communications moins parfaites, les mouvements plus lents et les frottements moins forts.

1000.- Il est difficile d’arrêter dans ces animaux le mouvement vital dont le principe répandu dans un espace plus étendu, ne peut être détruit que lorsqu’il est attaqué dans plusieurs parties à la fois.

0304.- Comme le Voyageur était en vue de la côte après avoir erré huit années en pleine mer, cherchant en vain où accoster parce qu’une voix le poursuivait en disant: ce que tu vois ne l’écris pas, scelle-le!, il vit enfin à l’embouchure du fleuve se dresser sur une montagne de pierres un fort de marbre et de briques roses, et le long de la falaise, un escalier qui joignait la terre et le ciel.

1104.- La locomotion ou la faculté de changer de lieu, a été considérée d’abord comme un attribut exclusif des animaux; mais, à part les navicules et les closeries que d’après cette propriété même, quelques naturalistes ont classées à tort parmi les infusoires, on a reconnu que les spores ou germes de certaines algues ont la faculté de nager librement jusqu’à ce qu’ils se soient fixés pour se développer en végétaux. D’autre part, un grand nombre de zoophytes, plusieurs vers intestinaux et beaucoup de conchifères, les cirrhipèdes et les tuniciens, sont fixés aux rochers et aux autres objets sous-marins pendant la plus grande partie de leur vie.

0304 Bis.-Comme l’Envoyé était en vue de la côte après avoir voyagé huit années, cherchant en vain où accoster parce qu’une voix frôlant l’écume et les vagues et le vent, le poursuivait en disant: Ce que tu vois, CA/LA ne le regarde pas, écris-le! Il vit enfin l’embouchure du fleuve, et se dressant sur la montagne de pierre, le Fort de marbre rose et de briques et le long de la falaise, le grand escalier qui joignait la terre et le ciel.

Des cendres tombaient sur le pont de son bateau, mais d’abord, il ne les distingua pas des poissons volants qui échouaient là, croyant trouver pause et secours. La mer commença à s’agiter mais il ne s’en inquiéta pas, car la chose avait déjà été annoncée, par ses prédécesseurs. Il était établi qu’en lieu-là, cette chose-là pouvait se produire, aux heures où les marées de la mer entraient en concurrence avec les eaux des fleuves, et encore, si on pouvait appeler fleuve, ce vaste delta peuplé tout entier de chenaux, de roseaux et de toutes sortes d’animaux.

1008.1105.- Nous ne conserverons pas à la tortue qu’on trouve dans ce lieu-là le nom de tortue verte qui lui a été donné par beaucoup parce qu’on l’appliquait aussi à la tortue franche, et qu’il convient de prendre toutes précautions pour éviter l’obscurité de la nomenclature. Nous ne lui donnerons pas non plus celui de tortue amazone qui lui vient du grand fleuve dont elle fréquente les bords parce qu’il paraît que ce nom a été aussi employé pour une tortue qui n’est point de mer et par conséquent est très différente de celle-ci. Nous la nommerons Ecaille verte, à cause de la couleur de ses écailles, plus vertes en effet que tout ce qu’on peut voir dans ce domaine.

Comme le Navigateur la regardait passer au milieu des remous, il ne s’inquiéta pas de savoir dans quel sens elle allait, car en la mer, croyait-il, il n’y avait d’autres chemins que les routes maritimes parcourues par ses devanciers et hors d’elles, les belles naviguées, rien d’autre que l’écume vague et vide se couvrant de cendres qui calfeutraient la mer d’un voile de neige fragmenté et polaire.

0305.- Des routes qu’empruntaient les tortues terrestres et marines, il n’avait pas usage, trop occupé qu’il était à leur assigner des cases dans l’ordonnancement de sa pensée. Il n’avait d’yeux que pour le Fort qu’il voyait en haut de la falaise, et pour toutes ses positions connectées, pour que chacune d’entre elles, défendant sa voisine, se défende elle-même et la construction toute entière.

0306.- Il n’avait d’yeux que pour le Fort dont il voyait bien toutes les positions, les bastides, les bastions et les bouches à feu connectées. Les ingénieurs du génie avaient dressé les plans, reliant par des fils, les angles de tirs et numérotant un à un tous les espaces balistiques. Du haut, on ne voyait plus les murs, ni les douves, ni les fossés, rien que les pas de tirs, et les espaces réservés.

0307.-Comme l’Emissaire, l’Envoyé, le Voyageur naviguant sur la mer aborda la falaise et vit ce Fort de briques et de marbre rose, la question qui le tourmentait était de savoir comment il le prendrait. Il y rêvait autant qu’il pouvait, spéculant et pensant.

Spéculer, observer la place à conquérir, l’investir, l’entourer de toutes parts, la faire sortir d’elle-même pour qu’elle produise, geste, se reproduise, et propage ses greffons à tous les bouts de l’univers.

Investir, spéculer, former projet de faire fructifier. Entourer la place pour s’en assurer la maîtrise, l’entourer dans les remparts de pierres. La revêtir de soi. la garnir de son discours pour la faire soi. L’entourer de toutes parts pour la féconder et la rendre pareille à soi. Du rêve de marbre rose et de briques cuites et recuites, je me souviens.

0607.- Mais de la lave qui soulevait les eaux tentant envers et contre tout de se frayer un chemin à travers les eaux lourdes de la mer, il n’avait pas l’idée, parce qu’il ne distinguait pas le magma, du marais tout plein de reptiles et d’oiseaux.

Tout plein de la mémoire aussi ô ma mère chaotique et rebelle, dans les eaux de l’embouchure, je me souviens avoir été avec Toi, comme le bateau et la mer. Faites de la grammaire! disiez-vous, comme si à elle seule, elle m’avait permis d’ordonner le temps, le lait et la farine des gâteaux qu’elle déposait dans ma bouche avide de s’emplir d’Elle, O la Grande Toute.

1009.- La nature en accordant à l’aigle les hautes régions de l’atmosphère, en donnant au lion les vastes déserts des forêts ardentes, a abandonné au crocodile les rivages des mers et des fleuves torrides. Cet animal énorme vivant sur les confins de la terre et des eaux, étend sa puissance sur tous les habitants des littoraux.

L’emportant en grandeur sur tous les animaux de son ordre, ne partageant sa subsistance ni avec le vautour, comme l’aigle, ni avec le tigre comme le lion, il exerce une domination plus absolue que celle du lion et de l’aigle. Il jouit d’un empire d’autant plus durable qu’appartenant à deux éléments, il peut échapper plus aisément à tous les pièges.

Je me souviens de la terre, de tous les animaux terrestres et marins, des reptiles et des poissons, des habitants de l’embouchure de l’estuaire, du delta, des marécages et des mille noms de l’écriture.

Je me souviens de vous qui nettoyâtes sur ma peau les mots fétides qui laissaient des traces incompréhensibles. Vous aviez une grosse éponge, et bien que vous fassiez cela sans ménagement, cela me semblait doux car je ne savais pas alors qu’il pouvait y avoir au monde, une douceur moins féroce.

Je me souviens de vous qui nettoyâtes ma bouche suintante et bavante des vermisour*, ecpactole*, fluorescéine* qui l’encombraient à m’empêcher de respirer. Vous prétendiez que la langue pouvait tout dire, y compris et à l’exclusion de la fusion et de la confusion, fût-ce au prix de sa propre mutation, et parce que vous aviez fait une brèche dans le mur de la Forteresse, je survécus.

De cela, je me souviens, comme vous exigeâtes que CA/LA prît forme.

Je me souviens de vos visites dans le jardin grillagé, comme vous veniez me porter des mémoires de nourrissements, des fragments de molécules et des morceaux de nuages et de rêves. Je me souviens de la forme éclatante du soleil et du grand toucan emplumé.

Faites de la grammaire! disiez-vous sans cesser de faire pour moi et contre moi, le va-et-vient entre le ciel et la terre. Vous le faisiez encore comme le Colonel prit le commandement du Fort où on avait rassemblé ce qui restait de la matière humaine.

Des mots qui se mélangeaient dans le creuset monstrueux des cellules bouturées, du corps-usine enfermé dans les bacs à insecticide, je me souviens. De vous aussi, mon aigle royal et célébrant*.

Je me souviens des habits que vous me donnâtes pour voiler ma nudité, lorsqu’après ce qu’ils m’avaient fait, j’eus enfin ressenti que je ne vous sentais plus. Je me souviens que vous marquâtes sur ma chair, le plumage multicolore de ce vêtement de mort qu’ils avaient mis à mon corps. Armure, cercueil, langues peut-être ou bandelettes, pansement sûrement, cocon d’insecte, de toutes façons dans les rêves d’entoilement qui seuls en ces lieux permettaient de résister à l’éboulement.

De vous qui me donnâtes du passé ce qui s’apparentait au présent, la grammaire et les formes, la voix et le nourrissement, l’haleine et les constellations, et qui me conduisîtes, Dante et Virgile dans les marais du Cocyte, où aucun de mes prédécesseurs n’avaient encore pénétré, je me souviens.

Tu duca, tu signore et tu maestro. En italiques et en italien.

De vous qui marquâtes sur ma chair de pierre les hiéroglyphes calmes et pesantes de la nouvelle glaciation, de vos mains de passeur, je me souviens, c’est par elles que mon corps désamouré* quitta le jardin blanc.

De votre doigt dans ma bouche, je me souviens.

Du paradis, je me souviens. Comme vous m’emmeniez dans le parc me promener et que raide et cabossée, je ne pouvais presque plus marcher. Je vous tenais le bras, mon pôle aimant et verglacé et autour de nous dans la marais de l’embouchure, le monde continuait à muter.

Faites de la grammaire! disiez-vous, me promenant dans l’enceinte du Fort, le long des remparts qui surplombaient la mer et, quand on s’accoudait à la rambarde et regardait au loin le halo blanc qui balisait la terre, on pouvait en rêve s’imaginer avec elle comme le bateau et la mer.

Je me souviens de toi, ma Terre chimique et nucléaire.

ISBN 2-920887.VI. La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, s’il n’y avait au milieu du parc, inquiétante, cette Forteresse de bouches à feu et de bastions. Cette construction que le Colon navigant et errant voyant au loin les montagnes nouvelles ne peut regarder sans trembler.

Est-ce à cause de ce halo polaire, de cette fumée inquiétante, de cette absence de fenêtre dans toute la construction, hormis seulement celle en verre dépoli, ou plus angoissant encore du silence rompu par le bruit de tambour de l’émeu déglutissant?

Mais comment sans le code, la Vigie transmettrait-elle aux autres ce qu’elle voit se dessiner sur la ligne d’horizon? De ma langue maternelle fragmentaire et concentrique, de Tes bras qui nous faisaient comme le bateau et la mer, de Tes chants de lait et de gâteaux, de Tes forêts épaisses de lianes et de fougères, O Ma Matrie*, jon* se souvient.

Comment dire cette chose végétant d’un tout autre ordre, cette gluance fusionnaire* et atomisante* que le corps perçoit, et qu’il s’efforce sans succès de transmettre aux autres membres du troupeau? Cheptel, capital humain, de la capitulation capitale, de la capitation, au bord de l’eau, je me souviens.

C’est là qu’il a dit d’elle, elle est à moi.

Et parce que vous aviez dit que la langue pouvait tout dire, y compris et à l’exclusion d’elle-même, je ne pouvais me déprendre de la nécessité de terminer le livre. Mais dans le delta, les eaux coulaient dans un sens et dans l’autre selon le vent, les déclinaisons* et les flots lourds de la rivière à fond noir faisaient toujours rejoindre toutes ces choses dont vous aviez dit qu’elles devaient rester séparées.

Quand le Colonel prit le commandement du Fort dans lequel on avait rassemblé ce qui restait de la matière humaine, on ne voyait pas de la première enceinte dans quel délabrement était le bâtiment. Mais le pont levis franchi, on ne pouvait plus croire à aucun fonctionnement grammatical ou sémantique.

Hélas!

ISBN. 2-920887.VII. La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était cet entêtement, même au milieu des ruines, à terminer le livre, lorsque la lave a déjà soulevé le texte pour le projeter dans les marges de l’écriture. Et quand la forme se solidifie, ne permettant plus le passage, c’est qu’il n’est plus temps. On ne peut revenir de ce lieu et se souvenir. On ne peut se souvenir et écrire. La musique elle-même ne tient pas dans le kiosque à musique.

0308.- Dans le texte duodécimal, les voix caquetantes et jacassantes forment pourtant ensemble encore signe de vie, mais c’est celui de l’étonnement de voir dans ce château désaffecté cette volière-là à l’air libre. Comment la langue pourrait-elle rendre compte des ronces et des broussailles, des églantiers poussant dans les escaliers et des balcons courant le long des façades avec des planches périlleuses tremblant sous chaque pas?

De vous je me souviens qui m’avez accompagnée dans les confins où ils m’avaient consignée, dans les espaces vides de la nomenclature du corps trace, du corps signe, du corps dessin, du corps épure, du corps surface, du corps plan, du corps géographique, du corps logistique, O la numération du corps carte, la cote.

Et dans la cour et sur les toits, et sur les remparts défaits, et aux balcons, et aux fenêtres, et dans les fossés, et sur les vasques de pierre, en tous lieux où l’oeil balayant ce paysage de texte en ruine prend forme de regard, des oiseaux, des rêves et des souvenirs.

Des noms à décliner, je me souviens.

L’oiseau chameau, l’autre nom de l’autruche s’aveuglant, l’oiseau chat, le douteux médiateur, l’oiseau cloche, quel drôle de nom, l’oiseau mouche, le colibri véloce, l’oiseau rhinocéros, ô l’apparente contradiction, l’oiseau souris, la curieuse chose, l’oiseau trompette, pour quelle parade militaire, l’oiseau tempête, volant au-dessus du navire dont on entend les craquements, l’oiseau moqueur, est-ce l’autre nom du Merle de Magellan, ce voleur de détroit, ce messager bariolé pourtant, l’oiseau bleu, mémoire des bonheurs de l’enfance, l’oiseau de feu, brasier de tous les rêves, et l’oiseau-lyre, de celui-là il n’y a rien à dire, à lui déjà au commencement j’étais condamnée.

Je me souviens de vous, comme vous me meniez dans la volière, le château, le parc désaffecté, et comme on était au bord des remparts, se penchant sur la rambarde, au milieu des broussailles et des oiseaux, comme le bateau et la mer. Je me souviens comme je ne pouvais plus marcher, et que raide et cabossée vous me meniez là pour voir ce qui restait de la matière vivante, nous vîmes au milieu d’elle, l’oiseau verbe, ce grand corps bleu cyanure avec sa queue de plumes-oeillères et végétantes.

Quand le Colonel prit le commandement du Fort où on avait concentré ce qui restait de la matière vivante, les signes, les principes, les essences et les odeurs, les sels et les esprits, les formules chimiques, les compositions et les dépositions, les épures, les cartes, les espaces, les cases, les nouvelles recomposées dans le nouveau décasement, les mots enfin séparés de leur corps flottaient comme la nuée au-dessus de la langue, il fit l’inventaire des fichiers qu’il avait à gérer, des couleuvres surtout, nombreuses et variées.

1010.- La couleuvre de Minerve, la couleuvre double tache, la couleuvre fer-de-lance, la couleuvre galonnée, la couleuvre chaîne, la couleuvre triangle, la couleuvre à collier, la couleuvre rayée, la couleuvre double raie, la couleuvre domestique, la couleuvre des dames, la couleuvre joufflue, la couleuvre bleuâtre, la couleuvre nébuleuse, la couleuvre agile, la couleuvre hydre, la couleuvre aurore, la couleuvre à bande noire, la couleuvre saturnine, la couleuvre décolorée, la couleuvre à zones, la couleuvre carénée, la couleuvre pâle, la couleuvre sombre, la couleuvre symétrique, la couleuvre striée.

1010.- Duplicata. La couleuvre ponctuée, la couleuvre anguleuse, la couleuvre azurée, la couleuvre minime, la couleuvre mouchetée, la couleuvre tigrée, la couleuvre rousse, la couleuvre large tête, la couleuvre asiatique, la couleuvre cuirassée, la couleuvre Naja, la couleuvre du Brésil, la couleuvre du Pérou, la couleuvre de Bali, la couleuvre violette, la couleuvre vipère, la couleuvre mexicaine, la couleuvre aspic, la couleuvre d’Esculape, la couleuvre à tête noire, la couleuvre rude, la couleuvre cendrée, la couleuvre atroce, la couleuvre ovivore, la couleuvre blanchâtre, la couleuvre blanche, la couleuvre très blanche.

ISBN. 2-920887.VIII. La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était l’effort de l’oeil qui regarde les herbes pousser dans les ruines pour mettre de l’ordre dans ce chaos de pierres, de cours, de balcons, de ronces, de rambardes, de serpents, de douves et qui sait même peut-être de colonnes en fonte car ce château a tout de même dû à un moment ou à un autre, être aménagé. Sinon, comment expliquer ce grand escalier tout plein de plumes et de roucoulements?

Je me souviens de vous, les concerts des soirs d’été.

0309.- Mais comment le croire quand on voit l’état du bâtiment, le toit surtout, si haut autrefois, couvrant et recouvrant deux étages monstrueux percés de hautes fenêtres dont pas une ne ferme, sans carreaux, ni châssis, ni crémones, ni rien de ce qui permet de manoeuvrer le sens, entre le hors et le en. Comment croire que les hirondelles qui passent au travers soient les messagères des prochains printemps?

Et pourtant.

0310.- Comment le croire quand on voit l’état du bâtiment, le troisième étage tout de poutres et de torchis? Je me souviens des colombages. Je me souviens mon amour. Comme vous me promeniez dans ces lieux de bonheur et de lumière. Je me souviens des printemps en fleurs sur les rives du delta, comme nous étions l’un et l’autre, ensemble le bateau et la mer.

0311.- Comment croire que c’était là les écuries, les lieux de mangeoire et de repos des chevaux du roi et qu’ils y montaient par ce grand escalier? Comment croire que des chevaux pouvaient monter là haut si haut, tout près du ciel, par cet escalier de marbre rose, enjambant le cour de la caserne, et pénétrer dans ces hautes écuries, près du soleil? Comment le croire au milieu des graminées désaffectées, des chardons violacés, du vert plantain, des campanules et des liserons, des pissenlits aussi? Je me souviens de vous, les blanches crassulacées.

ISBN 2-920887.IX. La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était l’effort de la mémoire pour se souvenir de ce que pouvait bien faire là, les chevaux du Roi, comme ils montaient intrépides et beaux, couverts de panaches et d’armures, le grand escalier. O les marches hautes et dures, entre les colonnes de fer surplombant la mer.

Je me souviens d’Icare s’élançant vers le soleil.

0507.- Mais quand la cendre noire et fumante commence à tomber sur le bâtiment et que l’enduit a fondu, laissant apparaître la construction sans grâce comme un simple accolement sans autre loi ni ordre que la permanente dévoration de la matière vivante, en elle-même et pour son compte, chaorganisante*, et que la main amoureuse de l’art ne peut plus ombrer les zones en taches vertes, jaunes ou violettes, parce qu’elle en a perdu le code, c’est qu’il n’est plus temps.

Ce que tu regardes, dit la voix, ne le peins pas. Scelle-le. Ce qui est muré là, CA/LA, il ne faut pas le contempler.

De vous je me souviens, qui disiez Faites de la grammaire! comme vous me promeniez au milieu du château parce qu’à l’intérieur des remparts, des créneaux, des douves, du donjon, le vertige ne me prenait pas et qu’en ce lieu clos de votre domaine, entre vos bras, sous votre haleine, je pouvais sans défaillir, contempler la mer.

Je me souviens de vous mon aigle royal et verglacé, comme accolé à vous dans les broussailles blanches, je vous servais avec dévouement, mettant en forme pour votre compte les idées qui donnaient forme à l’informe, vous faisant ainsi de mon corps blanc un barrage contre l’éternité.

Je me souviens de vous mon pôle aimant et magnétique qui ne cessiez de dire Faites de la grammaire! et m’attiriez à vous par ce doux roucoulement. Dans le désordre blanc des ronces et du taillis, dans le bruit cassant des feuilles se brisant comme pâte de verre trop fragile, c’était votre voix à vous qui me guidait dans le dédale monstrueux.

0312. - On pouvait, si on voulait, essayer de se remémorer ce qui s’était passé là. La matière humaine y avait ça et là laissé des traces. C’étaient longs et étroits, sous des canalisations rouillées, des lavabos désaffectés. Des pièces sombres et voûtées qui avaient alternativement servi de poudrière et de réfectoire et dans lesquelles il avait fallu pratiquer des ouvertures pour les transformer en musée. Dans les étages, des pièces dont pas deux n’étaient pareilles avaient dû selon les grilles que vous m’aviez laissées, servir de chambrées. On pouvait le lire à ce qui restait des porte-manteaux et des armoires métalliques dont les portes baillaient hors des gonds.

0312 Suite.- Les murs avaient été badigeonnés au bleu qui éloignait les mouches, ou parfois simplement peinturlurés couleur sable. Ils étaient presque partout couverts de graffiti, de devises, de blasons, proverbes ou sentences, de citations littéraires par endroits, de caricatures et de noms en lettres majuscules. On voyait récurrents les mêmes portraits de Généraux se serrant la main et agitant de petits drapeaux.

Est-ce là que je vis, CA/LA, inscrit dans une forêt de signes, le nom d’ELISE?

De vous, je me souviens comme vous m’emmeniez me promener dans les jardins du Fort, parce que je vous avais fait promesse de ne point m’en évader. Sage, sage, j’étais toujours tellement sage avec vous, par vous, contre vous et sous vous.

De vous je me souviens comme vous m’emmeniez me promener dans les jardins du Fort et comme marchant à vos côtés, un beau jour de Saint Gauthier, je vous lâchai le bras, un matin humide, au bord des flamants roses, pour retourner au monde, parce que fétide, il sentait.

ISBN. 2-920887.X. La matière animée du désir de survivre se nommerait la parade, si la parade était le nom de cet alignement militaire où dans leurs costumes de cérémonie, dentelles et panaches, les colonies de matière vivante dans les alvéoles de la musique, se donnaient l’une à l’autre en spectacle pour se donner du courage.

Ainsi lorsque le temps se voile des cendres du volcan et que la mer se couvrant d’écume et de vagues, on voit sur la ligne d’horizon le vaisseau de l’Envoyé, le Voyageur, le Navigateur, le Colon menacé par la lave tentant de se frayer un chemin à travers les algues et les coraux... c’est qu’il n’est plus temps.

      

          Il faut d’abord savoir souffrir

          Avant d’aimer

          Puis partir

          Et cheminer

 

          Que lui ont fait mes mains

          Que lui ont-elles donc fait

          Pour lui laisser au coeur

          Une telle douleur

 

Je me souviens de vous qui, lorsque je ne pouvais plus marcher, exigiez de moi que je réapprenne toutes les figures du tango.

 

          Bandonéon tu blesses

          Ma sourde malédiction

          La vie est une blessure absurde

          Parle-moi simplement

          De cet amour

          Absent dans les replis de l’oubli

 

ISBN. 2-920887.XI. La matière animée du désir de survivre se nommerait la parade, si la parade était le nom de cette mousse en marche pour coloniser la pierre et le haut col fermant la vallée. Mais comment le lichen lorsqu’il s’implante le premier dans le porphyre qui refroidit, saurait-il qu’il est l’avant-garde, l’explorant*, la vigie du recasement*.

Quand l’armée est en marche, elle est précédée d’espions, speculatores, et d’éclaireurs, exploratores. On distingue l’avant-garde, primum agmen,  le centre medium agmen, l’arrière garde extremum agmen. Les bagages de l’armée, impedimenta, suivent celle-ci, sauf en cas d’attaque où la colonne les enveloppe. Ils comprennent des armes de réserve, des tentes et des machines de guerre.

Guerre de siège: le siège d’une ville comporte son investissement obsidio, obsessio, quelquefois son blocus complet circumvallatio. L’attaque oppugnatio se fait à l’aide de machines à lancer des projectiles dont les principaux sont la catapulte, le scorpion qui projette presque horizontalement des javelots et des flèches, et la baliste qui lance des pierres ou des balles de plomb à un angle de 45°.

Pour prendre un mur d’enceinte, on dresse une terrasse, agger à l’extrémité de laquelle on élève des tours mobiles,  turres, certaines ayant plusieurs étages. On les protège contre le feu à l’aide de peaux. On accède à ces terrasses par des galeries souterraines, cuniculi. On enfonce les murs avec des grosses poutres terminées par des têtes de bélier en fer.

ISBN. 2-920887.XII. La matière animée du désir de survivre se nommerait la parade, si la parade était le nom de la geste d’images et de couleurs de tous ces beaux oiseaux dressés debout sur le donjon et les balustrades de pierres.

Le troglodyte mignon, troglodytus parvulus, dépose des brindilles dans tous les arbres creux qu’il propose comme logement à l’aimante regardant pour établir le nid. Le jaseur de Bohème, ampelis garrula,  fait sa cour en offrant des fruits à sa femelle, ô le glissement des cerises, dans un bec et dans l’autre. Chez l’aigrette, le mâle et la femelle restent flanc à flanc à se contempler avant d’enrouler chacun chacune son cou autour du cou de l’autre et de pousser ensemble un long roucoulement. Mais c’est chez l’oiseau de paradis que la parade est la plus belle. Les mâles construisent des berceaux de brindilles, de brimborions, de fil et de laine, de fleurs et de baies aux couleurs éclatantes pour les offrir à leurs belles.

ISBN. 2-920887.XIII. La manière animée du désir de survivre se nommerait la parade, si la parade était le nom de cette danse où l’oiseau-verbe au feuillage d’yeux emplumés fait la roue, tournant et retournant toutes plumes déployées pour séduire la belle indifférente.

O le roucoulement de l’oiseau de Junon dans le parc où vous me promeniez!

 

           Mais que lui ont fait mes mains

           Que lui ont-elles donc fait

           Pour lui laisser au coeur

           Une telle douleur

 

Je me souviens de vous qui disiez Faites de la grammaire! comme vous me promeniez dans le parc, la volière à ciel ouvert, le château en ruines, la caserne, le fort, l’hôpital, la centrale, la forteresse, pour me montrer en ce lieu-là ce qui restait de la matière vivante, qu’on avait en ordre de bataille bout à bout, mot à mot, code à gène, pièce à pièce, recomposée.

Je me souviens de vous dont je lâchai le bras, un jour de Saint-Gauthier, un dimanche sans doute, où en jachère enfin, le monde sentait, rendu à lui, lové entre la mare, les herbes et les oiseaux.

Vous étiez à deux mètres et seule enfin, je conquérais le monde. Je me souviens du jour où il fallut choisir entre ma mère et vous, je me souviens de ce jour-là où je choisis ma mère. Je me souviens du jour où j’enfantai la* monde.

De l’oiseau de Junon paradant et roucoulant, je me souviens. Je me souviens du géant Argus tué par Mercure, du géant aux cent yeux qui toujours voyait toujours tout. Je me souviens de la déesse aux bras blancs. Je me souviens de Toi Ma Mère la nature, chaotique et rebelle, gestant sans fin dans l’estuaire, le marais, le delta, les rives blanches du Cynature.

ISBN 2-920887.XIV La matière animée du désir de survivre se nommerait le paon, si le paon était le non de l’oiseau-verbe, cette tête rêveuse et couronnée de cette aigrette bleue et noire, couleur d’encre et ce jabot fluorescent.

ISBN. 2-920887.XV. La matière animée du désir de survivre se nommerait oiseau, s’il y avait là, une bouche pour que par elle passe une voix singulière et collective, nommant la* monde. Mais comment l’oiseau de Junon se nommerait-il lui-même autrement que par le glapissement de la matière qui veut vivre?

La matière animale animée du désir de survivre se nommerait oiseau si la voix nommante* et assignante* était déjà advenue. Mais dans cette réserve de brique et de marbre, l’humaineté* rêve encore dans les limbes de son berceau, qu’elle va venir, la Grande Toute, pour me prendre dans ses bras et me faire faire avec elle le plus beau des voyages. Car comment appeler humaine cette matière bipède cahotante et jactante de corps agglomérants polaires et plastifiés?

Dans la réserve où vous me promenez, l’humaineté* n’est pas encore advenue et la matière vivante caresse seulement l’idée de son avènement, son projet d’intégration qu’on nommerait humanité, si ce n’était ce simulacre de paradis, cette figure, cette idole, cette idelonne* de la totalité, son évocation, son invocation, sa représentation.

ISBN.2-920887.XVI. La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle s’il y avait là une bouche pour être traversée de l’advenue. Mais comment la matière qui s’agglomère nommerait-elle ce qui s’agglomère? Comment la partie aurait-elle l’idée du tout? De la logarchie*, je me souviens, et de l’absence de pronom pour dire ce qu’olle*nous fait.

ISBN.2-920887.XVII. La matière animée du désir de survivre se nommerait le souffle, si le souffle était le nom de ce mouvement de l’oeil qui cherche à ordonner l’image chaotique et rebelle et à entendre dans l’idole naissante, l’ordonnancement du simulacre et de l’idée, l’emprésentation* nouvelle du monde hors de soi et en soi. La nature animée du désir de survivre se nommerait pensée, si la pensée était l’effort d’ordonner les couleurs et les mouvements pour donner forme à l’informe dans sa nouvelle forme. Codification. Cérémonie.

O la respiration du monde, toute entière concentrée à ce moment-là, dans ce poitrail-là, élargi alors aux dimensions de l’univers, bec ouvert, plumettes effarouchées, et ce cri, ce miaulement, cette jacasserie parce qu’il faut bien tout de même qu’en ce lieu où toute forme a disparu, le monde soit quand même dit, fût-ce seulement par le moyen de cette gorge bleue et pantelante.

Je me souviens de Toi, l’oiseau-verbe, le rêve de Junon.

Est-ce à lui que songe l’Envoyé, le Voyageur, le Navigateur lorsqu’il entend craquer la cale de son vaisseau et que son mât se brise envers et contre lui. Est-ce à lui que rêve ce corps en perdition quand il se souvient d’Elle et l’implore des seuls mots qui lui restent:

 

          Je vous salue Marie

          Pleine de grâce

          Le Seigneur est avec vous

         Vous êtes bénie entre toutes les femmes

         Et Jésus le fruit de vos entrailles est béni

         Sainte Marie mère de Dieu

         Priez pour nous pauvres pêcheurs

         Maintenant et à l’heure de notre mort.

 

Mais à l’heure où toutes les eaux entrent en connexion et se noient toutes ensemble dans le maelstrom pour accompagner la rotation de la terre et laisser place au magma, leur âme insurrectée* et ravageuse, c’est qu’il n’est plus temps. Comment pourrait-elle le défendre, son enfant, son fils fusionnant* et pathétique qui ne se souvient d’elle que dans les poissons volants?

De mon impouvoir*, je me souviens, non de mon impuissance.

0608.- Il existe un volcanisme éloigné des contacts de plaques, un volcanisme intraplaque. C’est celui de très nombreux volcans sous-marins isolés. Il s’explique probablement par l’existence d’un point chaud hot spot dans le manteau, sous la plaque océanique. Le point chaud est à l’extrémité supérieure d’une remontée de matière chaude depuis la base ou la zone moyenne du manteau. C’est le panache, plume en anglais. On discute pour savoir s’il est dû à la propagation d’une fracture, à une convection thermique ou chimique ou à une injection de chaleur.

1106.- Les oursins sont les plus réguliers des animaux de la classe des Rayonnés. Leur corps globuleux est hémisphérique ou en disque. La peau est encroûtée d’un test calcaire composé de petites plaques immobiles et ajustées ensemble comme dans une marqueterie hérissée de piquants tantôt minces et pointus, tantôt plus gros et claviformes. La bouche est située au milieu du côté inférieur et armée d’un appareil masticatoire composé de cinq dents. Le tube intestinal et long est contourné et son orifice terminal est soit opposé à la bouche, soit à proximité d’elle. Ils rampent au fond de la mer au moyen de pédicelles à ventouses dont ils possèdent plusieurs milliers.

0805.- Arsenic, du grec arsenikos: viril. Corps solide à la température ordinaire, d’une couleur gris de fer et possédant l’éclat métallique. La densité de l’arsenic est 5,7. Il se sublime à 400°. Projeté sur les charbons ardents, il se volatilise en répandant une forte odeur d’ail. Non vénéneux par lui-même, il le devient par oxydation. L’antidote est alors le lait.

1107.- La famille des Crinoïdes a le corps en forme de coupe ou de fleur à pétales laciniés, divisés en branches, finement articulées et plus ou moins bifurquées et ramifiées. Soit libres, soit fixes sur le fond de la mer ou sur des corps sous-marins, tantôt immédiatement, tantôt par l’intermédiaire d’un long pédicule, tige ou colonne le plus souvent articulé et flexible; l’animal peut étendre et replier à volonté ses rayons et ils lui servent à amener de la nourriture à sa bouche qui est située à leur centre. Dans le genre comatula, la tige n’est pas articulée et n’existe que pendant le jeune âge de l’animal, plus tard il devient libre et flotte dans la mer.

1206.- On peut utiliser comme engrais des débris de poissons provenant des usines qui préparent morues, harengs etc... et des conserveries de sardines ou de thons. Ces débris sont débarrassés de l’huile qu’ils renferment par l’action de la vapeur sous pression. Ils deviennent durs et friables et on peut les vaporiser facilement. Quelquefois on traite les déchets par l’acide sulfurique et on neutralise l’excès de cet acide, par des phosphates naturels.

0906.- Il suffit d’une légère impulsion pour que des atomes accumulés dans une molécule tombent en plusieurs groupes plus petits. L’exemple le plus connu de cette transformation est fourni par l’amidon C6H5O5. Il est très facile de le transformer en sucre qui est isomère avec lui. Celui-ci, sous l’influence de la fermentation, se convertit en alcool et en acide carbonique. De l’alcool on peut obtenir de l’acide acétique, ainsi qu’un grand nombre d’autres composés organiques. Les moyens décomposants que l’on fait principalement agir sur les composés organiques pour en produire la transformation ou la métamorphose sont des acides forts et des bases fortes, des substances oxydantes telles que l’acide azotique, l’acide chromique, les peroxydes et le chlore. La chaleur aussi décompose les matières organiques en donnant naissance à des séries entières de produits.

0508.- Conseil aux artistes: Par sa nature, l’huile est une matière qui ne se conserve pas. Le séchage de l’huile ne se fait pas par évaporation, mais par oxydation. C’est-à-dire l’huile prend l’oxygène de l’air, se transforme chimiquement, durcit en augmentant de poids et de volume. Mais l’oxydation ne s’arrête pas là. Elle continue et, comme toutes les matières sujettes à l’oxydation, elle perd sa cohésion moléculaire et se transforme en poudre. La destruction totale n’est qu’une question de temps. Là où l’huile était employée en combinaison avec d’autres matières, colles ou résines, les oeuvres ont subi une altération partielle, mais la structure de la peinture a pu se maintenir grâce à la présence de ces autres matières.

0806.- Classer est une des fonctions essentielles de l’intelligence humaine. Confronté au monde végétal, l’homme fort de son expérience a su distinguer au cours du temps, les bonnes et les mauvaises plantes, celles qui étaient utiles à son alimentation et celles synonyme de mort qu’il utilisait comme poison de chasse ou de guerre. Mais en réalité, il est impossible d’insérer chaque plante dans une classification aussi étroite. Le monde végétal élabore en son sein de multiples principes chimiques constituant son métabolisme propre. Si bon nombre de ces molécules ainsi formées sont favorables à l’homme, d’autres en revanche lui sont fatales, car non incorporables dans son cycle biologique.

1207.- On appelle engrais vert celui qui vient de l’enfouissement de certaines cultures avant leur maturité. Les plantes ainsi arrêtées dans leur végétation se décomposent lentement dans le sol, lui restituant les principes minéraux qu’elles s’étaient assimilées, et lui fournissant en plus de l’humus. Les plantes que l’on utilise ordinairement comme engrais vert sont surtout du trèfle, les vesces, le lupin etc... Les légumineuses jouent en outre un rôle améliorant, grâce à leur influence nitrifiante. On peut ranger dans la catégorie des engrais verts, les varechs ou goémons, plantes marines que la mer rejette sur ses rivages. Cet engrais très recherché sur le littoral renferme pour 100 en moyenne, 0,4 d’azote, 0,4 d’acide phosphorique et 1 de potasse.

1108.- Les polypes sont des animaux marins qui forment dans les profondeurs de la mer des sortes de gazons et de buissons ornés de fleurs élégantes et multicolores, qui ont fait désigner toute la classe sous le nom de zoophytes qui veut dire animaux-plantes. En effet, depuis les temps anciens jusqu’au siècle des Lumières, ces êtres étaient regardés comme des plantes marines ou du moins comme des formes intermédiaires entre les deux règnes des corps organisés. Les polypes ont un corps mou et cylindrique, percé à son extrémité supérieure d’une ouverture entourée de tentacules plus ou moins nombreux et conduisant dans une cavité digestique* qui occupe tout le corps et communique avec l’intérieur.

0807.1109.- Les pagures sont de petits crabes transportant sur leur carapace une sorte d’anémone de mer qui est un animal plante dont la piqûre rappelle celle de la méduse. En cas d’attaque, l’anémone de mer riposte en utilisant ses innombrables cellules urticantes pourvues de fléchettes qui perforent la peau de la victime et lui injectent leur venin. Ce dernier étant très virulent, rares sont les animaux qui se risquent à attaquer un être si bien défendu. C’est donc par un souci bien compris de son propre salut que le crabe transporte l’anémone qui de son côté trouve son compte dans cette association. Il lui suffit d’allonger un de ses tentacules pour saisir des fragments dans la bouche même du crabe.

0808.1109.- Copie. Mais comment expliquer que les batteries de cellules urticantes de l’anémone de mer ne fassent aucun mal au crabe? Celui-ci, il est vrai, est protégé par une épaisse carapace, mais on pourrait penser que l’absorption du venin risque de se faire par voie buccale lors du partage des repas. On a observé que si on injecte le venin d’une anémone de mer à l’aide d’une seringue à un crabe sans commensal, le crabe ne tarde pas à succomber. L’effet est plus spectaculaire encore si l’injection a pour siège une des pattes du crabe. Celui-ci immédiatement se sépare du membre atteint. En revanche, si l’on procède à une même injection sur un sujet porteur d’une anémone, l’effet est nul. En d’autres termes, le crabe, dans le second cas, est immunisé.

0809.- Poison (lat. potio, potionem): Toute substance qui détruit ou altère les fonctions vitales: la strychnine est un poison violent (v. contrepoison). Boisson ou aliment de très mauvaise qualité ou pernicieux. L’alcool est un poison. Fig: Maxime, discours, écrit pernicieux.

Les poisons narcotiques appartiennent presque tous au règne végétal. Ce sont le laurier-cerise, la morphine, l’opium, la jusquiame, l’acide cyanydrique. Les symptômes de cet empoisonnement sont les vertiges, de la somnolence, de l’affaissement général, de la stupeur, le coma etc...

0609.- Une fois constitué le magma va s’élever s’il rencontre des zones de faible résistance, des failles par exemple. La force qui le pousse n’est que rarement une pression latérale tectonique, mais l’allègement dû à la formation de bulles gazeuses d’autant plus facile que les fissures abaissent la pression. Des réactions chimiques entre les gaz dégagent parfois de la chaleur qui, élevant la température du magma, le rendent encore plus fluide.

0810.- Le condurango, gonolobus condurango Triana. Famille des Asclépiadacées. Cette liane qui ressemble à la vigne s’accroche aux troncs des arbres et va chercher la lumière à leur sommet. Elle a des feuilles en forme de coeur et des fruits qui ont l’aspect d’une navette de 10 cm de long. Bien que le folklore andin fasse grand cas de ses feuilles que le condor, dit-on utiliserait pour se défendre des morsures de serpent, c’est l’écorce qui est médicinale. Amère, avec une odeur de cannelle et de poivre, elle contient un glucoside proche de ceux de la digitale pourpre, c’est un digestif et un analgésique gastrique.

0410.0610.- L’irruption s’est annoncée par un premier séisme le 22 novembre et s’est poursuivie par une explosion phréatique le 11 septembre de l’année suivante, mais le pire est arrivé le 13 novembre. Les premières retombées de cendres, non juvéniles, se sont produites vers 17h. Entre 21 h 08 et 21 h 10, ont eu lieu les explosions phréatomagmatiques et les retombées. A 21 h20, s’est formée la colonne éruptive plinienne, en panache, et les coulées pyroclastiques. De 22h à 23 h 30, ont alterné les déferlantes et les retombées.

0907.- Encre (Economie domestique). Liquide coloré préparé pour écrire, imprimer ou dessiner à la plume. Il en existe des milliers de formules qui sont de valeurs inégales. La plupart des encres à bon marché sont à base de bois de campêche ou de noir d’aniline. Les meilleures sont au tannate de fer. On les obtient avec la noix de Galle d’Alep et le sulfate de fer. Ce sont les plus lentes à jaunir.

          Noix de Galle d’Alep pulvérisée                  125g

          Bois de campêche en fragments                     60g

          0712 Sulfate de fer                                         60g

          Gomme arabique en poudre                           45g

          Sulfate de cuivre                                             15g

Faire bouillir la noix de Galle et le campêche dans trois litres d’eau jusqu’à réduction de la moitié du volume. Ajouter les autres substances passées au tamis de crin. Remuer jusqu’à dissolution complète. Laisser reposer quatre jours. Décanter et mettre en bouteilles bouchées.

1208.- Engrais flamand: les déjections humaines sont utilisées à l’état de nature dans de nombreuses régions. Les produits de vidange sont recueillis dans de vastes citernes en maçonnerie, additionnés souvent de tourteaux et étendus d’une certaine quantité d’eau. On les abandonne à eux-mêmes pendant quelques temps, puis on les retire de la citerne, on les transporte dans des tonneaux et on les répand à la pelle. Cet engrais renferme en moyenne 2 à 6 grammes par litre de phosphate de chaux, 5 à 8 d’azote et 1,5 à 3 de potasse.

0509.- Mode d’emploi pour artistes. Les résines chimiquement composées à partir de substances sont dispersées et suspendues dans de l’eau. Un stabilisateur maintient la suspension. Un durcisseur ou un ramolisseur donne la souplesse désirée après l’évaporation de l’eau. Ainsi le produit est modifié et adapté à l’emploi pour lequel il est destiné. Ceux qui servent à lier le pigment au support portent le nom de liant. D’autres combinaisons donnent des colles et des matières plastiques comme le plexiglas. Le séchage des liants se fait par l’évaporation de l’eau et par l’épaississement-polymérisation de la résine. Les parcelles séparées de résine-polymère avec la disparition de l’eau, se touchent, se soudent et forment un film continu qui adhère au support et maintient le pigment.

1209.- Guano. On désigne sous ce nom les excréments d’oiseaux que l’on rencontre en assises puissantes sur diverses côtes des régions équatoriales. Ces déjections se sont conservées depuis des siècles dans ces régions où les pluies sont rares et où l’on rencontre des oiseaux de mer en quantité innombrable. Les guanos contiennent de 10 à 20 pour 100 d’acide phosphorique et de 5 à 10 pour 100 d’azote. Les déjections des oiseaux de basse-cour sont beaucoup moins riches en éléments fertilisants. Cet engrais-là s’appelle colombine. Il est fourni par les établissements d’aviculture.

0411.- Les premiers événements volcano-glaciaires sont antérieurs à la formation de la colonne éruptive plinienne. Ils se sont produits vers 21 h 10. Ce furent des éboulements de glaciers dus aux séismes qui ont fracturé la glace, des avalanches de neige, des avalanches volcano-glacielles de scories et des ravinements du glacier par des coulées pyroclastiques, avec une première violente fusion de la neige. Ces crues de fusion chargées de scories, de blocs de glace, de paquets de neige, ont occupé les hautes vallées sur quelques kilomètres seulement et n’ont pas fait preuve d’un très grand pouvoir érosif.

0908.- Le vert peut-être obtenu en faisant agir de l’aldélyde aqueuse sur du bleu d’aniline ou encore en traitant la triéthylrasaniline avec un excès d’iodure alcoolique ou de l’oxyde de chrome, de l’acétate, du protochlorure, ou même du carbonate bibasique de cuivre qui tous peuvent la fournir, ou encore de l’arséniate de cuivre qu’on obtient en dissolvant dans l’eau une partie d’acide arsénieux et dix parties de sulfate de cuivre cristallisé avant de le précipiter par un carbonate alcalin, ou en décomposant à chaud une solution aqueuse de sulfate de cuivre par une autre solution contenant de l’acide arsénieux et de la potasse du commerce à ajouter aussitôt la précipitation achevée, un léger excès d’acide acétique.

0909.-  On peut aussi obtenir la couleur verte en laissant évaporer un mélange de baies de nerprun mures et d’eau saturée de chaux et de gomme arabique.

1011.-  Le gecko s’appelle ainsi, parce que son nom imite le cri qu’il pousse lorsqu’il va pleuvoir, surtout vers la fin du jour. Il se tient de préférence dans les arbres à demi-pourris ainsi que dans les endroits humides. On le rencontre quelquefois dans les maisons où il inspire une grande frayeur et où on s’empresse de le faire périr, car sa morsure est venimeuse, au point que si la partie infectée n’est pas retranchée ou brûlée, on meurt avant peu d’heures.

L’attouchement seul des pieds du gecko est très dangereux et empoisonne, suivant plusieurs voyageurs, les viandes sur lesquelles il marche. On a cru qu’il les infectait par son urine, mais c’est sans doute aussi par des tubercules creux placés sur la face inférieure de ses cuisses. Son sang et sa salive, ou plutôt une sorte d’écume, une liqueur épaisse et jaune qui s’épanche de sa bouche lorsqu’il est irrité, ou lorsqu’il éprouve quelque affection violente, sont regardés comme des venins mortels. Les habitants des forêts s’en servent pour empoisonner leurs flèches.

0412.- Très différents ont été les lahars proprement dits, qui se sont épanché en plusieurs phases (deux principales). Les premiers d’entre eux se sont déclenchés vers 21 h 20 et ont pris plus de vigueur là où les écoulements pyroclastiques et les retombées du panache plinien se sont incorporés aux eaux de fusion. On les a signalés vers 22 h 30 ou 22 h 40 dans les vallées. C’est à 23 h 35 que des coulées de boue chaude ont atteint la ville en ayant donc progressé à une vitesse inférieure de peu à 30 kilomètres à l’heure. C’est là qu’on a déploré le plus grand nombre de morts.

0412 suite.- Ces lahars n’ont pas tous été de même type. Les premiers ont été grossiers. Ils ont décapé la roche en place, en déblayant moraines et autres dépôts superficiels, arrachant aussi quelques blocs en place. Leur action de raclement s’est exercée jusqu’à 20 ou 30 mètres au-dessus des talwegs. Les seconds lahars, séparés des premiers par une abondante retombée ponceuse, ont trouvé devant eux des versants lisses; ils ont été plus denses, presque solides, moins étalés et plus destructeurs.

0412 fin.- Vers la fin de l’éruption, des dépôts fins, en chenaux localisés dans des lits mineurs, sont typiques des produits de fin de crue. Les lahars les plus longs ont atteint environ 80 km. Epais dans les gorges d’amont, ils n’ont pas dépassé sur les piedmonts 7 à 8m - ce qui a suffi à ensevelir les maisons. Les édifices plus élevés ont été sapés à la base et se sont effondrés.

0910.- Bois. Substance dure, fibreuse qui constitue la tige, les branches et les racines des arbres. Le bois se forme par couches concentriques visibles sur la section d’un tronc. Il y a dans les régions tempérées autant de couches distinctes que l’arbre a d’années. Les couches les plus âgées sont voisines du centre. Elles sont dures et résistantes et constituent le coeur ou bois parfait. Le bois le plus jeune ou aubier voisin de l’écorce est blanc, léger, mou. C’est un bois non encore formé qui, en raison de son peu de résistance, ne doit jamais être employé dans les travaux. Les bois en grume sont vendus tels qu’ils ont été abattus. Les bois d’équarrissage présentent des faces planes obtenues à la cognée. Les bois de fente sont ceux qui sont coupés à la serpe comme les lattes. Les bois de sciage se nomment poutres lorsqu’ils ont plus de 0 m 30 d’équarrissage, le madrier a 8 cm d’épaisseur et 23 de large, la solive 0 m 40 x 0 m 20.

0610.- Les conséquences de l’éruption sur la calotte de glace peuvent être schématisées ainsi: 30% de la surface de glace ont été fracturés par des secousses sismiques ou des explosions à peu près parallèlement aux directions tectoniques préexistantes ou en accidents concentriques autour du cratère. Des pans de glace ont été déstabilisés sur les pentes des glaciers. Le volume de glace n’a été réduit que de 10 % environ, mais la surface englacée de 16 %, passant de 25 à 21 % kilomètres carrés. La fusion de la neige et de la glace semble avoir été due aux échanges thermiques entre le glacier et les pyroclastites de retombée ou d’écoulement sub-aérien. La part relativement faible, mais difficile à mesurer, du flux de chaleur apporté par la montée du magma s’explique sans doute par le caractère plus phréatique que magmatique de l’éruption.

0510.- Technique artistique de l’émulsion à l’oeuf. Un oeuf, blanc+jaune. Au jaune, enlever le germe et son enveloppe. Verser l’oeuf dans un flacon. Ajouter de l’huile de lin épaissie et du mastic (solution forte), huile et vernis ensemble égalant le volume de l’oeuf. Pour commencer, moitié huile, moitié vernis. Varier le dosage de l’huile par rapport au vernis. Rendre l’émulsion plus grasse ou plus maigre. Secouer bien le flacon. Ajouter 1 ou 2 vol. d’eau et secouer de nouveau. Broyer le blanc avec cette émulsion. Pour les autres couleurs, s’en servir comme d’un médium.

1210.- La poudrette provient du traitement industriel des eaux de vidange. Le produit solide se dépose avant le traitement des eaux ammoniacales dans des bassins de décantation et on le soumet à la dessiccation. Certains appareils permettent la fabrication des poudrettes par distillation. Certains appareils permettent la fabrication des poudrettes par distillation directe du tout-venant. On peut alors y incorporer divers sels minéraux de façon à l’enrichir en principes fertilisants. Les poudrettes renferment de 1 à 2 pour 100 d’azote et 2 à 6 pour 100 d’acide phosphorique. Ce produit ne doit être acheté que sur analyse, car sa composition est très variable.

0611.- L’histoire glaciaire et post-glaciaire de la montagne s’inscrit dans la tephrochronologie des couches de retombée de tephras (lapilli, ponces, cendres) ayant évolué en sols pédologiques, parfois tourbeux. Ces couches reposent en de nombreux points sur les moraines. La datation au C14 des sols humifères ou des bois carbonisés ainsi que les analyses polliniques ont permis de déterminer avec précision les âges des stades de retrait glaciaire et post-glaciaire et les interactions volcano-glaciaires. On sait par exemple que d’importantes retombées volcaniques se sont produites en 14 000, 10 000 et 3 600 B.P.

0811.-Le nitrate de soude est le plus important des engrais minéraux azotés. Il est très soluble dans l’eau et il peut être immédiatement assimilé par les végétaux. Toutefois, ce n’est pas le nitrate de soude lui-même qui est utilisé par les plantes, ce sont les nitrates de potasse et de chaux qui se forment dans le sol par double décomposition avec les carbonates de potasse et de chaux, aux dépens du nitrate de sodium. Les sels de soude sont toxiques pour les végétaux.

0911.- L’acide phosphorique se trouve presque toujours combiné dans les engrais à la chaux, au fer et à l’albumine. Pour le doser volumétriquement par une solution titrée de nitrate d’urane, il faut le dégager de ces combinaisons en le précipitant à l’état de phosphate ammoniaco-magnésien. Le dosage par liqueur titrée d’urane est plus rapide que la pesée à l’état de pyrophosphate. Il est avantageux quand on a plusieurs analyses simultanées à faire et il permet d’éliminer les causes d’erreur dues aux matières étrangères que le phosphate ammoniaco-magnésien entraine parfois avec lui.

1110.- Les orties de mer, du genre actinia, dont il existe au moins 70 espèces qui sont répandues dans toutes les mers, présentent sur les rochers des côtes, le spectacle ravissant de fleurs sous-marines, de formes élégantes et parées des couleurs les plus vives. Leur corps ou tronc est charnu, fixé par sa base aux rochers, mais peut se détacher et changer de place. Son diamètre, dans les plus petites espèces, n’est que de deux millimètres, tandis que dans les plus grandes, il peut aller jusqu’à une douzaine de centimètres. La bouche est entourée d’un grand nombre de tentacules urticants qui lui amènent les petits habitants des mers, tels que crustacés, mollusques etc... dont elles font leur nourriture.

0912.- Les nodules sont en masses irrégulières de la grosseur moyenne d’une noix. On trouve à leur centre des grains de sable, de petits coquillages et de menus fragments d’os. Cette variété de phosphates naturels est la première qui fut employée à usage agricole. Ces nodules se rencontrent dans les sables vert du gault à la limite des terrains crétacés et jurassiques. Ils formaient les cordons littoraux ou de rivage à l’époque de la mer. On les a effectivement exploités dans les sables quartzeux grossiers mélangés à de la glauconie. On les extrait à la pioche dans des lits de faible épaisseur à 1 m 50 ou 2 de profondeur.

0511.- Préparation d’un support à la caséine (maigre). Bois, carton, toile forte. 1 Vol. de caséine de base, 3 vol. d’eau pour l’encollage en couche très mince. Enduit: 1 vol. blanc d’Espagne, plâtre mort ou poudre de marbre, 1 vol blanc de zinc (cachet rouge), 2 vol. d’eau. Bien mélanger. 1 vol. de caséine de base. 2 ou 3 couches très minces en croisant et en laissant sécher entre chaque couche. La préparation se fait à froid. Par sa nature, la caséine devient après séchage insoluble à l’eau. Le tannage avec de l’alun ou le formol est inutile.

1111.- L’ordre des spongiaires est utile en fournissant les éponges. Ces productions consistent en filaments de substance cornée, tubuleux et anastomosés entre eux et formant un réseau élastique à mailles plus ou moins fines. Ils sont revêtus d’une pellicule molle et gélatineuse qui constitue la partie animale ou vivante. Le corps de l’éponge présente à sa surface de nombreux petits pores, garnis de cils vibratiles par où entrent et sortent des courants d’eau et quelques orifices plus grands, par où sont mis au jour à certaines époques de l’année, des corpuscules reproducteurs ovoïdes et munis de cils vibratiles qui, après avoir flotté dans l’eau pendant quelques temps, se fixent à un corps étranger pour se développer peu à peu.

0812.- Nombreux et variés sont les animaux qui produisent des substances toxiques. Scorpions, abeilles, serpents possèdent des glandes ou s’élabore le venin. Ils disposent en outre d’un système de canaux l’amenant jusqu’au dard, aux piquants ou aux dents qui infligent la blessure empoisonnée. D’autres animaux, étant dépourvus d’armes offensives, se protègent en secrétant leur venin par les pores de leur peau. C’est ce que fait le crapaud. La mouffette vaporise un parfum toxique contenant une substance sulfureuse, le mercaptan. Il est curieux de remarquer qu’une substance chimique peu courante se retrouve chez des groupes d’animaux très lointains. La pourpre qui servait à teindre la toge des Romains dans l’Antiquité provenait d’un coquillage marin du même nom. Ainsi la pourpre symbole du pouvoir est-elle chimiquement du mercaptan, autrement dit du capteur de mercure.

Hermès, Hermès, de Tes pieds agiles je me souviens.

0612.- En fait, les choses ne sont pas aussi simples. A mesure que se forment les cristaux, ils se trouvent en déséquilibre avec le liquide résiduel et des réactions réciproques interviennent: il se crée ainsi d’autres minéraux: c’est une « suite réactionnelle ». Assimilation sélective de l’encaissant, cristallisation fractionnée, processus gravitaire, apparition de suites réactionnelles sont donc les mécanismes principaux de la modification des magmas. Dans les cas des émissions très abondantes et rapides, ces différenciations n’ont pas le temps de se produire: les généreuses alimentations des rifts ou des écoulements fissuraux en distension en restent à des tholéites ou à des basaltes.

1211.- Historique: la présence de phosphate de chaux dans les cendres de végétaux fut signalée pour la première fois par De Saussure vers 1802. Cependant, l’usage des engrais phosphatés ne s’établit que peu à peu. On a tenté en Allemagne l’emploi de la poudre d’os comme engrais. Mais c’est en Angleterre qu’on a établi des usines pour le broyage des os. Bientôt, les restes des animaux de boucherie ne suffisant plus, ces usines se sont adressées au continent et l’Allemagne leur a fourni en 1822 30.000 kilogrammes d’ossements recueillis sur les champs de bataille de l’Empire.

1112.- Le turbot est une espèce de poisson pleuronulé appartenant au genre rhombus. Il vit dans les mers à l’embouchure des fleuves et peut attendre dans les trous le retour de la marée. Sa chair est très estimée. Elle l’était déjà dans l’Antiquité. Domitien réunit le Sénat romain à son sujet, pour débattre d’une sauce.

0512.- Construction de la Tête (vue de face): 1°/La tête humaine est de forme ovoïde dont la grosse extrémité est à la partie supérieure. 2°/Elle se divise en quatre parties égales dans sa hauteur: la première partie en partant du haut du crâne se trouve marquer la racine des cheveux. La deuxième, la ligne des yeux. La troisième, la base du nez. La quatrième, l’extrémité du menton. Tracer une ligne horizontale AB et d’un point quelconque de cette ligne comme centre, tracer une circonférence et sur le centre de cette horizontale, abaisser une perpendiculaire CD qui dépasse la circonférence de toute la longueur de son diamètre. Puis, avec une ouverture de compas égale à AB alternant chacun de ces points comme centre, tracer des arcs de cercle...

Quand il sortit du ventre de la mer, l’Implorateur* n’avait ni vêtements, ni vaisseau, ni langes, ni langue, ni bagages, ni routes, ni cartes, mais seulement devant lui, entre le ciel et la terre, les marais épars de la vaste embouchure. Dans les algues et les roseaux, gisait la chair raide que nul ne réclamait, parce qu’elle dégageait à la ronde une odeur suave et subtile qui tenait à distance insectes et crustacés.

L’embouchure du fleuve regorgeait de poissons et d’oiseaux venus au monde avant lui et qui, depuis, avaient crû et multiplié. Mais comme il n’avait ni filet, ni arc, ni flèches, ni bateau, fût-ce barque ou radeau, il n’avait pas de moyens d’assouvir sa faim et pleurait contre le corps de sa mère, la plage, toute encombrée des débris du naufrage, cordon, chorion, placenta, et de toutes les gluances fétides des eaux chimiques et nucléaires, molécules martificielles* et manipulations patroclysmiques*.

1012.- Comme il rampait vers la terre, cherchant sa nourriture, sa peau s’écorchait diaphane et obsolète sur les branchages morts. Il n’avait ni écailles, ni griffes, ni ergots, ni rien de tout ce qui permet de vivre et de combattre, et hors le corps de sa mère, sa chair se desséchait cassante et coupante, comme des éclats de verre.


CONTEMPLATION


En son ventre je bouge, je geste, je gesticule, je gère, ingère et je digère par le cordon unique, l’espace inorienté, confusion sans autre repère que ce pôle, le lieu où elle et moi, la même, nous sommes au lieu du même. Eternellement.

Nombril du monde à tout jamais.

En la matrice, je geste. Du verbe gester* tombé du dictionnaire qui ne connaît plus que la gestation, insensible au drame du foetus enfermé dans la pensée polaire.

Du nombril du monde, à tout jamais, je me souviens.

La langue baille dans la faille verrou où manquent les mots de la matrice, les mots du corps matricé, mis en forme, établi, formaté, constitué, et qui sait peut-être, de la chair matriciée*, celle qui se souvient de la torture de l’englobement en un lieu sans espace ni lumière.

En la matrice, j’ai gesté. Et non j’ai été gestée, car en ce lieu-là, elle n’est pas différente de moi, ni moi d’elle, reliée par le cordon unique où passent nourrissement et excrément, passivité parfaite, état parfait, action parfaite, confusion d’elle et moi, sans qu’on sache qui d’elle ou de moi, est elle ou moi dans le même soi.

Eternation*.

Eternation*, l’action en l’éternité. De cette éternité là, je me souviens. La langue non. Gestation. Gestation des mots et des phrases repêchant dans les eaux infinies de la mémoire, le souvenir de la matrice.

A tout jamais ce corps séparé loin du mien. Pas assez séparé pour que j’oublie. Pas assez le même pourtant, pour qu’il n’y ait pas place entre lui et moi pour la mémoire. A tout jamais ce corps séparé loin du mien. Mémoire de la matrice en laquelle j’ai gesté le long de la paroi, la connaissant comme autre que moi-même. Contact premier avec le monde autre. Contact premier avec le monde entier. Cette cavité tout contre moi, ce n’est pas moi.

Cheminement le long du dictionnaire recherchant dans la langue la trace de la forclusion. La cicatrice de l’amputation. Le passage pourtant. La passation, la passe, le pas.

Est-ce la bouche qui s’y donne, le passage de la voix, l’inspiration, l’expiration, l’oralité parfaite, l’émission, le chant peut-être ou la bande-son? Entre ta langue et la mienne, un gouffre. Entre ta grammaire et la mienne, un verrou. Entre ton monde et le mien, un abîme.

Celui de la matrice dans laquelle je t’ai gesté.

Fetus, nom, naissance. Petits, surtout ceux de l’animal. Productions, au sens propre et figuré. Exemple: Fetus arborei, fetus animi, fetus Musarum, les productions des arbres, de l’esprit et des Muses.

De sa matrice, il n’y a pas trace. Et pourtant, dans les arbres, le souffle et les Muses, la langue ne parle que de cela.

Fetus, feta, fetum, adjectif: fécondé. Ager fetus, un champ encemencé. Fécond en: terra feta frigibus: terre féconde en moissons. Rempli de: feta armis machina, machine remplie de guerriers.

La langue ne se souvient pas. Elle se souvient pourtant de cette terre fécondée, pour qu’elle germe et produise.

Foetalisation. L’être enfermé prisonnier. L’être qu’on ne laisse ni grandir ni naître. Infans à tout jamais. L’infantilisation. L’interdiction de la parole, propre, sienne, à soi comme un autre.

De la matrice, je me souviens.

Propagande, le marcottage des vignes, propagande, le bouturage de la pensée unique, l’enfermement de l’être pour l’ensemencer, le féconder, le remplir de guerriers, le faire produire et fuctifier, gisement infini de la la matière humaine reproductée*.

Dans la matrice cybernétique, je geste. J’ingère et je digère. Je gère. Jon* gère le grand corps commun en gestation.

En la matrice cybernétique, la gestation de la grande forme commune, publique et informelle. Pour le moment, pour le moment seulement, désordre, apparent chaos d’un autre ordre à l’oeuvre. Publicité, publication, propagande. Nouvelle gestation.

Profiter, de proficere, avancer, progresser, être utile, réussir; Spéculer. Speculari. Entourement de la place pour s’en saisir. L’observer, l’épier, l’espionner, la guetter, la garder et la regarder. Imagination. Représentation.

Speculari. Spéculation, projet, rêves de faire fructifier, porter des fruits, produire, proliférer, abonder, déborder hors les bords, et les limites, en tous cas se répandre à profusion et qui sait peut-être, gaspiller, bonheur de se croire riches à l’infini.

Spéculer, observer la place à conquérir, l’investir, l’entourer de toutes parts, la faire sortir d’elle-même pour qu’elle produise, geste, se reproduise, et propage ses greffons à tous les bouts de l’univers.

Investir. Spéculer. Former projet de faire fructifier. Entourer la place pour s’en assurer la maîtrise. L’entourer dans les remparts de pierres. La revêtir de soi. La garnir de son discours pour la faire soi; L’entourer de toutes parts pour la féconder et la rendre pareille à soi.

Elle m’enferme dans la matrice, pour me féconder, et faire produire, à l’identique, ce dont elle a besoin pour elle-même, l’accomplissement du programme conçu en elle-même, pour elle-même, la reproduction.

Dans la matrice cybernétique, la propagande de l’abondance et de la publicité. Sans réserve. Sans aucune part réservée pour soi-même. L’abondance du grand débordement. Consommation sans limites, le grand brûlement.

Du brasier, je me souviens.

Consumere: manger, gaspiller, détruire. Consummare: faire la somme, le total, achever, accomplir, rendre parfait.

Du mal, je ne sais rien, mais tout de la dévoration.

Dans la matrice cybernétique, l’apprentissage de la consommation, l’exhibition, la destruction. La production infinie d’images fragmentées et recomposées; Dans la matrice cybernétique, la production infinie d’informations multipliées. Dans la matrice cybernétique mixtage* à l’infini des textes et des sons recomposés.

Concentrique et fragmentaire, la germination. Prolifération d’informations sans autre raison que le débordement, la consommation, la consummation.

Le livre lui-même ne se fait pas. Il baille, ne retenant plus dans ses remparts de pierre, l’inondation de la pensée polaire.

Dans la matrice cybernétique, l’éclatement du texte et la fabrication d’idoles. Prostitution généralisée. Constitution du grand corps commun, dans l’exhibition qu’il se donne à lui-même en commun.

Dans la matrice de mort, l’ensemencement, la prolifération, la germination de l’autre à l’identique. L’enfollement*.

La fabrication de la folie.

La folie, l’aliénation, la place en soi prise par un autre que soi, le devenir autre, l’être chassé de la place sienne, en soi.

La folie, l’aliénation, l’égarement, l’être situé hors de lui-même, hors ses frontières, hors ses limites, parce qu’on l’a mis hors de lui, égaré, perdu, chassé de lui-même, hors de sa place, inhabitable d’être occupée par d’autres s’y comportant comme chez eux, en possesseurs du lieu.

La folie, l’aliénation, l’égarement, la possession, la destitution de l’être dont on a défait l’ordre interne pour le rendre utilisable sans précaution, dans l’infini gaspillage d’une matière infiniment reproductible, gracieuse, gratuite, donnée.

Fiction. La prolifération de la matière vivante, infiniment reproductée*. Maîtrisée. Enclose. Matricée*.

Ainsi la prolifération, la production, la propagation, l’infini bouturage des plantes, greffons greffés et regreffés, graines plantées et fruits à profusion. L’ordre végétal s’étendant dans le grand corail des chairs fragmentées, recomposées.

Profusion. Ainsi le mot de la repandaison*.

La spéculation, l’objet investi, entouré de toutes parts, la place prise pour la remplir de soi, la faire fructifier, la faire proliférer des fruits de soi, jusqu’à ce qu’ensemencée, fécondée, engrossée, elle devienne soi, gonflée d’être grosse du foetus de soi, permettant de se bouturer, s’étendre, se répandre et se propager.

Je me souviens des mousses, des lichens, et des algues, je me souviens des commencements.

Investir l’autre de la mission de se perpétuer soi, le démettre, l’émettre, le faire émissaire, l’envoyer devant soi, aux confins de l’univers, s’y projeter pour qu’il fasse écran entre le monde et soi, le transformer en miroir, en zone vide, en espace étanche, en ce qui est soi sans être soi, ce qui prend sur soi, médiatise, intercède et intercesse* sans cesse, entre la douleur du constat de l’autre, et l’amour de soi.

Consommer l’autre, pour que cesse la douleur du soi qui n’est pas soi. Consommer le monde pour que cesse la douleur du monde comme n’étant pas soi.

Nombril du monde, canal unique, de toi je me souviens.

Investir l’objet, lui dénier toute possibilité d’être autre que soi, vider la place de l’essence qui l’occupe, la remplir de la projection qu’on fait de soi en toute la place, pour que le monde ne soit pas autre chose que la propagation de soi, la propagande, le marcottage à l’identique des greffons de soi. Abolir tout ce qui n’est pas soi. Abolir la création. Transformer le monde pour le rendre pareil à soi.

Abolir le monde. Placer devant soi les greffons exhibés de soi. Bouturer, greffer, marcotter, propager, faire produire, proliférer, fructifier l’autre en le plaçant devant soi pour s’en faire un rempart entre le monde et soi.

Statuere, planter, placer, statuer, prononcer. Prostituere, placer devant soi, exhiber en public l’être qu’on a placé devant soi pour le regarder, investir, s’y projeter, spéculer, investir. L’émissaire de soi, le représentant, le montré, le monstre, l’histrion, l’hystérique enfermé dans la matrice qu’on lui a fabriqué.

De celle qui l’a gesté en la pensée polaire, jon* se souvient.

Fabuleux théâtre de la représentation médiatique, ô le sacré de l’émission. En le lieu de la vision, la Grande Représentation.

Fabuleux théâtre de la réalité déréalisée. O la matrice cybernétique, dans le lieu de la vision, la Grande Prostituée, le corps commun de la publicité.

Babylone, Balylone, de toi je me souviens.


ORDRE

 

 

GENERATION

RECIT

PARADIS-FICTION

ROMAN

CONTEMPLATION


AUTRES OUVRAGES PUBLIES

 

Des romans

Les prunes de Cythère Editions de Minuit 1975

Mère la mort Editions de Minuit 1976

La meurtritude Editions de Minuit 1977

Le corps défunt de la comédie Editions du Seuil 1982

La jeune morte en robe de dentelle Editions des Femmes 1990

 

Des nouvelles

Auditions musicales certains soirs d’été Editions des Femmes 1984

Grand choix de couteaux à l’intérieur Editions Vent d’Ouest 1998

 

Des récits

Au présage de la mienne Editions Le loup de gouttière 1997

Minotaure en habit d’Arlequin L’Harmattan  à paraître

 

Des poèmes

Les doigts du figuier Editions de Minuit 1977

Le silence et l’obscurité Editions Montalba1982

La baisure suivi de Que se partagent encore les eaux Editions des Femmes 1985

Resserres à louer Editions An Amzer 1997

Poèmes de la petite France Editions Ecbolade 1997

 

Des essais

Canal de la Toussaint Editions des Femmes 1986

Le cercan Editions des Femmes 1987

La pensée corps Editions des Femmes 1989

Cellla Editions Voix à paraître


IV e de couverture

 

Au commencement, il retira de la mer les galets et les mots qu’il sépara entre deux royautés jumelles, celle de la terre d’en haut, les oiseaux, les mouettes, les goélands et tous les séraphins porteurs d’ailes et de chants suaves et roucoulants pour se souvenir d’Elle, La Grande Toute, ma mère chaotique et rebelle, la poésie, et les signes qu’il mit dans le ciel d’en bas, celui des pas, des traces et de l’écriture pour faire territoire de toute terre vague et errante.

Et quand sur la plage, il trouva l’homme vagissant, il ne sut pas qu’en faire. Il ne pouvait pas le mettre dans le royaume des oiseaux, parce que la pesanteur toujours le contraignait, ni dans celui de la terre d’en bas parce qu’il l’avait déjà donné au serpent qui avait la maitrise de tous les autres rampants.

Il décida alors de l’entreposer dans le ventre de la femme.

Que le jour se lève et que le monde commence.


Biographie

 

Née en 1945 à Paris, économiste et juriste, enseignant dans un lycée de sa ville natale Jeanne Hyvrard a dû avoir recours à la littérature pour rédiger le nouveau traité d’économie politique, ou plutôt le traité de la nouvelle économie politique. Celle qui fait du corps humain son nouveau territoire, et de l’électricité, l’image, la chimie et le nucléaire, les nouveaux éléments. Chacun de ses livres déjà publiés, poèmes compris en est un chapitre, tout ensemble autonome et parcellaire.

 

 

 

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Mise à jour : décembre 2013